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Dans le commerce international, les entreprises multinationales occupent une place dont l’importance est indéniable[1]. Du fait de la complexité et de l’ampleur de leurs opérations commerciales qui ont lieu sur le territoire de plusieurs pays, elles exercent des influences significatives non seulement dans le secteur économique, mais aussi dans d’autres secteurs de la vie sociale de ces pays. Il faut rappeler que la mondialisation et la libéralisation progressive du commerce international leur offrent d’immenses opportunités d’affaires partout au monde, d’une part, et qu’elles augmentent les risques des violations par celles-ci en matière de droits de la personne[2], de travail, d’environnement, de santé des consommateurs, de lutte contre la corruption, etc.[3], d’autre part. De plus, dans des chaînes d’approvisionnement que les entreprises multinationales établissent ou auxquelles elles participent, leurs fournisseurs, leurs clients et leurs sous-traitants peuvent également exercer des activités qui les conduisent au non-respect des droits de la personne, sociaux et environnementaux. Le rapport publié en 2016 par Vigeo Eiris a clairement indiqué que la performance moyenne des entreprises, y compris des entreprises multinationales, en matière de gestion responsable de la chaîne d’approvisionnement restait faible[4]. Le nombre de poursuites judiciaires dans des cas de violation des droits de la personne, sociaux ou environnementaux liés à la chaîne d’approvisionnement a augmenté de manière significative ces derniers temps[5]. Par conséquent, les entreprises multinationales sont souvent appelées :

  • à respecter les droits fondamentaux des travailleurs et à garantir à leurs employés des conditions de travail décentes en éliminant toute forme de travail forcé, le travail des enfants, etc. ;

  • à assurer, à leurs clients, la qualité des produits vendus, des services fournis ;

  • à protéger, au bénéfice de la communauté locale ou de la société en général, l’environnement, les valeurs culturelles, les droits de la personne ;

  • à lutter contre le blanchiment d’argent, la corruption, etc.[6].

Ces entreprises sont aussi encouragées à intégrer les facteurs sociaux et environnementaux dans leurs décisions d’achat ainsi que dans le pilotage des chaînes d’approvisionnement[7].

En vue d’amener les entreprises multinationales à atteindre ces objectifs, une variété d’initiatives sur la responsabilité sociale (ou sociétale) de l’entreprise (RSE) ont été mises en place[8]. Basée la plupart du temps sur une approche volontaire, l’application de ces instruments connaît déjà des résultats positifs[9], surtout dans l’optique de servir de « guidelines for self-regulation of industries and individual companies and inspire national legislation[10] » et pousse les États à s’engager dans ce domaine à des niveaux plus élevés.

Cependant, l’articulation entre la libéralisation progressive du commerce international et la promotion de la RSE suscite, depuis ses débuts, de vifs débats[11]. Néanmoins, lorsque la question de réguler la RSE par l’établissement d’un lien avec les politiques commerciales multilatérales reste encore sans issue dans le contexte de l’Organisation mondiale du commerce (OMC)[12], des États cherchent à en traiter dans un contexte plus restreint des régimes bilatéraux de protection de l’investissement[13] et de l’intégration économique régionale[14]. Rappelons d’abord que la RSE a été incorporée à l’origine dans des accords de promotion et de protection de l’investissement afin de rééquilibrer les droits des investisseurs surprotégés par les traités d’investissement et les droits du pays d’accueil de réguler l’investissement étranger dans le but de mieux servir les intérêts publics[15]. Certains auteurs ont allégué que ces accords étaient considérés comme les instruments juridiques internationaux les plus appropriés pour régir l’investissement responsable[16]. Ensuite, des accords de libre-échange deviennent une autre enceinte où les négociateurs tentent de répondre aux préoccupations sociales et environnementales liées aux opérations des entreprises multinationales. Dans ces accords, surtout ceux qui sont qualifiés de nouvelle génération[17], les questions non traditionnelles liées au commerce sont envisagées de façon à garantir un équilibre entre le besoin de libéralisation progressive du commerce régional et la protection des intérêts communs ou des valeurs non commerciales[18]. Par conséquent, la RSE est incluse dans un nombre croissant de ces accords[19].

Bien que les accords de libre-échange imposent principalement des obligations aux États, l’inclusion de la RSE indique clairement leur forte volonté de promouvoir le comportement responsable des entreprises en général et celui des entreprises multinationales en particulier au sein des zones de libre-échange. En effet, cette inclusion pourra fournir des lignes directrices servant à assurer une autorégulation des industries et des entreprises multinationales en matière sociale ou environnementale. Elle pourra également créer des possibilités de transposer les normes conventionnelles qui se rattachent à la RSE en droit interne. La combinaison entre l’approche volontaire applicable aux entreprises et l’approche contraignante ayant pour objet d’imposer aux États des obligations juridiques dans ce domaine est intéressante, car elle permet d’établir des solutions variées et adaptées, mieux à même de réguler la RSE dans le commerce international.

De ce point de vue, les analyses présentées dans notre article cherchent tout d’abord à éclairer les différentes façons d’inclure la RSE dans les accords de libre-échange, grâce à une évolution de la clause liée à la RSE (partie 1). Ensuite, nous mettrons l’accent sur les mécanismes prévus pour assurer l’efficacité de cette inclusion quant à la régulation du comportement responsable des entreprises multinationales (partie 2).

1 L’évolution de la clause liée à la responsabilité sociale des entreprises dans les accords de libre-échange

La tendance du droit international de libre-échange à prendre en considération la RSE a débuté de manière indirecte par l’incorporation dans des accords de libre-échange de quelques types de clauses (1.1). Puis les négociateurs de certains accords, surtout ceux qui appartiennent à la nouvelle génération, ont envisagé des possibilités d’y inclure directement la RSE (1.2).

1.1 D’une régulation indirecte de la responsabilité sociale des entreprises…

De manière générale, sans définition précise acceptée[20] au niveau international et avec des objectifs à atteindre différemment, la portée de la RSE varie d’une initiative à une autre. Néanmoins, la RSE englobe habituellement des sujets importants liés aux préoccupations sociales et environnementales : les droits de la personne, le travail et les relations professionnelles, l’environnement, les pratiques loyales dans le monde des affaires (lutte contre la corruption, concurrence loyale, transparence), etc.[21]. La RSE est donc susceptible, implicitement, de se manifester au moment de la mise en oeuvre de diverses dispositions des accords commerciaux internationaux, surtout celles qui portent sur les exceptions générales, les clauses de non-dérogation et le travail.

Rappelons d’entrée de jeu que les accords de libre-échange s’inspirent souvent des exceptions générales prévues dans l’article XX de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (General Agreement on Tariffs and Trade ou GATT) ou dans l’article XIV de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS)[22] de l’OMC. Il est important de noter que cette référence permet, d’une part, de reconnaître le pouvoir licite des États d’invoquer ledit régime dérogatoire en vue de protéger des valeurs non commerciales[23] dans l’élaboration et la mise en oeuvre des politiques commerciales ou d’autres politiques susceptibles d’avoir des conséquences commerciales et, d’autre part, de créer des « obligations positives[24] » envers les États qui devront répondre à toute exigence requise par chacune des exceptions afin de garantir un équilibre entre les politiques visées et les disciplines fondamentales[25] du libre-échange. Dans le contexte de l’OMC, le juge a reconnu, à maintes reprises, qu’une mesure en cause devait permettre d’atteindre un objectif non commercial prévu par une de ces exceptions[26]. Cela justifie des possibilités selon lesquelles un membre peut établir, par le processus normatif, un niveau approprié de protection humaine, sociale ou environnementale[27]. Dans cette direction, puisque la RSE considère aussi des questions analogues à quelques exceptions générales, la légitimité de l’adoption par un État d’une politique ou des règles internes régissant la RSE peut être reconnue grâce à la référence à l’une de ces exceptions, que ce soit dans le contexte de l’OMC ou d’un accord de libre-échange donné.

De plus, un certain nombre d’accords de libre-échange prévoient une clause de non-dérogation[28]. Souvent inséré dans les accords bilatéraux d’investissement avec les engagements dans le domaine de la protection de l’environnement, ce type de clause a été intégré par la suite dans des accords de libre-échange. Son champ d’application, dans ce nouveau contexte, a été élargi pour englober des questions liées aux droits de la personne, au travail, au développement durable, etc.[29]. Quant à l’objectif de la clause de non-dérogation, il consiste à éviter toute mesure interne destinée à affaiblir le niveau de protection de ces valeurs non commerciales pour faciliter les flux commerciaux et ainsi attirer les investissements étrangers. La mise en oeuvre de cette obligation par des États constituerait une garantie importante en vue d’empêcher leurs propres autorités compétentes de permettre aux entreprises multinationales de s’adonner à toute activité commerciale ou d’investissement nuisant à l’environnement, aux droits de la personne ou des travailleurs, etc.

Dans le domaine du travail, les accords de coopération, qui accompagnent les accords de libre-échange conclus par le Canada avec ses partenaires américains[30], contiennent également des dispositions permettant d’assurer le respect par les entreprises multinationales des droits des travailleurs. D’un point de vue matériel, ces États s’engagent à faire en sorte que leurs lois et leur réglementation garantissent des normes de travail élevées, en rapport avec des lieux de travail à hauts coefficients de qualité et de productivité[31]. D’un point de vue procédural, ils sont tenus, d’un côté, de prendre en compte « toute demande d’un employeur, d’un employé ou de leurs représentants, ou d’une autre personne intéressée, visant l’ouverture d’une enquête relativement à une allégation d’infraction à [leur] législation du travail[32] » et, de l’autre côté, d’offrir et d’assurer l’accès à la justice à toute personne privée dont le droit au travail est touché[33].

Ainsi, la reconnaissance des valeurs non commerciales et des droits fondamentaux de la personne dans les accords de libre-échange peut permettre à des États de réguler la RSE de manière implicite, d’où la possibilité de responsabiliser les entreprises multinationales au niveau local ou régional. Dans le but de mieux promouvoir la RSE et la conduite responsable des entreprises multinationales dans la libéralisation du commerce régional, l’inclusion directe de la RSE au sein d’un nombre grandissant d’accords de libre-échange a été jugée nécessaire.

1.2 … à une inclusion directe de la responsabilité sociale des entreprises dans les accords de libre-échange

Il est intéressant de constater une mutation importante dans la manière de traiter de la RSE en rapport avec le libre-échange. Il est alors question de l’inclusion directe de la RSE dans un accord de libre-échange. Celle-ci peut être réalisée par deux voies : la RSE est mentionnée dans le préambule de l’accord comme un de ses objectifs généraux (1.2.1) ; les clauses liées à la RSE ont été incorporées dans ses chapitres de fond (1.2.2).

1.2.1 La responsabilité sociale des entreprises comme objectif général d’un accord de libre-échange

Exprimée en des termes différents, la RSE peut être considérée comme un des objectifs explicitement visés dans le préambule de certains accords. Par exemple, dans l’Accord de partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP), les parties contractantes ont fait une simple référence à la RSE dans son préambule : « Les Parties au présent accord, ayant résolu […] de réaffirmer l’importance de promouvoir la responsabilité sociale des entreprises[34] ».

Plus concret et complet, le préambule d’un grand nombre d’accords de libre-échange conclus par l’Union européenne (UE) non seulement met l’accent sur la promotion de la RSE, mais également fait référence à des instruments internationalement reconnus dans ce domaine. Par exemple, dans celui de l’Accord économique et commercial global entre le Canada, d’une part, et l’Union européenne et ses États membres, d’autre part (AECG), les deux parties s’engagent à « [e]ncourage[r] les entreprises qui exercent des activités sur leur territoire ou qui relèvent de leur juridiction à respecter les lignes directrices et principes internationalement reconnus en matière de responsabilité sociale des entreprises, y compris les Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales, et à adopter des pratiques exemplaires en matière de conduite responsable des entreprises[35] ».

Ainsi, ce type de clause permet à l’UE d’aligner sa politique sur la RSE en insistant sur une définition très large[36] et une compatibilité avec des principes et des orientations reconnus internationalement en cette matière[37]. De plus, à la lumière de l’article 31.3 de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités[38], la référence explicite aux principes directeurs de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) à l’intention des entreprises multinationales pourrait servir à l’interprétation des clauses liées à la RSE dans ces accords. En d’autres termes, le renforcement de ces principes grâce à une mise à jour périodique[39] apporte donc à ces clauses des aspects présentant le développement et le changement de la communauté internationale au fil du temps.

1.2.2 Les clauses portant sur la responsabilité sociale des entreprises

Dans des accords de libre-échange où des chapitres portent sur le développement durable, le travail ou l’environnement, il est de plus en plus fréquent de trouver des dispositions régulant directement la RSE avec différentes approches.

L’approche dominante de l’inclusion de la RSE dans des accords de libre-échange est exprimée à travers la « clause de meilleurs efforts » (best efforts clause). Par exemple, l’article 810 de l’Accord de libre-échange entre le Canada et la République du Pérou[40], où la première inclusion de ce type a été réalisée[41], prévoit ceci :

Chaque Partie devrait encourager les entreprises exerçant leurs activités sur son territoire ou relevant de sa juridiction à intégrer volontairement des normes de responsabilité sociale des entreprises internationalement reconnues dans leurs politiques internes, telles que des déclarations de principe qui ont été approuvées ou qui sont appuyées par les Parties. Ces principes portent sur des questions telles que le travail, l’environnement, les droits de l’homme, les relations avec la collectivité et la lutte contre la corruption. Les Parties rappellent à ces entreprises l’importance d’intégrer ces normes de responsabilité sociale des entreprises dans leurs politiques internes.

Ce type de clause a été ensuite repris dans des accords de libre-échange conclus par le Canada[42] ou par les États-Unis[43], l’UE[44], le Japon, l’Australie, etc., qui ont voulu adopter une approche souple et volontaire. Le PTPGP, où les dispositions relatives à la RSE ont été insérées dans trois chapitres régissant respectivement l’investissement, le travail et l’environnement, va dans le même sens, mais en employant des termes qui diffèrent légèrement : « Les Parties réaffirment qu’il est important que chacune des Parties encourage les entreprises exerçant leurs activités sur son territoire ou relevant de sa compétence à intégrer volontairement, dans leurs politiques internes, les normes, les lignes directrices et les principes internationalement reconnus en matière de responsabilité sociale des entreprises que la Partie a avalisés ou appuyés[45]. »

Il en ressort que ces clauses imposent aux parties contractantes un engagement d’encourager le respect par les entreprises des normes, des lignes directrices et des principes internationalement reconnus dans le domaine[46]. Toutefois, ces clauses ne contiennent aucune précision sur ce que peuvent être « les normes, les lignes directrices et les principes internationalement reconnus ». Dès lors, on pourrait penser aux principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales, au Pacte mondial (Global Compact) des Nations Unies, à la norme ISO 26000 et à la Déclaration tripartite de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur les principes concernant les entreprises multinationales et la politique sociale, puisque ces normes et ces principes sont déjà reconnus comme « un cadre mondial évolutif[47] » pour la RSE. La référence à ces instruments garantit donc une harmonisation et une cohérence normatives des politiques internes avec ceux-ci.

Une autre approche, plus intéressante, consiste à assortir la RSE de règles contraignantes. Citons notamment l’article 20 du chapitre sur le développement durable du PTPGP proposé par l’UE en 2015[48]. Cet article comprend cinq paragraphes qui n’échappent pas à une approche purement volontaire dans les premiers, mais qui s’orientent ensuite vers des engagements à caractère obligatoire dans les derniers. Ledit article prévoit, en effet, des obligations de se référer aux instruments internationalement reconnus[49] et de coopérer en cette matière[50]. Il est aussi significatif de constater la portée très large accordée à la RSE abordée dans cet article, grâce à la référence à un grand nombre d’instruments, y compris Global Reporting Initiative[51]. Malgré l’abandon par les deux parties de ce projet d’accord, l’approche contraignante visée dans celui-ci pourrait servir de modèle pour de futurs accords de libre-échange.

Il est aussi nécessaire de mettre l’accent sur l’obligation juridique de ne pas utiliser la RSE comme outil discriminatoire ou obstacle au commerce régional, prévue par certains accords de libre-échange entre l’UE et ses partenaires asiatiques. Ce que l’UE, d’une part, et Singapour, la République de Corée, le Vietnam et le Japon, d’autre part, ont mis en place dans leur accord bilatéral marque une mutation significative en vue de faire de la RSE une obligation contraignante. Par exemple, l’article 13.10.2 (e) de l’Accord de libre-échange entre l’Union européenne et la République socialiste du Viêt Nam (EU–Vietnam Free Trade Agreement ou EVFTA) exige que les mesures en vue de promouvoir la RSE adoptées par chacune des parties ne représentent pas des obstacles arbitraires ou déguisés au commerce bilatéral[52]. Autrement dit, cette obligation juridique tend à assurer un équilibre entre la promotion de la RSE et la libéralisation du commerce régional par un encadrement des mesures liées à la RSE dans les disciplines fondamentales du libre-échange.

Enfin, il existe une tendance à établir des règles pour imposer aux investisseurs des obligations en matière de RSE. Ainsi, Howard Mann[53] a proposé aux États, lors de leurs négociations des accords d’investissement international, d’inclure des dispositions relatives à la RSE qui imposent directement des obligations aux investisseurs. Les dispositions suggérées comprennent trois obligations : 1) contribuer au développement durable de l’État d’accueil et de la communauté locale grâce à des pratiques socialement responsables ; 2) appliquer les instruments internationalement reconnus ; et 3) appliquer et atteindre les normes de la RSE de niveau supérieur lorsque celles-ci évoluent[54].

Bien que cette proposition audacieuse ne figure dans aucun accord d’investissement international ou de libre-échange postérieur ayant un chapitre d’investissement, elle a indiqué précisément la manière dont la RSE pourrait s’articuler avec les mouvements d’investissement international dans le but de promouvoir l’investissement responsable. À ce sujet, il est significatif de citer ici les idées de Jarrod Hepburn et Vuyelva Kuuya avancées dans leur étude sur les clauses liées à la RSE incorporées dans l’Accord de libre-échange entre le Canada et la Colombie :

Canada’s House of Commons Trade Committee discussed the role of CSR in foreign investment in its June 2008 report on the negotiations over the Canada-Colombia FTA. The Committee acknowledged the danger of permitting investment by Canadian companies in isolated areas of Colombia with little governmental presence, where the potential for socially irresponsible action was high. It noted broad support from the business community for the inclusion of CSR policies in the Canada-Colombia FTA, based on the recognition that investment projects undertaken without local community involvement were « doomed to failure ». The Committee cited the views of business leaders that Canada had a role to play in exporting its standards of CSR, as this would ultimately create a more favourable investment climate in the target country. The report thus recommended ensuring that CSR (and other human rights) mechanisms be in place before any FTA is signed with Colombia[55].

L’importance de réguler la responsabilité sociale des entreprises multinationales pour renforcer la protection de l’environnement et le règlement des questions sociales dans le secteur de l’investissement oblige des États à aborder directement la RSE sous forme d’une imposition aux investisseurs d’obligations liées à cet aspect[56]. Selon les dispositions pertinentes visées, les entreprises ont l’obligation de mettre en oeuvre les normes internationalement reconnues dans ce domaine. Ce type de clause n’apparaît pas dans les accords de libre-échange à l’heure actuelle : il se trouve uniquement dans certains traités d’investissement international[57]. Toutefois, étant donné que les accords de libre-échange de nouvelle génération tendent à englober au fur et à mesure les questions rattachées à l’investissement, ce type de clause devrait y figurer. Cela permettrait d’établir un ensemble relativement complet des clauses associées à la RSE dans les régimes de libéralisation du commerce régional.

2 L’efficacité de l’inclusion de la responsabilité sociale des entreprises dans les accords de libre-échange

L’introduction des règles sur la RSE dans les accords de libre-échange marque une évolution importante du droit international des échanges vers une meilleure régulation des questions non traditionnelles liées au commerce. Ce mouvement s’inscrit dans les efforts déployés à différents niveaux pour atteindre les objectifs de développement durable. En revanche, le caractère intergouvernemental de ces accords peut conduire à une exclusion explicite de l’effet direct de ces règles (qualifié comme leur effet vertical[58]). Une telle absence, conjuguée avec une approche volontaire dominante dans ce domaine, nuirait à l’efficacité de leur application. Toutefois, cette inquiétude pourrait être réduite grâce à une amélioration progressive qui résulterait d’abord des obligations imposées aux États signataires concernant la RSE (2.1) et ensuite de certains mécanismes prévus dans ces accords (2.2).

2.1 Des obligations des États prévues dans les accords de libre-échange relatives à la responsabilité sociale des entreprises

Il existe dans les accords de libre-échange des dispositions prévoyant divers types d’obligations imposées aux États qui permettent d’assurer l’efficacité de la mise en oeuvre des clauses liées à la RSE. Ces obligations comprennent notamment celle de coopérer au niveau régional en matière de RSE (2.1.1) et de promouvoir cette dernière au niveau national (2.1.2).

2.1.1 L’obligation des États de coopérer au niveau international en matière de responsabilité sociale des entreprises

Pour assurer la mise en oeuvre efficace des règles relatives à la RSE, les accords récents mettent en avant une approche coopérative. De manière générale, les États contractants s’engagent à promouvoir la RSE grâce à un renforcement approprié des activités de coopération dans des domaines très variés. Les exemples suivants illustrent cette tendance.

D’abord, dans l’Accord sur la promotion du commerce États-Unis–Pérou (Peru Trade Promotion Agrement ou PTPA), les deux parties se sont entendues pour établir un mécanisme de coopération et de renforcement des capacités dans le domaine du travail qui est considéré comme un outil pour améliorer les normes du travail et faire progresser les engagements communs[59]. L’annexe qui décrit ce mécanisme insiste, entre autres, sur les activités de coopération bilatérale et régionale relatives aux « meilleures pratiques de travail : diffusion d’informations et promotion des meilleures pratiques de travail, y compris la responsabilité sociale des entreprises, qui améliorent la compétitivité et le bien-être des travailleurs[60] ».

Ensuite, la coopération bilatérale ou régionale en matière de RSE se généralise dans un grand nombre d’accords de libre-échange conclus par l’UE. La coopération est considérée et déterminée à des niveaux différents, à la fois dans des chapitres spécifiques et dans un chapitre consacré à cette fin. Par exemple, dans l’EVFTA, l’UE et le Vietnam, tout en reconnaissant l’importance de la coopération sur les aspects liés au commerce du développement durable afin d’atteindre les objectifs recherchés dans ce domaine, s’engagent à « travailler ensemble » pour « promouvoir la RSE, notamment en ce qui concerne les instruments convenus au niveau international qui ont été approuvés ou soutenus par chaque partie[61] ». La coopération bilatérale touche surtout les échanges d’informations, d’expériences, de bonnes pratiques aux fins de l’élaboration et de la mise en oeuvre d’activités de coopération et de renforcement des capacités en matière de développement durable lié au commerce[62]. Les activités de coopération bilatérale sont ensuite précisées dans le chapitre 16 de l’EVFTA pour déterminer les domaines privilégiés[63] à travers l’organisation de séminaires, de colloques, de formations, d’études, d’assistance technique et de renforcement des capacités[64].

Plus remarquable encore est la règle incorporée dans l’AECG selon laquelle l’UE et le Canada se fondent sur le dialogue bilatéral concernant les matières premières dans l’objectif « d’encourager les activités qui appuient la responsabilité sociale des entreprises, conformément aux normes reconnues à l’échelle internationale, comme les Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales et le Guide OCDE sur le devoir de diligence pour des chaînes d’approvisionnement responsables en minerais provenant de zones de conflit ou à haut risque[65] ».

À cet égard, notons que le commerce des matières premières attire la participation d’un nombre non négligeable d’entreprises multinationales. Les différences de coût de production, en particulier dans les domaines tels que le textile ou la fabrication des produits électroniques, ont contribué à l’émergence des centres de production et d’exploitation de matières premières dans les pays en développement[66] où existent d’importants investissements réalisés par des entreprises multinationales. Toutefois, force est de constater que leur respect des droits fondamentaux des travailleurs, des règles relatives à la protection de l’environnement ou de la vie des communautés locales touchées par ces investissements constitue souvent des préoccupations majeures, dont le cas du Rana Plaza est une illustration éloquente[67]. Dès lors, la coopération entre l’UE et le Canada, avec des activités dans leurs territoires respectifs et en dehors de ces derniers joue un rôle crucial quant à la promotion de la RSE au sein des chaînes d’approvisionnement, dès l’exploitation et la production de matières premières.

Dans cette perspective, le Premier Dialogue bilatéral sur les matières premières, qui a eu lieu le 16 novembre 2018 à Bruxelles, a effectivement permis aux deux parties visées de discuter sur une initiative axée sur l’exploitation minière et l’approvisionnement responsable. Ladite initiative comprendra, entre autres, les échanges de meilleures pratiques sur l’exploitation minière durable dans toutes les instances, y compris à l’échelle mondiale, et l’identification des forums internationaux pertinents au sein desquels les activités de promotion des valeurs de l’exploitation, de l’approvisionnement minier durable et responsable pourraient être organisées[68]. Les deux parties se sont ensuite engagées à poursuivre en ce sens lors du Deuxième Dialogue bilatéral tenu à Toronto en mars 2019, tout en insistant sur le partage d’informations concernant les chaînes d’approvisionnement durables ainsi que les normes ou les initiatives d’approvisionnement responsable[69]. Récemment, lors du Quatrième Dialogue bilatéral organisé sous forme de vidéoconférence, l’UE et le Canada ont présenté un projet de partenariat stratégique sur les matières premières. Trois domaines de coopération[70] leur permettront d’atteindre l’objectif suivant : « [renforcer] la valeur, la sécurité et la durabilité du commerce et des investissements dans les chaînes de valeur résilientes des matières premières[71] ». Les résultats de cette coopération bilatérale démontrent que, si les activités de ce type étaient plus souvent mises en place entre les États, la possibilité de promouvoir la RSE serait bien améliorée.

Ainsi, plusieurs accords de libre-échange ont mis l’accent sur la coopération bilatérale ou régionale et l’ont considérée comme un moyen approprié de promouvoir la RSE. Cette obligation s’aligne aussi sur celle qui a pour objet de promouvoir la RSE au niveau national.

2.1.2 L’obligation de promouvoir la responsabilité sociale des entreprises au niveau national

Si l’obligation de la coopération bilatérale ou régionale en matière de RSE concerne principalement des États, l’obligation de la promouvoir au niveau national touche directement les activités de sensibilisation et de promotion organisées dans les milieux d’affaires. Il semble que les parties contractantes dans le contexte des accords de libre-échange prennent soin de ces activités, étant donné qu’elles ont été prévues à la fois dans le préambule ou dans le corps textuel de ces accords[72].

Par exemple, le préambule de l’AECG mentionne que l’UE et le Canada devraient mettre en place des activités afin d’encourager « les entreprises qui exercent des activités sur leur territoire ou qui relèvent de leur juridiction à respecter les lignes directrices et principes internationalement reconnus en matière de responsabilité sociale des entreprises […] et à adopter des pratiques exemplaires en matière de conduite responsable des entreprises ».

En outre, l’article 22.3 de l’AECG, intitulé « Coopération et promotion du commerce contribuant au développement durable », précise ce qui suit :

2. Les Parties affirment que le commerce devrait favoriser le développement durable. En conséquence, chaque Partie s’efforce de promouvoir les flux économiques et commerciaux et les pratiques contribuant à favoriser le travail décent et la protection de l’environnement, y compris par les moyens suivants :

[…]

b. encourager l’élaboration et l’utilisation, par les entreprises, de pratiques volontaires exemplaires de responsabilité sociale, comme celles énoncées dans les Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales, en vue d’accroître la cohérence entre les objectifs économiques, sociaux et environnementaux[73].

De manière plus précise, dans l’EVFTA, l’UE et le Vietnam s’engagent à organiser les activités de promotion de la RSE sous différentes formes, telles que « l’échange d’informations et de meilleures pratiques, les activités d’éducation et de formation et les conseils techniques[74] ».

En dehors de la promotion de l’élaboration ou de l’application des instruments relatifs à la RSE, le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement va encore plus loin en précisant que les parties s’accordent à encourager « la divulgation par les entreprises d’informations sociales et environnementales[75] » basée notamment sur la Global Reporting Initiative.

Il ressort des dispositions susmentionnées que les activités de promotion de la RSE dans les milieux d’affaires sont destinées aux entreprises au sens général du terme. Néanmoins, si l’on se réfère aux instruments internationalement reconnus en cette matière, tels que les Principes directeurs de l’OCDE ou la Déclaration tripartite de l’OIT, il est clair que les entreprises multinationales seront les premiers acteurs entrant dans leur champ d’application. Au titre de ces engagements, il existe actuellement deux options : l’une tend seulement à la promotion de la RSE au sein des entreprises en activité sur le territoire respectif de chaque partie contractante[76] ; l’autre englobe à la fois les entreprises ayant des opérations commerciales et d’investissement sur le territoire de chaque État ou relevant de sa juridiction. Cette dernière expression devrait être interprétée comme indiquant qu’une partie contractante a l’obligation d’encourager la mise en oeuvre de la RSE par les entreprises multinationales qui font des affaires par l’entremise de leurs filiales à l’étranger[77]. Cette interprétation large semble très importante dans la mesure où leurs filiales commettront peut-être des violations des droits de la personne, sociaux ou environnementaux sur le territoire des pays où elles sont en activité. Dès lors, il est nécessaire de les faire participer à la mise en oeuvre des principes et des normes concernant la RSE. Une telle interprétation convient également au champ d’application extraterritorial des Principes directeurs de l’OCDE[78] ou de la Déclaration tripartite de l’OIT[79]. Elle s’harmonise aussi à la tendance qui consiste à promouvoir la RSE auprès des entreprises multinationales exerçant des activités commerciales et d’investissement à l’étranger. Le cas de la stratégie canadienne, intitulée Le modèle d’affaires canadien : Stratégie de promotion de la responsabilité sociale des entreprises pour les sociétés extractives canadiennes présentes à l’étranger[80], l’illustre fort bien. Promulguée pour la première fois par le Canada en 2009 et révisée deux fois depuis, soit en 2014 et en 2019, cette stratégie repose sur deux volets principaux :

  • elle a pour objet de promouvoir les normes internationales bien connues en matière de RSE en établissant les réseaux et les partenariats avec des acteurs sur le territoire des pays où les entreprises extractives canadiennes mettent en place leurs activités ;

  • elle permet de régler les différends entre les sociétés extractives canadiennes et les collectivités locales touchées par leurs activités d’exploitation par l’entremise du Bureau du conseiller en RSE de l’industrie extractive[81] ou du Point de contact national du Canada établi conformément aux exigences des Principes directeurs de l’OCDE[82].

Rappelons que les obligations de coopérer au niveau international en matière de RSE ou de faire la promotion de cette dernière au niveau national — par l’emploi de termes tels que « encourager », « s’efforcer de promouvoir » ou « s’engager à promouvoir » — ne constituent pas pour autant des engagements fortement contraignants. La contribution de ces règles à la régulation de la RSE dépend donc, dans un premier temps, de la volonté respective des États et des entreprises multinationales et, dans un second temps, des mécanismes de suivi prévus dans lesdits accords, que nous aborderons ci-dessous.

2.2 Un renforcement significatif grâce à des mécanismes de suivi

Les mécanismes de suivi prévus dans les accords de libre-échange comprennent ceux qui permettent l’engagement des parties prenantes (2.2.1), l’incorporation de procédures d’autoévaluation (2.2.2) et le règlement des différends liés à la RSE (2.2.3).

2.2.1 L’engagement des parties prenantes

Dans la perspective de rendre transparente le plus possible la mise en oeuvre des clauses liées à la RSE, certains accords de libre-échange établissent un mécanisme autorisant l’intervention des parties prenantes (stakeholders intervention). Remarquons à cet égard qu’un grand nombre d’États cherchent de temps en temps à renforcer la transparence à travers des outils de démocratie participative[83]. Dès lors, la participation des parties prenantes s’est révélée importante non seulement dans l’élaboration des politiques ou des lois internes relatives à la RSE, mais également dans le contrôle de la mise en oeuvre des règles conventionnelles en cette matière. En ce qui concerne l’UE, par exemple, grâce à des mécanismes prévus dans ses instruments juridiques communautaires, les parties prenantes sont considérées comme les « promoteurs inattendus » de l’action extérieure de l’UE[84], surtout de la conduite de sa politique commerciale. Dans les accords de libre-échange conclus par l’UE, la participation des parties prenantes est ainsi censée être un mécanisme important en vue d’assurer l’efficacité de la mise en oeuvre de ces accords dans leur ensemble et des règles relatives à la RSE en particulier. Il y a donc lieu de citer ici quelques règles incluses dans les accords de libre-échange de l’UE.

Par exemple, les parties prenantes jouent un rôle déterminant dans la mise en oeuvre de l’AECG. Tout d’abord, leur consultation est considérée comme un des instruments que chaque État contractant devrait prendre en considération au moment de l’élaboration de la réglementation intérieure concernant les questions qui touchent le commerce, le développement durable, le travail et l’environnement[85] ou à l’occasion de l’examen de questions spécifiques sur le développement durable[86]. Ensuite, l’AECG a consacré un article à l’établissement du Forum de la société civile :

1. Les parties facilitent l’organisation d’un Forum de la société civile mixte composé de représentants d’organisations de la société civile établies sur leurs territoires, y compris des participants aux mécanismes consultatifs visés aux articles 23.8.3 (Mécanismes institutionnels) et 24.13 (Mécanismes institutionnels), en vue de mener un dialogue sur les aspects du présent accord qui concernent le développement durable.

2. Le Forum de la société civile se réunit une fois par an, à moins que les Parties n’en conviennent autrement. Les Parties favorisent une représentation équilibrée des intérêts concernés, y compris des employeurs, des syndicats, des organisations de travailleurs, des représentants des milieux d’affaires et des groupes environnementaux qui sont représentatifs et indépendants, ainsi que d’autres organisations de la société civile concernées, s’il y a lieu. Les Parties peuvent aussi faciliter la participation par des moyens virtuels[87].

Un tel mécanisme se trouve également dans l’EVFTA, l’Accord de libre-échange entre l’Union européenne et la République de Singapour[88] ou récemment dans l’Accord entre l’Union européenne et le Japon pour un partenariat économique[89]. En particulier, dans l’EVFTA, chaque partie contractante devrait créer un nouveau groupe national de consultation ou s’entendre avec des groupes nationaux de consultation existants afin d’agir de concert pour ce qui est des questions relatives à la mise en oeuvre du chapitre sur le développement durable. L’EVFTA prévoit aussi la possibilité pour chaque groupe national de consultation, de sa propre initiative, de soumettre à l’une ou à l’autre partie des opinions ou des recommandations liées à la mise en oeuvre de ce chapitre[90]. Il va encore plus loin que l’AECG en précisant les procédures d’organisation d’un forum mixte des groupes consultatifs nationaux, la soumission du rapport de chaque réunion annuelle de ce forum au Comité du commerce et du développement durable qui sera ensuite rendu public[91] ainsi que l’obligation de chaque partie contractante de présenter à ladite réunion une mise à jour sur la mise en oeuvre de ce chapitre[92].

Étant donné que la RSE constitue un sujet de coopération bilatérale et régionale entre les parties contractantes, la mise en oeuvre des règles sur la RSE dans les milieux d’affaires, notamment au sein des entreprises multinationales, sera susceptible d’être soulevée à l’occasion de chaque réunion annuelle de ces forums. En pratique, durant le Deuxième Forum de la société civile de l’AECG, les participants ont discuté sur la manière dont le Canada et l’UE devraient continuer à encourager les entreprises à adopter une conduite commerciale responsable. Le rapport commun indique également ceci :

There was a presentation on corporate social responsibility (CSR), followed by a discussion on how Canada and the EU could continue to encourage business to adopt responsible business conduct. This was followed by an exchange on voluntary initiatives and mandatory instruments as well as the best way to move forward. Some participants urged Canada and the EU to be mindful that this could possibly create a regulatory burden on industry. Participants encouraged the Canada and the EU to recognise that CSR and responsible business conduct (RBC) contributes to the achievement of the Sustainable Development Goals (SDGs)[93].

Selon ces propos, malgré quelques réticences quant à l’efficacité du fonctionnement de ce nouveau mécanisme[94], les premières retombées du Forum de la société civile de l’AECG justifieront un grand effort du Canada et de l’UE quant à la mise en place de ce mécanisme ainsi que la contribution prometteuse du public ou des parties prenantes à la surveillance et au suivi des règles dans le domaine. En d’autres termes, nous affirmons, à l’instar de Frédérique Michéa, que l’efficacité de l’exécution des clauses liées à la RSE repose donc, en partie, sur « un devoir de surveillance incombant aux représentants de la société civile des parties[95] ».

2.2.2 L’incorporation de procédures d’auto-évaluation

Dans un petit nombre d’accords de libre-échange, le mécanisme d’autoévaluation a été incorporé en vue d’établir un rapport annuel sur des questions liées aux droits de la personne, au développement durable, au travail, à l’environnement, etc. À l’occasion de la rédaction d’un tel rapport, la question relative à la RSE est susceptible d’être soulevée.

Citons à cet égard, par exemple, l’Accord concernant des rapports annuels sur les droits de l’homme et le libre-échange entre le Canada et la République de Colombie qui prévoit l’élaboration des rapports en question dont les procédures ont été ensuite détaillées dans un accord bilatéral[96]. Portant principalement sur « l’effet des mesures prises en conformité avec l’Accord de libre-échange entre le Canada et la République de Colombie en matière de protection des droits de l’homme[97] » sur le territoire de chaque partie, ces rapports exigent une autoévaluation par le Canada et la Colombie de leurs obligations respectives en la matière. Un des contenus principaux de ces rapports permet d’avoir des informations pratiques concernant à la fois les initiatives de la RSE adoptées par les entreprises et les mesures prises par les deux gouvernements en vue de promouvoir les pratiques commerciales responsables. Il est intéressant de rappeler que le gouvernement canadien fait toujours appel au public afin qu’il se prononce à l’étape de la rédaction de ces rapports[98]. Le rapport canadien de 2016 indique clairement l’incidence des mémoires déposés :

Le gouvernement du Canada [a ainsi été exhorté] à prendre des mesures proactives pour s’assurer que les entreprises canadiennes qui investissent en Colombie connaissent bien leurs obligations en vertu du droit international, plus particulièrement en ce qui concerne l’obtention d’un consentement préalable, libre et éclairé des groupes autochtones pour exercer des activités sur des terres leur appartenant, ainsi que les attentes du gouvernement du Canada en vertu de la stratégie relative à la RSE[99].

Dans les rapports ultérieurs, le Canada a réservé une partie importante à la description de ses activités de soutien à la Colombie relativement à la RSE. Ce type d’autoévaluation est donc nécessaire en vue d’assurer la transparence et l’efficacité du processus normatif que chaque pays établit à ce sujet.

2.2.3 Les mécanismes de règlement des différends liés à la responsabilité sociale des entreprises

Malgré le caractère non contraignant de la plupart des règles conventionnelles relatives à la RSE, leur effet sur le comportement responsable des entreprises multinationales pourrait être partiellement garanti par l’existence des mécanismes de règlement des différends[100]. Ces mécanismes à caractère interétatique permettent de traiter des questions liées à l’environnement, au travail, au développement durable, etc., y compris celles qui se rattachent à l’interprétation et à l’application des clauses relatives à la RSE de même qu’à des mécanismes en vue de résoudre les différends en matière d’investissement.

Pour ce qui est des mécanismes à caractère interétatique, il existe deux catégories dont la différence repose notamment sur la possibilité de recourir ou non aux mécanismes communs de règlement des différends dans le chapitre consacré à cette fin dans un accord et donc d’appliquer les sanctions commerciales.

La première catégorie établit un processus en deux étapes : les litiges font l’objet, tout d’abord, des procédures particulières mentionnées dans chaque chapitre portant sur l’environnement, le travail, etc., et ensuite des procédures générales. Pensons, par exemple, au cas du PTPGP quant à ses mécanismes de règlement des litiges liés au travail. Il faut rappeler que dans le contexte de l’Accord de partenariat transpacifique, précurseur du PTPGP, le gouvernement américain a bilatéralement négocié avec le Vietnam, la Malaisie et Brunei des lettres d’entente obligeant l’un de ces trois partenaires à procéder à des réformes législatives internes en vue de régler les problèmes les plus urgents en matière du travail[101]. Ces lettres contiennent également un mécanisme de surveillance et de règlement des différends qui permet aux États-Unis de retirer ou de suspendre leurs concessions commerciales lorsque la violation par le Vietnam, la Malaisie ou Brunei de ses engagements conventionnels dans ce domaine est révélée et que les recommandations des États-Unis adressées à l’un des trois États ne sont pas exécutées. En raison du retrait par les États-Unis de l’Accord de partenariat transpacifique, ce mécanisme a alors été abandonné. Cependant, un mécanisme de règlement des différends inspiré du modèle de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA)[102] a été maintenu : toutes les clauses sociales impliquent un mécanisme permettant d’aboutir à des sanctions commerciales en dernier recours[103]. En fait, tout litige qui découle du chapitre 19 (Travail) fait l’objet des procédures de consultation. En nous basant essentiellement sur les procédures utilisées dans le contexte de l’OMC, nous observons que l’article 19.15 contient donc des règles relatives à l’organisation de la consultation[104], à la participation d’une partie autre que la partie requérante et la partie visée[105] ou à la transparence de ces procédures[106]. De plus, les parties au différend peuvent demander l’avis d’un ou de plusieurs spécialistes indépendants pour les aider[107]. Elles peuvent également chercher l’assistance technique de la part du personnel d’organismes d’État ou d’autres organes de réglementation qui possèdent des connaissances spécialisées sur la question litigieuse[108]. Si ces consultations n’aboutissent pas, la partie requérante peut demander l’établissement d’un groupe spécial au titre de l’article 28.7 du PTPGP et ensuite avoir recours aux autres procédures du chapitre 28 (Règlement des différends). Tout manquement justifié à la mise en conformité avec les recommandations contenues dans le rapport du groupe spécial pourra ensuite faire l’objet des sanctions commerciales sous forme d’un retrait ou d’une suspension de concessions commerciales[109]. À la différence des accords parallèles liés à l’ALENA, le PTPGP ne prévoit pas de sanction monétaire[110]. Dans leur ensemble, les mécanismes axés sur les sanctions peuvent être jugés nécessaires en vue de mieux assurer le respect des engagements pour ce qui est du travail, de l’environnement, etc. Toutefois, en ce qui concerne l’application de ces sanctions dans le cas de la mise en oeuvre des clauses liées à la RSE, quelques préoccupations pourront être soulevées du fait que « it requires that the violation is trade- or investment-related, i.e. that it has an harmful impact on bilateral trade or investment which should be quantifiable in economic terms[111] ».

Dans la seconde catégorie, il n’est pas rare que les litiges nés de l’interprétation et de l’application des règles sur la RSE incorporées dans les accords de libre-échange soient exclus du champ d’application des procédures générales de règlement des différends[112]. Cette exclusion incitera peut-être un État à ne pas les respecter[113]. Toutefois, cet effet négatif pourrait être compensé en partie par l’existence de mécanismes spécifiques de consultation et de groupes d’experts prévus dans les chapitres portant directement sur l’environnement, le travail ou le développement durable. De plus, ces mécanismes n’aboutissent pas à des sanctions commerciales. En se fondant surtout sur une approche coopératrice, les parties ont rejeté la logique sanctionnatrice avec constance dans la mise en oeuvre des engagements sociaux ou environnementaux. Cette catégorie est utilisée principalement dans les accords de libre-échange dont l’UE est signataire. Par exemple, dans l’Accord de libre-échange entre l’Union européenne et ses États membres, d’une part, et la République de Corée, d’autre part, l’utilisation des procédures contenues dans le chapitre 14 (Règlement des différends) n’est pas permise pour les litiges nés de son chapitre 13 sur le développement durable[114]. Les deux parties ne peuvent avoir recours qu’aux procédures prévues par l’article 13.14 (Concertation des pouvoirs publics) et l’article 13.15 (Groupe d’experts). Bien qu’il y ait des critiques[115], ce mécanisme a permis à l’UE et à la République de Corée de résoudre leur litige bilatéral portant sur le non-respect par cette dernière de ses obligations en la matière en 2021[116] dans un rapport du groupe d’experts jugé « révolutionnaire[117] ».

En ce qui a trait aux mécanismes de règlement des différends qui concernent l’investissement, quelques accords de libre-échange de nouvelle génération, tels que le PTPGP et l’EVFTA, reprennent le modèle de l’ALENA en incorporant les procédures relatives à la résolution d’un différend né entre un État d’accueil et un investisseur étranger. Ces mécanismes seront cruciaux dans la mesure où il existe de nos jours une tendance à incorporer dans des accords d’investissement (et peut-être dans ceux de libre-échange qui comprennent un chapitre d’investissement) une clause obligeant les entreprises multinationales à respecter les normes de RSE. Si tel était le cas, la violation d’une entreprise multinationale de ses obligations en cette matière pourrait constituer une cause d’irrecevabilité ou le fondement des demandes reconventionnelles[118].

Conclusion

Les analyses ci-dessus démontrent que plusieurs possibilités en vue d’inclure la RSE dans les accords de libre-échange ont été envisagées. D’une régulation indirecte de la RSE à travers les règles portant sur les exceptions générales et sur les clauses de non-dérogation jusqu’à l’incorporation explicite des clauses liées à la RSE, cette évolution positive montre le besoin grandissant des États relativement à la régulation des activités des entreprises multinationales. Elle permet de combler les lacunes de la gouvernance internationale que laisse le système du commerce multilatéral à l’issue de l’échec du Programme de Doha pour le développement, aussi appelé « cycle de Doha ». En d’autres termes, dans leur ensemble, les réformes susmentionnées offrent certaines voies prometteuses quant à un rééquilibre du droit international des échanges, et ce, dans la mesure où cette inclusion vient utilement compléter et renforcer le cadre juridique international qui régit le développement durable dans le contexte duquel les accords de libre-échange s’inscrivent[119].