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En 2015, dans l’arrêt Mouvement laïque québécois c. Saguenay[1], la Cour suprême du Canada qualifie le Tribunal des droits de la personne du Québec (« Tribunal ») de « tribunal administratif spécialisé[2] ». Elle conclut aussi que, malgré la présence d’un droit d’appel sur permission à la Cour d’appel du Québec prévu à l’article 132 de la Charte des droits et libertés de la personne[3], les normes de contrôle relatives à la révision judiciaire de l’action administrative s’appliquent aux jugements finaux du Tribunal. Il en découle que, lorsque l’enjeu porte sur l’existence d’une mesure discriminatoire, la décision du Tribunal mérite la déférence de la part des juges d’appel. Il en va de même pour les réparations qu’il estime approprié d’octroyer dans des circonstances données.

De 2015 à 2019, la Cour d’appel emploie la norme de contrôle de la décision raisonnable dans la quasi-totalité des causes où elle accorde la permission d’appeler[4]. Il s’agit d’un tournant majeur dans la manière dont cette cour appréhende son rôle, compte tenu de la propension de ses juges à l’intervention en appel des jugements finaux du Tribunal avant l’arrêt Saguenay[5].

La fin de l’année 2019 annonce cependant un changement du cadre d’intervention applicable aux appels des jugements finaux du Tribunal alors que la Cour suprême rend l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov[6]. Dorénavant, lorsque le Parlement ou une assemblée législative prévoit un droit d’appel, sur permission ou de plein droit, dans une loi particulière, les normes de contrôle relatives aux appels s’appliquent, soit la norme de la décision correcte ainsi que celle de l’erreur manifeste et déterminante[7].

Cette modification des principes qui gouverne la révision judiciaire de l’action administrative pose des enjeux substantiels, en particulier pour les jugements finaux du Tribunal pour deux raisons principales. Premièrement, ce changement contribue à une situation de va-et-vient perceptible à la lecture des jugements de la Cour d’appel avant l’arrêt Saguenay. En effet, avant que la Cour suprême se prononce sur cette affaire, les juges de la Cour d’appel éprouvaient de la difficulté à saisir leur rôle en appel des jugements finaux du Tribunal. La Cour d’appel utilisait, de manière interchangeable, les normes de contrôle relatives au contrôle judiciaire, celles qui sont propres aux appels ou une mixité des deux approches. À titre d’exemple, dans l’affaire Association des pompiers de Laval c. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse[8], la juge Bich, qui se prononce au nom de la Cour d’appel, affirme que l’application des normes relatives aux appels « doit être nuancé[e] […] mais [elle] demeure en substance[9] ». Elle ajoute que la présence d’un droit d’appel sur permission, bien qu’il existe une clause privative au sein des dispositions de la Charte québécoise à l’article 109[10], « penche nettement en faveur de l’application d’une norme d’intervention analogue à celle qui s’impose dans le cas des appels de l’ordre judiciaire, du moins en ce qui concerne les questions de droit d’importance générale[11] ». Un an plus tard, dans l’arrêt Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys c. Gallardo[12], le juge Dalphond énonce que les normes relatives à la révision judiciaire s’appliquent aux jugements finaux du Tribunal puisqu’il constitue un « forum d’adjudication spécialisé ou [un] tribunal administratif (et non un tribunal judiciaire)[13] ». Il indique également que l’interprétation des dispositions de la Charte québécoise entre dans la catégorie des questions d’importance pour le système juridique à l’égard de laquelle le Tribunal ne peut bénéficier de la déférence[14]. Enfin, dans l’arrêt Saguenay (Ville de) c. Mouvement laïque québécois[15], le juge Gagnon, qui écrit pour la Cour d’appel sur ce point, fait référence à l’affaire Association des pompiers de Laval[16] — plutôt qu’à l’arrêt Gallardo[17], lequel constitue pourtant le précédent — lorsqu’il se prononce sur la norme d’intervention applicable. Il en conclut que « l’enjeu du pourvoi porte principalement sur le thème de la neutralité religieuse de l’État. Il s’agit d’une question d’importance pour le système juridique et pour laquelle le Tribunal ne possède pas une compétence exclusive[18] ». La norme de la décision est donc celle de la décision correcte. Lorsque le juge évalue plus loin dans son jugement la qualification d’expert d’un témoin lors du procès, il souligne que la Cour ne peut intervenir que « s’il lui est démontré une erreur manifeste et déterminante[19] ». Ce bref survol de la jurisprudence de la Cour d’appel permet de constater qu’elle renferme de nombreuses incohérences sur la question de la norme d’intervention applicable aux jugements finaux du Tribunal avant l’arrêt Saguenay. La Cour suprême critique d’ailleurs cette confusion dans son jugement[20].

Deuxièmement, l’application des normes de contrôle relatives aux appels mènera invariablement à la segmentation des jugements finaux du Tribunal en disséquant des aspects de la décision en y appliquant des normes de contrôle différentes[21]. En outre, en considérant ses jugements comme s’ils provenaient d’un tribunal judiciaire de première instance, on perd de vue l’expertise qu’apporte le Tribunal au traitement des questions de discrimination, en particulier, et de manière plus générale, du regard qu’il porte sur l’ensemble des dispositions de la Charte québécoise.

Ainsi, notre thèse vise à démontrer que, compte tenu de la spécificité du Tribunal de même que des enseignements de l’arrêt Vavilov, il y a lieu de mettre en doute la pertinence de prévoir un droit d’appel sur permission au sein des dispositions de la Charte québécoise. De plus, comme l’arrêt Vavilov établit « l’intention du législateur » en tant que point de départ du cadre d’analyse qui gouverne les principes de la révision judiciaire, nous suggérons que l’Assemblée nationale inclue, expressément dans la Charte québécoise, l’application du critère de la raisonnabilité aux jugements finaux du Tribunal[22].

Pour étayer nos propositions, notre argumentaire se divisera en trois parties. D’abord, nous évaluerons l’impact de l’arrêt Saguenay sur la manière dont la Cour d’appel conçoit son rôle à l’égard des jugements finaux du Tribunal (partie 1). Par la suite, nous examinerons l’arrêt Vavilov, les changements qu’il apporte et les conséquences qui en découlent pour le Tribunal (partie 2). Enfin, nous critiquerons la présence de l’article 132 de la Charte québécoise en nous intéressant, d’une part, à la spécificité du Tribunal et, d’autre part, au choix de la législature ontarienne qui prévoit que les cours de justice ne peuvent réviser les décisions du Tribunal ontarien des droits de la personne, à moins qu’elles ne soient manifestement déraisonnables[23]. Selon nous, les raisons qui ont motivé l’inclusion d’un droit d’appel dans la Charte québécoise lors de l’institution du Tribunal en 1990[24] ont perdu de leur force normative. Par ailleurs, il n’y a rien d’antinomique, sur le plan de la primauté du droit, que les cours de justice révisent l’ensemble des décisions du Tribunal selon la norme « rigoureuse[25] » de la raisonnabilité (partie 3).

1 Les répercussions de l’arrêt Saguenay

Nous présenterons, dans un premier temps, le raisonnement de la Cour suprême dans l’arrêt Saguenay (1.1). Dans un second temps, nous analyserons la manière dont la Cour d’appel applique les principes qui s’en dégagent (1.2).

1.1 Les enseignements de la Cour suprême du Canada

Citoyen de la Ville de Saguenay, Alain Simoneau assiste régulièrement aux séances publiques du conseil municipal. Au début de chaque séance, le maire, les conseillers et d’autres représentants de la municipalité récitent une prière. M. Simoneau, qui se dit athée, demande au maire de cesser cette pratique parce qu’il estime qu’elle enfreint sa liberté de conscience et de religion. Devant le refus du maire, M. Simoneau porte plainte à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ). Après enquête, celle-ci juge la preuve suffisante, mais elle décide de ne pas soumettre le litige au Tribunal, laissant à M. Simoneau la possibilité d’y intenter son propre recours.

Appuyé par le Mouvement laïque québécois, M. Simoneau dépose une demande en justice au Tribunal alléguant notamment que la récitation de la prière constitue une pratique discriminatoire fondée sur le motif interdit de la religion. Le Tribunal décide qu’une telle pratique viole l’obligation de neutralité religieuse de l’État et qu’il s’agit d’une mesure discriminatoire au sens de l’article 10 de la Charte québécoise.

À la Cour suprême, l’un des enjeux porte sur la question de la norme d’intervention applicable au moment de l’appel des jugements finaux du Tribunal. Le juge Gascon, qui se prononce au nom de la majorité, affirme que ce tribunal constitue « un tribunal administratif spécialisé[26] ». Ce constat a pour conséquence que « la norme d’intervention doit être déterminée en fonction des principes du droit administratif[27] ». Ainsi, deux normes de contrôle sont susceptibles d’être employées, soit la norme de la décision correcte ou celle de la décision raisonnable.

Se basant par la suite sur l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick[28], le juge Gascon mentionne que la qualification de la question en jeu permet de déterminer la norme de contrôle applicable dans les circonstances. Il souligne alors que, « [l]orsque que le Tribunal agit à l’intérieur de son champ d’expertise et qu’il interprète la Charte québécoise et applique ses dispositions aux faits pour décider de l’existence de discrimination, la déférence s’impose[29] ». À cet égard, son raisonnement s’appuie sur l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association[30] qui prévoit que l’usage de la norme de la décision raisonnable se présume lorsqu’un organisme ou un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive[31]. Cette présomption peut cependant être repoussée, notamment lorsque la question en litige « soulève une question de droit générale d’importance pour le système juridique et étrangère au domaine d’expertise du tribunal administratif spécialisé[32] ».

Ainsi, dans les circonstances, la norme de la décision raisonnable s’applique « [à] l’évaluation du caractère religieux de la prière, [à] la portée des atteintes causées par celle-ci [à M. Simoneau] et [à] la détermination du caractère discriminatoire de cette prière[33] ». Pour le juge Gascon, ces questions se trouvent « au coeur de l’expertise du Tribunal[34] ». Il doit, par conséquent, bénéficier de la déférence judiciaire.

Cependant, selon le juge Gascon, pour des raisons de cohérence et d’uniformité, la norme de la décision correcte doit s’appliquer à la question de l’obligation de neutralité religieuse de l’État[35]. Plus particulièrement, il écrit :

L’importance de cette question pour le système juridique, sa portée large et générale et le souci de la trancher de manière uniforme et cohérente me semblent ici indéniables. Dans la Charte québécoise, le législateur a du reste conféré au Tribunal une compétence qu’il a voulue non exclusive sur le sujet ; le Tribunal l’exerce d’ailleurs de façon concurrente avec les tribunaux de droit commun[36].

Le résultat du jugement majoritaire entraîne donc la segmentation de la décision du Tribunal, en soumettant à différentes normes de contrôle divers aspects du jugement. Dans ses motifs concurrents, la juge Abella critique cette approche pour deux raisons : 1) elle s’écarte de la jurisprudence de la Cour suprême ; 2) elle met en péril la capacité du Tribunal de proposer une analyse de la discrimination qui tienne compte de l’ensemble du contexte juridique et factuel.

La juge Abella affirme que la décision d’un tribunal spécialisé doit être évaluée de manière holistique pour déterminer si elle possède les attributs de la raisonnabilité[37]. Elle souligne d’ailleurs que l’exception de la catégorie des questions générales de droit d’importance capitale pour le système juridique est binaire. Pour que cette exception s’applique, la question en litige doit se situer à l’extérieur de la compétence spécialisée du tribunal administratif[38].

Dans le contexte d’un tribunal des droits de la personne, s’appuyer sur le caractère exceptionnel des questions générales de droit revêt une importance particulière. En effet, l’un de ses rôles consiste à déterminer la portée discriminatoire d’un comportement ou d’une mesure en considérant différents motifs interdits, exclusivement énumérés dans la loi, comme la religion. Certes, il s’agit d’une question générale de droit pour l’ensemble du système juridique, mais elle s’inscrit à l’intérieur même de la spécialisation de tels tribunaux. À cet égard, la juge Abella mentionne :

Comme la neutralité de l’État concerne le rôle de ce dernier dans la protection de la liberté de religion, une partie de l’analyse portant sur la liberté de religion fait nécessairement intervenir la question de la neutralité religieuse de l’État. Cette question n’est pas une question de droit transcendante qui mérite sa propre norme plus stricte, elle est un aspect inextricable du fait de décider s’il y a eu ou non discrimination fondée sur la liberté de religion. Comme le précisent les motifs mêmes de la majorité, le devoir de neutralité religieuse de l’État « découle de la liberté de conscience et de religion ». Tout comme la liberté de conscience et de religion, l’application de ce devoir dépend du contexte. Il ne constitue pas un critère immuable produisant des résultats uniformes, il est, à l’instar du droit dont il découle, un concept important qui à la fois détermine les circonstances et est façonné par celles-ci. Le fait d’isoler cette question de l’analyse de la discrimination au motif qu’elle possède une valeur singulière « pour le système juridique dans son ensemble » a pour effet de relever son statut de contextuel à déterminant[39].

D’après la juge Abella, le raisonnement de la majorité a pour effet d’examiner un aspect de la liberté de religion — l’obligation de neutralité religieuse de l’État — de manière plus stricte que le droit lui-même[40]. Elle croit plutôt que, en raison de l’expertise du Tribunal et de la dimension factuelle de la question, la Cour devrait réviser la décision dans son ensemble afin de déterminer si elle est raisonnable.

De manière générale, l’arrêt Saguenay conduit à redéfinir le rôle de la Cour d’appel à l’égard des jugements du Tribunal en exigeant l’application du critère de la raisonnabilité dans l’évaluation des jugements finaux du Tribunal. Il existe cependant une crainte légitime, compte tenu de la tendance interventionniste de la Cour d’appel[41], que cette dernière se laisse convaincre par des plaideurs aguerris qui désirent faire infirmer la décision du Tribunal, ou certaines de ses composantes, que les questions en litige soient soumises à la norme de la décision correcte au motif que les enjeux s’inscrivent à l’intérieur de la catégorie exceptionnelle des questions générales de droit. Dans la prochaine section, nous analyserons la manière dont la Cour d’appel applique les enseignements provenant de la Cour suprême.

1.2 La norme de contrôle appliquée par la Cour d’appel du Québec

À la suite de l’arrêt Saguenay[42], la Cour d’appel applique le critère de la raisonnabilité dans la quasi-totalité des affaires où elle accorde la permission d’appel[43]. Dans l’arrêt Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Jean-Marie) c. Ville de Montréal (SPVM)[44], la Cour refuse d’ailleurs la prétention que la question en litige entre dans la catégorie exceptionnelle des questions générales de droit.

L’enjeu de cette affaire porte sur l’interprétation du paragraphe 2 de l’article 76 de la Charte québécoise, qui prévoit que la prescription des recours civils est suspendue à partir de la date du dépôt d’une plainte jusqu’à « la date à laquelle la victime et le plaignant ont reçu notification que la [CDPDJ] soumet le litige à un tribunal[45] ». En particulier, Sony Jean-Marie dépose, le 2 septembre 2010, une plainte à la CDPDJ alléguant qu’il a fait l’objet de profilage racial de la part de deux policières du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM). Après enquête, la CDPDJ estime la plainte fondée et elle décide d’en saisir le Tribunal. M. Jean-Marie reçoit notification de la décision de la CDPDJ le 29 avril 2014. Cette dernière dépose une demande en justice au Tribunal le 20 août 2014. Entre-temps, la CDPDJ corrige une erreur matérielle qui se trouve dans sa décision initiale concernant les mesures de redressement qu’elle propose au SPVM. Elle lui accorde jusqu’au 16 juin 2014 pour les mettre en oeuvre. M. Jean-Marie reçoit notification de cette deuxième décision le 29 mai 2014.

Le Tribunal rejette le recours de la CDPDJ parce qu’il est prescrit. D’une part, la prescription de six mois de la Loi sur les cités et villes[46] s’applique et, d’autre part, la date à laquelle la prescription recommence à courir est celle où la CDPDJ avise le plaignant qu’elle soumet le litige à un tribunal, soit le 29 avril 2014.

À la Cour d’appel, la CDPDJ argumente que la norme de la décision correcte s’applique, car la prescription constitue une question générale de droit « qui présente un intérêt pour l’ensemble des victimes de discrimination […], et ce, quel que soit le tribunal devant lequel elle peut ultimement décider de déposer ses procédures[47] ». Le calcul de la prescription s’inscrit donc à l’intérieur de la catégorie des questions qui revêtent une importance capitale pour le système juridique à l’égard desquelles le Tribunal ne possède pas d’expertise particulière.

La Cour d’appel rejette la prétention de la CDPDJ. Elle estime plutôt que la norme de la décision raisonnable doit être mise en oeuvre dans les circonstances. À son avis, le législateur a choisi de déroger au régime de droit commun de la prescription en insérant des dispositions précises qui la concernent au sein de la Charte québécoise. Ainsi, la détermination de la date à laquelle la prescription cesse d’être suspendue et où elle recommence à courir est loin d’être un enjeu étranger au domaine d’expertise du Tribunal. Au contraire, puisque l’article 76 s’inscrit à l’intérieur de sa loi constitutive, son interprétation relève de sa compétence spécialisée[48].

Mentionnons toutefois que la Cour d’appel prend soin de limiter la question en jeu. En effet, elle restreint cette dernière à la détermination du « moment où la prescription cesse d’être suspendue et recommence à courir[49] ». La Cour reconnaît aussi que les enjeux liés à la prescription peuvent relever de la catégorie exceptionnelle des questions générales de droit[50]. Ces deux particularités se trouvent au coeur de l’affaire Jalbert[51].

À l’occasion d’une réorganisation de services, la Société de transport de Montréal (« STM ») et le SPVM concluent une entente qui prévoit la création d’une unité spécifique du SPVM chargée d’assurer la sécurité du métro, auparavant couverte par la STM. Les parties conviennent que les agents de surveillance employés par la STM auront accès aux postes offerts par le SPVM de manière accélérée et préférentielle.

C’est dans ce contexte que Chantal Jalbert décide d’offrir ses services. Elle échoue cependant à l’examen médical requis pour accéder à l’emploi, ce qui entraîne le rejet de sa candidature le 17 août 2006. Six mois après avoir reçu cet avis, elle porte plainte à la CDPDJ en alléguant qu’elle a fait l’objet de discrimination fondée sur le handicap.

Près de huit années s’écoulent avant que la CDPDJ termine son enquête. Celle-ci accueille la plainte de Mme Jalbert, tout en proposant des mesures de redressement au SPVM, que l’organisation rejette. La CDPDJ dépose une demande en justice au Tribunal le 11 mars 2016. Dans deux jugements préliminaires distincts, le Tribunal estime que, d’une part, le recours entrepris est extracontractuel et que, d’autre part, ce dernier est prescrit. La CDPDJ en appelle de ces deux décisions.

La juge Hogue, au nom de la Cour d’appel, segmente l’analyse du Tribunal. Elle considère que la question de la nature du recours — contractuel ou extracontractuel — et celle du point de départ de la prescription imposent l’utilisation de la norme de la décision raisonnable[52]. En revanche, en ce qui concerne l’application du délai de prescription de six mois qu’exige l’article 586 de la Loi sur les cités et villes[53], la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte[54].

À cet égard, la CDPDJ allègue, devant le Tribunal et la Cour d’appel, qu’il faut distinguer deux situations qui permettent d’appliquer ou non l’article 586 de la Loi sur les cités et villes. Elle prétend que le court délai de prescription de six mois n’entre en cause que lorsqu’une municipalité exerce une activité « publique ». Dans son rôle « privé » d’employeur, comme dans les circonstances, le délai de six mois ne peut s’appliquer.

Pour la juge Hogue, il s’agit d’une « question de droit d’importance, sur laquelle […] plusieurs autres tribunaux pourraient être appelés à se pencher[55] ». En outre, la nouveauté de la question et le fait qu’elle peut être soulevée dans des affaires où des dommages-intérêts compensatoires seront réclamés à l’encontre d’une municipalité exigent que la Cour d’appel applique la norme de la décision correcte[56].

La cohérence et l’uniformité dans le traitement de certaines questions de droit l’emportent donc dans le choix de la norme d’intervention appropriée. Le cas de l’affaire Jalbert reste cependant une exception. La tendance dominante consiste à appliquer le critère de la raisonnabilité. La juge Hogue la reconnaît d’ailleurs dans l’arrêt Jalbert[57].

La déférence à l’égard du Tribunal renforce sa position auprès de la Cour d’appel. Ses décisions exigent le respect de cette dernière en admettant que toutes les questions de droit n’ont pas à être évaluées sur le plan de leur justesse, y compris celles qui sont relatives aux droits de la personne. La Cour d’appel reconnaît dorénavant la légitimité du Tribunal dans son domaine d’expertise. L’arrêt Vavilov annonce cependant un changement ayant pour effet de modifier, une fois encore, la manière dont la Cour d’appel appréhende son rôle à l’endroit des jugements finaux du Tribunal.

2 Les leçons à tirer de l’arrêt Vavilov

Le 10 mai 2018, la Cour suprême autorise l’appel d’un arrêt de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Vavilov c. Canada (Citoyenneté et Immigration)[58]. Dans son jugement sur l’autorisation d’appel, la Cour saisit l’occasion que représente cette cause pour inviter les parties à « consacrer une grande partie de leurs observations écrites et orales sur l’appel à la question de la norme de contrôle[59] ».

Dans les passages qui suivent, nous présenterons d’abord les changements qu’apportent les motifs majoritaires au traitement des appels prévus par la loi au moment de la contestation d’une décision administrative (2.1). Par la suite, nous analyserons de manière plus précise les conséquences de ces modifications en ce qui concerne le Tribunal (2.2).

2.1 L’intention du législateur et les droits d’appel

Dans l’arrêt Vavilov, la méthode pour déterminer la norme de contrôle applicable au moment de la contestation d’une décision administrative occupe une grande part de la discussion. Rédigé conjointement par le juge en chef Wagner ainsi que par les juges Moldaver, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin, le jugement majoritaire offre aussi une étude détaillée de la démarche que devront dorénavant appliquer les cours de révision dans l’ensemble du pays.

Le nouveau cadre d’analyse pour déterminer la norme de contrôle débute par une présomption selon laquelle le critère de raisonnabilité constitue la norme applicable à la révision sur le fond d’une décision administrative[60]. La déférence à l’égard de l’Administration publique se veut donc le point de départ de l’analyse. Deux cas de figure permettent cependant de repousser cette présomption.

Premièrement, la présomption de déférence est renversée lorsque l’intention du législateur le commande, en particulier dans les cas où le Parlement ou une assemblée législative prescrit explicitement la norme de contrôle qui doit être appliquée[61]. Il en va de même lorsque le législateur prévoit un droit d’appel, puisque l’insertion d’un tel mécanisme dans la loi dénote son intention que les normes de contrôle relatives aux appels soient employées[62]. Deuxièmement, la présomption de déférence est repoussée lorsque la primauté du droit l’exige, ce qui signale que la norme de la décision correcte doit s’appliquer[63].

Selon les juges majoritaires, les cours de révision doivent respecter le fait que le législateur a précisément choisi de déléguer un pouvoir de décision à un organisme ou à un tribunal administratif plutôt qu’à un tribunal judiciaire. Ainsi, les « choix […] d’organisation institutionnelle[64] », le « principe démocratique[65] » — le Parlement ou une assemblée législative possède une légitimité démocratique lorsqu’il ou elle décide d’attribuer un pouvoir décisionnel à un organisme ou à un tribunal administratif — et l’absence d’« immixtion injustifiée[66] » des cours de justice dans l’exercice des fonctions octroyées aux décideurs administratifs constituent les principes qui sous-tendent la présomption de déférence à l’égard de l’Administration publique. En conséquence, comme le cadre d’analyse pour déterminer la norme de contrôle s’appuie sur l’intention du législateur, plus exactement sur son choix d’avoir délégué des pouvoirs de décision à l’Administration publique, il en découle que la présomption de déférence peut être repoussée lorsque le législateur signale que des normes de contrôle différentes doivent s’appliquer[67].

Les juges majoritaires répètent que les tribunaux judiciaires doivent « autant que possible respecter les choix d’organisation institutionnelle du législateur[68] ». À leur avis, ce principe signifie que les juges doivent aussi « donner effet à l’intention du législateur qui se manifeste par la présence d’un mécanisme d’appel[69] ». Dans les cas où le législateur prévoit une clause d’appel, peu importe sa formulation, il entend accorder une fonction d’appel au tribunal saisi de l’affaire[70]. Pour les juges majoritaires, « cette volonté expresse réfute forcément la présomption générale d’application de la norme de la décision raisonnable[71] ». Tous les droits d’appel, d’une décision administrative vers une cour de justice, sont donc soumis aux normes d’intervention propres aux appels selon les principes qui ressortent de l’arrêt Housen c. Nikolaisen[72].

La majorité reconnaît qu’elle s’écarte d’un courant jurisprudentiel bien établi depuis l’arrêt Pezim c. Colombie-Britannique (Superintendent of Brokers)[73] de 1994. Elle soutient cependant qu’il existe de bonnes raisons de s’en dissocier. Ainsi, les juges majoritaires relèvent les critiques judiciaires et universitaires qui soulignent, entre autres, qu’un cadre d’analyse fondé sur l’intention du législateur devient incohérent lorsqu’il omet de tenir compte du fait que ce dernier désire accorder un rôle « de tribunal d’appel[74] ». Par ailleurs, ils remarquent que certaines lois octroient un rôle d’appel et un mécanisme de révision judiciaire[75]. Pour eux, il serait étonnant que le « législateur […] parle […] pour ne rien dire[76] » lorsqu’il emploie le vocable « appel » dans une loi. Il faut plutôt présumer qu’il souhaite que les normes d’intervention de l’appel s’appliquent. En outre, les dispositions d’appel deviennent « redondante[s][77] » si les mêmes normes de contrôle valent autant pour les appels que pour les matières entendues en révision judiciaire[78].

De plus, comme l’expertise ne constitue plus un facteur indépendant qui influe sur la détermination de la norme de contrôle, les principes qui sous-tendent le raisonnement de la Cour suprême dans les arrêts Pezim[79] et Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam inc.[80] perdent de leurs poids. Dans ces affaires, le juge Iaccobucci, au nom de la Cour, maintient que les cours de révision doivent respecter l’expertise des organismes et des tribunaux administratifs en faisant montre de retenue à l’égard des décisions prises, et ce, malgré la présence d’un droit d’appel dans leur loi constitutive[81]. Or, les juges majoritaires dans l’arrêt Vavilov soulignent que l’expertise s’incorpore à la présomption de déférence[82]. Plus particulièrement, si le Parlement ou une assemblée législative confie à un organisme ou à un tribunal administratif le soin de régir un secteur d’activité précis, il faut présumer que le décideur administratif détient une expertise que ne possèdent pas les juges généralistes. La présomption de déférence s’appuie principalement sur les « choix d’organisation institutionnelle[83] » du législateur par lesquels il a précisément décidé d’accorder un pouvoir de décision à un organisme ou à un tribunal administratif plutôt qu’à un tribunal judiciaire. Ils affirment qu’il « serait incompatible avec ce fondement conceptuel de la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable de faire fi d’indications claires que le législateur a délibérément voulu conférer un rôle plus actif aux cours de justice[84]. »

La déférence n’est donc plus le point de départ de l’analyse lorsque le législateur prévoit un mécanisme d’appel. En même temps, il semble exister une contradiction dans le raisonnement interne de la majorité. En effet, les juges majoritaires soulignent que les éléments contextuels — l’expertise, la proximité avec les faits, l’objet de la disposition en cause et de la loi dans son ensemble, la présence ou l’absence d’une clause privative — ne contribuent plus à déterminer la norme de contrôle applicable en révision judiciaire[85]. Le contexte influe cependant sur la manière dont une cour de révision apprécie la raisonnabilité d’une décision administrative. Nous reviendrons sur cet aspect. Pour le moment, il suffit de mentionner que tous les facteurs contextuels demeurent exclus de la méthode d’analyse pour déterminer la norme de contrôle applicable. À cet égard, les juges majoritaires écrivent :

À notre avis, vu le point de départ qui repose sur cette présomption d’application de la norme de la décision raisonnable, et en l’absence d’une analyse contextuelle, le présent cadre d’analyse se doit de donner effet à l’intention du législateur en matière de mécanismes d’appel prévus par la loi. Il s’agit là d’indications claires de la volonté du législateur sur la norme de contrôle applicable, lesquelles imposent aux cours de révision d’appliquer les normes d’intervention qui prévalent en appel. À l’inverse, dans un tel cadre d’analyse qui repose sur la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable, les facteurs contextuels que les cours de justice voyaient autrefois comme des signes militant en faveur d’un contrôle empreint de déférence, telles les clauses privatives, ne remplissent dorénavant aucune fonction indépendante ou supplémentaire dans la détermination de la norme de contrôle applicable[86].

Selon la majorité, les tribunaux judiciaires doivent donner pleinement effet aux mécanismes d’appel prévus par la loi. Cependant, les clauses privatives, qui reflètent l’intention du législateur de protéger la fonction décisionnelle d’un organisme ou d’un tribunal administratif, perdent complètement de leur influence. Que faire lorsque le législateur prévoit dans une loi un droit d’appel et une clause privative ? C’est d’ailleurs le mécanisme retenu par l’Assemblée nationale au sein de la Charte québécoise. Cette dernière accorde un droit d’appel sur permission à l’article 132 tout en prévoyant, à l’article 109, une clause privative[87].

Il demeure possible d’apporter un éclairage sur cette contradiction en affirmant que, dans le contexte de la Charte québécoise, le législateur désire que les juges ne fassent preuve d’aucune déférence en ce qui concerne les questions de droit mais que, pour les questions mixtes de droit et de fait de même que pour les questions de fait, la déférence soit de mise[88]. En attribuant un droit d’appel sur permission, le législateur québécois souhaite que la Cour d’appel se prononce sur les enjeux portant sur les questions de droit générales.

Paradoxalement, l’approche retenue par les juges majoritaires dans l’arrêt Vavilov risque d’entraîner une plus grande déférence dans le traitement par le Tribunal des questions mixtes de droit et de fait ainsi que des questions de fait. L’arrêt Housen impute la norme d’intervention de l’erreur manifeste et déterminante pour les conclusions mixtes de droit et de fait et les conclusions de fait. Puisque le décideur de première ligne entend de vive voix les témoignages et qu’il est en mesure d’examiner en profondeur la preuve déposée devant lui, il se trouve dans une position privilégiée par rapport aux juges d’appel pour tirer des conclusions de droit fondées sur l’appréciation des faits[89]. Cependant, la norme d’intervention de l’erreur manifeste et déterminante dénote un haut degré de déférence. Une telle erreur « tient, non pas de l’aiguille dans une botte de foin, mais de la poutre dans l’oeil[90] ». Ainsi, ce n’est pas le même degré de déférence en jeu lorsqu’une cour de révision emploie le critère de raisonnabilité. D’une part, son application varie selon le contexte[91] ; d’autre part, la raisonnabilité s’évalue non seulement en fonction du résultat, mais aussi en examinant le raisonnement suivi par le décideur administratif pour parvenir au résultat[92]. La norme de contrôle de la décision raisonnable exige de la part des juges un examen plus approfondi de la décision que ne le requiert la norme d’intervention de l’erreur manifeste et déterminante[93]. Comme la norme de contrôle de l’erreur manifeste et déterminante implique un haut degré de déférence à l’égard des conclusions mixtes de droit et de fait de même que des conclusions de fait, les tribunaux qui siègent en appel des décisions administratives risquent d’isoler les « pures questions de droit » pour appliquer la norme de la décision correcte.

Par ailleurs, la majorité dans l’arrêt Vavilov identifie trois types de questions qui commandent, pour des raisons liées à la primauté du droit, l’application de la norme de la décision correcte : les questions constitutionnelles ; les questions générales de droit, soit les questions « d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble[94] » ; et les questions « liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs[95] ». L’une de ces catégories de questions s’avère particulièrement pertinente dans le contexte de la Charte québécoise, en l’occurrence les questions générales de droit.

Les juges majoritaires reformulent les questions générales de droit — « à la fois, d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère au domaine d’expertise [du décideur][96] » — en soulignant que l’expertise n’est plus opportune dans l’évaluation de ce type de question[97]. Comme la spécialisation d’un organisme ou d’un tribunal administratif n’est plus un élément dont une cour de révision doit tenir compte dans la recherche de la norme de contrôle applicable, il s’ensuit qu’il n’est plus nécessaire de la considérer lorsqu’il importe de savoir si ce type de questions se trouve mobilisé dans un contexte donné[98]. Pour les juges majoritaires, la norme de la décision correcte doit s’appliquer à cette catégorie de questions puisqu’elles sont « susceptibles d’avoir des répercussions juridiques significatives sur le système de justice dans son ensemble ou sur d’autres institutions gouvernementales[99] ». Il serait donc préférable, pour des raisons de prévisibilité et de sécurité juridique, de traiter les questions générales de droit de manière « uniforme et cohérente[100] ».

La reformulation de la catégorie des questions générales de droit — et son élargissement par la majorité — a des impacts importants dans le contexte de la Charte québécoise. Lorsqu’ils en viennent à donner des exemples, les juges majoritaires soulèvent d’ailleurs l’affaire Saguenay. À leurs yeux, « la portée de l’obligation de neutralité religieuse de l’État[101] » entre directement dans cette catégorie de questions de droit qui doit être évaluée en fonction de la norme de la décision correcte.

L’arrêt Vavilov envoie donc un signal important selon lequel la déférence à l’égard du Tribunal portant sur l’analyse qu’il fait des questions de droit devient un élément de la jurisprudence antérieure. Un tel traitement des jugements finaux du Tribunal restreint sa capacité à imposer un raisonnement propre au domaine des droits et libertés de la personne, compatible et respectueux de la structure particulière de la Charte québécoise par rapport aux autres lois sur les droits de la personne au pays. À titre d’exemple, dans l’arrêt Saguenay, le plaignant s’estimait victime de discrimination fondée sur la religion — dans son cas, l’absence de religion — dans la reconnaissance ou l’exercice de la liberté de religion — soit celle de n’en avoir aucune. Dans son analyse, la majorité compartimente la mesure discriminatoire, l’atteinte à la liberté de religion et l’obligation de neutralité religieuse de l’État, en les évaluant selon différentes normes de contrôle[102]. Selon une approche propre à la catégorisation de la nature de la question, nous pouvons affirmer que les deux premières se qualifient à titre de questions mixtes de droit et de fait — la détermination du Tribunal dépend de son appréciation de la preuve — alors que la dernière se caractérise comme une question de droit. Or, ces trois composantes forment le droit que protège l’article 10 de la Charte québécoise, soit la protection de la discrimination dans l’exercice des autres droits et libertés protégés. Elles sont d’ailleurs inexorablement liées à la conclusion du Tribunal que la récitation d’une prière par un conseil municipal constitue une mesure discriminatoire. Comment justifier, sur le plan conceptuel, que le raisonnement du Tribunal soit soumis à un traitement différent lorsqu’il statue sur la discrimination et lorsqu’il se prononce sur l’exercice du droit à l’occasion duquel la discrimination se manifeste ? Pourtant, comme conséquence du cadre d’analyse de l’arrêt Vavilov, ce type d’analyse menée par la majorité dans l’arrêt Saguenay — la segmentation des jugements finaux du Tribunal selon le type de question posée — risque de devenir l’attitude par défaut de la Cour d’appel, ce qui affaiblit le rôle du Tribunal. Nous évaluerons plus en détail cette hypothèse dans la prochaine section.

2.2 L’approche formelle de la catégorisation de la nature des questions en litige : affaiblir la compétence du Tribunal des droits de la personne

L’arrêt Vavilov — et incidemment l’arrêt Housen — entraîne, dans le contexte des droits d’appel, que le tribunal saisi de l’affaire classifie la question ou les questions en litige selon une approche binaire : soit il s’agit d’une question de droit, et la norme de la décision correcte s’applique ; soit il s’agit d’une question mixte de droit et de fait ou une question de fait, et il faut alors choisir et employer la norme de l’erreur manifeste et déterminante.

Paul Daly avance l’hypothèse que le choix de la norme d’intervention en appel — décision correcte ou erreur manifeste et déterminante — dépendra de la reconnaissance, par le tribunal d’appel, de l’expertise de l’organisme ou du tribunal administratif sur le plan du droit et des faits[103]. De plus, dans le contexte du Tribunal, même si la Cour d’appel catégorise l’enjeu comme une « question pure de droit » à l’égard de laquelle la norme de la décision correcte s’applique, elle pourrait accorder du poids au raisonnement du Tribunal, sans nécessairement procéder à sa propre analyse juridique de l’enjeu. De cette manière, la déférence par rapport à l’interprétation, par le Tribunal, des dispositions de la Charte québécoise, ne serait pas complètement perdue.

Cette hypothèse se révèle non concluante puisque, sur le plan du droit, la reconnaissance de l’expertise des tribunaux des droits de la personne soulève la controverse dans la jurisprudence. Traditionnellement, l’absence de déférence à l’égard de l’Administration publique en matière de droits et libertés se justifie par le fait que les décideurs administratifs ne peuvent prétendre posséder une expertise unique ou exclusive en matière de droits fondamentaux par rapport aux juges des cours supérieures. À titre d’exemple, dans l’arrêt Douglas/Kwantlen Faculty Assn c. Douglas College[104], le juge La Forest mentionne, au nom de la majorité de la Cour suprême, que la compétence spécialisée ne porte pas sur l’interprétation des dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés[105]. La Cour suprême confirme par ailleurs cette assertion dans l’arrêt Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin[106]. En ce qui concerne les tribunaux des droits de la personne, le juge La Forest, dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Mossop[107], souligne que ce type de tribunaux ne peut revendiquer une expertise particulière, par rapport aux juges, dans le domaine des droits et libertés[108]. Dans d’autres circonstances, le manque d’expertise par comparaison avec celle des cours de justice sur un enjeu précis justifie que la cour de révision segmente son analyse. L’arrêt Saguenay s’appuie sur un tel raisonnement. Toutefois, dans cette affaire, le juge Gascon offre peu d’explications convaincantes qui motivent que la question portant sur l’obligation de neutralité religieuse soit soumise à la norme de la décision correcte. Cette question de droit entre directement à l’intérieur de la compétence spécialisée du Tribunal alors qu’il interprète sa loi constitutive, d’autant que l’obligation de neutralité religieuse de l’État constitue une conséquence du droit à l’égalité dans l’exercice de la liberté de religion ou d’une incorporation d’un aspect égalitaire de la liberté de religion[109].

Quoi qu’il en soit, nous estimons plus conforme à ce courant jurisprudentiel dominant — aucune déférence dans le contexte des questions générales de droit portant sur les droits et libertés de la personne — que l’approche retenue par la Cour d’appel dans la jurisprudence post-Vavilov consistera à segmenter les jugements finaux du Tribunal. L’appel devient une chasse au trésor, ou plutôt aux « erreurs », ainsi qu’une microgestion des questions de droit, en omettant de tenir compte de l’expertise avérée du Tribunal en ce qui concerne l’interprétation des dispositions de la Charte québécoise. L’affaire Aluminerie de Bécancour inc. c. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Beaudry et autres)[110] donne des indications en ce sens.

Cet arrêt met en cause l’Aluminerie de Bécancour (ABI) qui exploite une usine spécialisée dans la production et la transformation d’aluminium ainsi qu’une fonderie de métal. Lors de la période estivale et pendant celle du temps des fêtes, elle embauche des étudiantes et des étudiants afin de remplacer les personnes en vacances.

Les salariés d’ABI se divisent en trois catégories de travailleurs syndiqués (employés réguliers, occasionnels et étudiants), lesquelles sont régies par des conventions collectives distinctes. À partir de janvier 1995, l’ABI décide de réduire le salaire des salariés étudiants, alors qu’avant cette date elle leur accordait le même traitement salarial qu’aux autres employés.

Le syndicat qui représente les étudiantes et les étudiants employés par l’ABI prétend que ces personnes forment la catégorie de salariés les moins bien rémunérés. À son avis, cet écart salarial s’explique difficilement compte tenu du fait que leurs tâches sont identiques à celles des autres employés. Il dépose une plainte de discrimination à la CDPDJ qui conclut que les salariés étudiants sont désavantagés par rapport aux autres employés sur la base de leur âge et de leur condition sociale, ce qui compromet ainsi leur droit à un salaire égal pour un travail équivalent. Dans un jugement mûrement détaillé de 97 pages, le Tribunal donne raison à la CDPDJ[111].

La Cour d’appel scinde son analyse en se posant six questions. Chacune comporte la formulation « a-t-il erré » à propos du Tribunal. En voici quelques exemples :

Le Tribunal a-t-il erré en concluant que le statut d’étudiant constitue une condition sociale ? a-t-il erré en concluant à l’existence d’une distinction fondée sur l’âge ? a-t-il erré dans l’interprétation et l’application de la notion de travail équivalent prévue à l’article 19 de la Charte québécoise ? a-t-il erré dans l’interprétation et l’application de la notion de durée de service prévue à l’article 19 de la Charte québécoise[112] ?

Cette formulation indique qu’il existe une « bonne » réponse que la Cour d’appel est mieux à même d’identifier que le Tribunal. Elle témoigne surtout de l’effet de l’arrêt Vavilov sur la manière dont la Cour d’appel s’apprête à exercer sa compétence. Seule la mise en évidence d’une erreur de droit ou d’une erreur manifeste et déterminante « dans l’appréciation de la preuve[113] » lui permet d’intervenir[114]. En conséquence, comme les deux premières questions constituent des questions de droit, la Cour est autorisée à entreprendre sa propre analyse sans tenir compte de celle qui a été effectuée par le Tribunal[115]. En particulier, lorsqu’elle évalue la première question, la Cour d’appel rappelle les principes dégagés par la jurisprudence, soit la sienne, de même que celle du Tribunal ou d’autres tribunaux administratifs[116]. Probablement soucieuse de son auditoire, c’est-à-dire l’ensemble de la communauté juridique, la Cour offre aussi des « observations préliminaires » concernant les conditions pour établir une preuve de discrimination à première vue selon l’article 10[117], en plus d’approfondir les éléments constitutifs du fardeau de la preuve requis pour démontrer une distinction discriminatoire[118].

S’estimant par la suite d’accord avec le raisonnement adopté par le Tribunal, dont elle cite des extraits[119], la Cour d’appel n’y décèle aucune « erreur » viciant la décision[120]. Quant à la troisième et à la quatrième question, comme il s’agit de questions mixtes de droit et de fait, les juges appliquent rigoureusement le critère de l’erreur manifeste et déterminante. Dans les circonstances, la Cour d’appel constate que l’analyse du Tribunal se base essentiellement sur les faits qui lui ont été présentés[121] et qu’elle s’avère « tout aussi soignée qu’imparable[122] ».

À la lumière de cet arrêt, trois commentaires méritent d’être faits. Premièrement, malgré l’application des normes relatives à l’appel depuis l’arrêt Vavilov, la segmentation des jugements du Tribunal se produit de la même manière que l’avait suggéré le jugement majoritaire dans l’arrêt Saguenay. Il convient alors de classifier les questions en litige selon leur nature. Cette approche confirme que les jugements finaux du Tribunal s’évaluent selon des normes d’intervention différentes[123]. Deuxièmement, nous constatons que la Cour d’appel accorde du poids au raisonnement du Tribunal. Cependant, cet exercice s’avère plus aisé lorsque les juges sont d’accord avec ses conclusions. Ainsi, l’affaire ABI ne peut être le reflet d’une attitude empreinte de déférence à l’égard du Tribunal[124]. Troisièmement, certains pourraient avancer que, même si la Cour d’appel avait évalué le raisonnement du Tribunal selon la norme de la décision raisonnable, le résultat aurait été le même. Ce type de raisonnement occulte le fait que la déférence constitue une attitude de la cour de révision par rapport au tribunal spécialisé de première instance qui prend racine dans les motifs que ce dernier avance à l’appui d’une décision. Le rôle d’une cour de révision ne consiste pas à évaluer son accord ou son désaccord avec la décision rendue. Elle vise plutôt à démontrer en quoi l’analyse proposée ne se justifie pas compte tenu du contexte juridique et factuel. Pour un tribunal qui siège en révision judiciaire, l’application du critère de la raisonnabilité nécessite donc de reconnaître l’apport spécialisé de l’organisme ou du tribunal administratif en examinant son jugement comme un tout[125].

En somme, en vue d’établir les fondements d’une relation qui respecte les rôles institutionnels des cours supérieures et du Tribunal, il existe au moins deux possibilités. La première privilégie une approche au cas par cas qui dépend de la manière dont un plaideur et la Cour d’appel qualifient les enjeux portés à sa connaissance — la méthode retenue par l’arrêt Vavilov. La seconde, plus prometteuse, consiste à appliquer la même norme d’intervention — le critère de la raisonnabilité — à tous les jugements finaux du Tribunal. Selon nous, cette option est celle qui se justifie le mieux, compte tenu de la spécificité du Tribunal.

3 Un regard vers l’avenir : remettre en question le droit d’appel sur permission

La méthode retenue par les juges majoritaires dans l’arrêt Vavilov, plus précisément l’assujettissement du Tribunal aux normes d’intervention en matière d’appel selon les principes de l’arrêt Housen, a pour effet de considérer le Tribunal comme un tribunal judiciaire de première instance, alors qu’il est tout autre.

Dans cette section, nous examinerons les raisons qui fondent la spécificité du Tribunal (3.1). Partant de cette analyse et de celle qui a été menée par la majorité dans l’arrêt Vavilov pour établir la norme de contrôle, nous soutenons que l’Assemblée nationale devrait abroger le droit d’appel sur permission prévu à l’article 132 de la Charte québécoise pour y inclure de manière expresse la norme de contrôle applicable au jugement du Tribunal, soit la norme de la décision raisonnable.

Ce type d’intervention législative ne constituerait pas une nouveauté puisque l’Ontario a choisi d’adopter une telle approche. De plus, bien que l’application du critère de la raisonnabilité à l’égard de l’ensemble des décisions prises par le Tribunal puisse entraîner la crainte, au sein d’une catégorie de juristes, d’une perte de contrôle des cours de justice sur les matières relevant des droits et libertés pour des raisons liées à la primauté du droit, nous argumentons que ces inquiétudes peuvent être écartées en nous basant, entre autres, sur le raisonnement des juges majoritaires dans l’arrêt Vavilov (3.2).

3.1 La spécificité du Tribunal des droits de la personne du Québec

Nous développerons ici deux idées principales : la première repose sur les avantages et l’importance d’un tribunal spécialisé en matière de droits et libertés ; la seconde porte sur le rôle des assesseurs.

Premièrement, plusieurs auteurs se sont prononcés sur les avantages et l’importance d’avoir un tribunal spécialisé en matière de droits de la personne. Michel Coutu évoque l’impulsion qu’a donnée le Tribunal à la conception d’un corpus jurisprudentiel en matière d’égalité, décisions dont s’inspirent les tribunaux judiciaires et les tribunaux administratifs[126]. S’appuyant sur l’objectif de l’implantation d’un tribunal spécialisé en matière de droits et libertés, en l’occurrence d’avoir des décideurs « plus sensibilisés aux questions de discrimination et d’exploitation[127] », il écrit :

À l’évidence, le Tribunal […] a pleinement répondu aux attentes du législateur en élaborant un corpus jurisprudentiel impressionnant, en situant adéquatement le texte dans son contexte d’énonciation, notamment par référence aux principes du droit international, et en livrant une interprétation non seulement largement cohérente mais aussi éminemment créatrice de la Charte [québécoise] – un élément essentiel à l’épanouissement des droits et libertés de la personne[128].

Pour sa part, Diane Demers souligne que les tribunaux spécialisés dans le domaine des relations de travail et les tribunaux de droit commun ne constituent pas un forum approprié pour traiter de certains problèmes discriminatoires puisqu’ils s’écartent d’un raisonnement propre aux droits et libertés. À titre d’exemple, dans le contexte des arbitrages de griefs, elle observe que les tests de qualification à l’emploi appliqués par un employeur sont rarement remis en doute par les arbitres en raison du fait qu’ils s’estiment moins bien placés que l’employeur pour les évaluer, « faute de connaître l’entièreté de l’emploi et de sa place dans l’entreprise ou encore de l’organisation du milieu de travail[129] ». Les arbitres se trouvent donc à utiliser un raisonnement particulier provenant du milieu du travail parce qu’ils ou elles considèrent « qu’il ne relève pas de leur compétence de choisir le salarié à la place de l’employeur[130] ». Sont ainsi occultés les problèmes discriminatoires systémiques que peut engendrer l’imposition de tests de qualification par un employeur.

Stéphane Bernatchez fait état de l’approche civiliste retenue par les tribunaux de droit commun dans le traitement des questions relatives aux droits et libertés. Il souligne les risques qu’une telle démarche suppose, notamment celui de l’assujettissement de la Charte québécoise au droit civil, ce qui doit plutôt être l’inverse compte tenu de l’article 52 de cette charte[131].

Quant à Lucie Lamarche, elle critique la tendance individualiste de la Cour d’appel en matière réparatrice. Alors que l’effet combiné des articles 49 et 80 permet de rectifier, sur le plan systémique, des comportements discriminatoires, la jurisprudence de la Cour d’appel restreint la capacité du Tribunal à imposer des ordonnances généralisées afin de corriger des problématiques structurelles ou institutionnelles en le confinant à ne rendre que des ordonnances produisant des effets bénéfiques pour la victime[132]. À son avis, il ne faut pas perdre de vue que le Tribunal est un « disséminateur privilégié d’un raisonnement juridique nécessaire à une compréhension inclusive de la norme d’égalité[133] ». Au lieu de limiter sa compétence d’agir pour apporter des solutions novatrices en matière d’égalité, il faudrait plutôt reconnaître et respecter la place privilégiée qu’il détient sur le plan de l’interprétation de la Charte québécoise.

Ces auteurs admettent donc que le Tribunal occupe une place de premier plan dans l’élaboration et la consolidation d’une jurisprudence fondée sur un raisonnement en matière des droits de la personne. Par ailleurs, la Charte québécoise prévoit la nomination, à titre de juge du Tribunal, des personnes qui siègent à la Cour du Québec et qui possèdent « une expérience, une expertise, une sensibilisation et un intérêt marqués en matière des droits et libertés de la personne[134] ». À partir de leur nomination, ces juges développeront une expertise particulière, en plus de participer à des formations et à des réunions mensuelles[135] concernant le fonctionnement de la Charte québécoise, de sa norme d’égalité ainsi que de la jurisprudence et de la littérature qui s’y rapportent.

Cette expertise ne se rattache pas qu’aux questions de fait et à l’application du droit aux faits, elle vise également le développement du droit en matière d’égalité. Il s’agit de la raison d’être du Tribunal. Le Tribunal est une institution singulière — par rapport aux tribunaux de droit commun de première instance — mise sur pied dans le but, certes, d’appliquer des règles de droit à des cas spécifiques, mais l’Assemblée nationale lui a aussi délégué le mandat de créer — à travers le prisme de son expertise — les jalons qui serviront de base à l’application de la norme d’égalité pour répondre aux défis que représentent la discrimination, y compris la discrimination systémique et le profilage discriminatoire, et ses effets pervers sur les personnes et sur les groupes marginalisés. Le Tribunal est le mieux placé pour s’acquitter de ces fonctions contrairement aux juges généralistes qui entendent une multitude d’affaires provenant de domaines diversifiés.

Deuxièmement, la Charte québécoise prévoit que des assesseurs fassent partie du Tribunal, ce qui lui confère une caractéristique particulière par rapport aux tribunaux de droit commun. Le législateur exige d’ailleurs la présence de deux assesseurs — qui peuvent être des juristes ou non — au moment de l’instruction d’une affaire par le Tribunal, comme le mentionne l’alinéa premier de l’article 104 :

104. Le Tribunal siège, pour l’instruction d’une demande, par divisions constituées chacune de 3 membres, soit le juge qui la préside et les 2 assesseurs qui l’assistent, désignés par le président. Celui qui préside la division décide seul de la demande.

Bien que cet article prévoie que seule la personne qui préside la division — en l’occurrence le ou la juge du Tribunal — décide de la demande, il ne faut pas sous-estimer l’apport des assesseurs aux travaux et à la fonction décisionnelle du Tribunal.

Tout comme les autres membres du Tribunal, en particulier ses juges[136], les critères de nomination des assesseurs prévoient que la personne désireuse d’exercer cette fonction doit notamment démontrer au comité de sélection « son expérience, son expertise, sa sensibilisation et son intérêt marqués en matière des droits et libertés de la personne[137] ». Les autres facteurs dont tient compte le comité de sélection à l’étape de l’évaluation des candidatures s’apparentent aussi aux aptitudes requises à la nomination des juges choisis par le gouvernement du Québec[138]. En outre, des normes de conduite élevées caractérisent les devoirs déontologiques des assesseurs, au même titre que celles qui gouvernent les juges. L’intégrité, l’impartialité, l’indépendance et la discrétion constituent les valeurs qui encadrent leur rôle[139].

Quant à la contribution des assesseurs aux travaux du Tribunal, elle s’avère importante. Premièrement, la Charte québécoise exige la présence de deux assesseurs à l’occasion de l’instruction d’une affaire[140]. Bien que l’issue d’un dossier ne repose pas sur leur décision, la collégialité s’impose. Selon Luc Huppé, le ou la juge qui préside les séances doit s’informer de l’opinion des assesseurs durant le processus décisionnel :

Au cours des diverses phases du dossier, et plus particulièrement après l’audition, le juge doit d’une façon ou d’une autre s’enquérir du point de vue des assesseurs à propos de la décision qu’il doit prendre. Bien que son idée puisse déjà être arrêtée, il ne peut se dispenser d’entendre l’opinion que les assesseurs se sont eux-mêmes formée à propos du dossier, leurs suggestions et leurs mises en garde, ainsi que toutes autres considérations pertinentes qu’ils font valoir[141].

Le juge du Tribunal bénéficie ainsi du point de vue éclairé et varié de ces personnes, ce qui permet d’aborder un dossier selon différentes perspectives. Les assesseurs possèdent une expertise en matière de droits et libertés de même qu’une expérience personnelle et professionnelle qui enrichissent l’opinion du Tribunal. Voilà un mode singulier de soutien à l’exercice d’une fonction judiciaire[142].

L’expertise avérée du Tribunal et la participation des assesseurs renforcent sa compétence institutionnelle par rapport aux autres organismes judiciaires et administratifs. Le Tribunal détient des caractéristiques propres qui le distinguent. Or, en soumettant ses jugements finaux à un contrôle étendu en appel, sur le plan du droit, la spécificité que lui accorde l’Assemblée nationale perd de son acuité. Il nous semble que garantir l’expertise du Tribunal pour traiter des questions de discrimination, en plus de l’exigence liée à l’apport des assesseurs, paraît incohérent avec une méthode dont l’objectif est de réviser la justesse des questions de droit. La logique commande au contraire que les cours supérieures respectent l’expertise du Tribunal — de ses membres et sur le plan institutionnel. L’une des manières d’y parvenir consiste à réviser les jugements finaux en appliquant la norme de la décision raisonnable, dont les fondements reposent sur la « retenue au sens de respect[143] ».

Pour justifier cette approche, il nous faut, d’une part, préciser que ce qui militait en faveur de l’inclusion d’un droit d’appel sur permission à l’époque de l’institution du Tribunal en 1990 s’explique moins de nos jours compte tenu de l’évolution de la common law relative à la révision judiciaire. D’autre part, nous estimons nécessaire de démontrer que la déférence à l’égard des jugements finaux du Tribunal pose peu de menaces sur le plan de la protection qu’offre la primauté du droit.

3.2 Le critère de la raisonnabilité dans le domaine de la Charte des droits et libertés de la personne

Lors des travaux en commission parlementaire portant sur le projet de loi instituant le Tribunal en 1989, peu d’éléments ont été soulevés relativement à l’inclusion d’un droit d’appel sur permission au sein des dispositions de la Charte québécoise. Des intervenants ont toutefois contesté la pertinence de prévoir un droit d’appel et une clause privative[144]. À cet égard, le ministre de la Justice de l’époque, Gil Rémillard, mentionnait qu’il s’agissait d’« une politique du Comité de la législation[145] » que de prévoir une clause privative. Il ajoutait que, de toute manière, le projet de loi incluait un droit d’appel directement à la Cour d’appel d’une décision rendue par le Tribunal[146].

Notre hypothèse en vue d’expliquer la politique législative ayant guidé le choix du gouvernement du Québec est la suivante. D’un côté, la clause privative visait à protéger l’exercice de la compétence spécialisée du Tribunal en limitant le recours, par les plaideurs, au pouvoir de surveillance et de contrôle de la Cour supérieure, plus précisément par le bref d’évocation. De l’autre côté, la présence du droit d’appel devait permettre d’éviter d’éventuelles contestations constitutionnelles sur la base de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867[147], en rapport avec l’attribution d’une compétence au Tribunal en matière de discrimination, en autorisant la Cour d’appel à examiner, sur permission de l’un ou de l’une de ses juges, les jugements finaux du Tribunal.

Notre hypothèse s’agence donc avec la politique générale des assemblées législatives des provinces canadiennes, qui, dès les années 70, ont commencé à insérer des clauses privatives dans les lois constitutives des organismes et des tribunaux administratifs afin de limiter l’interventionnisme des cours de révision. Cependant, puisque les principes relatifs à la révision judiciaire ont évolué depuis les années 70, en particulier après l’arrêt Vavilov, les législatures doivent repenser leurs pratiques si elles désirent protéger l’exercice de la compétence des tribunaux spécialisés de l’interventionnisme des cours de justice. À la suite de l’arrêt Vavilov, comme la Cour suprême rend désuet le recours aux clauses privatives[148], les assemblées législatives ont tout intérêt à intervenir en mentionnant expressément dans la loi constitutive d’un organisme ou d’un tribunal spécialisés la norme de contrôle applicable, c’est-à-dire celle du caractère raisonnable.

Dès 2006, lors de la réforme du Code des droits de la personne[149], l’Ontario a retenu une telle approche comme celle qui permet le mieux de garantir le respect de l’exercice des fonctions spécialisées du Tribunal ontarien des droits de la personne[150]. En prévoyant explicitement que la Cour supérieure ne peut intervenir que si la décision est « manifestement déraisonnable[151] », le législateur désirait établir un test élevé. Ce choix législatif soulève cependant des critiques lors de l’évaluation du projet de réforme par le comité permanent de la justice en novembre 2006. À titre d’exemple, une représentante de la League for Human Rights of B’nai Brith Canada soulignait :

Bill 107 dramatically reduces the extent to which the courts can hold the tribunal accountable. It strips away the current right to appeal to the courts from decisions of the tribunal. Dissatisfied parties at a tribunal hearing will only be able to apply for a review if they demonstrate that the tribunal decision was patently unreasonable, a far higher threshold than on appeal[152].

Deux idées sous-tendent cette critique. La première repose sur la réduction de la responsabilité de rendre des comptes qui découlerait de l’application de la norme de la décision manifestement déraisonnable. Comme le degré de déférence à l’égard du Tribunal ontarien des droits de la personne augmente considérablement, la Cour supérieure ne peut scruter de manière aussi approfondie la décision rendue pour déceler les aspects qui pourraient être problématiques sur le plan du droit[153].

Dans le cas du Tribunal, nous pouvons écarter cette crainte par l’emploi de la norme de la décision raisonnable. Dans le domaine judiciaire et administratif[154], l’imputabilité se manifeste par la motivation des décisions[155]. Puisque l’évaluation de la raisonnabilité repose sur la justification avancée par le décideur au soutien d’une décision[156], le recours à cette norme de contrôle encourage les décideurs à justifier minutieusement leur raisonnement s’ils souhaitent acquérir et conserver la confiance de la cour de révision à l’égard de leur décision.

La seconde idée s’appuie sur l’accès à la justice ou, plus précisément, l’accès aux cours supérieures. Or, cet accès n’équivaut pas à un accès direct aux tribunaux supérieurs par l’entremise d’un droit d’appel, qu’il soit de plein droit ou sur permission. L’accès à la justice se matérialise plutôt par des procédures de première ligne efficaces conduites par des décideurs sensibilisés et réceptifs à la réalité de certains milieux. Un nombre élevé d’appels ou l’accès à un appel chaque fois qu’une personne s’estime mécontente d’un jugement — souvent parce que cette partie possède les moyens financiers d’une telle démarche — affaiblissent la capacité des tribunaux des droits de la personne à imposer leurs décisions et leurs ordonnances avant que le tribunal d’appel se prononce, ce qui constitue un problème considérable pour exiger des mesures rapides et efficaces en vue de contrer la discrimination.

Par ailleurs, la norme de la décision raisonnable préserve l’accès aux tribunaux supérieurs pour les personnes qui croient qu’une décision doit être revue, tout en respectant la compétence spécialisée du Tribunal, puisque la cour de révision doit alors prendre au sérieux le raisonnement et les conclusions du décideur en faisant preuve de déférence. Comme les juges majoritaires le reconnaissent dans l’arrêt Vavilov, le critère de la raisonnabilité exige un « contrôle rigoureux[157] » qui n’est ni « une “simple formalité” ni [un] moyen visant à soustraire les décideurs administratifs à leur obligation de rendre des comptes[158] ».

Compte tenu des passages qui précèdent, nous croyons que l’obstacle juridique le plus important à l’égard de notre thèse repose sur une conception du principe de la primauté du droit sur laquelle s’appuient les juges majoritaires dans l’arrêt Vavilov. En effet, la majorité tente de convaincre la communauté juridique que, pour des raisons de cohérence, de certitude, de prévisibilité et d’uniformité juridique, la primauté du droit exige l’emploi de la norme de la décision correcte.

Certaines questions de droit méritent donc, selon les juges majoritaires, d’être évaluées, en révision judiciaire, selon la justesse du raisonnement du décideur de première ligne. Bien que la cour de révision puisse tenir compte de la justification avancée par l’organisme ou le tribunal administratif au soutien de ses conclusions, elle est, en fin de compte, « habilitée à tirer ses propres conclusions sur la question en litige[159] ». La réponse à une question d’interprétation doit alors coïncider avec celle de la ou du juge, sous peine d’être déclarée incorrecte en droit.

Depuis l’arrêt Vavilov, il existe des indications provenant de la jurisprudence canadienne selon lesquelles les questions relatives aux droits et libertés de la personne nécessitent l’application de la norme de la décision correcte. Par exemple, dans l’arrêt United Nurses of Alberta v. Alberta Health Services[160], la Cour d’appel de l’Alberta estime que le cadre d’analyse relatif à la démonstration d’une discrimination à première vue doit être décidé de manière définitive par les tribunaux judiciaires[161] :

The interpretation of the same human rights protections in collective agreements and in human rights legislation must be consistent, as these provisions provide some of the most important protections in our society. Labour arbitration boards, human rights tribunals, and superior courts on review are regularly called upon to consider discrimination cases and to interpret similar or identical human rights protections in keeping with human rights legislation, which has quasi-constitutional status in Canada[162].

La protection qu’offre la primauté du droit s’en trouve diminuée si les cours de justice, les juges d’un tribunal des droits de la personne, les arbitres de griefs ou encore les commissions des relations de travail appliquent de manière différente la même garantie anti-discrimination. La catégorie des questions générales de droit permet ainsi, comme le mentionnent les juges majoritaires dans l’arrêt Vavilov, de « déroger à la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable dans les cas où le respect de la primauté du droit exige une réponse unique, décisive et définitive à la question dont [une cour de révision] est saisie[163] ».

Plus particulièrement, au Québec, la Cour d’appel et la Cour supérieure précisent que des questions d’interprétation relative à la Charte québécoise se situent à l’intérieur de la catégorie des questions générales de droit. À titre d’illustration, dans l’arrêt Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 1108 c. CHU de Québec – Université Laval[164], la juge Thibault qualifie « la portée de l’obligation d’accommodement raisonnable[165] » comme une question d’importance pour le système juridique dans son ensemble. Dans l’affaire Syndicat des employés municipaux de la Ville de La Tuque (CSD) c. St-Arnaud[166], le juge Alain Bolduc affirme que l’interprétation, par une arbitre de griefs, de la notion d’état civil incluse comme motif de discrimination prohibé à l’article 10 de la Charte québécoise entre dans la catégorie des questions générales de droit nécessitant de sa part l’application de la norme de la décision correcte[167]. Dans ce cas, la question consistait à savoir si un congé parental se rattachait à l’état civil d’une personne. Il importe cependant de mentionner que les juges reconnaissent que toutes les questions relatives à la Charte québécoise n’entraînent pas l’application de la norme de la décision correcte. Lorsque la question en litige se dissocie difficilement du contexte factuel, les cours de révision recourent à la norme de la décision raisonnable[168].

Toutefois, comme les cours de justice ont toujours tendance à vouloir conserver leur emprise sur les « questions pures de droit », il faut se demander si, même lorsque le législateur spécifiera dans une disposition législative la norme de contrôle du caractère raisonnable, les juges auront une propension à en faire fi pour des raisons liées à la primauté du droit. Plusieurs juristes ont sans doute remarqué le passage suivant du jugement majoritaire dans l’arrêt Vavilov : « Nous sommes […] d’avis que, dans les cas où le législateur énonce la norme de contrôle applicable, les cours de justice sont tenues au respect de celle-ci, dans les limites qu’impose la primauté du droit[169]. »

Les cours de révision pourraient donc réserver à une telle disposition le même sort qu’elles ont destiné aux clauses privatives. Quoique ces dernières représentent l’intention du législateur de réduire l’interventionnisme des cours de justice dans l’exercice des fonctions qu’il décide d’attribuer à un organisme ou à un tribunal administratif pour des raisons, notamment, d’efficacité ou d’expertise, les cours de révision ont constamment interprété ce type de clause restrictivement[170].

Historiquement, dans la mise en oeuvre des principes de la révision judiciaire, les juges cherchent continuellement un équilibre entre la préservation et le maintien de la primauté du droit — en conservant leur emprise sur certaines questions de droit — et la reconnaissance de la légitimité des organismes et des tribunaux administratifs dans l’interprétation des lois[171]. Le jugement majoritaire dans l’arrêt Vavilov se conçoit de cette manière. La majorité reconnaît la légitimité du législateur d’avoir délégué des pouvoirs décisionnels à un organisme ou à un tribunal administratif en faisant preuve de déférence à l’égard des décisions qu’ils prennent, sur le plan tant du droit que des faits. En même temps, les juges majoritaires estiment que les cours de révision conservent le pouvoir d’interprétation final sur des catégories de questions de droit parce que la primauté du droit l’exige.

Ainsi, pour critiquer le raisonnement de la majorité dans l’arrêt Vavilov sur la certitude, l’uniformité, la prévisibilité et la cohérence comme exigence de la primauté du droit — nécessitant l’application de la norme de la décision correcte —, il faut l’appréhender sous un autre angle.

S’il est vrai que la Cour suprême soutient dans sa jurisprudence le principe de la retenue au sens de respect[172], il est tout aussi réaliste d’y voir plus qu’un simple slogan. Comme les juges majoritaires l’expriment dans l’arrêt Vavilov, l’évaluation de la raisonnabilité d’une décision se rattache autant aux conclusions auxquelles parvient le décideur qu’aux raisonnements qui supportent celles-ci[173]. À cet égard, les juges majoritaires écrivent :

L’attention accordée aux motifs formulés par le décideur est une manifestation de l’attitude de respect dont font preuve les cours de justice envers le processus décisionnel. [I]l ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux-ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique. Si certains résultats peuvent se détacher du contexte juridique et factuel au point de ne jamais s’appuyer sur un raisonnement intelligible et rationnel, un résultat par ailleurs raisonnable ne saurait être non plus tenu pour valide s’il repose sur un fondement erroné[174].

Au moyen d’un raisonnement étoffé, mûrement réfléchi, le décideur démontre à la cour de révision sa connaissance des enjeux juridiques et factuels de même que les moyens qu’il a pris pour résoudre les questions soulevées devant lui. C’est de cette manière qu’il arrive à gagner la confiance du juge qui siège en révision[175].

Le principe de la retenue au sens de respect est aussi à la base d’une certaine théorie de la primauté du droit[176]. Ce modèle de déférence reconnaît la légitimité des organismes et des tribunaux administratifs dans le domaine de l’interprétation des lois, tout en préservant le rôle constitutionnel des cours de justice[177]. Le maintien de la primauté du droit consiste en un projet collectif que partagent les cours de justice, l’Administration publique et les tribunaux spécialisés. Autant les juges que les organismes et les tribunaux administratifs sont contraints d’éviter l’arbitraire décisionnel.

Ainsi, la certitude, la cohérence, la prévisibilité et l’uniformité du droit ne se conçoivent pas nécessairement en supposant qu’uniquement les cours de justice sont aptes à assurer une viabilité à ces caractéristiques de la primauté du droit, comme le suggèrent les juges majoritaires dans l’arrêt Vavilov. Les organismes et les tribunaux spécialisés partagent aussi cette responsabilité. D’ailleurs, les juges majoritaires le reconnaissent eux-mêmes dans leurs motifs.

Dans leurs représentations, les amici curiae proposent à la Cour suprême d’admettre une nouvelle catégorie de questions de droit menant à l’application de la norme de la décision correcte : « les questions de droit qui sèment constamment la discorde ou la dissension interne au sein d’un organisme administratif et qui mènent à l’incohérence du droit[178] ». Les juges majoritaires soulignent que les organismes et les tribunaux administratifs disposent de nombreux outils pour éviter l’incohérence décisionnelle :

La consultation des motifs antérieurs et de leurs résumés permet aux multiples décideurs au sein d’une même organisation (tels les membres d’un tribunal administratif) d’apprendre les uns des autres et de contribuer à l’édification d’une culture décisionnelle harmonisée. Les institutions se fient elles aussi régulièrement à des normes, à des directives stratégiques, ainsi qu’à des avis juridiques internes pour favoriser une plus grande uniformité et pour orienter le travail des décideurs de première ligne. La Cour a également conclu que les réunions plénières des membres d’un tribunal peuvent constituer un moyen efficace de « favoriser la cohérence » et d’« éviter [les] solutions incompatibles »[179].

De plus, si un décideur considère qu’il s’avère approprié de s’écarter d’une décision antérieure, il a tout intérêt à justifier les raisons qui le poussent dans cette voie[180].

Non seulement les juges majoritaires admettent que l’Administration publique et ses tribunaux spécialisés possèdent les outils pour tendre à des décisions plus uniformes et cohérentes, ils reconnaissent aussi que la norme du caractère raisonnable permet de s’assurer que les principes de la primauté du droit sont préservés :

« [L]e cadre d’application plus rigoureux de la norme de la décision raisonnable, […] qui tient compte de la valeur que représente la cohérence et du risque d’arbitraire, permet, de concert avec les processus administratifs internes qui favorisent l’uniformité et avec le contrôle que peut exercer le législateur, de se prémunir face aux menaces à la primauté du droit[181] ».

L’argument vise toutes les questions de droit auxquelles la majorité prétend que la norme de contrôle de la décision correcte s’applique. Les organismes et les tribunaux administratifs — tout comme les tribunaux judiciaires — possèdent les moyens d’atteindre, au meilleur de leur connaissance, une certaine uniformité et une cohérence décisionnelle afin d’éviter l’arbitraire. Les raisons qu’avancent les juges majoritaires au soutien des catégories de questions de droit qui nécessitent l’application de la norme de la décision semblent ainsi plutôt précaires.

De plus, lorsque les juges majoritaires se prononcent sur les raisons qui justifient de faire l’impasse sur la catégorie des « questions de compétence », ils soutiennent :

Le contrôle judiciaire selon [la norme de la décision raisonnable] est à la fois rigoureux et adapté au contexte. En l’appliquant adéquatement, les cours de justice sont en mesure d’accomplir leur devoir constitutionnel de veiller à ce que les organismes administratifs agissent dans les limites des pouvoirs qui leur sont conférés sans qu’il soit nécessaire de procéder à un examen préliminaire pour établir si une interprétation particulière soulève une question touchant « véritablement » et « étroitement » à la compétence et sans avoir à recourir à la norme de la décision correcte[182].

Reprenant ici les mêmes arguments qu’avance Richard Stacey dans son essai[183], nous croyons que la majorité rend difficile l’acceptation que l’application de la norme de la décision correcte est nécessaire pour se prémunir des « menaces à la primauté du droit[184] » :

If the concerns we have about the rule of law can be accommodated by robust, reasons-first reasonableness review, where true questions of jurisdictions are concerned, I see no reason why other categories of correctness review, which the majority argues are necessitated by the rule of law in Vavilov, cannot be also accommodated by robust, reasons-first reasonableness review. Indeed, in deciding that jurisdictional questions do not warrant correctness review, the Court in Vavilov seems to acknowledge that answers to jurisdictional questions, just like answers to any other question in administrative law, must be fully supported by reasons. If the rule of law requires attention to officials’ arguments when their answers to these questions are under review, it must follow that the rule of law demands attention to officials’ arguments in all cases. Despite the minority’s characterization of the majority’s judgment as an « encomium for correctness », the majority’s own reasoning has made it very difficult to accept the idea that the rule of law demands correctness at all[185].

À première vue, il peut sembler incongru que tous les jugements finaux du Tribunal soient examinés selon la norme de la décision raisonnable alors qu’il se prononce, dans certaines circonstances, sur des questions qui ne portent pas sur l’interprétation de la Charte québécoise. L’arrêt Jalbert[186] offre une illustration de ce type de situation. Comme la question relative à la prescription requise par la Loi sur les cités et villes[187] demeure susceptible d’être appliquée par de multiples tribunaux — judiciaires ou administratifs — il s’avère approprié pour la Cour d’appel de déterminer de manière définitive sa portée.

Le maintien de la norme de la décision correcte à l’égard de l’examen de certaines questions de droit permet de s’assurer que l’organisme ou le tribunal administratif parvienne aux « bonnes » conclusions. Le « dernier mot » appartient alors aux cours de révision, puisqu’elles sont conviées à effectuer, dès le départ, leur propre analyse. Telle est la justification qu’apporte la Cour suprême au soutien de cette norme d’intervention[188]. Le plus haut tribunal du pays continue ainsi de distinguer les deux normes de contrôle sur le plan théorique, tandis qu’il demeure difficile d’établir une réelle distinction d’application entre celles-ci[189]. À titre d’exemple, dans l’arrêt Vavilov, la majorité évalue la raisonnabilité de la décision contestée en s’intéressant au raisonnement du décideur administratif et souligne que l’analyse comporte de nombreux vices qui rendent la décision déraisonnable[190]. Cependant, les juges majoritaires offrent aussi leurs propres observations sur la manière d’interpréter la disposition législative litigieuse[191]. L’arrêt Vavilov révèle donc que les cours de révision, lorsqu’elles emploient le critère de la raisonnabilité, peuvent circonscrire l’interprétation d’une loi de façon à donner aux décideurs de première ligne des indications sur les interprétations acceptables d’un article de loi. Ce faisant, la Cour suprême brouille la distinction qu’elle tente de préserver entre la norme de la décision correcte et celle de la décision raisonnable. Dès lors, dans une affaire analogue à celle de l’arrêt Jalbert, la Cour supérieure pourrait évaluer la raisonnabilité de la décision du Tribunal, sans devoir recourir à la norme de la décision correcte.

En somme, peu d’éléments semblent s’opposer, sur le plan normatif, à ce que les jugements finaux du Tribunal soient examinés à l’aune du critère de la raisonnabilité. Il réunit, à titre d’institution judiciaire, les membres, les procédures et le personnel qui lui permettent d’assurer l’uniformité de ses décisions et de prendre en considération les développements, sur le plan du droit, provenant des cours supérieures et de la littérature spécialisée en matière de discrimination. Comme institution spécialisée en matière de droits de la personne, il détient aussi la marge de manoeuvre voulue pour s’écarter des principes jurisprudentiels qui lui paraissent en dissonance par rapport à la norme d’égalité — mandat qui lui échoit aux termes de la Charte québécoise – dans la mesure où il justifie sa démarche dans ses motifs.

Conclusion

Depuis plus de 30 ans, le Tribunal des droits de la personne répond aux attentes ayant mené à sa création en 1990[192]. Les questions de discrimination qu’il entend sont multiples. Elles portent, entre autres, sur la diversité culturelle et religieuse, mais aussi sur le handicap, en passant par l’exploitation des personnes âgées. Le Tribunal offre un forum qui permet de résoudre, en partie, les conflits qui touchent les personnes en ce qu’elles ont de plus cher — leur dignité. Cependant, au lieu de lui donner la marge de manoeuvre nécessaire pour qu’il puisse assumer pleinement son mandat, les cours de justice affaiblissent sa compétence sous prétexte que certains types de questions de droit outrepassent sa capacité décisionnelle. Pour renverser cette tendance, nous suggérons à l’Assemblée nationale qu’elle agisse afin de protéger le Tribunal de tout interventionnisme injustifié dans l’exercice de ses fonctions spécialisées. À notre avis, abroger le droit d’appel sur permission et insérer, au sein des dispositions de la Charte québécoise, la norme de contrôle de la décision raisonnable comme standard applicable à la révision des jugements finaux permettrait d’atteindre cet objectif. En outre, il devient également difficile de soutenir un quelconque rôle pour la norme de la décision correcte dans le contexte d’un critère de raisonnabilité « rigoureux et adapté au contexte[193] », lequel assure que les cours de révision accomplissent « leur devoir constitutionnel de veiller à ce que les organismes administratifs agissent dans les limites des pouvoirs qui leur sont conférés[194] ».

Certains émettront toutefois des réserves sur l’utilité, à ce jour, d’un tribunal spécialisé en matière de droits et libertés puisque la culture des droits de la personne est dorénavant enracinée au sein des tribunaux judiciaires, des organismes et des tribunaux administratifs ainsi que dans les institutions gouvernementales, ce qui n’était pas nécessairement le cas en 1990. Ce type d’argument repose sur le mythe du progrès social[195] selon lequel la discrimination ayant touché certaines communautés ou des groupes de personnes — dont les femmes, les Premières Nations, les personnes de couleur noire ou d’origine asiatique, les membres de la communauté des lesbiennes, gais, bisexuels, trans ou queers (LGBTQ+) ou de communautés religieuses — s’est réglée par le progrès de la société et par l’adoption des lois sur les droits de la personne, avec l’apport des décisions judiciaires et celles des tribunaux des droits de la personne. Il est faux de croire que l’histoire poursuit inévitablement son chemin vers le progrès social. En outre, le mythe du progrès social déforme notre perception de la réalité. Il faut donc, comme société, rester vigilant puisque la discrimination est plus subtile qu’auparavant.

Garantir l’accès à un tribunal spécialisé en matière d’égalité concourt, de manière continue, à l’essor d’une culture axée sur les droits de la personne. Nous suggérons que cet accès se trouve protégé, entre autres, lorsque les jugements du Tribunal ne peuvent être révisés que s’ils sont déraisonnables. La balle est maintenant entre les mains de l’Assemblée nationale.