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Celui qui révère sa secte tout en discréditant celle des autres par pur attachement à la sienne porte en réalité, par sa conduite, le coup le plus dur à sa propre secte.

Ashoka, empereur de l’Inde (vers 304 et 232 AEC)[1]

Quel est le mécanisme de la polémique ? Elle consiste à considérer l’adversaire en ennemi, à le simplifier par conséquent et à refuser de le voir. Celui que j’insulte, je ne connais plus la couleur de son regard, ni s’il lui arrive de sourire et de quelle manière. Devenus aux trois quarts aveugles par la grâce de la polémique, nous ne vivons plus parmi des hommes, mais dans un monde de silhouettes.

Albert Camus (1913-1960)[2]

Au cours de la dernière année, la question de ce qui peut être dit ou non dans une salle de classe a fait l’objet de nombreux débats, parfois acrimonieux. La plupart du temps, c’est à travers le prisme de la liberté académique et de la liberté d’expression dans le milieu universitaire que la question a été envisagée. Cette perspective s’avère bien sûr importante, mais la source de cette « crise » universitaire ne loge-t-elle pas ailleurs ?

Dans la présente note, j’avance l’idée que cette crise ne tire pas tant son origine de l’inadéquation des conditions d’exercice de la liberté académique et de la liberté d’expression que de l’inadéquation des conditions de réalisation du travail intellectuel accompli en commun par les professeurs[3] et les étudiants à l’occasion de leurs cours. Les « excès[4] » de certains étudiants ou professeurs, arguera-t-on, tiennent en partie à une carence épistémologique, c’est-à-dire à l’ignorance (ou encore à l’indifférence ou à l’aveuglement volontaire) de ces personnes quant aux modes de production du savoir qu’elles mobilisent elles-mêmes.

Cette affirmation pourrait passer pour une outrecuidance, si elle n’était fondée sur l’admission de l’ignorance épistémologique qui m’a longtemps affligé, d’abord comme étudiant et ensuite comme professeur. Le texte qui suit est plus le témoignage d’un cheminement qu’une diatribe.

Force est de constater que plusieurs étudiants et professeurs n’ont pas appris, ou se refusent, à poser un regard critique sur le ou les modes de production et les critères de validité du savoir en général (ce que l’on désigne par le terme « épistémologie ») et de leur savoir disciplinaire en particulier. Ce faisant, ils se dépouillent des moyens de comprendre la différence entre idéologie et connaissance, sincérité et vérité, opinion et savoir.

Après une courte introduction sur l’absence de réflexion épistémologique caractéristique de l’enseignement du droit en général, je propose un court scénario, lequel suggère comment il est possible d’initier très tôt les étudiants du premier cycle à ces questions, sans les assommer de jargon. Comment, en tant que professeurs, sommes-nous en mesure de leur inculquer les rudiments intellectuels nécessaires à une évaluation critique du savoir que nous leur proposons et, du même coup, de leur donner les moyens de se penser eux-mêmes ?

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Dans un petit ouvrage intitulé Manuel de rhétorique. Comment faire de l’élève un citoyen, l’helléniste et historien de la rhétorique Pierre Chiron précise que, pendant des siècles, les adolescents[5] étaient appelés à apprendre, par étapes progressives, « comment examiner la validité d’une proposition, qu’il s’agisse d’en confirmer ou d’en contester la vérité, ou d’en valider ou invalider la pertinence pratique, en prenant en compte arguments pour et arguments contre[6] ». Cet apprentissage permettait de développer chez eux une capacité à développer oralement et par écrit des énoncés allant des plus simples et des plus ludiques jusqu’aux argumentaires les plus sérieux et les plus complexes. Ce faisant, l’étudiant apprenait à se décentrer, à penser du point de vue d’autrui, à sortir de l’univers étroit de sa propre personne. L’objectif ultime était d’en faire un citoyen capable de penser le bien commun.

L’ossification de l’enseignement de la rhétorique a mené à son renvoi aux oubliettes de l’éducation, sans que l’on cherche à conserver ce qu’elle avait de meilleur. Le système d’éducation dont a profité ma génération était plein de qualités, mais il n’a jamais cultivé chez les étudiants que nous étions les linéaments d’une pensée critique organisée. Le système d’éducation actuel ne semble pas s’être amélioré de ce point de vue, au contraire.

Pour ce qui est de l’enseignement du droit, il faut bien admettre que, pendant longtemps, dès son arrivée en faculté, l’apprenti juriste était immédiatement plongé dans un univers presque complètement dépourvu de questionnements ontologique et épistémologique. Qu’est-ce qui constituait du « droit » pour ses professeurs ? Quels étaient les acteurs qui, selon eux, étaient autorisés à produire le droit ? Et, surtout, sur quels critères de validité fondaient-ils une connaissance « vraie » du droit ?

Cette absence de questionnements tenait à la conviction profonde de la plupart des professeurs (mais pas tous) que seul le droit étatique méritait leur attention. La rançon était une incapacité, chez certains d’entre eux, à concevoir et à penser le droit autrement. En particulier, c’était une inaptitude à penser l’accès à la justice autrement qu’en termes de « plus d’avocats, plus de juges, plus de lois ».

L’enseignement en faculté de droit s’est radicalement transformé depuis une trentaine d’années. Une importante littérature aborde maintenant les questions d’épistémologie du droit[7]. Cependant, aujourd’hui encore, les questionnements de nature épistémologique interviennent la plupart du temps aux études supérieures. L’enseignement dans le programme menant à l’obtention du baccalauréat est, comme autrefois, trop souvent l’enfant pauvre de la réflexion sur la nature du savoir et de ses modes de production. Un ou deux cours obligatoires y renvoient explicitement, mais les cours de formation générale en parlent peu ou pas, sinon peut-être indirectement.

Les étudiants mettent donc du temps à comprendre les limites de la connaissance produite par les facultés de droit. Un savoir fort utile, mais qui ne leur donne pas toujours les moyens de reconnaître le cadre étroit où il se déploie. Presque rien n’est dit des modes de production ou des critères de validité du savoir juridique, et encore moins de ceux des autres sciences sociales couramment mobilisées par le droit. Ainsi, les étudiants sont rarement appelés à braquer une lumière nouvelle sur leur propre discipline.

L’interdisciplinarité que l’on encourage de nos jours, et avec raison, rend pourtant inéluctable cette difficile tâche d’introspection disciplinaire. Pratiquer l’interdisciplinarité exige un effort individuel colossal, particulièrement dans un contexte de surspécialisation. La personne qui s’aventure sur ce terrain prend vite conscience des limites de ce qu’elle sait[8].

Faute d’avoir appris à s’interroger sur la nature des bases de validité d’un savoir juridique « vrai », les étudiants risquent de confondre idéologie et connaissance, sincérité et vérité, opinion et savoir. Il importe donc de leur faire connaître les forces, mais aussi les limites, de ce que nous leur enseignons. Et, plus encore, il faut le faire le plus tôt possible et dans les termes les plus simples, pas uniquement dans des cours spécialisés.

Il n’y a rien d’antinomique à enseigner une discipline avec conviction, tout en admettant cependant le caractère provisoire des théories qui la fondent. Nos étudiants doivent apprendre très tôt que seule l’acceptation du recours, non pas à une ineffable Raison, mais au « raisonnement critique[9] », à des « systèmes de raisons[10] », nous permet d’accéder à un savoir dont les bases de validité reposent sur la recherche d’une vérité établie à partir de « faits » indépendants de nos volontés respectives, et non sur les « convictions sincères » ou « authentiques » de la personne qui affirme savoir.

Une question se pose alors : comment révéler aux étudiants, le plus tôt possible et dans les termes les plus simples, la nature particulière du savoir juridique et les limites propres à ce dernier ? Il va de soi qu’il existe une myriade de méthodes possibles. Dans les pages qui suivent, je vise simplement à suggérer un scénario parmi d’autres. Celui-ci n’a pas la prétention d’être brillant ou exhaustif, ou digne de figurer dans un manuel de pédagogie. Il a toutefois le mérite de mettre à plat, devant les étudiants, et le plus rapidement possible, le difficile travail qui consiste à penser le droit en particulier, et le monde en général. Il permet également d’aborder de manière critique et constructive, quoiqu’indirectement, la question du devoir qui s’imposerait, selon certains, de censurer des mots ou des expressions, ou encore celle de la « liberté » revendiquée par des professeurs de dire n’importe quoi, n’importe où, n’importe quand, à n’importe qui[11].

La prochaine section reproduira donc ce à quoi pourraient ressembler les deux ou trois premières heures de la première prestation d’un cours ; en l’occurrence, d’un cours sur le partage des compétences dans le fédéralisme canadien et d’un cours portant sur les peuples autochtones et le droit[12]. Pour le rendre plus vivant, j’ai choisi de le présenter comme le discours que tiendrait vraiment un professeur devant sa classe, d’où le recours au « je » et au « vous ».

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• Comment connaît-on ce que l’on sait ?

Avant toute chose, compte tenu des polémiques entourant la nature de ce qui est ou devrait être enseigné en milieu universitaire, des mots qui peuvent (ou plutôt ne peuvent pas) y être prononcés et, plus généralement, du pouvoir des professeurs d’« imposer » leurs vues à leur classe, il importe de commencer par une question en toute apparence banale : comment connaît-on ce que l’on sait ? De celle-ci découle celle-là : à quelle(s) réalité(s) renvoie notre manière de comprendre les choses ? Et surtout, pourquoi ces questions importent-elles ?

Les deux premières questions font référence à des considérations épistémologiques : quels sont les postulats, les méthodes d’investigation d’une discipline particulière ? Quels sont les critères de validité d’une connaissance « vraie » en ce domaine ? À titre d’exemple, par quelle méthode, vous qui étudiez à la faculté de droit, reconnaissez-vous ce qui est du « droit » ? Ces questions soulèvent aussi des considérations ontologiques : quels sont les éléments constitutifs du droit tel que vous l’aurez compris ?

Épistémologie et ontologie sont deux mots qui font peur ou déclenchent immédiatement le désintérêt ou l’ennui.

Mon intention n’est pas de vous assommer avec des concepts obscurs, mais de vous faire réaliser l’importance de ce à quoi renvoient ces deux concepts pour votre vie de jeunes juristes, de jeunes intellectuels et de jeunes adultes ballottés dans un monde complexe. En plus, ce sont des questions absolument passionnantes. Il ne faut donc pas bouder notre plaisir.

Comment connaît-on ce que l’on sait ? Commençons par le plus simple. Tous les jours, vous devez faire face à une réalité complexe composée d’un ensemble de sensations, de perceptions à laquelle vous devez constamment donner du sens en tentant d’insérer ces sensations et ces perceptions dans des catégories mentales données. Faute de pouvoir le faire, vous deviendriez malades d’angoisse devant cette avalanche de percepts dépourvus de sens.

Vous avez donc recours à des conceptions abstraites telles que : mon « vélo » a une « crevaison », je ne peux donc pas l’utiliser pour aller à l’« université » ; il « neige », je devrai me munir d’une « pelle ». Parfois, le travail mental se révèle plus complexe : Paul est un « menteur » ; telle situation semble « injuste » ; ce tableau est « laid », etc.

Vous savez ce que vous savez parce que vous possédez implicitement une grille d’analyse mentale qui vous permet d’identifier ce qui existe vraiment, ce qui compte par opposition à ce qui peut être ignoré. En d’autres termes, votre épistémologie détermine votre ontologie. Les critères de validité du savoir que vous mobilisez (souvent sans vous en rendre compte), ainsi que vos méthodes d’enquête, détermineront les faits perçus comme faisant partie de la réalité que vous « verrez ». En revanche, comme cette grille sélectionne les faits, elle laisse une partie de ce qui existe hors de votre champ de compréhension.

• Les critères de validité de la connaissance

Vers quels critères de validité peut-on se tourner pour savoir si telle proposition, telle réalité ou tel « fait » est vrai ou faux ?

Examinons quatre d’entre eux : la foi (ou les convictions spirituelles), la tradition, l’authenticité et la raison critique. En simplifiant à outrance ces critères de validité, on peut dire d’une chose qu’elle est vraie, parce qu’elle est conforme à la volonté divine, parce qu’elle est conforme à ce qu’on a toujours fait, parce je crois sincèrement qu’elle est vraie, ou parce qu’elle résiste mieux que d’autres propositions à un examen critique fondé sur l’examen de faits empiriquement vérifiables.

Les arguments fondés sur la foi posent problème, car ils reposent généralement sur des sources incontestables que seule une élite sélectionnée ou autoproclamée est en mesure d’interpréter. La tradition peut soulever le même genre de problèmes, si l’on en fait un substrat intangible sacralisé au point de ne plus pouvoir le remettre en question. L’authenticité, quant à elle, comporte une dimension subjective qui rend la connaissance partagée difficile, sinon impossible. En outre, affirmer que mon discours est vrai parce que, par exemple, je suis québécois et connais mieux que quiconque la réalité de cette communauté soulève la question de savoir si tous les Québécois pensent comme moi. Il est vrai également que je peux me sentir trop fragile pour entendre certaines vérités sur le sort subi par les Canadiens français, mais pourquoi refuser à des camarades de classe d’origine « québécoise » le droit de les entendre ? Pourquoi ma sensibilité devrait-elle devenir l’aune de ce qui peut être entendu par les autres, y compris ceux qui me ressemblent ? Et, surtout, faute de comprendre les causes de ces réalités qui me choquent, comment pourrai-je trouver les moyens d’empêcher qu’elles ne se reproduisent ? Il n’y a pas d’apprentissage sans décentrement, sans heurts. Toutefois, comme toujours, il faut y mettre les formes.

Si les tenants d’une même foi, d’une même tradition, d’une même culture ne s’entendent pas entre eux, en quoi ces modes d’investigation leur permettront-ils de régler pacifiquement leurs différends ? Ces trois approches ont fréquemment en commun d’encourager les affirmations tranchées et sans nuances, car elles se fondent sur une conception transcendantale de ce qui est vrai, de ce qui est juste. La perfection ne tolère pas les demi-mesures. À vrai dire, ces approches admettent difficilement la présence de degrés dans la connaissance ou dans la justice.

Pour que la science soit possible, pour que l’idée d’« université » puisse se réaliser, il nous reste l’appel à la raison ou plutôt à des raisons (qui peuvent parfois mobiliser la foi, la tradition, l’authenticité) dont on peut débattre et qui, ultimement, doivent pouvoir s’enraciner dans des réalités empiriquement vérifiables. Le type de connaissance ainsi produit peut donc toujours être remis en question par l’avènement de nouvelles raisons[13]. Et, chose importante, il est, par essence, de nature collective, et ne peut donc se résumer à des opinions ou à des intuitions individuelles, aussi sincères soient-elles.

Même les disciplines normatives comme le droit ne peuvent être indifférentes aux faits empiriquement vérifiables. Ainsi, dire du fédéralisme canadien que c’est un régime favorable ou défavorable au Québec est un jugement de valeur qui appelle la présentation de raisons établies sur des faits. Soutenir que les droits individuels sont culturellement incompatibles avec les cultures autochtones est une affirmation normative qui doit, en dernière analyse, pouvoir être vérifiée sur le terrain. On ignore toujours la vérité à ses propres dépens ou, pire, aux dépens des autres. Même les émotions n’échappent pas à la rationalité. Ma colère et mon indignation n’ont de valeur que si elles se fondent sur des raisons fortes. Et pour ne pas être emporté par ma colère, et donc pour ne pas nuire à la cause qui me tient à coeur, j’ai tout intérêt à en reconnaître les raisons.

Rappelons que la recherche d’une connaissance vraie est également essentielle à l’épanouissement de votre autonomie et de votre liberté. Savoir ce qui existe réellement « hors de soi » est la condition sine qua non de la liberté. Si je suis incapable de distinguer une bouée de sauvetage d’une enclume, je risque fort de me noyer. Si je ne peux faire la distinction entre une proposition vraie et une proposition fausse, comment mes choix peuvent-ils avoir du sens ? Quoi que l’on en dise, la vérité importe. Je peux croire, avec toute la sincérité du monde, être capable de voler mais, chose certaine, si je me lance du haut d’une falaise, mon vol sera vertical et bref. Je peux sincèrement penser que je détiens la vérité : pourtant, comment convaincre autrui si mes raisons sont emprisonnées dans l’enclos de ma propre subjectivité ?

• Et la connaissance universitaire ? Pourquoi la controverse ?

Revenons à l’université. Si tous les professeurs adoptent le raisonnement critique comme grille d’analyse, pourquoi leurs opinions diffèrent-elles les unes des autres ? Pourquoi le caractère polémique de ce que certains affirment ?

C’est parce que les professeurs se donnent tous, comme vous, un cadre d’analyse du réel ; leurs cadres n’étant pas tous identiques, ils ne « voient » pas tous la même chose. En effet, et c’est ce sur quoi je veux insister, n’importe quel cadre conceptuel réifie, miniaturise, la réalité et n’en donne qu’un reflet limité (y compris le cadre que j’emploie actuellement).

Prenons un exemple simple. Si je demande à une géographe de faire une carte du Canada la plus exacte possible, elle devra adopter une échelle de 1/1 et dénicher une feuille de papier d’un peu moins de 10 millions de km². Même là, elle aura de la difficulté à représenter les inégalités du terrain, les cours d’eau, les montagnes, etc. Alors quelle sera sa solution ? Elle me proposera de représenter, à beaucoup plus petite échelle, et en ayant recours à des abstractions symboliques, la réalité morphologique de l’espace canadien. Retenons toutefois que, malgré toute sa bonne volonté, en choisissant d’identifier telle ou telle chose, elle ne pourra faire autrement que d’en occulter certaines autres. Et si ma géographe se double d’une aînée autochtone, il y a de fortes chances pour que ses codes de représentation soient différents de celui qu’élaborerait une géographe non autochtone.

Résumons-nous : toute compréhension du monde passe par une grille d’analyse qui, immanquablement, ne rend compte que d’une partie du réel. Toutes les conclusions sont donc susceptibles d’être remises en question. Celle qui surnagera d’un débat critique finira par s’imposer (provisoirement peut-être).

Ajoutons maintenant une couche de complexité. Non seulement nos conceptions théoriques ne peuvent être que des hypothèses en raison de ce que l’on vient de voir, mais, en plus, la prudence s’impose, car notre façon de conceptualiser un phénomène donné (comme le droit) a des implications que l’on ne soupçonne pas toujours. Entre autres choses, elle nous amène parfois, malgré nous, à porter un jugement défavorable sur ce qui échappe au filet lancé par notre grille sur la réalité.

Prenons, par exemple, l’épistémologie et l’ontologie caractéristiques de la plupart des cours donnés au premier cycle à la faculté de droit. Sauf exception, je suis convaincu que vous n’avez jamais entendu parler de ce dont je vous entretiens aujourd’hui. Pourquoi ? Parce que l’épistémologie et l’ontologie non exprimées — « naturelles » — de beaucoup de professeurs de droit consistent à penser que le « droit », c’est-à-dire ce que vous devez « voir », en tant que juriste « compétent », est pour l’essentiel constitué par les règles adoptées, interprétées et mises en oeuvre par l’État. Les seules raisons valables admises dans un argumentaire juridique sont celles qui se fondent sur l’interprétation des normes adoptées par les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. La validité ultime des normes du droit positif canadien repose sur leur conformité avec la Constitution du Canada, loi fondamentale du pays.

Toute autre forme de régulation sociale, même si elle a plus de légitimité que la norme étatique, ne figure tout simplement pas sur l’écran radar du juriste « compétent ».

La conséquence dramatique de cette formation moniste est que vous risquez de dévaluer les autres formes possibles de « droit », avant même de les avoir comprises.

L’épistémologie et l’ontologie positivistes étatiques n’ont rien de mal en elles-mêmes. Je les emploie tous les jours. Il s’avère même essentiel de les connaître, car l’État demeure le principal producteur du droit dans nos sociétés modernes et il est le seul à bénéficier du monopole de la contrainte légitime.

Je ne soutiens pas ici que le droit étatique n’est jamais juste ou qu’au contraire les ordres juridiques non étatiques le sont toujours[14]. J’affirme simplement que, si vous n’avez que cette grille d’analyse positiviste du réel en tête, cela vous condamne à être désarçonnés par d’autres façons de penser le « réel » juridique. Parce qu’on vous a appris à intérioriser le monisme juridique étatique, une solution pluraliste vous semblera « anormale ». Le fédéralisme lui-même vous paraîtra peut-être une bizarrerie par rapport à l’État-nation. Vous serez peut-être incapables de comprendre ce à quoi ressemblait le droit occidental tel qu’il s’est déployé depuis la fondation de Rome jusqu’au début du xixe siècle, c’est-à-dire un monde plongé dans un pluralisme juridique foisonnant où, durant l’Ancien Régime par exemple, les normes du droit coutumier (oral puis mis par écrit), du droit romain universitaire, du droit canonique enraciné dans le sacré, côtoyaient un droit étatique marginal. Les traditions juridiques autochtones actuelles vous dérouteront, elles qui — maintes fois — n’accordent que peu de place à des institutions formelles dans la gestion des conflits communautaires. Vous aurez de la difficulté à admettre que l’accès à la justice puisse vouloir dire autre chose que « plus d’avocats, plus de tribunaux, plus de procès, plus de lois ».

• L’être humain au coeur de nos conceptualisations

Bien sûr, il faut être prudent lorsque nous adoptons une grille d’analyse plutôt qu’une autre ; ou encore il faut nous méfier de ce que nos conceptualisations puissent nous amener à lever le nez sur d’autres façons de comprendre un phénomène. Mais encore ? Pourquoi les questions épistémologiques sont-elles si importantes ?

Parce que, dans un domaine comme le nôtre où l’on parle à la fois du rôle des individus et des groupes, lorsque vous acceptez sans y réfléchir une conceptualisation donnée de l’individu ou du social, vous acceptez également toutes les contraintes que cette conceptualisation autorise sur l’autonomie et la liberté des personnes que vous êtes. Les considérations épistémologiques pointent toutes vers la question la plus fondamentale que chaque juriste devrait se poser : « À quelle conception de l’être humain ma façon de conceptualiser le monde me mène-t-elle ? » Nos approches épistémologiques ont donc des répercussions ontologiques et normatives.

Prenons à nouveau deux exemples tirés du cours de partage des compétences dans le fédéralisme canadien et du cours portant sur les peuples autochtones et le droit. Dans ces deux cours, la question de l’identité des personnes et des groupes est centrale. On y parle constamment de « nations » québécoise, autochtones et canadienne, de « minorités » racisées, religieuses et nationales, de « cultures » autochtones et non autochtones.

Si l’on force le trait au bénéfice de l’explication, on constate que deux lunettes épistémologiques s’imposent généralement dans l’examen de ces concepts englobants, de ces « fictions agissantes[15] » que sont les « nations », les « minorités » et les « cultures »[16].

La première lunette, l’holisme méthodologique, postule que les individus sont avant tout le produit d’une totalité sociale (« nations », « peuples », « minorités ») qui les dépasse et les forge malgré eux, mais qui leur donne accès à une connaissance privilégiée[17]. Dans cette perspective, la communauté porteuse de cette totalité l’emporte sur les individus qui la composent. Ainsi, juridiquement, cela se traduit par l’idée que le fédéralisme est un jeu à somme nulle entre deux nations — québécoise et canadienne — dont les membres respectifs sont présumés unanimes et culturellement homogènes, où les compétences du Québec et du fédéral doivent être tranchées au couteau, et où tout empiétement fédéral représente une défaite pour la nation québécoise, et vice versa[18]. Cette prémisse épistémologique se trouve également au fondement d’affirmations selon laquelle la notion de droits individuels se révèle incompatible avec la perspective communautaire autochtone, ou encore que tout vrai Autochtone doit être viscéralement opposé à l’exploitation du pétrole. L’approche holiste se caractérise par l’opposition souvent binaire d’« essences » autochtones, québécoise, canadienne, racisées, « occidentale », « coloniales » qui s’entrechoquent sans jamais se chevaucher[19]. Cependant, les « nations », les « peuples », les « minorités », aussi importantes soient-elles, ne sont — j’insiste — que des « fictions agissantes ».

La seconde lunette, l’individualisme méthodologique, postule plutôt que les volontés et les actions individuelles sont à l’origine des phénomènes collectifs. Dans cette perspective, c’est l’individu qui l’emporte sur la communauté. Juridiquement, cela se traduit, par exemple, par une conception du fédéralisme où les spécificités communautaires, comme la présence d’une majorité francophone au Québec, ne comptent pas[20]. Tous les citoyens-consommateurs sont égaux entre eux. Le fédéralisme n’est alors rien de plus qu’un mécanisme efficace où sera privilégié l’ordre de gouvernement le mieux placé pour offrir le meilleur service au citoyen, et ce, au moindre coût. Dans cette perspective, les chevauchements législatifs fédéraux-provinciaux tiennent du gaspillage le plus éhonté. Cette approche est aussi à l’origine des politiques qui, au nom du principe d’égalité, ont voulu « émanciper » les Premières Nations en abrogeant d’un trait de plume la Loi sur les Indiens[21], afin de fondre la minorité autochtone dans les populations provinciales[22].

L’approche holiste a le potentiel de limiter l’espace d’autonomie et de liberté du citoyen, puisque ce dernier est pour ainsi dire serré dans une redingote culturelle qu’il ne peut quitter sans risquer l’accusation d’inauthenticité. Toutefois, pourquoi de bonnes raisons ne l’autorisent-elles pas à sortir de son pré carré culturel ? À l’opposé, l’approche individualiste postule fréquemment l’idée d’une personne dépourvue d’attaches affectives et culturelles, et dont l’entièreté des choix serait dictée par des intérêts purement égoïstes. Pourtant, en quoi cette prémisse est-elle conforme à la réalité de nos vies quotidiennes ? Pourquoi refuser de reconnaître que, dans le coeur de chaque être humain, peuvent cohabiter des intérêts personnels, des « facultés morales[23] » et des attachements communautaires ?

Bien entendu, il existe des approches « synthétiques[24] » qui tentent de faire le pont entre les deux approches précédentes mais, à l’image de toutes les positions de compromis et de toutes les postures qui admettent notre socialisation, tout en reconnaissant notre capacité individuelle à faire un tri partiel dans cet héritage imposé, elles excitent moins l’enthousiasme des militants (étudiants ou professeurs).

Si vous prêtez attention aux débats actuels, vous verrez que, au fond de toute grille d’analyse du monde et de ses problèmes, on trouve une conception particulière de l’être humain.

D’un professeur, on peut au moins s’attendre qu’il dise candidement où il loge à l’égard de certaines questions fondamentales. Ainsi que vous le verrez, j’adhère à l’école des approches synthétiques, car je les crois davantage en harmonie avec la réalité empirique. Elles m’inspirent plus particulièrement parce qu’elles reconnaissent que nos identités individuelles sont plurielles plutôt que monistes. Ces approches sont parfaitement critiquables, et nous aurons l’occasion d’en débattre. Elles sont également nettement minoritaires. La doctrine constitutionnelle québécoise sur le fédéralisme, de même que la doctrine en matière autochtone, est largement fondée sur une perspective holiste. Quant à la perspective canadienne-anglaise sur le fédéralisme, elle prend clairement modèle sur la méthode individualiste.

Tout ce qui précède appellera mille nuances pour donner la pleine mesure des forces et des faiblesses de toutes les grilles d’analyse proposées. Mon objectif actuel consiste simplement à vous convaincre que l’enseignement pur et simple de la mécanique du droit positif, aussi fondamentale soit-elle, ne suffit pas à faire de vous des juristes compétents et, plus important encore, de bons citoyens et de bonnes citoyennes.

• Discours académique vs discours idéologique

À partir de quel moment peut-on dire qu’un professeur tient un discours idéologique ?

Il existe plusieurs définitions de l’idéologie. Pour ma part, je pense que l’on peut s’entendre sur le fait qu’un discours devient idéologique lorsqu’il érige un aspect « indiscutable, mais partiel [de la réalité sociale], en vérité exclusive et globale[25] ». Par exemple, il est vrai que la politique multiculturaliste fédérale a été pensée en partie pour faire obstacle aux demandes de reconnaissance, par le Québec, d’un statut distinct. Il devient idéologique cependant d’affirmer que la promotion de ce multiculturalisme (auquel on prête des formes variables selon les circonstances) n’a que cette finalité pour objet ou de faire du « multiculturalisme » le seul modèle explicatif de toute intervention fédérale au Québec.

En fait, ce qui caractérise l’idéologue, étudiant ou professeur, c’est une prédilection pour l’action plutôt que pour la vérité ou, plus exactement, une prédilection pour l’action et les vérités partielles.

Est-ce à dire que la parfaite « neutralité » ou « impartialité » s’avère possible pour une personne appelée à réfléchir à une question comme le fédéralisme, le nationalisme, la différence autochtone, le multiculturalisme, le rôle des femmes dans les communautés autochtones ? Non. En ce qui me concerne, j’estime, à l’instar du sociologue Raymond Aron, qu’à défaut d’aspirer à une indifférence axiologique, un professeur se doit de viser l’« équité[26] ». Autrement dit, si, comme universitaire, il nous est très certainement possible de porter un jugement de valeur, il nous faut cependant le faire uniquement après avoir pris les précautions suivantes : nous être assuré de n’avoir pas sélectionné arbitrairement les faits, de n’avoir pas déterminé arbitrairement ce qui est important ou essentiel et, surtout, de n’avoir pas « prétend[u] connaître avec certitude et précision des phénomènes qui, par leur nature même, sont équivoques[27] ».

Ces trois règles bien simples ne sont pas faciles à suivre mais, comme disait Machiavel, on doit, à la manière des archers prudents, viser au-delà de sa cible pour être certain de l’atteindre[28].

Et je tiens à rappeler que cette prudence épistémologique ne débouche pas sur un savoir tiède et sans conviction. On peut passionnément chercher une vérité qui ne logerait pas en Dieu, dans une mémoire sélective ou dans le tréfonds « authentique » de nos âmes respectives.

• Un homme blanc qui enseigne les traditions juridiques autochtones ?

On pourrait se demander pourquoi un homme blanc est autorisé à donner un cours sur les traditions juridiques autochtones.

Il ne fait aucun doute que le fait d’être un homme, blanc (et grand, diraient certaines études), issu d’une petite bourgeoisie aisée explique en partie que je sois devant vous. Le jour n’est pas loin où ce sera une personne autochtone ou racisée qui pourra tout autant que moi être devant vous. Quand ce jour viendra, j’espère que vous attendrez d’elle le même respect des exigences d’équité mentionnées plus haut.

Le respect qui vous est dû le requiert. La mission de l’université n’en demande pas moins.

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De courtes introductions sur la production de la connaissance, données dès le début de chaque cours du programme menant à l’obtention d’un baccalauréat, et l’aveu candide de nos propres convictions professorales pourraient peut-être contribuer à mettre en contexte, au profit de toute la communauté étudiante, les difficiles questions de la liberté d’expression et de la liberté universitaire. Tel est l’objectif du modeste scénario présenté ici.

Un dernier mot. Il a été rappelé plus haut que nos concepts sont structurants. Or le débat sur les mots à ne pas prononcer en classe est souvent abordé en termes de « liberté » d’expression et de « liberté » universitaire. L’inconvénient est que le discours des « droits et libertés » induit bien souvent une logique manichéenne du « je gagne/tu perds », prétexte à l’affrontement d’absolus. Pour éviter ce dérapage, il faudra chercher à replacer l’exercice de ces libertés dans le contexte d’une entreprise commune de connaissance où notre curiosité à toutes et tous est aiguillonnée par le doute, et non par les certitudes. La rationalité n’est pas un attribut purement individuel. En tant que projet, elle suppose une communauté de personnes désireuses de discuter entre elles et de débattre.