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L’auteur Georges Perec, dans le roman La vie mode d’emploi[1], présente ainsi l’art du puzzle : « seule compte la possibilité de relier cette pièce à d’autres pièces […], seules les pièces rassemblées prendront un caractère lisible, prendront un sens ; considérée isolément, une pièce d’un puzzle ne veut rien dire ; elle est seulement question impossible, défi opaque[2] ».

C’est à cet art que se livre Thomas Windisch dans son ouvrage intitulé La désobéissance civile, mode(s) d’emploi, avec comme puzzle à reconstruire celui de la désobéissance civile, plus précisément la confusion théorique constatée dans sa conception contemporaine. L’auteur cherche à répondre à la question suivante (p. 1), rappelée à plusieurs reprises dans l’ouvrage : « Comment expliquer l’évolution des discours théoriques contemporains portant sur la désobéissance civile à partir d’une conception postmoderne de l’obéissance au droit ? » En l’espèce, il ne s’agit pas de repenser la désobéissance civile au regard de considérations philosophiques (par exemple, au regard de sa légitimité ou de sa légalité), mais plutôt de l’étudier en fonction de l’angle de l’épistémologie juridique (p. 3).

La forme

S’éloignant de la forme typique d’un ouvrage en droit, La désobéissance civile, mode(s) d’emploi s’inspire, à ce titre, de La vie mode d’emploi de Georges Perec. Ce roman raconte la vie de Percival Bartlebooth, tout en y intercalant une description des différentes pièces de l’immeuble parisien qu’il habite et possède, et des histoires mettant en scène les résidents y demeurant. Chaque pièce est présentée non pas dans un ordre linéaire (par exemple, du bas au haut de l’immeuble ou de façon chronologique), mais plutôt à partir de contraintes mathématiques que s’impose Perec.

Cette forme est reproduite par Thomas Windisch, en remplaçant les habitants de l’immeuble par des discours scientifiques portant sur l’obéissance au droit et en employant la discipline du droit comme moyen de circuler à travers l’ouvrage-immeuble (p. 25). Ainsi, le lecteur ne se retrouve pas devant une division des discours par chapitres, mais plutôt par thèmes s’entrecoupant. Par exemple, on pourra retrouver dans cet ordre : « Objection de conscience, 1 : Socrate, Sophocle », « Droit naturel, 1 : Thomas d’Aquin », « Résistance volontaire, 1 : La Boétie », « Droit naturel, 2 : Hobbes, Locke, Rousseau » et ainsi de suite. Des divisions « traditionnelles », on retrouve seulement une séparation de l’ouvrage en deux parties, portant sur la généalogie de la désobéissance civile (partie I) et sur la désobéissance civile contemporaine (partie II).

Ces pièces, lieux de la pensée juridique (p. 43), sont intercalées à travers des sections transitoires appelées « Escaliers », agissant comme fil conducteur pour rappeler et synthétiser les notions précédemment abordées (p. 35). Des 1 500 personnages de l’ouvrage de Perec, Thomas Windisch en retient 3 pour appuyer son discours : Valène, celui qui peint l’immeuble comme une maison de poupée ouverte et qui représente le narrateur ; Winckler, qui reproduit le puzzle de la désobéissance civile contemporaine ; et, finalement, Bartlebooth, qui représente l’échec de la pensée juridique à le résoudre (p. 24).

L’illustration de la désobéissance civile par le 439e puzzle de Bartlebooth est centrale dans l’ouvrage de Thomas Windisch. Ainsi, l’échec, pour Bartlebooth, de reconstituer 500 puzzles faits à partir de 500 aquarelles de port de mer et son arrêt au 439e puzzle est associé au puzzle insoluble en droit créé par les discours contemporains portant sur la désobéissance civile (p. 12).

Bien que cette structure d’apparence complexe puisse déstabiliser au premier abord, s’éloignant des codes de l’ouvrage traditionnel en droit en associant, selon les termes de l’auteur, une production scientifique en droit comme de la littérature (p. 13), elle contribue plutôt à la force du propos de l’ouvrage. L’alternance claire entre discours théoriques et passages explicatifs transforme un propos s’échelonnant sur plus de 2 000 ans en un exposé clair sur la désobéissance civile occidentale, qu’on pourrait même qualifier de pédagogique en ce qui a trait à l’épistémologie juridique.

Partie I – Généalogie de la désobéissance civile

Dans cette première partie, il est question de la désobéissance civile et de son développement à partir de l’évolution de la pensée juridique, qualifiée par Thomas Windisch de « l’ensemble des discours théoriques transdisciplinaires [qui] partagent un même présupposé épistémologique, celui de l’obéissance au droit » (p. 43). La désobéissance civile n’y apparaît pas directement, puisqu’il faut attendre les années 1970 pour qu’elle devienne un moyen légitime et non une impossibilité conceptuelle aux yeux du droit. C’est donc en étudiant des notions comme l’objection de conscience et de résistance civile que l’auteur cherche à remonter aux origines de la désobéissance civile.

À partir de l’Antiquité grecque et de l’objection de conscience, le refus d’obéir en fonction des principes dictés par sa conscience (p. 47), l’auteur entame un voyage dans le temps qui identifie, à la sortie du siècle des Lumières, deux conceptions du droit, le droit naturel classique basé sur le mysticisme et l’obéissance à Dieu, et le droit naturel moderne, où l’obéissance au droit est plutôt fondée sur la rationalité. La désobéissance au droit apparaît donc, comme le résume Thomas Windisch, comme une hérésie ou une contradiction (p. 60).

Puis, avec l’avènement du positivisme juridique, la séparation du droit et de la morale et le rôle de l’État dans l’adoption de règles valides, l’obéissance à la loi va de soi, justement car elle est la loi[3]. Cette montée en puissance de l’État en désenchante certains, dont Thoreau, qui initie l’idée qu’il serait possible de désobéir au droit pour obtenir un droit plus juste (p. 69). L’évolution du positivisme juridique est présentée par l’auteur en alternance avec le retour sur l’objection de conscience et de la résistance volontaire.

Dans la deuxième moitié du xxe siècle, la pensée juridique se réintéresse aux aspects moraux du droit mais cette fois, comme l’expose l’auteur, sans référence divine ou naturelle (p. 85). Il n’est plus question de positivisme, mais de postpositivisme : la vérité n’est plus certaine, ou objective, et une nouvelle ouverture à des principes ou à des valeurs externes au droit amène à contester de nouveau les raisons de l’obéissance au droit (p. 87).

Ce contexte posé, Thomas Windisch retourne à l’objet d’étude initial, la désobéissance civile, qui bénéficie pour la première fois d’un cadre théorique explicite par les écrits d’Hugo Adam Bedau[4] et de John Rawls[5]. Pour ce dernier, la désobéissance civile est un geste public pour dénoncer une loi injuste, non violente, qui fait valoir une vision commune de la justice, rattachée à la transgression volontaire d’une loi et dans le but d’obtenir un changement (p. 97 et 98). Cependant, Rawls développe en contrepartie des conditions strictes pour employer la désobéissance civile : la désobéissance doit référer à une conception commune de la justice, doit être employée comme moyen de dernier recours et avec retenue, cette dernière édictant de façon implicite une fidélité à la primauté du droit et l’acceptation des sanctions qu’amène la désobéissance (p. 98 et 99).

Le développement de la pensée juridique ne s’arrête cependant pas à Rawls, et Thomas Windisch entraîne maintenant le lecteur vers l’emploi d’apports interdisciplinaires pour comprendre l’obéissance au droit. Il devient concevable de ne pas respecter une règle de droit, et même d’en obtenir de cette façon la disparition. L’auteur l’expose par la montée des actions de désobéissance civile dans les années 1960-1970. La pensée juridique continue de s’y intéresser : chez Habermas, elle contribue au dialogue public et à tester la légitimité des lois, alors que chez Dworkin elle aide à l’interprétation des tribunaux devant des incertitudes juridiques (p. 115).

L’auteur, en concluant la partie I, aide donc le lecteur à comprendre ce qu’est la désobéissance civile pour la pensée juridique. Conceptualisée, les pièces du puzzle réunies, elle ne restera cependant pas longtemps uniforme.

Partie II – La désobéissance civile contemporaine

Là où, dans la partie I, l’auteur expose l’évolution de la pensée juridique en identifiant des auteurs clés, la partie II se présente plutôt comme un dialogue entre une multitude d’approches théoriques tentant de ramener la clarté d’une désobéissance civile devenue floue, difficile à reconstituer dans une conception postmoderne de l’obéissance au droit. L’auteur schématise en trois catégories d’approches théoriques la désobéissance civile, des approches qui reviennent fréquemment dans cette deuxième partie de l’ouvrage : progressiste, inclusive et amélioratrice. L’approche progressiste vise à contribuer au progrès démocratique ; l’approche inclusive reconnaît un droit moral à la désobéissance civile ; et, finalement, l’approche amélioratrice cherche à entraîner des changements radicaux à des situations inchangeables (p. 120-126).

Cependant, au sein de ces approches, l’auteur constate l’absence d’un consensus clair, autant sur les attributs matériels (à quoi doit correspondre une action pour demeurer civile) que sur les attributs substantiels (les conditions de justification de la désobéissance civile). Alors que chez Rawls, comme Thomas Windisch l’a exposé dans la partie I, ces attributs étaient clairs, la désobéissance civile prend désormais de nombreuses formes. L’auteur l’illustre dans « Escaliers, 6 », par une tentative d’inventaire de mouvements allant du convoi des camionneurs devant le Parlement canadien à l’escalade du pont Jacques-Cartier par des militants d’Extinction Rébellion ou au mouvement des Gilets jaunes (p. 141-143).

Comme résultat, la désobéissance civile se retrouve face à de nombreuses contradictions contemporaines, entre théories et faits, entre revendications et objectifs, et même entre attributs matériels et substantiels. Par exemple, l’auteur note que, bien que la conceptualisation de la civilité revendique la non-violence, une action a plus de chances de succès lorsque, tout en demeurant non violente, elle entraîne en réaction la violence des autorités étatiques (p. 145). Les moyens de justifier la désobéissance devenant pluriels, la recherche de légitimité revient à du cas par cas (p. 149).

Une fois ces contradictions exposées, Thomas Windisch revient à la notion d’obéissance en droit, et à sa conception postmoderne. Deux constats en ressortent : la plupart des problèmes théoriques de la désobéissance civile reviennent au fait que cette dernière découle d’une conception de l’obéissance au droit qui n’a plus cours dans la société occidentale. De plus, la tentative d’actualiser la conception de la désobéissance civile démontre plutôt que ce concept est obsolète (p. 154). En conséquence, l’adéquation ne semble plus possible avec la conception postmoderne de l’obéissance au droit, rendant le puzzle insoluble, à l’image du 439e puzzle de Bartlebooth.

Ce détachement entre désobéissance civile et obéissance au droit s’explique par des facteurs comme l’influence du pluralisme juridique. Face à la présence de normativités multiples, le droit n’est plus conceptualisé comme un ensemble uniforme découlant uniquement de l’État (p. 173), tout comme, en conséquence, l’obéissance n’est plus nécessairement rattachée aux normes étatiques, étant susceptible d’être constamment remise en question et réinterprétée. En conséquence, le même phénomène est observable dans la désobéissance civile ; il n’est plus seulement question de désobéir au droit positif, mais à une pluralité d’ordres normatifs (p. 200).

Abordant la décontraction, Thomas Windisch constate qu’en fin de compte la conception postmoderne de l’obéissance au droit devient une conception de l’obéissance à la normativité, l’État devant la réguler en fonction de différents ordres normatifs (p. 222). De nouveau, cela s’observe dans les discours théoriques contemporains sur la désobéissance civile : les attributs de cette dernière ne sont plus conçus d’une façon rigide comme chez Rawls, mais s’assouplissent et s’adaptent pour que l’action désobéissante demeure pertinente (p. 223). L’action indirecte, soit le non-respect d’une loi qui n’a pas de lien avec les revendications, reflète cette décontraction.

Ainsi, conclut l’auteur, la désobéissance contemporaine est caractérisée par une multiplicité de revendications, dirigée par l’autonomie individuelle. Le droit est flou et la désobéissance civile l’est aussi, devenant ainsi une « recherche d’une pleine expansion de l’autonomie citoyenne dans les processus normatifs, et ce, sans égards aux idéaux de justice[6] » (p. 233). Il devient ainsi impossible de reconstituer le puzzle d’une désobéissance civile cohérente et sans contradiction (p. 234).

Conclusion

Bartlebooth meurt avant de terminer son 439e puzzle, tandis que Thomas Windisch admet l’échec dans l’atteinte d’une compréhension unifiée de la désobéissance civile contemporaine. Cependant, l’ouvrage n’a pas la prétention d’offrir une réponse définitive, sinon d’exposer les contradictions de la désobéissance civile dans une conception postmoderne de l’obéissance au droit, ce qu’il réussit à faire d’une façon exhaustive et originale.

La réflexion ne devrait pas s’arrêter à ce constat pour les juristes. La désobéissance civile contemporaine est omniprésente dans de nombreux mouvements sociaux, dont l’activisme environnemental, sans toutefois être considéré comme légitime par les tribunaux[7]. L’ouvrage de Thomas Windisch présente certes des discours théoriques sur la désobéissance civile et l’obéissance au droit, mais ces derniers peuvent permettre de mieux comprendre cette dichotomie entre actions de la société civile et réaction du droit.