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Chaque groupe recherche et constitue son identité dans la différence ; mais si l’analyse doit atteindre ces différences, c’est pour découvrir par-delà, l’identité qu’elles dissimulent ou s’efforcent de dissimuler.

Bourdieu, La misère du monde.

L’étude de l’Algérie confirme sa diversité géographique, sa richesse culturelle. Marc Côte (1990) souligna voici plus de 15 ans la variété remarquable de son habitat rural, depuis les maisons en hauteur du village kabyle, les constructions à terrasse des dechras aurasiennes, les habitations en pisé des plaines céréalières, les gourbis en branchage de certaines régions forestières, jusqu’aux maisons cubiques de terre rouge de la Saoura, et aux constructions à coupole du Souf. Ces édifices traduisent la variété des matériaux utilisés, adaptés à l’environnement (terre, pierre, bois, gypse), et la diversité des techniques de construction. Aussi remarquable est la variété des modes de groupement, puisque, suivant les régions, cet habitat se présente sous forme d’écarts, de hameaux (mechtas) ou de villages, à l’image de la diversité de culture de leurs habitants.

On peut cependant se demander si aujourd’hui, à cette diversité harmonieuse de l’espace rural ne s’est pas substituée la diversité confuse de territoires qu’interpénètrent les rejaillissements de la crise urbaine sur les campagnes et les répercutions humaines et spatiales des troubles qui ont marqué la décennie écoulée, période du passé récent de l’Algérie que le pouvoir appelle « la tragédie nationale », mais qui est connue à travers le monde comme la « décennie noire » (période du terrorisme entre 1990 et 2000).

Cet article se veut une contribution aux études menées depuis une quarantaine d’années sur l’habitat rural, au sens premier que lui avaient donné Vidal de la Blache et Demangeon, celui d’établissement humain. Après une période de primat accordé à l’urbain, la campagne retrouve en effet dans les études territoriales une place moins secondaire, dans la mesure où un peu partout, en Algérie comme ailleurs dans le monde, la frontière entre l’urbain et le rural tend à s’estomper (Pinson et Thomann, 2002).

C’est la dynamique de formation de nouvelles territorialités qui est au centre du présent article, la manière dont est aujourd’hui habité l’espace rural, plus précisément la relation entre la morphologie d’un habitat et la dynamique du territoire dans lequel il s’inscrit.

Après avoir brièvement relaté les différentes phases de transformation récente de l’espace rural, l’analyse portera sur les dynamiques d’une forme d’urbanisation à l’oeuvre dans certaines parties des territoires ruraux, celles qui, notamment, sont dotées d’un minimum d’infrastructures routières et de services. Il sera examiné comment ces territoires, plus ou moins structurés, ont en quelque sorte servi de protection face au déferlement d’insécurité qui a frappé l’Algérie dans les années 1990.

À travers des exemples pris dans la vallée du Saf-Saf, il sera montré que le rural connaît désormais des problèmes d’occupation territoriale qui ne sont pas moindres que ceux qui concernent l’urbanisation effrénée des villes. Mais ici, ils sont redoublés par l’état d’insécurité dû à la période du terrorisme mentionné plus haut qui a instauré une atmosphère incertaine et trouble. Il en est résulté une profonde recomposition des territoires. Contraintes de quitter leurs terres et leurs demeures, les populations rurales, comme au temps de la colonisation et de la guerre de libération, ont été particulièrement touchées, dans leur mode de vie et d’habitat, par les effets problématiques de cette recomposition territoriale.

Travailler sur le territoire rural, dans de telles circonstances, n’est pas chose commode ; inutile de cacher la difficulté d’arpenter ce terrain, éloigné et profond. Les méthodes utilisées pour aller à la rencontre de ces territoires s’apparentent à celles de l’ethnologie : elles se sont imposées car, sur les phénomènes étudiés, il n’existe pratiquement pas de données statistiques, ni de rapports administratifs exploitables, accessibles et dignes de foi. Une grande importance a donc été donnée aux matériaux recueillis sur le terrain, par l’observation directe et le recueil de la parole des habitants, qu’il a fallu libérer d’une grande méfiance.

Le chercheur, en dépit de la distance qu’il se doit de conserver, peut-il être insensible à cette misère ? La comprendre (Bourdieu, 1993) c’est aussi entrer en empathie avec le paysan accablé ou la femme meurtrie, pour accéder aux aspects les plus enfouis de la situation vécue par ces habitants des campagnes. La connaissance, dans ce type de cas, est impossible sans une écoute compréhensive (Kaufmann, 1996) ; une telle écoute libère la parole en même temps qu’elle doit rester vigilante sur les débordements possibles qu’entraîne la dramatisation du discours.

Sur l’ensemble de la vallée, 250 familles ont ainsi été approchées ; parmi elles, 180 m’ont accordé leur témoignage, et permis de prendre des photos de leur habitation. Pour recueillir ces témoignages [1] et effectuer les entretiens, huit mois d’enquête sur le terrain m’ont été nécessaires.

Greffes d’habitat incrustées sur des territoires en partie structurés

La vallée du Saf-Saf (figure 1) est située au centre de la wilaya de Skikda, dans la partie orientale de l’Algérie. La vallée tire son nom du saf-saf (le peuplier) qui se dresse sur des centaines d’hectares, comme gardien de la vallée. L’oued du même nom a, par ses crues et décrues, encore augmenté la fertilité des terres.

La vallée regroupe neuf communes et s’étend sur près de 400 km2. Elle comptait environ 120 000 habitants en 1998 [2]. Ces communes font partie d’un périmètre irrigué dont les terres sont à grande valeur agricole. Elles forment une nébuleuse de petits noyaux d’habitat, parfois diffus, organisés en mechtas [3] ou en hameaux et parfois en agglomérations de taille très variable.

Le développement de l’habitat s’y est fait à partir d’un embryon initial (ancienne ferme coloniale, village socialiste) et depuis quelques années, à l’image des villes et suscités par la crise du logement qui s’y est affirmée, apparaissent des lotissements d’habitat individuel sortis ex nihilo, associant les initiatives publiques et privées ou encore l’implantation d’un habitat vertical.

Ces différentes formes de production d’habitat ont déclenché un processus de micro-urbanisations successives qui parsèment progressivement le territoire de la vallée. Désormais, les séquences et les paysages à l’allure urbaine se multiplient le long de la vallée du Saf-Saf, modifiant le territoire rural et transfigurant le paysage. Ces nouvelles petites localités rurales forment toutefois des noyaux attractifs ; elles ont progressivement organisé leur propre territoire qui s’est intégré (parfois avec difficulté) dans le dispositif communal existant.

Figure 1

Les communes de la vallée du Saf-Saf au nord-est algérien

Les communes de la vallée du Saf-Saf au nord-est algérien

Carte établie par Karima Messaoudi, 2005

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Ces petits territoires sont l’assise, le point de germination de l’organisation gigogne, emboîtée, qui a vu le jour récemment. L’habitat a permis le regroupement des populations rurales éparses, isolées, dans le territoire de la vallée, leur apportant les équipements indispensables. Il a également été le moteur qui a contribué à la reconstruction et à la revitalisation des mechtas et des douars (figure 2).

L’ancienne ferme coloniale Bontousse (agglomération secondaire d’Ali Abdenour, commune de Béni Béchir) donne une bonne illustration de ce processus. Reprise par les ouvriers agricoles dès 1962, la ferme accueillit sur ses terres, au cours des années 1970 et 1980, onze maisons pour la coopérative des moudjahiddines, complétées par quelques équipements de base : une école, un centre de soin, un siége de sécurité militaire. À la suite du changement du statut des terres agricoles, issu de la loi de 1987 [4], le territoire rural a vu la prolifération d’un habitat diffus autoconstruit, formé de constructions hybrides, ni urbaines ni rurales. Au bout de quelques années, l’agglomération comptait plus de 2400 habitants et la raison d’installation dans le territoire rural de la plus grande partie de cette population n’était plus tant l’agriculture que la disponibilité d’un terrain, appartenant souvent à la famille, pour la construction d’une maison que la crise du logement ne permettait plus de trouver en ville.

Figure 2

Immeubles collectifs et maisons individuelles

Immeubles collectifs et maisons individuelles

Photographie: Karima Messaoudi, 2005

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Le parcours erratique de l’habitat en milieu rural

À ce point, il n’est pas inutile de présenter rapidement l’état dans lequel s’est trouvé l’espace rural à la suite des multiples remaniements dont il a été l’objet, de la fin de la colonisation jusqu’à la période d’insécurité terroriste. Ces réaménagements résultent des politiques diverses, discontinues et quelquefois contradictoires, qui se sont succédé et dont les territoires ruraux ont fait les frais.

Après l’indépendance, les grands domaines furent repris en mains par les ouvriers agricoles. Les fermes coloniales nationalisées en 1963 constituaient déjà, pour la plupart, de grandes entreprises agricoles employant des salariés, à partir desquelles se sont formées les exploitations autogérées (Chaulet, 1971). Un regroupement se fit ainsi dans les premières années de l’indépendance autour des noyaux constitués par les plus grandes fermes, comme cela est illustré par l’exemple de la ferme Bontousse.

À la suite d’une politique d’autoconstruction mise en place à partir des années 1967-1968 « les villages de la reconstruction » (Cherrad, 2005 : 106), destinée à reloger les fellahs et paysans démunis, fut lancée, fin 1971, dans le cadre de la révolution agraire, la politique des 1000 Villages socialistes agricoles (VSA) (Lesbet, 1983). Le but poursuivi était celui d’« une promotion authentique des paysans par la construction du socialisme dans les campagnes » (Cherrad, 2005 : 184). La vie quotidienne a montré que les villages socialistes ont été construits sans considération pour le mode de vie des paysans, ou des nomades, et qu’ils ont introduit une sorte de modernité à laquelle les attributaires n’aspiraient guère (Lesbet, 1983).

À partir des années 1980, l’État procéda à une refonte radicale de ses options. Les terres publiques furent privatisées et l’exploitation en devint individuelle. Les réformes de cette décennie levèrent l’hypothèque qui pesait jusque-là sur la propriété privée. Fondé sur l’aspiration à un enracinement définitif, le modèle qui s’imposa fut matérialisé par une maison familiale, offrant la possibilité de pouvoir réunir les fils mariés sans condition d’emploi dans l’exploitation. Cette dernière nourrit ainsi de moins en moins, mais supporte de plus en plus de grandes maisons conçues pour abriter une grande famille, avec séparation des marmites (les ménages des fils), alors que le rez-de-chaussée est réservé à leurs futures activités… non agricoles.

Les années 1990, quant à elles, furent caractérisées par la mise en place d’une politique encore plus souple, plus flexible et plus laxiste. On assista à une nouvelle rupture qui fut encore plus incisive que la précédente. Sous la pression des crises et des événements que connut le pays, certains centres ruraux, certains sièges des domaines autogérés servirent d’assise foncière pour l’implantation de nouveaux programmes de logements, construits non seulement pour des ruraux, mais également pour des populations urbaines.

Tels furent les cas de la Zone d’habitation urbaine nouvelle (ZHUN [5]) construite sur 21 ha d’anciens vergers d’agrumes, d’oliviers et de figuiers dans le village d’el Hadeik (en arabe : les jardins) et du lotissement Ouadah (commune de Ramdane Djamel), qui occupe 15 ha du même type de champ dans la commune de Ramdame Djamel (figures 3 et 4).

Figure 3

Zone d’habitation urbaine nouvelle (ZHUN) dans le milieu rural

Zone d’habitation urbaine nouvelle (ZHUN) dans le milieu rural

Photographie: Karima Messaoudi, 2005

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Figure 4

Habitat individuel en lotissement côtoyant des vergers d’agrumes

Habitat individuel en lotissement côtoyant des vergers d’agrumes

Photographie: Karima Messaoudi, 2005

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La ZHUN d’El Hadeik est un ensemble de barres comprenant 216 logements construits dans le cadre du programme Logement social participatif (LSP). Les bénéficiaires en sont aujourd’hui des cadres du tertiaire de la Sonatrach (entreprise des hydrocarbures située dans la périphérie de la ville de Skikda), des agents de police et des personnels de l’enseignement secondaire. Les habitants interrogés, pourtant satisfaits de leur logement de type urbain, disent ne pas parvenir à s’adapter à la position de leur quartier, trop excentré de la ville :

Le calme est très appréciable ici, mais […] en fait, j’ai toujours habité au centre-ville, je n’ai pas eu le choix de m’installer ici, de toute manière, je n’y rentre que pour dormir, je n’ai rien à voir avec l’agriculture, je suis un cadre à Sonatrach, j’aurais aimé m’installer en frange urbaine, dans le périurbain, le plus proche de la ville.

Soltani, 42 ans, habitant le quartier depuis 5 ans

Le lotissement Ouadah, pour sa part, tire son nom d’une famille vivant de l’arboriculture. Abandonnant d’année en année cette activité, pris dans le mouvement d’attraction suscité par la plate-forme pétrochimique (Sonatrach) de la ville de Skikda, ou bien dans des commerces familiaux, les héritiers Ouadah ont fait le choix de vendre à bon prix leurs terres, en les lotissant. Les nouvelles constructions, en cours pour la plupart, sont des maisons-immeubles, de trois à quatre niveaux, où la brique rouge s’allie avec le parpaing, le ciment brut avec le goudron des voies. Les habitations qui donnent sur la route disposent au niveau du rez-de-chaussée de locaux de commerces. L’occupation au sol est très élevée (presque 80 % du lot est construit), ce qui donne une impression de promiscuité accentuée et l’on pourrait se tromper de porte, si la couleur n’avait pas donné un signe d’identification à chaque habitation.

Dans cet ensemble de petits lots (200 m2, 300 m2), les familles interrogées disent apprécier leur cadre de vie, exprimant une aversion aussi bien pour l’habitat rural qui les entoure que les logements collectifs, qui restent le souvenir d’une expérience mal vécue en ville. Beaucoup de propriétaires se sont réfugiés dans ce lotissement n°1 au prix d’une mobilisation financière considérable pour un cadre de vie qu’il qualifie de résidentiel.

Dans ces ensembles surgis dans la campagne, les logements bâtis ne répondent totalement ni à des critères urbains, ni à des critères ruraux, mais à un mélange des deux. En l’espace de quarante ans, l’habitat rural, décrit par Marc Côte, se serait ainsi transformé en un outil d’urbanisation massive des campagnes algériennes.

De nouveaux gourbis dans des localités plus sûres

La tragédie nationale de la décennie 1990, avec toutes les conséquences dramatiques liées à l’état d’insécurité dû au terrorisme a frappé le monde rural de plein fouet contraignant plusieurs millions de ruraux [6] à fuir leur habitat à la campagne et à délaisser leurs terres pour venir s’établir massivement aux abords des agglomérations urbaines à la recherche d’une plus grande sécurité.

Cette situation inattendue et brutale a provoqué des concentrations désordonnées et de vives pressions sur le territoire, les infrastructures et les services. Sous le poids des effets conjugués de cet exode, de la précarité qui en résulta, de l’insécurité latente et de l’indifférence parfois coupable de l’administration, des pans entiers de la population rurale sont retournés à une pauvreté extrême pour notre époque.

En effet, coupés de leur milieu naturel, démunis, désorientés, les ruraux n’ont eu d’autre choix que d’occuper illégalement ces périphéries urbaines, ou des espaces ruraux plus proches des chefs-lieux. Le déferlement de l’insécurité terroriste a ainsi causé des difficultés sociopolitiques incommensurables : son impact sur l’aménagement du territoire rural s’est manifesté notamment par la propagation de multiples baraquements, de taudis, d’abris d’infortune présentant des conditions sanitaires et humaines déplorables.

La wilaya de Skikda n’a pas été épargnée par ce fléau, qui a engendré une grande déstabilisation des territoires, de nombreux paysans ont été ainsi contraints de fuir un foyer auquel ils étaient attachés, mais éloigné et en proie à l’insécurité. La vallée du Saf-Saf est alors devenue la terre d’asile de ces infortunés. Selon une estimation recoupant diverses sources, plus de 125 hectares [7] des cinq communes enquêtées sont désormais occupés par des maisonnettes précaires, construites avec des matériaux rudimentaires (parfois même avec de l’argile), baraques de temps qu’on pensait révolus (figures 5 et 6).

Figure 5

Les flux migratoires vers les communes de la vallée du Saf-Saf wilaya de Skikda

Les flux migratoires vers les communes de la vallée du Saf-Saf wilaya de Skikda

Enquête sur le terrain, Karima Messaoudi, 2005

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Construisant des abris rapprochés du chef-lieu sur des terres plus visibles, les fellahs ont abandonné terres et demeures pour venir s’agglutiner près des grands axes routiers ou sur des terrains vagues liés à des équipements publics. Témoignant de la persistance des solidarités de groupe, quelques-uns, au coeur hospitalier, ont offert une chambre ou un petit lot de terrain sur leur parcelle agricole (qu’elle soit privée ou publique).

Alors qu’elles sont associées à une incontestable suroccupation, ces constructions illicites sont par ailleurs dépourvues de réseau d’assainissement, d’électricité, d’adduction d’eau potable, ce qui a engendré des conditions de vie très précaires. Cette sécurité retrouvée dans la proximité des axes et des équipements fréquentés, se paie au prix d’une autre insécurité, celle-ci juridique et financière, comme nous le dira Kadder, un fellah de 45 ans marié et père de trois enfants : « Pour acheminer l’eau à notre taudis il m’a fallu payer 7000 DA pour les conduites d’eau potable, et puis même chose pour l’électricité, sans oublier que nous avons été en justice, lors de notre installation ici, et l’État a exigé une amende, de l’ordre de 5000 DA pour chaque gourbi, je crois que l’on se trompe de criminels ! »

Figure 6

Concentration des nouvelles entités le long des voies de la vallée du Saf-Saf

Concentration des nouvelles entités le long des voies de la vallée du Saf-Saf

Enquête sur le terrain, Karima Messaoudi, 2005

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Des hameaux entiers se sont ainsi déplacés vers des zones rurales plus sécurisées, en provenance pour la plupart de zones éparses, de Collo, de Ain Kechra, de Aïn Rhorab, de Tamalous, de Ouled Hababa (figure 5). Ces populations se sont enfuies suite à des événements dont ils ont entendu le récit ou qui se sont déroulés sous leurs yeux, répandant une peur sournoise, un effroi terrible et l’éventualité d’une menace très proche. Aujourd’hui leurs localités délaissées sont, à les entendre, à l’image d’un no man’s land.

Pourquoi la vallée du Saf-Saf est-elle devenue ce refuge ? Certaines solidarités familiales ont joué. Les habitants de Collo, par exemple, sont liés à la vallée par l’histoire : pour la plupart moudjahiddines, ils se sont installés au lendemain de l’indépendance, dans les anciennes fermes coloniales ou ils ont construit des maisons sur les terres de la vallée. Pour ces ruraux, la terre fertile de la vallée du Saf-Saf, ses villages ruraux, semblaient être un ancrage solide pour ne pas oublier leur identité d’origine, pour rester dans le sillage de leur ruralité (figure 7).

Pour faire face à cette situation dramatique, il fallait une réponse politique de la part de l’État. Elle s’est traduite par la création récente (2002) d’un ministère délégué au Développement rural, dont les projets passent notamment par la mise en place d’un programme d’habitat visant à fixer les populations rurales sur leur territoire. Or, pour ces infortunés de l’insécurité, ce qu’on est en train de construire pour eux est encore inadapté, comme en témoigne Tahar (figures 8 et 9). Il a quitté voilà sept ans son hameau, Ain Rhorab, où des attentats ont déclenché la peur dans sa famille et chez leurs voisins. Comme la sienne, une centaine de familles ont émigré vers l’est de la commune de Ramdane Djamel sur la rive droite de l’Oued Saf-Saf. Tahar, agriculteur, possédait dans son village une maison de deux niveaux entourée de onze hectares de blé et d’arbres fruitiers. Aujourd’hui, pour abriter les siens, il a construit sur une parcelle de terrain en haut de la vallée un abri composé de deux chambres, d’une cuisine et d’un coin d’hygiène, entourant une cour cimentée. Comme il nous l’affirme, cet abri, s’il est loin de le satisfaire, semble mieux lui convenir que la construction que veut lui imposer l’État : J’ai payé la justice 5000 dinars algériens (DA) pour ce gourbi, 7000 DA pour avoir l’eau chez moi, 7000 autres pour l’électricité, la première chambre m’a coûté 100 000 DA. Je vis dans un taudis, à la place d’une maison rurale dont j’ai hérité de mes aïeux et que j’ai été contraint d’abandonner : j’étais sur mes terres, aujourd’hui je demande l’aumône pour un habitat décent. On m’a accordé un logement rural. Je ne suis pas d’accord. Ce qu’ils ont fait, ce sont des camps de concentration, de regroupement (à l’image de ce qui a été fait pour nos parents pendant la colonisation). Je préfère mille fois ce gourbi improvisé à ces blocs de briques imbriquées qu’ils sont en train de nous construire.

À l’image de la famille de Tahar, beaucoup se sont retrouvées dans la même situation, spoliées de leurs biens, de leur dignité et assistent ébahies à l’édification d’un ensemble d’habitat prétendument rural, car conçu loin des critères du mode de vie rural, et qui risque d’être un autre avatar du territoire rural (figure 10).

Figure 7

Plan et facade d’un ensemble d’habitat rural sur une exploitation agricole collective (EAC)

Plan et facade d’un ensemble d’habitat rural sur une exploitation agricole collective (EAC)

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Figure 8

Ferme coloniale réappropriée

Ferme coloniale réappropriée

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Figure 9

Image sur un goubi d’infortune

Image sur un goubi d’infortune

Photographie: Karima Messaoudi, 2005

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Figure 10

Ensemble d’habitat rural sur une Exploitation agricole collective (EAC)

Ensemble d’habitat rural sur une Exploitation agricole collective (EAC)

(les huit exploitants de l’EAC ont bénéficié de logement rural)

Photographie: Karima Messaoudi, 2005

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Des hommes, des lieux et des liens bouleversés

Ébranlés par le chômage, terrorisés par une peur maintenue, les pères de famille voient leur déchéance et leurs échecs se dessiner dans les yeux de leur progéniture et dans la résignation de leurs femmes. Le chercheur ne peut être indifférent au courage et à la capacité d’endurance de ces familles qui, malgré les affres de la rupture avec la terre, de l’autobannissement, restent groupées, s’entraident, essaient de survivre, ensemble, mais aussi dans une solitude insoutenable, délaissées par les communes, boudées par les gestionnaires. Le récit de cet habitant d’une agglomération secondaire, qui a fui, avec l’ensemble des familles de sa mechta, l’horreur de l’insécurité, témoigne de cet arrachement douloureux : « Je ne pourrai plus y retourner, à ma terre. J’ai transféré tout mes papiers à la commune d’accueil. Ma terre est loin d’ici. Là-bas je n’ai plus droit à rien. C’était ma maison, construite sur les terres de l’État. Je l’ai quittée, l’État l’a saisie (ma terre), je n’ai plus rien. Et puis quand bien même je voudrais y retourner, je ne peux pas le faire seul, toute la mechta est ici. C’est difficile de convaincre tout le monde de la stabilité des lieux, sinon plus que le fait réel, c’est la peur aux entrailles pour ma famille qui m’a ramené ici ».

Ce qui subsiste de sa terre, de sa maison, ce n’est plus que des lignes hésitantes qu’il trace sur le sol en même temps qu’il m’en parle, bientôt balayées du revers du même bâton qui en a dessiné la trace sur la terre. Sa maison, son bien abandonné : juste une image, des traits de poussière, tordus, mal représentés, c’est tout ce qui reste de sa maison. Il n’y retournera plus, et il ne me sera pas possible de la voir : Ouled Hababa, la commune où se trouve sa maison, qu’il m’indique au loin du bout du doigt, terre éloignée, est un endroit beaucoup trop périlleux ; elle est loin et sa peur, le fellah arrive facilement à me la transmettre. Pour lui, elle est dans le coeur ; pour moi, c’est une maison qui se trouve sur un territoire maculé de sang. Peut-être reste-t-elle pour lui dans un idéal nostalgique, mais ce qui est sûr, c’est l’émotion ressentie à travers son discours, à travers ce qui est pour moi une évocation et pour lui la contemplation mémorisée de ce qui est désormais une terre abandonnée.

À l’opposé de cette image désespérée, d’autres fellahs, malgré la peur et l’éloignement de leur maison, refusent d’abandonner leur terre : ils y retournent ; pour beaucoup d’entre eux, les murs délaissés peuvent être reconstruits : travailler la terre et être fellah n’est pas simplement un métier, c’est une condition de leur existence, de leur ruralité. En se rapprochant des zones plus denses, des grands axes, ils n’habitent plus vraiment le territoire rural, mais le rural et l’agriculture continuent de les habiter. C’est ce que m’explique avec ferveur un fellah :

Je suis là depuis plus de cinq ans. J’ai construit une chambre et une cuisine, et puis une sorte de salle d’eau. Chaque matin je prends le bus pour aller à Ouled Hababa, c’est loin mais l’éloignement est dans la distance, pas dans ma tête. Je traverse les sentiers menant à ma terre, je la travaille, je l’entretiens. C’est une nécessité, sans le travail de la terre je n’existerais plus, ils m’ont contraint à quitter ma maison, mais la terre c’est ma vie, plutôt mourir que de la laisser !

Ainsi le lien à la terre devient la seule attache, emblème d’identité, ce qui empêche la négation humaine. Être fellah, pour beaucoup de ces gens, signifie plus qu’un travail de subsistance, c’est aussi l’inscription du sens moral de leur existence qui se dessine, se marque et se grave dans les méandres des côteaux qu’ils créent, les alignements d’arbres qu’ils ordonnent, dans le bruit du tracteur qui dompte leur terre, avec une humilité paradoxalement sereine et patiente : la terre ne livre ses trésors qu’à celui qui sait attendre, qu’à celui qui la mérite.

Je ne pensais pas qu’une telle misère puisse subsister, qu’une telle dégradation de la condition humaine puisse exister, jusqu’à ce qu’un enfant me raconte sa peur d’avoir vu son institutrice agressée devant lui, jusqu’à ce qu’une mère me dise avoir assisté sans force, avec comme seule arme son cri strident dans la nuit noire, aux meurtres de son mari et de son fils, à l’outrage de sa fille et à la séquestration d’une seconde qu’elle ne reverra que quatre jours après.

Lorsque cette même mère quitte sa maison et sa terre, emmenant ses trois autres fils et l’âme souillée de ses deux filles, lorsqu’elle erre d’une famille à une autre, et entreprend, avec ce qu’il lui reste de raisonnement, l’acquisition de ce qu’elle nommera « le cercueil du vivant »(« kabre el haye »), deux chambres et une cuisine, achetées avec le fruit de la vente de ses dix brebis et de ses deux vaches laitières, on se trouve aux limites de l’insupportable ; comme lorsque balayer la cour, ou la laver avec de l’eau de l’Oued Saf-Saf, chaque jour, et souvent plusieurs fois par jour, devient un acte de purification que les deux filles (aujourd’hui âgées de 25 et 28 ans, au moment du crime elles n’avaient que 15 et 18 ans) perpétuent pour se laver de la souillure infligée.

J’ai été souillée quinze fois pendant quatre jours, j’ignorais qu’un être pouvait encore vivre après avoir subi des entailles de dépravation pareilles. Je lave ce parterre avec tout ce que j’ai de force, comme si je lavais ma chair. Qu’il fasse hiver ou été, c’est ici que je dors, je ne peux pas entacher notre nouvelle maison de ma présence infâme.

Assia, 28 ans

Reniée par elle-même, la jeune femme s’interdit, dix ans après, une place même dans ce que sa mère appelle le cercueil du vivant. Habituée à sortir dans sa mechta, à traire ses vaches, à retourner la terre, à semer des grains, à cueillir le fruit de son travail, à aller à l’école, elle se retrouve, aujourd’hui, spoliée de sa maison d’enfance, n’ayant que l’espace de la cour comme coin de répit, pour unique inscription matérielle (figure 11).

Figure 11

Coin de repos dans la cour entourée de murs en parpaings couverts de plaques de fibrociment

Coin de repos dans la cour entourée de murs en parpaings couverts de plaques de fibrociment

Photographie: Karima Messaoudi, 2005

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Figure 12

Les enfants des champs

Les enfants des champs

Photographie: Karima Messaoudi, 2005

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Des entretiens auprès des plus jeunes comme des plus anciens, femmes et hommes, m’ont révélé toute cette déchéance, ce crépuscule des âmes. Au milieu de toute cette peur et de cette insécurité, des enfants, innocents et meurtris par tant d’horreur et de déracinement, ne voient plus en leur habitation qu’un tombeau. Même l’école leur reste interdite, à cause du transport trop onéreux pour leurs parents, endettés par l’achat d’une chambre et d’une cuisine. Les spéculateurs n’ont pas raté l’occasion de faire du profit, en vendant des taudis à des sommes astronomiques, profitant de l’état de détresse des familles, prêtes à tout vendre, leur bétail, les quelques ovins qu’elles possèdent, leurs bijoux et le moindre bien, pour abriter leurs enfants et se protéger de la mort (figure 12).

Les enfants sont désormais de plus en plus sommés d’assurer leur propre subsistance et sont ainsi prolétarisés, exploités. Flexibles, malléables, aisément remplaçables, ils constituent une main-d’oeuvre peu coûteuse, facilement mobilisable pour effectuer des activités pénibles ; travaillant dans les champs pour des sommes dérisoires, du haut de leur 10 et 14 ans, ils arpentent le monde du travail, conscients de ce qui s’est passé, mais gardant en tête qu’un jour ils rentreront chez eux. Par là se mesure la crise des unités domestiques qui engendre le travail des enfants, leur exploitation, et ce dans un contexte de dégradation des conditions de vie, d’érosion latente des solidarités primaires, d’une vulnérabilité massive et sans cesse croissante.

Conclusion

Les campagnes algériennes qui se sont ainsi offertes à mes yeux, avec leurs hommes et leurs paysages, auraient pu se lire comme une fiction dramatique, alors que les personnages et les décors, comme les péripéties et les séquelles de cette histoire tragique sont bien réels, incarnés par des paysans, avec une identité spécifique, happés par une crise des unités domestiques qu’engendre le délaissement de la terre qu’ils ont dû abandonner.

L’espace rural algérien porte ici un nom, celui de ses paysans, dont les rides sont des sillons, emblèmes de résistance, de force, de pérennité, plus, des balafres de pauvreté, d’indigence, marques d’une identité quasi héroïque. Creusées dans les méandres de leurs coeurs de paysans, les événements ont écrit sur leurs visages des traces qui peuvent être lues comme des images de leurs souffrances et de leurs résistances pour survivre.

À travers l’étude des urbanisations sauvages et parallèles qu’ils ont créées pour fuir l’insécurité, on parvient à une meilleure compréhension du fonctionnement des territoires qu’ils ont investis et des significations qu’ils représentent. En portant une plus grande attention à ces logiques habitantes, à leur articulation avec les politiques d’aménagement, on perçoit mieux la raison d’être d’un certain nombre d’appropriations illicites que l’on pourrait hâtivement condamner. Après les changements sociopolitiques de l’indépendance, les défaillances administratives qui ont suivi, la période du terrorisme a créé un climat d’insécurité, aggravant au fil des ans la déshérence des habitants. Aujourd’hui, l’État veille à instaurer un climat de sécurité et de paix nationale : cette dernière devrait avoir un certain nombre d’incidences positives sur l’occupation des territoires ruraux. Et pourtant, les programmes de rétablissement s’effectuent sous un discours d’urgence, selon des modèles administratifs et architecturaux éloignés des attentes des paysans auxquels ils sont sensés être destinés. Les résultats promis ne pourront alors être appréciés qu’à l’épreuve du temps de l’appropriation.

L’habitat rural n’est plus qu’une illusion ; qu’il soit ferme coloniale, village programmé et planifié, ou nouvelles maisons d’infortune, il recouvre aujourd’hui une typologie étendue de constructions qui, pour sa majeure partie, ne se distingue plus de l’habitat urbain ; il pourrait en être le clone tant la ruralité ne prédomine plus. Habiter, y compris à la campagne, revêt aujourd’hui son sens primal, celui de s’abriter, de se protéger, de s’entasser pour mieux être en sécurité, à l’ombre d’une extension urbaine et de modèles architecturaux où la ruralité se perd. Cette dynamique, associée mais hétéroclite, d’une ville qui éloigne les nouvelles constructions de logements de ses zones denses, d’une part, et de villages qui se sont repliés dans l’urgence vers les voies plus sûres formant les entrées de ville, d’autre part, a reconfiguré un environnement dont l’ancrage à la terre n’est plus celui de la pioche qui l’aère, mais celui du béton qui l’étouffe.