Corps de l’article

Introduction

Je veux vous y amener avec moi.

Hélas, […] je n’aurai que des mots.

Le Normand, Faisons un beau voyage.

Vaste péninsule de 21 000 km 2 située au sud-est de la province de Québec, la Gaspésie est presque entièrement entourée d’eau, bordée au nord par le fleuve Saint-Laurent, à l’est par le golfe du Saint-Laurent et au sud par la baie des Chaleurs [1] (figure 1). La pointe gaspésienne est une région touristique majeure du Québec, et ce, depuis le XIXe siècle. Fréquentée déjà à cette époque par les pêcheurs sportifs – riches Américains et hommes influents de la classe politique – elle devient, à la fin du XIXe siècle, un lieu de villégiature privilégié prisé par les familles les mieux nanties qui viennent passer l’été dans la région par bateau et, plus tard, par train. Dès l’ouverture, en 1929, de la voie qui ceinture la Gaspésie – la route 6 (aujourd’hui route 132) – mais surtout au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, elle connaît une montée fulgurante du tourisme. La toute fin des années 1940, particulièrement, marque le début d’une période faste pour le voyage en Amérique du Nord. « Faire du tourisme » constitue désormais une partie intégrante de l’économie grandissante de consommation de masse, dans laquelle les loisirs occupent davantage de place. Plus que jamais, la possibilité du voyage se démocratise. Bien sûr, la nouvelle prospérité économique – relative mais bien réelle – ainsi que l’essor de l’automobile y sont pour beaucoup. Chaque été, des milliers de voyageurs effectuent le tour de la Gaspésie en voiture. Dans les années d’après-guerre, le nombre explose : de 80 000 à 100 000 personnes visitent annuellement la péninsule. La moitié de ces visiteurs vient du Canada (majoritairement du Québec et de l’Ontario) tandis que l’autre provient essentiellement des États-Unis. À cette époque (et encore aujourd’hui), la Gaspésie est reconnue, au Canada et ailleurs, comme une destination de choix (Desjardins et Frenette, 1999 : 547).

Figure 1

Carte de la région gaspésienne, 1954

Carte de la région gaspésienne, 1954
Source: Frères Maristes (1954: 212)

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Les voyageurs qui ont parcouru cette région au cours du siècle dernier nous ont laissé par leurs écrits – récits publiés ou non – ainsi qu’à travers les images qu’ils ont produites et conservées – photographies et dessins – des témoignages qui portent sur la péninsule gaspésienne ou, plus précisément, sur cette Gaspésie qu’ils ont vue, vécue et ressentie. Inspiré des apports et des manques de l’historiographie des régions, notamment le chantier piloté par l’Institut national de la recherche scientifique (voir, entre autres, Desjardins et Frenette, 1999) et de l’historiographie récente du tourisme (voir, entre autres, les travaux de McKay, 1992, 1993, 1994, 1998 et 2001 ; Jasen, 1995 ; Dubinsky, 1999 ; Baranowski, 2001 ; Neatby, 2003 et 2011 ; Dawson, 2004 ; Morgan, 2008 ; McKay et Bates, 2010 ; Murton, 2011), cet article propose une première étude historique du tourisme en Gaspésie et vise à mieux comprendre les discours des touristes qui ont visité la célèbre péninsule (ainsi que les représentations qui en découlent) durant les 20 années suivant l’ouverture de la route qui l’encercle. À partir des récits de voyage, à travers le regard des voyageurs sur la Gaspésie, ses paysages et ses habitants, il est possible de saisir le sens des multiples représentations d’identité qui se jouent – s’inventent et se réinventent – au coeur même du processus touristique. Quelles sont les images identitaires véhiculées dans les écrits et les photographies des voyageurs ? Que nous apprennent-elles ?

D’une part, il s’agit de dégager les abstractions identitaires des Gaspésiens produites par les touristes. Ces représentations sont fortement marquées par un discours antimoderniste sur une Gaspésie traditionnelle, notamment par une présentation très typée de la population de la région. Cet antimodernisme teinte en grande partie le discours touristique nord-américain de l’époque, comme l’ont démontré plusieurs historiens (Lears, 1994 ; McKay, 1994 et 2001 ; Murton, 2011). Mouvement idéologique qui connaît son apogée au tournant du XXe siècle, il vise à protester contre le processus de modernisation lié à l’industrialisation et à l’urbanisation. Cette idée, telle qu’elle était perçue à l’époque, représente une façon de penser les impacts, souvent jugés négatifs, de la modernité. Cependant, à partir des années 1920, elle perd en bonne partie son aspect contestataire. Ne perdure alors du courant que sa philosophie de rapprochement avec la nature et d’éloignement du monde du travail industrialisé et de la société urbaine (Murton, 2011 : 11-12). Dans le contexte québécois, le courant antimoderniste postule l’existence d’un habitant simple, authentique, vrai, tenu à l’écart des affres de la vie moderne et de ses dangers. Comme l’explique James Murton,

[l]e concept, tel qu’utilisé à cette époque, posait l’existence, aux marges de la société libérale moderne, de populations préindustrielles. Habitant des lieux peu fréquentés, ces populations menaient une vie simple et traditionnelle qui s’exprimait par des danses, des chansons, des métiers, des modes et des types d’occupation ancestraux. Ils [sic] maintenaient une société organique et prémoderne, libre de concurrence et de luttes de classes. Ainsi positionnés à la périphérie de la modernité, ces gens avaient, croyait-on, conservé la culture essentielle de la race ou de la nation. Tout compte fait, la culture de l’Habitant était la seule culture authentique du Québec, tout le reste étant terni par son contact avec la modernité.

Murton, 2011 : 13

D’abord utilisée par le mouvement nationaliste canadien-français, cette idée de l’existence d’une société prémoderne est rapidement récupérée afin de promouvoir le tourisme dans la province, à la fois par l’entreprise privée (le cas le plus connu est celui de la Canadian Steamship Lines) ainsi que par l’État québécois (Murton, 2011 ; Neatby, 2011).

D’autre part, comme ces récits ne sont pas qu’un discours sur l’Autre, mais également sur soi, ils permettent de mettre en évidence les représentations que les touristes se font d’eux-mêmes (et aussi des autres touristes). Pour certains, le récit n’est que portraits : paysages, routes parcourues, beau ou mauvais temps. Pour d’autres, il relève davantage des impressions, des rencontres, il sera comparaisons constantes entre les attentes et la réalité du voyage. En ce sens, le récit de voyage comporte également un aspect introspectif. À travers les descriptions des paysages, des gens rencontrés, du récit des événements et des lieux visités, les touristes écrivent, plus ou moins consciemment, à propos d’eux-mêmes, de leur vision du monde, de leurs aspirations, de leurs sentiments, de leur recherche de sens, de leur identité personnelle et culturelle. Pour rependre l’expression de Pierre Rajotte, ces voyageurs sont amenés, à travers l’exercice d’écriture ou de photographie, à « délaisser le voyage extérieur au profit d’un voyage intérieur » (Rajotte, 2000 : 23-24).

Ainsi, le positionnement identitaire des touristes, à travers les représentations qu’ils se font des autres et d’eux-mêmes, s’articule constamment autour de l’idée de modernité. Cette dernière devient le point à partir duquel les voyageurs se situent. À travers l’idée d’antimodernisme, on l’érige comme base de comparaison, mais on l’édifie également comme objet de critique, particulièrement à travers la réprobation du développement de l’industrie touristique. Il s’agit donc ici de saisir les interactions entre ces perceptions afin de mieux comprendre les discours des voyageurs et, plus largement, de documenter l’expérience du voyage en territoire gaspésien.

Les voyageurs et leurs récits

Souvent, les récits de voyage sont rédigés pour soi – pour se rappeler de moments marquants – ou, à d’autres moments, pour la postérité – pour raconter l’expérience du voyage. Si la plupart de ces récits demeurent dans l’ombre, plusieurs sont rédigés dans l’objectif d’être publiés, sous forme d’article ou de livre. Comme pratique littéraire, le récit de voyage emprunte à plusieurs genres : la chronique, le roman, la biographie, le documentaire, l’essai, la poésie et parfois une certaine part de fiction (Rajotte, 1997 et 2005). Chaque voyageur combine ces différents types d’écrits pour produire un récit unique.

Sans aller jusqu’à affirmer, comme l’a fait Michel de Certeau, que « tout récit est un récit de voyage », ce dernier peut et doit être défini plus largement quant à sa forme (de Certeau, 1975 : 234). Aux côtés des écrits – manuscrits ou tapuscrits – peuvent aussi être considérés comme des récits de voyage les récits iconographiques : photographiques – images placées pêle-mêle dans une boîte ou bien rangées dans un album – ou filmiques – oeuvres d’amateurs ou de cinéastes reconnus (pensons à Maurice Proulx ou Pierre Perreault). L’idée centrale ici est celle de récit, peu importe sa forme. Dans ce contexte, est envisagée comme un récit de voyage toute production dont les mots ou les images ont été créés en voyage ou inspirés d’un voyage (tant qu’il ne s’agit pas de fiction pure et simple, même s’il est objectivement très difficile de déterminer, dans ce genre d’écrit, ce qui relève de l’imaginaire).

Également, ce qui caractérise par-dessus tout le récit de voyage, bien davantage que sa forme, est la notion de déplacement qui demeure centrale et constitutive du genre lui-même. Par son récit, le voyageur s’éloigne de son quotidien, il se met en contact avec des paysages différents, d’autres gens, voire un monde nouveau qui lui paraît exotique, terreau fertile aux émotions et réflexions nouvelles. Est ainsi créée cette occasion de raconter qu’est le voyage. Le récit de voyage relève donc en premier lieu d’un déplacement physique, dans l’espace, un trajet qui amène le voyageur du point A au point B. Mais le récit de voyage relève également, comme il sera démontré plus loin, d’un déplacement à travers le temps. Le récit de voyage est donc un document créé en rapport avec l’ailleurs, mais aussi avec le passé, réel ou imaginé.

Cet article se base sur un corpus de récits de voyage – écrits et photographiques – qui ont été produits par des voyageurs et voyageuses ayant parcouru la péninsule gaspésienne entre 1929 et 1950. Les récits écrits (tous publiés, à l’exception de celui de Burton, Merril et Rogers) sont l’oeuvre de ceux qu’on pourrait appeler, pour la plupart, des « touristes professionnels ». Ceux-ci exercent souvent les métiers de journalistes ou de nouvellistes, ils ont visité plusieurs pays et régions du monde et n’en sont généralement pas à leur première publication de récit de voyage. La plupart des auteurs de ces écrits viennent des États-Unis et parfois du Canada anglais ou du Québec. Un seul récit se démarque par l’origine de l’auteure, Gaspé the romantique, qui, malgré le fait qu’il soit publié à New York, est l’oeuvre d’une anglo-gaspésienne. Contrairement aux écrits, les récits photographiques demeurent quant à eux, dans la majorité des cas, la réalisation d’amateurs qui ne font que documenter leur voyage pour le souvenir ou la postérité. Généralement conservés sous forme d’albums, ils proviennent souvent de familles canadiennes-anglaises (résidentes du Québec ou des autres provinces). Une recherche approfondie a été menée afin de rassembler un maximum de récits de voyage (portant en tout ou en partie sur la région gaspésienne) dans la poursuite d’un objectif idéal d’exhaustivité (auquel il est très difficile de prétendre, dans le cas présent, de par la nature différente et l’emplacement variable de chaque récit). Cet article a été pensé et rédigé à la suite du rassemblement d’un corpus jugé suffisant et représentatif, corpus dont la constitution est toujours en cours, car plusieurs récits s’y ajoutent au fur et à mesure de la recherche et des découvertes. La plupart des récits publiés ont pu être consultés à Bibliothèque et Archives nationales du Québec ainsi que dans quelques bibliothèques universitaires. Parfois, ils ont pu être trouvés dans les librairies de livres usagés ou sur Internet. Les récits iconographiques, quant à eux, se trouvent au Centre d’archives du Musée McCord (sous forme d’albums de familles) ainsi qu’au Centre d’archives de la Gaspésie, qui possède une très intéressante collection de photographies et de documents touristiques concernant la région.

Au cours des années 1940 et 1950, la moitié des voyageurs qui visitent la péninsule viennent majoritairement de l’Ontario et du Québec. L’autre moitié provient essentiellement du Nord-Est des États-Unis – notamment des États de la Nouvelle-Angleterre ou d’États limitrophes, majoritairement New York et le Maine, mais aussi d’États un peu plus éloignés comme l’Ohio, le Michigan, la Pennsylvanie et l’Illinois (Brière, 1957 : 39-44). En ce sens, le corpus rassemblé ici est assez représentatif puisqu’il se compose à la fois de récits qui proviennent du Canada (en français et en anglais) ainsi que des États-Unis.

Le cas des récits publiés est intéressant, car il soulève la question de la volonté (intentionnalité) derrière les messages véhiculés. Dans quel objectif ces récits ont-ils été écrits et publiés ? Quels changements éditoriaux ont-ils subis de la part des auteurs et des éditeurs au cours du processus de publication ? S’il est raisonnable d’estimer que la très grande majorité des récits de voyage non publiés ont été rédigés dans l’idée d’être lus par un public plus ou moins restreint (proches, famille élargie, amis, grand public) pour inciter au voyage ou, à tout le moins, renseigner sur l’expérience du voyage, il est essentiel de se poser la question de l’intentionnalité du discours.

La limite peut alors devenir très mince et ambiguë entre ce qui constitue un récit de voyage et une production publicitaire. Prenons l’exemple du récit de Burton, Merril et Rogers, un tapuscrit non publié qui est conservé aux archives du Musée de la Gaspésie. Le statut de récit de voyage de ce document est sans grande ambiguïté. Il a été écrit « en souvenir ». Il est présenté sous la forme d’un cahier où ont été collées les pages du récit entre les cartes postales et les cartes géographiques. Comment peut-on estimer la circulation d’un tel récit ? Tout au plus, il a été donné à lire à la famille ou aux amis des voyageurs qui l’ont rédigé. En bref, il a pu circuler, mais dans un cercle restreint, probablement proche des protagonistes. Par contre, il en va autrement des récits publiés. Le seul fait qu’ils soient publiés augmente considérablement la diffusion de l’oeuvre, voire son rayonnement et donc son potentiel publicitaire. Cela nous éclaire passablement, a posteriori, sur les objectifs poursuivis par les auteurs. Il est raisonnable de penser que ces documents ont pu, dans certains cas, être rédigés avec l’objectif avoué d’une publication. On peut donc croire que la rédaction en a été faite de façon différente de celle d’un récit destiné à demeurer dans l’espace privé (ou semi-privé).

Venons-en maintenant au cas où un récit de voyage est publié, mais est aussi « commandité » par un autre acteur du tourisme. Par exemple, dans Gaspé, Land of History and Romance, Davies écrit : « It is with pleasure that I acknowledge my indebtedness to the people and the government of the Province of Quebec for the help they have given me in the preparation of Gaspé. My special thanks and appreciation are due to George Léveillé, Secretary to the Prime Minister, for is interest in the project […] » (Davies, 1949 : v). L’ouvrage de Davies ne présente pas du tout la forme de la brochure touristique, mais bien celle d’un récit de voyage. Par contre, il est possible de déduire, par ces remerciements, que le livre a reçu l’assentiment du gouvernement provincial, voire l’aide – financière ou matérielle – nécessaire à la production d’un tel ouvrage. Le même questionnement se pose en ce qui concerne l’ouvrage We fell in love with Quebec. A book of cities, shrines, villages, rivers, mountains, and people de Dean et Mooers Marshall dans lequel les auteurs remercient le service de Ciné-photograhie de la province : « We are grateful for the use of photographs in this book to the following organizations and individuals: The Quebec Cine-photography Service of the Provincial Publicity Bureau […] » (Dean et Mooers Marshall, 1950 : 8). En tels cas, quelle est la part du gouvernement dans les thématiques abordées, dans la façon de rédiger le récit ? Cette question est délicate et il est plutôt ardu d’y apporter une réponse sans avoir accès à des documents ou des archives qui pourraient nous renseigner plus précisément sur le contexte de production et de concrétisation du projet. S’agit-il d’une initiative de voyageurs qui ont ensuite demandé l’aide financière de la province ? S’agit-il d’une commande du gouvernement ? Ces questions restent souvent en suspens, faute d’informations et d’archives pertinentes concernant les auteurs des récits et les actions du gouvernement en matière de tourisme. Dans certains cas, également, le gouvernement produit des brochures touristiques auxquelles il donne en tout ou en partie la forme d’un récit de voyage. Il ne sera pas question de ces brochures dans cet article, mais cela démontre bien la difficulté d’établir une typologie stricte des récits de voyage et de départager de façon très marquée le récit de voyage des brochures touristiques, certains ayant, sans paradoxe, le double statut.

Une population géographiquement éloignée et culturellement différente

Dans les récits touristiques, la Gaspésie et ses habitants sont la plupart du temps dépeints de façon traditionnelle. Le territoire gaspésien devient alors le décor immense et dramatique sur lequel se joue la vie simple du peuple de la région. Dans leurs récits, les voyageurs présentent une Gaspésie ancienne et s’attardent à décrire ses habitants d’une manière très stéréotypée. Généralement, les mêmes caractéristiques sont prêtées à tous les Gaspésiens de la péninsule comme si l’histoire les avait formés à ce caractère particulier, et ce, sans égard à leur origine ethnique ou linguistique, pourtant diversifiée (Desjardins et Frenette, 1999 : 353-364). Cette façon de présenter la région et sa population se matérialise à travers un discours basé sur la différenciation, un discours qui marque bien la distance identitaire entre un « nous », qui réfère aux voyageurs parcourant la péninsule, et « eux », ces gens à l’écart du reste du monde.

Dans cette manière de penser la population gaspésienne, la représentation des pêcheurs est la plus fréquente. Ces derniers sont dépeints comme des gens simples et courageux. Davies, auteure de Land of History and Romance, fait notamment référence aux pêcheurs « whom had courage immeasurable to face to Atlantic in their little ships » (Davies, 1949 : x). Dans un article paru en 1929 dans Le Passe-temps, Albert Lalonde illustre ce courage, mais aussi cette agilité, propre aux hommes de la mer gaspésiens :

Je me souviens aussi avoir vu dans un des ports de la côte nord de ia [sic] Gaspésie un vapeur et un cotre à moteur sortir du port, par un jour de gros temps, bour [sic] aller secourir un gros cargo échoué sur une batture. Il fallait voir l’énergie et la rapidité de manoeuvres de nos marins, car je ne vois pas pourquoi des descendants de Normands et de Bretons, occupés chaque jour à la pêche en mer, ne seraient pas appelés des marins canadiens-français.

Lalonde, 1929 : 115

Un certain romantisme accompagne l’idée de braver la nature et de risquer sa vie chaque jour en s’aventurant sur un océan imprévisible. La pêche « traditionnelle » pratiquée par les hommes de la région transcende donc la simple activité économique de subsistance ou de survie, et relève le plus souvent, dans le discours des touristes, du mythe du pêcheur courageux bravant chaque jour au péril de sa vie l’immensité de l’océan qui regorge de ressources alimentaires, mais qui représente aussi un écueil pour ceux qui s’y hasardent.

L’image du pêcheur est également très présente dans les récits photographiques. Même si d’autres activités économiques sont en plein essor en Gaspésie au début du siècle (foresterie, sciage) et au cours de l’après-guerre (exploitation minière), elles font très peu l’objet de commentaires de la part des voyageurs (Desjardins et Frenette, 1999 : 435-485). Cela peut s’expliquer en partie par le fait que la pêche à la morue est considérée comme une occupation traditionnelle représentative de la façon de vivre des Gaspésiens, telle qu’elle est perçue par les touristes. Le pêcheur symbolise en quelque sorte, avec toutes les qualités reliées au mode de vie maritime, l’« ancêtre ». Il est peu probable que les voyageurs ignorent la diversité des activités économiques de la Gaspésie. Ils n’estiment cependant pas que ces activités sont dignes de prendre place dans leur récit parce qu’elles ne correspondent pas aux représentations recherchées, construites et diffusées (figure 2).

Figure 2

Pêcheurs sur la grève, années 1920-1930

Pêcheurs sur la grève, années 1920-1930
Source: Collection G.G.Mercer, P92, Archives du Musée de la Gaspésie

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La femme au rouet occupe une place importante dans la plupart des récits de voyage, autant écrits que photographiques. Moins présente, mais tout aussi typée, l’image de la femme qui cuit le pain au four extérieur est également évoquée à quelques reprises. Comme l’a démontré Hamel dans ses travaux, à partir de la toute fin des années 1920, le gouvernement provincial cherche à favoriser une réappropriation, voire une réinvention de l’artisanat traditionnel, notamment le textile, qui est alors perçu comme un moyen de préserver certains aspects de l’identité culturelle canadienne-française et de mettre en valeur le visage pittoresque du Québec (Hamel, 2001). Cet art traditionnel, plus ou moins inventé, est souvent considéré comme authentique tant par ses promoteurs, que par ses artisans et ses consommateurs, dont font partie nombre de touristes. Peu importe qu’il relève d’une véritable pratique ancestrale, il doit d’abord et avant tout évoquer une symbolique de l’identification au passé, que celui-ci soit réel ou imaginaire. C’est ce que le voyageur recherche et c’est ce qui lui est offert. Par exemple, sur une image de Merles Davies Gilbart, on peut voir une femme qui s’installe à son rouet sur une plateforme construite directement en bordure de la route afin de se placer bien à la vue des touristes qui y circulent (figure 3). Il est également frappant de comparer deux photographies représentant une fileuse assise devant une maison, l’une prise en 1934 par la famille De Cardaillac (figure 4) et l’autre en 1937 par George Bertram Willmott (figure 5). Réalisées à trois années d’écart, par des voyageurs différents, ces deux photos sont pratiquement identiques. Qu’elle soit mise en scène ou non, l’image de la femme au rouet est évocatrice pour le touriste qui en perpétue la représentation en mots ou en images.

Figure 3

Femme au rouet et enfant à la charette, années 1930

Femme au rouet et enfant à la charette, années 1930
Source: Fonds Merles Davies Gilbart, P72/28, Archives du Musée de la Gaspésie

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Figure 4

Femme filant au rouet, 1934

Femme filant au rouet, 1934
Source: De Cardaillac family snapshot album, road trip to Gaspe, Lac St-Jean and Temiscouata Valley, Archives du Musée McCord

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Figure 5

Femme assise sur une galerie, filant du rouet, tournette près d'elle, 1937

Femme assise sur une galerie, filant du rouet, tournette près d'elle, 1937
Source: Fonds George Bertram Wilmott, P76/82/10, Archives du Musée de la Gaspésie

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D’ailleurs, la femme au rouet demeure en quelque sorte un « classique » du développement des arts ménagers et de la promotion touristique au Québec, particulièrement dans les régions. En 1929, elle apparaît dans la revue Le terroir. On la retrouve aussi sur la page couverture du supplément de La Presse du 22 juin 1940, ainsi que sur plusieurs cartes postales québécoises (Collection de cartes postales en ligne, BANQ). Elle est régulièrement présente dans plusieurs productions de l’Office du film du Québec des années 1930 et 1940 ainsi que dans certaines oeuvres cinématographiques et documentaires de l’abbé Maurice Proulx (Fonds de l’Office du film du Québec, Fonds Maurice Proulx). En 1952, Anne Kew, mandatée par l’Office de publicité de la province pour photographier la Gaspésie, la place également parmi ses sujets photographiques d’importance (Fonds Anne Kew).

Les Gaspésiens – hommes et femmes – ainsi représentés font partie du paysage vu et construit par le touriste lorsqu’il parcourt la péninsule. La population gaspésienne est décrite comme immobile, inchangée, et les exemples d’interactions entre les voyageurs et les Gaspésiens sont plutôt rares, à moins qu’il ne s’agisse de la rencontre avec la tenancière anglophone de l’hôtel qui, elle-même, semble perçue comme en marge du « véritable » paysage culturel gaspésien. Littéralement, dans les discours des touristes, il existe une symbiose entre le paysage naturel de la Gaspésie, forgé il y a plusieurs millions d’années, et son paysage culturel, la population qui y habite, traditionnelle, folklorique, héritière des vieux peuples européens, mais, en même temps, hors du temps, parce que figée à une époque reculée, souvent imaginée par les touristes.

Le paysage naturel ancien de la Gaspésie

Cette symbiose est magnifiquement illustrée dans le discours des voyageurs par l’attention portée au rocher Percé, qui dépasse l’image d’un paysage naturel majestueux et devient, dans le regard du touriste, le symbole qui représente l’ancienneté de la région gaspésienne, son immuabilité dans le temps et dans l’espace. Devant le rocher Percé, îlot rocheux aux falaises escarpées vieux de plus de 375 millions d’années, Davies s’émeut :

It seemed to have neither weight nor matter, but only the spirit “that things possess… especially old things”. Born of sea and storm, of frost and fire, and the terrible tumult of the elements, old and wise in the ways of wandering men who from age to age have sought shelter in its shadow, Percé Rock has acquired its own individual and unique soul.

Davies, 1949 : 135-136

Les descriptions d’autres paysages imagent et renforcent cette impression d’ancienneté. Dean et Mooers Marshall, dans We Fell in Love with Quebec illustrent cette idée de la péninsule en racontant un territoire intact parsemé de forêts vierges et de villages médiévaux :

Scenically, more than eleven thousand square miles of territory as yet unspoiled offer a happy alternation of lofty peak and green valley, salmon river and surf-pounded shore, primeval forest and medieval village, covered bridge and cove filled with fishing boats, outdoor oven and dog-drawn cart.

Dean et Mooers Marshall, 1950 : 185

Ainsi, les Gaspésiens, traditionnels, évoluent dans un monde ancien, un paysage plus grand que nature, à leur image. Même les villages, constructions humaines, se fondent dans le paysage naturel et ancien de la région. Ils sont nichés au creux d’un panorama d’une extraordinaire beauté, sortie d’une autre époque :

En descendant un versant de montagne, vous verrez la baie étendre son eau sombre et tranquille autour des rocs disparates jetés au hasard par la main de la nature au jour lointain des cataclysmes ; en remontant l’autre versant, vous contemplez à vos pieds le petit village, ses maisons nettes, ses barques, son phare rouge et blanc, sa jetée brune et au loin, à perte de vue, la mer étincelante.

Lalonde, 1929 : 115

Figure 6

Village de Rivière-au-Renard

Village de Rivière-au-Renard
Source: Dessin de Putnam Brinley, Dans Brinley et Brinley (1935), page non numérotée

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Les dessins et photographies démontrent bien aussi cette vision des petits villages gaspésiens. Un dessin de Putnam Brinley qui a été publié dans Away to Gaspé illustre bien le village, situé près du port de pêche, tout au bord de la baie (figure 6). On y distingue également un pont couvert. L’image est semblable à celle produite par Nils Hogner du même village (figure 7). Sur cette seconde illustration, on remarque le clocher de l’église qui domine la bourgade au loin. Davies soulève d’ailleurs à plusieurs reprises le vif contraste des anciennes traditions et des villages pittoresques avec le verre et le ciment de la ville industrielle contemporaine (Davies, 1949 : x). Le village gaspésien se confond avec la nature qui l’entoure, il en fait partie intégrante.

Figure 7

Village de Rivière-au-Renard

Village de Rivière-au-Renard
Source: Dessin de Nils Hogner dans Hogner (1939 : 4)

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« Little children at the side of the road… » : l’enfant comme figure gaspésienne

Dans le discours des voyageurs, l’aspect traditionnel, ancien, du peuple gaspésien ne relève pas seulement de l’éloignement géographique, évidemment, mais est aussi très fortement lié à la pauvreté : « We are on our way again and it starts to get more and more primitive – smaller villages, farther apart, and more poverty. Heavens, but the peoples here are poor – hens and pigs wander in and out of the kitchens at random – no screens, nothing but filth » (Foley, 1935 : 193). Cependant, cette indigence est présentée comme étant différente de celle qu’on trouve en milieu urbain. Comme elle n’est pas causée par l’urbanisation et l’industrialisation, conséquences de la modernité, elle est considérée comme plus vertueuse : « Nevertheless many of the fishing villages live as they always did and there is still poverty or near-poverty in many places. But it is poverty with decency, not the poverty of industrial slums » (Davies, 1949 : 9). Au-delà du jugement négatif des conséquences de la modernité, la pauvreté des Gaspésiens est pensée selon des critères moraux qui différencient les « mauvais » et les « bons » pauvres. Les Gaspésiens sont de « bons » pauvres, car leur situation socioéconomique défavorable n’est pas causée par leur manque de travail ou de volonté, mais plutôt par les conditions difficiles qu’on attribue à la vie en région éloignée (Himmelfarb, 1984 ; Bourbeau, 2009 : 7). L’attitude des Gaspésiens face à leur propre situation de pauvreté, voire à leur destinée, devient ainsi un des éléments centraux du caractère des gens de la région, tel que perçu et présenté par les touristes. Les Gaspésiens, plutôt que de se complaire dans la misère, l’acceptent avec résilience et vertu.

Dans ce contexte, l’image de l’enfant pauvre (bien davantage que celles de la femme, de l’homme ou de la famille) prend une importance particulière dans l’expérience des voyageurs qui rapportent, dans leurs récits, leurs rencontres avec ces enfants. Arthur Foley, auteur de Breezy Adventure, raconte sa négociation avec un petit garçon sur le prix d’achat d’une morue, à Cap-Chat :

Down the street came a boy with a dog cart and we get out to take his picture. I asked if he spoke English and he said, “Non.” So then I said, “Photographique, s’il vous plait,” whereupon he answered “Oui”, so we took his picture. He had a large fish in the cart weighing about 50 pounds, and I asked “Quel est la nom?” and he answered “Morue,” meaning codfish. I then asked, “Combien ?” This time he answered in English, “One dollar!” I cite this to show the boy had been told to ask a dollar for the fish in case any tourist should want it, and that’s all the English he knew for the day. We gave him a dime, he had had infantile paralysis in one leg apparently, so he hopped up on the cart, all smile, and away he went – even the dog seemed to smile – ten cents is a lot of money to these poor fishing folk.

Foley, 1935 : 194-195

Doris Montgomery, de son côté, consacre également une longue description aux enfants gaspésiens rencontrés en bordure de la route :

We stop one day when a group of little children at the side of the road held out painted shells for us to buy. Instead of the French we expected to hear, entirely correct English came from the lips of the older boy who was the spokesman. They were fair haired children, brothers and sisters, and bright as could be. They had been swimming in the cove and their hair was still wet and plastered down. They were barefoot and poorly dressed but dignified and well-mannered. William’s trousers and suspenders were connected in every instance with safety pins and the other children’s clothes had obviously been hand-me-downs from the older children. One girl had on a white knitted sweater with a zipper up the front and it looked so strange amidst the motley garb of the others that we asked her where she had gotten it. William replied for her that their grandmother in Montreal had sent it to her. Their father, they told us, was a fisherman and their mother sent away for water colors and painted the shell for them to sell. They pointed out their house up on the hillside and it was a bare, unpainted, dilapidated looking building. Here was an English family living in poverty and far from their own kind but preserving their tongue, their self respect, and their family morale.

Montgomery, 1940 : 85-86

Sa collègue qui signe les photographies du livre, Mary Van Nest, immortalise également ce moment (figure 8). On y observe deux des enfants dont il est question : un garçon dont les bretelles sont attachées avec des épingles et une fille, qui vendent des coquillages peints par leur mère. Il s’agit d’une représentation de l’enfance gaspésienne qui est largement présente dans les discours des touristes, comme le démontre la photographie d’un voyage que Merles Davies Gilbart effectue avec sa famille dans les années 1930 (figure 9).

Figure 8

Enfants vendant des coquillages en bordure de la route, 1940

Enfants vendant des coquillages en bordure de la route, 1940
Source: Photographie de Mary Van Nest dans Montgomery (1940 : 89)

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Figure 9

Enfants et attelage à chien en bordure de la route, années 1920 et 1930

Enfants et attelage à chien en bordure de la route, années 1920 et 1930
Source: Fonds Merles Davies Gilbart, P72/35, Archives du Musée de la Gaspésie

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Ces images et ces descriptions illustrent bien la façon dont les voyageurs représentent les enfants gaspésiens. Les enfants sont vêtus très modestement, mais ils sont dignes et bien élevés. Les photographies de Wagner (figure 10) sont, quant-à-elles, plus explicites sur la pauvreté et ses conséquences (infirmité, maladies, malnutrition, etc.). Contrairement à la plupart des photographies des autres touristes, ces images ont été prises à Saint-Antoine-de-Padoue (à cheval sur la limite entre la région du Bas-Saint-Laurent et celle de la Gaspésie), une colonie « neuve » de l’arrière-pays où, les conditions de vie étaient plutôt difficiles, à tout le moins très exigeantes sans être nécessairement représentatives de la réalité socioéconomique de l’ensemble de la péninsule.

Figure 10

Famille de Saint-Antoine, 1925-1935

Famille de Saint-Antoine, 1925-1935
Source: Wagner brouwn snapshot album, Archives du Musée McCord

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Karen Dubinsky, historienne, s’est beaucoup intéressée aux figures iconographiques des enfants. Elle remarque que ceux-ci sont souvent utilisés pour représenter l’espoir et la fierté de groupes marginalisés et que le point commun à ces représentations est l’impuissance qui est ainsi symbolisée (Dubinsky, 2012). Dans le cas particulier des enfants gaspésiens, cette interprétation nous montre, au premier plan, comment les touristes perçoivent les enfants, mais au-delà, comment ils perçoivent la population gaspésienne en général : une communauté pauvre et simple incarnée dans l’image de ses enfants. Dans les récits des voyageurs, la pauvreté est omniprésente, mais elle est peu représentée dans les images d’hommes et de femmes. Il suffit d’observer les photos de Wagner pour le constater sans mal.

Le regard anthropologique que le touriste porte sur les conditions de vie des Gaspésiens cède le pas au jugement qu’un tel état d’indigence pourrait appeler. Dans les discours des voyageurs, cette pauvreté n’est ni dénoncée, ni déplorée. Elle est appréhendée comme un trait culturel de la région, elle fait partie du paysage, de ce qui est donné à voir au touriste. Comme il en sera question plus loin, toute la réflexion autour de l’idée de modernité empêche les voyageurs d’adopter un regard trop impliqué face à cette pauvreté, notamment les conditions de vie des enfants, car une dénonciation de ces conditions équivaudrait à revendiquer plus de progrès dans la région.

On remarque que les rencontres se déroulent en bordure de la route dans un « espace de contact » où les touristes retrouvent les gens de la région – la très grande majorité du temps, les enfants, qui en sont la figure idéalisée. Ces derniers savent qu’ils trouveront les voyageurs le long de leur itinéraire autour de la péninsule pour leur vendre poissons, coquillages et bateaux de bois miniatures. Cette bordure de route devient donc un lieu de contact identitaire, mais également de contact « commercial », auquel participent aussi les femmes (souvent par la vente de tapis tissés ou de pains), mais dans lequel se retrouvent particulièrement les voyageurs et les enfants gaspésiens dans un mélange de représentations et de consommation (autant de l’image que de produits).

Ironiquement, les touristes ne voient pas l’enfant gaspésien comme un travailleur, ce qu’il devient pourtant en leur vendant du poisson ou des souvenirs sur le bord de la route. Cette occasion de marchander, d’ailleurs, permet aux voyageurs d’avoir certains contacts plus rapprochés avec les enfants gaspésiens : « The children who had nothing to sell were nevertheless very glad to see us. Perhaps they had plans for what they might sell on the morrow » (Childs Hogner, 1939 : 87). Les enfants constituent, pour le touriste, le lien avec la Gaspésie « vraie ». C’est avec eux, sur le bord de la route, que les voyageurs entretiennent le lien avec les Gaspésiens « traditionnels ». Les enfants vendent des bateaux sculptés dans le bois ou des coquillages peints par leur mère, ils sont curieux et posent des questions et, comme le petit garçon à la morue, tentent d’obtenir quelques sous de plus pour leur marchandise.

Voyager en Gaspésie : « our freedom from the drive of the clock… »

La plupart des auteurs de récits de voyage évoquent, à un moment ou un autre, les motifs qui les ont amenés à partir. Par curiosité, par attrait pour une région particulière, pour « se refaire une santé », ils quittent le cadre quotidien pour vivre l’expérience du voyage. Partir en voyage signifie très souvent, pour le touriste, quitter la ville :

[…] il faut qu’il se détende parfois, qu’il sorte de la ville où un air vicié l’anémie, où le bruit étourdissant l’énerve, où les gratte-ciel lui dérobent l’azur de la mer et du firmament… L’année a été rude, remplie d’un travail agréable, mais épuisant ; nos vacances approchent… Pourquoi ne ferions-nous pas un voyage ? Échappons-nous de ces rues encombrées, fuyons cette foule indifférente que nous coudoyons, un peu la même, tous les jours. Fuir !

Blais, 1938 : 7

Au tournant du XXe siècle, la campagne est présentée comme « une sorte de paradis terrestre, un éden, qui contraste nettement avec la ville, la première étant le lieu de la renaissance et de la régénération où la liberté, le mouvement, la détente deviennent possibles tandis que la seconde, celui d’un environnement malsain, de l’entassement et du stress lié à la vie quotidienne » (Dagenais, 2005 : 327). Mais là où Dagenais constate, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, « la disparition quasi complète de la vision romantique et lyrique de la campagne », le tourisme en Gaspésie semble échapper à ce « désenchantement » (Dagenais, 2005 : 323) :

In summer as the thermometer hovers in the nineties and the humidity tags along, when a nostalgia for verdant hills, sparkling waters and far off places seizes one, go to the Northland; to Gaspé, that eastern arm of the Province of Quebec stretching out into the Gulf of St. Lauwrence where the air is like champagne and the beauty and serenity of the countryside ease frayed nerves and restore faith in things once more.

Smith, 1936 : 15

L’expérience touristique est bien évidemment marquée par la vue des paysages, naturels et culturels, mais elle dépasse la simple contemplation. Tout au long de leurs récits, les voyageurs sentent et goûtent la Gaspésie. L’expérience du voyage devient ainsi une part importante des récits des touristes qui se trouvent confrontés à de nouvelles sensations propres au voyage dans la province de Québec et dans la région gaspésienne : « We found a constant stimulation in the flavor and savor of everyday canadien living. We were falling in love, now, with a way of life […] » (Dean et Mooers Marshall, 1950 : 182).

Les paysages colorés et majestueux attirent l’attention des voyageurs et font souvent l’objet de longues descriptions. Comme il a été évoqué plus tôt, ces paysages sont présentés comme anciens, inchangés, figés dans le temps, fixés dans leur beauté, sous le charme desquels on tombe presque instantanément : « Five minutes of the gorgeousness of the Gaspé’s frost-painted forest make you color-drunk, yet it’s a day-long glory your eyes drink in » (Dean et Mooers Marshall, 1950 : 183). Essentiellement, les voyageurs qui parcourent les routes de la Gaspésie se déplacent dans l’espace, évidemment, mais davantage – et c’est une part importante dans leurs discours –, ils voyagent dans le temps :

Officially the length of the Gaspé Road is 558 miles, but actually the journey is not measurable in time and space. It runs through centuries long gone by. It moves through the thoughts and dreams and memories of a people at once near to us and yet remote, by reason of their tongue, their traditions and their ways of life. Near enough to be neighbors yet strange enough to be the goal of our pilgrimage are these Gaspésians, gallant, romantic, weather beaten folks.

Davies, 1949 : xi

La Gaspésie n’est pas qu’un déplacement dans l’espace et dans le temps, mais aussi une expérience des sens. Les voyageurs, afin de rendre plus complète la description de la région, mais surtout les sentiments qu’elle provoque et fait vivre au touriste, ne se privent pas de décrire les effluves gaspésiennes où « les odeurs salines et les senteurs alcalines se mêlent aux parfums des fleurs et du trèfle mûri » (Blais, 1938 : 15). Bien sûr, l’odeur de l’eau salée et des algues se mêle à celle de la morue fraîchement pêchée ou séchée au soleil : « Cod flakes were everywhere and the smell of drying fish predominated in aromatic activity for many miles » (Dean et Mooers Marshall, 1950 : 189, 209). L’expérience olfactive particulière à la péninsule fait partie intégrante de l’aventure touristique : « Une senteur caractéristique qui mérite d’être connue s’exhale de ces chantiers où la morue est vidée et desséchée » (Blais, 1938 : 27). Malgré toutes ces descriptions, plus poétiques les unes que les autres, Blais est d’avis que « le lecteur, peut-être soupçonnera, le touriste, lui, éprouvera cette fascination faite de plaisir et d’effroi, où se mêlent la surprise, l’admiration et l’enchantement » (Ibid. : 51). L’objectif de ces récits est donc d’encourager les voyageurs à se rendre dans la péninsule gaspésienne et à y vivre directement ses charmes.

Comme il a été démontré précédemment, les discours des touristes à travers leurs récits de voyage sont tournés vers les paysages, tant naturels que culturels, qui sont donnés à voir, qui sont vus, interprétés, ressentis. En effet, ces perceptions reliées aux paysages sont interprétées à travers le prisme des souvenirs, des aspirations, des connaissances et des valeurs de chacun. Les représentations ainsi créées agissent comme des filtres en organisant une certaine vision du monde. Tout paysage est donc anticipé avant d’être perçu, construit, afin de le rendre compréhensible (Bédard, 2012 : 46). Dans le cas présent, les représentations sont aussi conditionnées en bonne partie par les attentes créées par l’abondante documentation touristique disponible aux voyageurs et qui oriente le regard des touristes : brochures, cartes, articles de journaux, récits publiés, etc.

À certains moments, ces discours deviennent plus introspectifs et posent la question de soi « en tant que voyageur ». Ainsi, se dégage de ces récits tout un discours sur la manière de voyager et sur la façon de se représenter comme voyageur : comment être un « bon » touriste ? Comment interagir avec les populations locales ? Mais aussi comment regarder, au sens large, la région gaspésienne, comment l’appréhender et comment l’interpréter ? De façon plus ou moins explicite, les voyageurs tentent évidemment de se présenter comme de bons touristes. Souvent, il s’agit pour eux de se distancier d’une certaine image caricaturale du vacancier exigeant et peu ouvert d’esprit.

Only, as we explained, we are not the kind of motoring American tourist who is the support and darling of luxury hotels. Our notion of an adequate hotel room is a clean place in which to sleep – only that nothing more. A cabin in a automobile camp suits us, too. And lunch is preferably a wayside picnic.

Dean et Mooers Marshall, 1950 : 184

Il faut prendre le temps. Voici le message que livrent les auteurs des récits de voyage à leurs lecteurs. La Gaspésie doit être contemplée comme un paysage. Isodore Blais, dans La Gaspésie – La Suisse canadienne appelle les touristes à ralentir afin d’apprécier la région :

Ainsi, pour goûter l’agrément d’un tel voyage il faut n’être pas pressé. Si l’on prend le temps de contempler les paysages pittoresques qui varient avec les heures et la lumière du jour, […] si nous laissons pénétrer lentement par nos yeux le charme gaspésien fait de calme et de grandeur qui repose tant l’âme, nous ferons vraiment un beau voyage.

Blais, 1938 : 11

Comment, alors, le voyageur doit-il voyager ? « En poète », suggère Bais :

N’allons pas vers cette région toute de poésie et de lumière exclusivement pour nous griser de vitesse, pour tenter de faire deux cents et même trois cents milles par jour ! […] voyageons non en chauffeurs, mais en poètes et en artistes, en hommes capables de sentir la richesse d’un tableau autant que l’harmonie d’un chef-d’oeuvre musical.

Ibid. : 9

Le lecteur (et futur voyageur) est donc invité à laisser de côté les griseries de l’automobile – qui fait pourtant aussi partie intégrante de l’expérience du voyage (Lambert, 2009-2010) – pour se concentrer sur l’« art » de la péninsule : ses paysages, sa lumière, son harmonie, sa musique, sa poésie.

Pour ce type de touriste, le voyage est fait de flânerie :

We had been free for a time from our taskmaster, Time. We had learned to sit on the beach and watch the gulls, or admire the satiny polish of each piece of driftwood, without thought of the hour. […] We never know the day of the week nor the hour of the day. At last we had shaken off the shackles that had bound us were free answer when beauty called.

Montgomery, 1940 : 84

Ici, la contemplation est au coeur de l’expérience touristique en territoire gaspésien. La région ne se fait pas prier pour livrer ses plus beaux trésors aux voyageurs : « The Coast had given us much besides a friendly welcome. Generously and without dissimulation it had revealed its life and heart. It knew its own weaknesses and made no attemps to hide them. Its charm and beauty it could not hide » (Ibid.). Pour le voyageur, prendre le temps de découvrir la Gaspésie lui permet non seulement de s’éloigner d’une routine ennuyeuse, mais également de s’ouvrir davantage aux charmes de la région : « Our freedom from the drive of the clock was more than a release from dull routine. It had opened our eyes and our ears and our hearts to much of which, in our haste, we had been previously unaware » (Montgomery, 1940 : 87). La Gaspésie s’apprivoise, se comprend lentement.

Bien que certains voyageurs concentrent leur discours sur la contemplation qu’exige la péninsule, plusieurs l’accompagnent d’une réflexion, plus profonde, que leur offre l’occasion du voyage : « You will glimpse the trail trod by the feet of great men down through the years and if you are of a philosophical turn of mind you will ponder on the influences which have shaped and developpes this whole continent » (Smith, 1936 : 22).

Davies affirme qu’on doit espérer que la péninsule ne soit jamais trop à la mode et qu’elle continue d’attirer ceux qui ont une capacité naturelle pour le plaisir et ceux qui cherchent la beauté, non seulement la joliesse. Découvrir la Gaspésie demande des efforts de la part des touristes :

To enjoy Gaspé most the traveller must adopt the tempo of the country, leisurely and contemplative as it is. He should make frequent stops to explore, for the country invites [...]. The country will not reveal itself childishly at first glance, but it will pay an effort at acquaintance. Those who make the effort will find that the heart of Gaspé is warm and friendly and that it seems to breathe the massive strength of its hills and their peace.

Davies, 1949 : xiii

Faire l’effort de connaître et de découvrir récompensera le voyageur qui pourra alors toucher au « coeur » de la Gaspésie, leur assurera une expérience « authentique ». La Gaspésie réelle, la « vraie » ne s’ouvre ni ne s’offre à tous, il faut savoir la trouver et la reconnaître.

« A too commercial feeling » : critique de la modernité et de l’industrie touristique

Comme Davies qui relève à plusieurs reprises le vif contraste entre les anciennes traditions, les villages pittoresques et le verre et le ciment de la ville industrielle contemporaine, les touristes soulèvent les dissemblances entre le milieu urbain et la réalité gaspésienne (Davies, 1949). Au-delà de la comparaison, à travers l’observation de la réalité gaspésienne, se dessine une véritable critique de la vie moderne. Dans le discours des voyageurs, ce jugement passe souvent par une condamnation de l’industrie touristique, comme le démontre cet extrait : « Staying that night at the inn was a professor from New York University and his wife. They had been coming to the North Shore for years, and were deploring the building of the new highway, fearing that time it would take away the charm of the rustic » (Smith, 1936 : 122). Montgomery le remarque particulièrement dans sa description de Percé :

The last half mile of the journey into Percé village is strange experience. The quiet, old world atmosphere of the Gaspé Coast is suddenly disturbed. The road is lined with hawkers, old men, young men, little boys, each shouting the merits of a particular hotel or of cabins or urging a boat trip to the island in a certain boat. The first shock gives away to annoyance that such beauty should be marred by commercialism. The crude little replicas of outdoor ovens, and the hand painted shells which we had occasionally seen for sale along the road had seemed out of keeping with the simple, rustic life of these people, but they had not prepared us fort this. What a rude awakening of the idyllic dream of the past few days if this were really so, if Percé had become a Canadian Coney Island. Fortunately, the weather conspired to hold us there until we could discover the real Percé, unaffected at heart, gentle, and worthy in every way of its natural beauty.

Montgomery, 1940 : 61-62

Le malaise créé par cette atmosphère mercantile (figures 11 et 12) est partagé par plusieurs touristes qui l’expriment, selon le cas, de manière plus ou moins explicite. Childs Hogner déplore également « a too commercial feeling, a lack of discrimination, an ever conscious catch-the-tourist, dig-into-their-pockets, and what-the-heck-have-you-come-here-for-if-you-don’t-spend-money attitude » (Childs Hogner, 1939 : 85).

Figure 11

Vente de souvenirs, jeune fille qui vend des bateaux de bois le long de la route 132, CHien attelé à une petite charrette en avant-plan, Cloridorme, 1950-1965

Vente de souvenirs, jeune fille qui vend des bateaux de bois le long de la route 132, CHien attelé à une petite charrette en avant-plan, Cloridorme, 1950-1965
Source: Fonds Charles-Eugène Bernard, P67/B/2a/5/13, Archives du Musée de la Gaspésie

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Figure 12

Dépliant, 1925-1935

Dépliant, 1925-1935
Source: Wagner brown snapshot Album, Archives du Musée McCord

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Cependant, aux yeux des voyageurs, les Gaspésiens ne sont pas les premiers responsables de cette situation. En effet, Montgomery attribue plutôt cet état de fait aux étrangers (principalement aux touristes) qui, avec leur argent, corrompent les Gaspésiens qui n’ont pas été habitués par le passé à naviguer « across the shoals of cheap commercialism (Montgomery, 1940 : 62) ». Cette vision est partagée par d’autres, comme Childs Hogner qui affirme : « It is, I suppose, the sudden precipitation of the automobile tourist, the sudden encroachment of outside world that has caused this persistent rash of wayside hucksters among the habitants » (Childs Hogner, 1939 : 84). Lors de son voyage en vélo autour de la péninsule, en 1945, Burton, dans son récit non publié, rapporte les propos de Madame Luce, la femme du propriétaire de l’hôtel dans lequel elle séjourne :

Mrs. Luce said that while the Gaspésians have profited economically from the development of tourist traffic, the effect upon their lives, as individuals had in many cases been tragic. In the old days there was almost no money, most trade was by barter, but except for very low standards of hygiene, people lived well enough, and they were happy and virtuous. Money comes faster than they could learn how to handle it and very often they slipped into evil ways.

Série Burton, Merril et Rogers, 1945

Madame Luce, dans ses propos rapportés par Burton, aborde également les possibles conséquences de cette perte de vertu des Gaspésiens :

Although conditions are aggravated by the war, to be sure, Mrs Luce says that immorality is widespread throughout the region. Only last week evidence was discovered in Gaspé of the murder by unmarried mothers of their new born infants. In response to Ezra’s question, Mrs Luce said that attitude of the church varied in regard to the problem of the people’s adjustement to rich tourist trade. At Rivière-au-Renard the priest is very backward, trying to protect his people as best he can by forbidding them to learn english.

Série Burton, Merril et Rogers, 1945

La beauté de la péninsule – tant naturelle que culturelle – considérée comme sacrée, se trouve ainsi, aux yeux des voyageurs, dégradée par la marchandisation touristique, par la société de consommation qui étend ses tentacules jusque dans ce coin de pays reculé (à propos des liens entre tourisme et consommation, voir Urry, 1990, a et b). Par extension, il n’y a pas seulement la marchandisation qui est critiquée par certains touristes, mais le monde moderne en général, société marquée par l’industrialisation et l’éloignement d’un univers plus authentique, plus simple, incarné par le peuple gaspésien.

Cependant, bien que certains voyageurs présentent la Gaspésie à travers un discours teinté d’antimodernisme, quelques-uns situent la péninsule à la croisée des chemins, étant nettement ancienne et traditionnelle, mais de plus en plus en contact avec une modernité qui n’est pas nécessairement négative, notamment par le développement des communications et l’essor du tourisme. Ainsi présentée, la modernité est moins la cible d’une virulente critique que le vecteur d’inévitables changements. Montgomery dépeint la Gaspésie comme un monde traditionnel, mais elle estime que la région arrive à un tournant et doit trouver un équilibre entre l’ancien et le nouveau :

Though life has gone along unchanged for many years on the coast new ways and habits will soon begin to take roots. Distances, formerly a bar to the infiltration of new ideas, are being bridged. The influx of visitors from far places is bringing knowledge of other ways to the simple coast dwellers. The task of adopting the best of the new ways and preserving the best of the old is not an easy one but our Gaspé friends are equal to it. To know the Gaspé Coast and its people is to love both.

Montgomery, 1940 : 88

Gabrielle Roy, qui parcourra la péninsule au cours de l’été 1940 et qui rédigera un texte à ce propos dans le Bulletin des agriculteurs, abonde dans le même sens en situant la Gaspésie à la jonction des traditions et du progrès. Son approche, cependant, laisse peu de place à la critique. Le progrès, dans son discours, constitue plutôt « le commencement d’une grande et belle aventure » (Roy, 1940 : 110) :

Car, si la belle péninsule, allongée au soleil de l’été comme une flâneuse robuste, boude encore certains bienfaits de la civilisation, elle n’a pas moins grandement évolué depuis quelques années. Pas encore, cependant, au point de faire mentir la brochure touristique qui se promène en compagnie des voyageurs à travers tout le pays et qui leur promet des vestiges intéressants. Un peu par attachement, un peu par nécessité, pas intérêt aussi, elle a conservé plusieurs usages anciens. […] Que le touriste se rassure donc. Ce n’est pas aujourd’hui qu’on lui ravira un spectacle pittoresque. Sous ses dehors lents et tranquilles, la Gaspésie fait son profit de la curiosité et de la sympathie. Mais elle n’en reste pas là. Elle a désormais deux visages : celui de la tradition et celui du progrès.

Roy, 1940 : 97

Le mercantilisme qui s’ancre peu à peu dans la péninsule demeure condamnable pour certains, mais la marche vers la modernité semble irréversible, notamment par la multiplication des contacts avec l’extérieur qu’occasionne le développement du tourisme dans la région. Cependant, les auteurs de certains récits de voyage font le pari que les Gaspésiens pourront à la fois choisir le meilleur du nouveau et conserver le meilleur de l’ancien.

Conclusion

Comme on le constate, à travers les représentations très typées de la population gaspésienne – dépeinte comme simple et authentique – ainsi que par l’entremise d’une critique de l’industrie touristique, un monde ancien prend vie sous la plume et à travers la lentille des voyageurs. Est alors construit un discours où l’idée de la modernité (comme base de comparaison et comme objet de critique) prend une place centrale, particulièrement à travers la réprobation du développement de l’industrie touristique. Cette coexistence met notamment en relief l’antimodernisme qui caractérise les récits des voyageurs à cette époque. En ce sens, l’étude des récits touristiques portant sur la péninsule gaspésienne fait écho aux conclusions d’historiens qui se sont intéressés à la question de l’antimodernisme (McKay, 1994 ; Murton, 2011 ; Neatby, 2011). Cela permet aussi de faire avancer nos connaissances sur une région qui a fait peu, jusqu’à présent, l’objet d’études socioculturelles approfondies. Inscrire l’histoire de la Gaspésie dans celle du développement du Québec contemporain permet, en outre, d’envisager une histoire du Québec plus décentralisée et plus nuancée.

Les voyageurs qui parcourent la région gaspésienne décrivent les Gaspésiens de façon très typée. Au fil de leurs récits, les touristes les dépeignent, particulièrement le pêcheur courageux et la femme au rouet, deux figures présentées comme l’essence identitaire de la Gaspésie. Pour marquer cette atmosphère imprégnée d’ancienneté, la symbiose demeure très forte entre le paysage culturel qui est donné à voir au touriste – la population gaspésienne – et le paysage naturel de la région : ancien, figé hors du temps, demeuré inchangé. Éloignés géographiquement et culturellement différents, les habitants de la péninsule sont représentés comme des gens simples et traditionnels.

Associé à une image particulière de l’indigence – plus « morale » que la pauvreté en milieu urbain – l’enfant gaspésien prend une part importante dans les discours écrits et iconographiques des voyageurs. Il représente à lui seul l’essentiel des caractéristiques associées aux Gaspésiens par les visiteurs : désoeuvré, résigné, mais digne. Rencontrés le plus souvent en bordure de la route, ces enfants constituent le lien entre le voyageur et la région. Cette bordure de route devient donc un lieu de contact identitaire, mais également « commercial » en un mélange de représentations et de consommation (autant celle de l’image que celle de produits).

Tout au long de leurs écrits et sur les diverses images qu’ils immortalisent sur pellicule, les voyageurs soulèvent une constante comparaison entre la réalité gaspésienne et la réalité du monde « moderne » industrialisé. Au-delà de l’observation et de la description de la région et de ses habitants, se dessine alors, dans le discours des touristes, une critique de la vie moderne qui prend le plus souvent la forme d’une dénonciation des affres de l’industrie touristique en elle-même. Les paysages de la péninsule, tant naturels que culturels, sont ainsi, aux yeux des voyageurs, dégradés par la marchandisation touristique et par la société de consommation.

Ces représentations identitaires antimodernistes que les voyageurs présentent dans leurs récits, davantage que nous informer sur les figures identitaires plus ou moins inventées de la population gaspésienne, nous informent sur les touristes eux-mêmes, sur leur vision du monde et sur la relation qu’ils entretiennent, qu’ils souhaitent maintenir avec un « monde » qu’ils jugent différent du leur, plus simple, plus authentique. L’expérience des voyageurs, ainsi mise en mots et en images, permet de construire un espace distinct, un endroit que l’on visite, un espace situé à la marge du passé et de l’imaginaire, et qui cultive l’impression du voyageur de se rapprocher de la véritable humanité :

The Gaspé Coast to the geographer would be that part of the Gaspé Péninsula that juts out into the Atlantic Ocean. To the simple French Canadian, […] the Gaspé Coast is much more than that, it is his complete world. Much more than a few hundred miles of land or water and a few days in time seem to set the Coast and its people apart from the rest of the new world. Time means little, world happenings less (Montgomery, 1940 : 13).