Corps de l’article

Blancs de poussière, les trois buissonniers dégringolaient les rues brûlées des villages […] leur suprême joie […] c’était les baignades dans l’Arc […] Jamais cerveaux d’artistes n’eurent d’éclosion plus naturelle […] Comme on comprend ce mot dit plus tard par Cézanne à un ami : « Peindre d’après nature, ce n’est pas copier l’objectif, c’est réaliser des sensations ». Des sensations, ces journées en plein air en avaient […] gorgé les deux amis […]  au point que le pays avait passé en eux. D’après nature ! Cézanne ne devait jamais pouvoir bien peindre autrement.

Joachim Gasquet, Cézanne

Introduction

Le concept d’artialisation (Roger, 1978) a accompagné la renaissance de la profession de paysagiste et du champ disciplinaire correspondant, en France, dans les années 1970. Contestant l’assimilation du paysage à l’environnement, au pays, ce degré zéro du paysage, il justifiait l’introduction de l’esthétique et du sensible dans l’aménagement du territoire, tout en étant à l’origine d’une polarisation du débat, en France, sur l’essence du paysage. Par bien des aspects, cette polarisation demeure alors que le caractère hybride du paysage est largement reconnu. De nombreux travaux ont aujourd’hui décrit les liens du paysage à son substrat, au système politique ou social. Les analyses de Kenneth Olwig (2002), de Barbara Bender (1998) ou de Sandra Mukerji (1997), pour ne citer qu’elles, ont en effet montré que le paysage était à la fois l’instrument, le lieu et le media de l’action politique. En démontrant que les innovations militaires et l’unification du territoire français dérivait de Versailles, Mukerji a mis en évidence que le jardin de Versailles était non seulement un lieu reflétant et symbolisant le pouvoir de Louis XIV, mais aussi le lieu par lequel ce pouvoir se concevait et se réalisait. Olwig a de son côté pisté l’émergence européenne et anglo-saxonne de la notion de paysage dans la mise en scène du pouvoir politique au XVIIe siècle, à l’origine de la naissance de l’État-nation. En analysant les conflits autour du site de Stonehenge, Bender a pour sa part expliqué comment et en quoi un paysage mythique est un enjeu contemporain de pouvoir.

La troisième nature, comme l’appelle l’historien J.D. Hunt (1996), celle de l’art des jardins, l’art de la représentation à même le site par encodage dans ce dernier renvoie bien à l’idée d’un hybride entre une première nature supposée brute et une autre supposée artificielle, entre le naturel et le culturel. Ce concept place l’art des jardins et le paysage à la croisée de chemins entre l’écologie et les institutions politiques, culturelles, celles de l’art, de l’aménagement et de l’urbanisme. En l’espèce, le paysage ne traverse la pratique de l’urbanisme en convoquant le site et sa mémoire (Marot, 1999 ; 2002) que parce qu’il les tient irrémédiablement hybridés et rend indissociables la nature et la culture. On pourrait même esquisser un constat symétrique concernant les relations entre paysage et écologie. On découvrirait que le paysage, en convoquant le culturel exerce un potentiel de subversion par rapport aux institutions en charge de la préservation de la nature. La réflexion conduite par le paysagiste Gilles Clément (1999 et 2002) semble, entre autres choses, remplir ce rôle puisqu’il développe, à partir du concept du jardin planétaire, une vision qui met l’accent sur le brassage mondial et le caractère historiquement construit de l’endémicité chère à certains écologues [1]. Enfin, les praticiens croisent allégrement les natures dans leurs projets – nature bucolique, sublime, sauvage ou urbaine, voire mémoires de nature. Ils renouvellent la pratique du projet sur la base d’une prise en compte des dynamiques écologiques. Des projets récents et d’ampleur s’appuient sur ces dynamiques pour refonder culturellement des sites naturels. Ils transcendent ce faisant l’opposition théorique entre dynamique culturelle et statique naturelle. On citera, à titre d’exemple, les projets de James Corner aux États-Unis, notamment la réhabilitation de la décharge de Fresh Kills (Staten Island, New York) ; le Pixel d’Arbres installé par Michel Desvignes dans la boucle de la Tamise ; le Revival Field de Mel Chin ; le Trümmerflora on the Topographie of Terror proposé par Helen et Newton Harrison en 1988 pour le quartier général de la Gestapo à Berlin et d’une façon plus générale les projets dits de remédiation d’anciens sites pollués.

La frontière entre art et paysage est quelquefois mal délimitée (doit-on, par exemple, inscrire les travaux de Mel Chin, de Nils Udo ou de Goldworthy dans le champ du paysage, des jardins ou dans celui de l’art ?) comme peut l’être, aussi, celle entre écologie et paysage. De récentes analyses, par le menu, de processus de projet de paysage montrent la co-construction nature-paysage en leur sein (Nadaï, 2007).

Alors que ces frontières sont fluctuantes et que le caractère hybride du paysage est reconnu, les débats français sur le paysage semblent encore traversés par bien des aspects d’une opposition entre nature et culture. Ainsi en va-t-il, par exemple, de récentes analyses théoriques de la notion de projet qui reprennent la dichotomie pays/paysage pour exclure de la pratique de projet, conceptuellement s’entend bien sûr, les pratiques agricoles à l’origine des paysages en terrasses (Boutinet, 2000). S’il convient, dans ce contexte, de souligner l’apport des travaux s’intéressant au rapport social, sensible des habitants à leur paysage quotidien (Bigando, 2004 ; Luginbühl, 2007), il semble tout aussi nécessaire de revisiter les origines, en France, de cette structuration de ce débat et, de façon plus large, les fondements d’une théorie du paysage qui a connu une renommée bien au-delà de l’Hexagone.

La présente contribution propose donc de revisiter la théorie de l’artialisation afin d’en dégager la portée et les limites en tant qu’outil de réflexion dans l’élaboration d’une politique du paysage. Elle argumente deux points. Le premier est qu’à ainsi distinguer pays et paysage, cette théorie exclut de ce dernier les acteurs locaux et la valeur d’usage. Elle a par conséquent un fort coût politique. Le second est que la portée historique de cette théorie, qui a paru la légitimer dans son succès, peut aujourd’hui être regardée comme un coproduit de ce clivage même et questionnée à ce titre. Cet ensemble suggère que si, en légitimant les liens entre art et paysage, elle a en son temps servi l’émergence de politiques du paysage distincte des politiques de l’environnement, elle en saurait aujourd’hui fonder une réflexion sur les premières.

La renaissance du paysage ou les espoirs d’un hybride

La renaissance de la profession d’architecte paysagiste en France dans les années 1970 fut un acte politique. Il s’inscrivait, au moyen de la catégorie de paysage, en subversion de l’aménagement fonctionnel prédominant depuis l’après-guerre (Dagognet et al., 1995).

Cette renaissance s’est opérée dans un mouvement de retournement sur un territoire à panser et repenser, traduction dans l’espace d’un développement sans principe de cohérence qui appelait par son résultat le besoin d’une politique du paysage (Chabason, 1995). En 1979, une note de la Direction de l’urbanisme et du paysage relance la question des fondements du paysage (Dagognet et al., 1982). La définition du paysage est au coeur des réflexions. Les théoriciens décrivent la réalité du paysage comme tenant à la fois de l’objet et du sujet, de l’espace concret et de nos représentations.

Les frontières entre paysage et nature/environnement d’une part, celle entre paysage et pays/site d’autre part, sont dès lors au coeur des débats et reçoivent des traitements distincts. Sur le plan ontologique, le paysage est distingué de l’environnement selon une ligne de partage qui reprend la distinction moderne entre nature et culture, faits et valeurs (Roger, 1997 ; Cauquelin, 1995). Sur le plan des analyses empiriques, le lien entre paysage et pays est au contraire argumenté au travers de riches descriptions portant sur l’imbrication des facteurs naturels, culturels et sociotechniques dans l’émergence des paysages (Corbin, 1988 ; Luginbühl, 1992 ; Briffaud, 1995).

Dans un contexte politique marqué par la montée des préoccupations environnementales, les deux types d’analyses défendaient indirectement un droit de reprise des paysages et une distinction entre la politique du paysage et une politique de l’environnement axée sur la préservation. Les premières le faisaient en distinguant sur le plan ontologique le donné du construit, les secondes en montrant le lien du paysage (implicitement conçu comme nature) à la culture et aux techniques. Le succès de la théorie de l’artialisation tient probablement au fait qu’elle empruntait en apparence aux deux registres et semblait du coup fédérer le débat. Ainsi, la notion d’ artialisation du pays à l’origine du paysage évoque l’hybridation du premier alors que le Court Traité d’Alain Roger dédie un chapitre à la politique du paysage qu’il fonde, en accord avec la théorie même de l’artialisation, sur une distinction radicale entre pays/environnement et paysage. Ce constat invite à s’interroger sur les modalités logiques de cohabitation de ces deux pans du Court traité du paysage et à revisiter la théorie de l’artialisation en tant que cadre de réflexion pour une politique du paysage.

Degré zéro ou les clivages de l’artialisation

En contestant l’assimilation du paysage au pays et à l’environnement, et en inscrivant le paysage dans le champ de l’esthétique, le concept d’artialisation réactualise sous plusieurs formes le clivage nature/culture : clivage des entités, des acteurs et des politiques.

Le clivage des entités : pays/paysage

Une vue largement partagée situe la naissance du paysage, à la Renaissance en Occident, en concomitance avec un processus de sécularisation de la nature, d’avènement de la modernité et de dédoublement du rapport au monde (Besse, 1992). La nature passe du statut de cosmos, incarnation du divin, à celui de concept accessible par un effort d’objectivation (biologie, écologie, sylviculture, etc.). Le paysage prend en charge la dimension esthétique de la nature. Il apparaît en peinture aux XIVe et XVe siècles, avec les premières vedutta.

L’histoire picturale correspondante est très bien décrite par Roger (1997, chap. IV). Elle inspire l’auteur qui, s’appuyant, par analogie au corps féminin, sur la dualité nudité/nu élabore une théorie du paysage qui distingue pays et paysage. La double artialisation désigne ainsi deux modalités de l’opération artistique qui donne naissance au paysage : l’artialisation directe in situ met en forme le pays ; l’artialisation indirecte in visu concerne la représentation, le regard porté sur : elle qualifie par référence à l’art le pays comme paysage (par exemple la montagne Sainte-Victoire immortalisée en paysage par Cézanne). Les deux types d’artialisation entretiennent une relation dialectique qui renouvelle l’opération sans fin : l’artialisation in situ imprime l’art dans le site qui l’offre en retour à l’observateur, participant à l’artialisation in visu, qui guidera à son tour l’artialisation in situ. Ainsi, le paysage résulte d’une artialisation du pays qui, selon les mots même de l’auteur, n’en est que le degré zéro et ne participe en rien à son émergence.

Le clivage des acteurs : agriculteurs/paysagistes, sociétés pasysagères/sociétés non paysagères

Au clivage de l’objet en pays/paysage répond celui du sujet en paysan/paysagiste ou encore en société paysagère/non paysagère qu’Alain Roger emprunte à Augustin Berque pour la radicaliser.

L’expression du voisin (agriculteur) d’Henri Cueco (artiste) – « es bravo el pais » – signait selon l’artiste l’absence de vocable, donc de notion de paysage chez le premier (Cueco, 1995). Elle capturait l’idée, un temps débattue puis partagée (tout au moins dans les milieux français du paysage), que les paysans ne portaient pas de regard paysagiste sur leur pays. Alain Roger y revient dans son traité (1997) pour corroborer la distinction pays/paysage et affirmer que, contrairement au pays qui existe, le paysage est une catégorie esthétique qui doit être inventée. Le paysage serait donc ce regard, émanant d’une prise de distance par rapport à la vision quotidienne de l’espace, prise de distance que le travail agricole, trop prenant, rend impossible (Roger, 1997 : 26-27). Ainsi l’auteur distingue-t-il, certes avec quelques précautions, le paysan-homme-du-pays et le paysageant adoptant ce regard distancié propre au paysage.

L’anthropologue Jean-Pierre Boutinet (2002) a relancé récemment ces clivages dans une analyse du projet de paysage. Il distingue paysage et projet de paysage. Le paysage, en tant qu’image picturale (tableau) ou point de vue panoramique est apparenté à l’artialisation in visu. Le projet de paysage est au contraire assimilé à l’artialisation in situ, c’est-à-dire à une image opérative : une image virtuelle et à faire advenir à travers l’aménagement du pays en paysage. Mais l’auteur butte rapidement sur une difficulté. Ainsi défini, le projet de paysage se confond avec les pratiques ancestrales, notamment agricoles, qui depuis de nombreux siècles ont façonné les paysages ruraux. Boutinet se refuse à suivre cette voie d’élaboration (car il y perdrait la spécificité de son objet d’étude) et convoque la distinction paysan/paysagiste comme lieu commun [2] pour restreindre la définition du projet de paysage à sa dimension esthétique : « agrémenter leur lieu de travail n’était pas le problème [des paysans]. […] L’équivoque vient de ce que le paysan a de sa terre une image opérative utilitaire alors que le paysagiste cherche à développer quant à lui une image opérative esthétique » (Boutinet, 2002 : 76). La catégorie esthétique est donc, en l’occurence, convoquée pour exclure de la dimension paysagère les paysans et leurs usages du territoire, afin de sauver l’objet d’étude. Une fois posée la distinction entre utilitaire et esthétique, le projet de paysage ne se confond plus avec la réalisation majeure qu’ont constitué les paysages en terrasses, mais uniquement avec leur ré-interprétation dans le champ de l’esthétique par un regard extérieur, détaché de la tâche productive.

La démonstration de Boutinet a l’avantage d’être récente et articulée. Elle montre avec éloquence qu’à réduire le paysage à sa dimension esthétique, on exclut non seulement la valeur d’usage du territoire mais, par voie de conséquence, les acteurs qui en font usage. Le paysan n’est alors qu’une figure. Tout aussi important est l’argument qui légitime dans le principe cette exclusion : les paysans ne seraient pas paysagistes parce qu’ils ne modèlent pas en conscience le paysage.

Clivages et politique du paysage

Les clivages que nous venons d’évoquer traversent bien sûr la conception de ce que devrait être une politique du paysage selon la théorie de l’artialisation. Le Court traité du paysage (chap. VII) dénonce la propension des écologistes à vouloir protéger – patrimonialiser est le terme employé – le paysage comme s’il s’agissait d’un bien environnemental. Cette volonté est regardée comme la conséquence d’une confusion entre paysage et environnement, esthétique et science [3]. En opposant ainsi le paysage à une nature sanctuaire défendue par les naturalistes, l’auteur en défend l’essence esthétique et de représentation qui seule est, selon lui, à même de fonder une politique du paysage digne de ce nom, à savoir une politique qui, s’inspirant des regards artistiques seuls capables de renouveler nos représentations, garantirait un droit de reprise de paysages conçus comme tels.

Portée et limites de la théorie de l’artialisation

Nous venons, à grands traits, d’esquisser les contours de la théorie de l’artialisation : conscience esthétique, distanciation, mise en art et représentation en sont les maîtres mots. Elle défend en outre que : i) le paysage se fait en conscience et exclut l’usager (du territoire) si cet usager n’en n’est pas l’acteur en conscience ; ii) l’inscription du paysage dans le champ de l’esthétique garantit contre sa patrimonialisation.

Une théorie du paysage qui exclut ainsi de son champ les usagers a un coût politique certain : elle devrait se légitimer d’avantages certains pour que nous acceptions d’en payer ce prix. C’est pourquoi il convient d’en examiner la portée.

Portée politique : patrimoine et quasi-artificialisme

D’un point de vue politique, la conséquence logique de la théorie artialisation est, selon Roger, la nécessité de bien distinguer paysage et environnement pour pouvoir résoudre les problèmes, faute de quoi on exporte les valeurs environnementales de conservation au paysage. Il convient donc de ne pas camoufler une vision honteuse de l’aménagement à l’aide du paysage, mais d’inventer l’avenir en construisant le regard de demain par emprunts au champ de l’art : l’histoire de ce dernier nous montre qu’il peut toujours métamorphoser la laideur, « l’affreux pays que nous sommes voués à habiter » (Roger, 1995 : 115). Le champ de l’art n’étant pas le domaine de compétence de l’auteur, il se contente « modestement de rassembler quelques indices » (ibid.). La démonstration s’arrête en ce point et nous laisse démunis pour penser le renouvellement de paysages qu’il semble absurde de vouloir protéger. Comment, en effet, décider ce qui est paysage en devenir lorsque le pays qui précède le paysage n’est rien (degré zéro) pour ce dernier ? Lorsque, du fait des clivages tant défendus, on est précisément face à une théorie discrète, au sens mathématique du terme, qui nous fait passer sans transition du zéro au paysage ? Lorsque les paysages émergent ex nihilo, une politique du paysage, si elle s’interdit de protéger les paysages constitués, n’est-elle pas alors une contradiction dans les termes ?

Il semble que non. En effet, Roger s’autorise, au nom de cette même pensée, à prescrire, à l’occasion d’un colloque au Japon, la restauration du Mont Fuji qui s’érode : « [Le Mont Fuji] n’est pas un être naturel, mais […] un monument à sauvegarder » (Roger, 1997 : 23). Ainsi, le problème n’est pas la patrimonialisation. S’agissant d’art ou d’esthétique, Roger a les coudées franches : un Fuji doit rester un Fuji parce qu’il fait partie du patrimoine artistique. Nous pouvons donc préserver le paysage dans son image au nom de l’art. La patrimonialisation n’est donc pas une valeur exclusivement environnementale et la contradiction n’est pas dans les termes. Il s’agit d’une aversion de principe à la nature qui finit, à force de l’utiliser comme repoussoir, par lui faire la part belle [4]. Il ne s’agit pas de la fin d’un mirage naturaliste tel que l’auteur le laisserait croire. Il s’agit bien plus de ce que le philosophe Clément Rosset désignait dans l’Anti-Nature comme une esthétique quasi artificialiste par laquelle : « l’usage naturaliste de l’artifice est directement lié, non à une exaltation mais à une dépréciation de la nature » (Rosset, 1973 : 90). Comme le pointe cet auteur, le problème est alors de savoir ce que l’on fuit exactement lorsqu’on déprécie ainsi la nature. Roger ne nous donne pas sa réponse sur ce point. La libération tant promise tourne court puisque nous voici interdits (d’agir au nom de la nature; de nous affranchir de l’art) sans raison et renvoyés sans fin aux catégories qu’on entendait dépasser.

La portée de la théorie de l’artialisation ne semble donc pas telle qu’elle justifie le double sacrifice du politique (elle nous soumet à l’art et nous laisse démunis par ailleurs) et des usagers (qu’elle exclut).

Portée historique : l’émergence du paysage ou le cercle logique de l’esthétique de la pureté

La théorie de l’artialisation se justifie en apparence d’une légitimité historique : celle de l’émergence du paysage dans la représentation picturale et de l’esthétisation des pays (montagne, littoral, marais, etc.) au cours des deux derniers siècles (Roger, 1995 : 445-446). Au vu de ce qui précède, la question se pose pourtant de savoir si l’on est en droit d’aventurer qu’une autre définition du paysage pourrait prétendre à semblable légitimité historique tout en élargissant notre champ de compréhension et notre capacité d’action.

S’agissant de la possibilité d’une autre histoire du paysage, aussi génératrice, Michel Conan écrit à propos de la plus ancienne représentation de paysage (localisée à çatal Höyük, Turquie) : « Cette image ne ressemble […] à aucune […] de nos peintures […] On pourrait être tenté de refuser […] d’y reconnaître un paysage. Mais cette attitude ethnocentrique nous interdirait, en fait, même la compréhension du paysage au XVIIIe siècle en France » (Conan, 1995 : 360). À en croire les écrits, la distance entre spécialistes du paysage et paysans semble telle qu’il serait avisé d’appliquer à la compréhension des paysages de nos contemporains, ce qui vaut ainsi pour ceux du XVIIIe siècle ou de çatal Höyük.

Quant à l’histoire de l’émergence de nos paysages archétypiques (marais, montagne, littoral), de premiers usages (villégiatures, randonneurs, etc.) antérieurs aux premières représentations ont bien dû accompagner l’esthétisation qui les a instaurés comme tels. Le problème est que ce point d’émergence du paysage à partir du pays n’est pas élaboré par la théorie de l’artialisation. La dialectique entre artialisation in visu et in situ est certes censée désigner des procédés d’émergence du paysage, mais elle n’élabore en rien la contribution du pays à cette émergence. Or contribution il y a. Matthieu Kessler (1999) argumente ce point en défendant que la perspective déployée par le regard est inséparable de l’attitude développée vis-à-vis de l’objet. Ainsi, se serait-on intéressé, dans notre reconstruction de l’histoire du paysage, à l’invention du sujet moderne sans se poser la question triviale du promeneur. Comme le dit si justement Kessler, la réification de la nature n’explique pas comment le paysage en est venu à émouvoir les premiers peintres « antérieurement à [leur] première peinture de paysage » (Kessler, 1999 : 27). Affirmer alors que l’origine du paysage appartient à l’histoire de la peinture revient à défendre un cercle logique qui obère le point de naissance du paysage au pays.

Le même cercle logique est à l’oeuvre dans la pensée politique de Roger qui, finalement, va de l’art à l’art puisque le terme correspondant au pays n’est pas élaboré dans la relation dialectique qu’instaure la double artialisation. En d’autres termes, l’art est censé renouveler les regards en recyclant une laideur dont le point d’origine (au pays) est obéré.

Dépasser le degré zéro : une question politique

Si une forme de réduction du paysage est sa confusion avec le pays, une autre en est son assimilation à une pure subjectivité. Rabattre le paysage sur sa représentation, c’est risquer d’en faire une gangue vide, d’en perdre l’origine et de nous laisser désarmés face aux questions contemporaines de politique du paysage. Au nom de quoi, si ce n’est d’un postulat de clivage, doit-on refuser aux agriculteurs un regard, une motivation esthétique, quand bien même cette dernière aurait été intimement mêlée à leurs pratiques quotidiennes ? Ne devrait-on pas au contraire et pour cette raison même leur concéder plus que ce regard, un faire-esthétique ?

Nous l’avons vu, l’argument historique n’a pas forcément l’autonomie requise pour régner en maître et légitimer une posture théorique exclusive. Il se pourrait qu’il en soit un compagnon fidèle, un coproduit qui s’est développé en harmonie avec le champ conceptuel moderne. La cohérence de l’argument philosophico-politique qui l’accompagne n’est guère meilleure. Une fois soumise à examen, on est en droit d’y voir un principe qui aurait renvoyé chacun à ses cases – le paysage à la peinture et le paysan au pays – ne leur laissant que peu de chances de se rencontrer. Si tel est le cas, doit-on s’étonner de l’absence du paysage dans les propos des paysans ?

La question concerne la construction théorique de l’objet paysage et sa mise en politique. Elle concerne aussi l’ancrage des paysages dans leur territoire. C’est parce que, en dépit de son apparence dialectique, la théorie de l’artialisation abstrait ce lien et fait du pays un support inerte dans la construction du paysage, qu’elle nous a enfermé dans une représentation visuelle.

Les analyses qui mettent l’accent sur la place de l’ordinaire dans le paysage et la relation sensible des habitants à leurs paysages quotidiens (Bigando, 2004 ; Luginbühl, 2007) vont dans le sens d’une reconstruction théorique qui ouvre la notion de paysage en la connectant aux usages qui en sont faits. Les analyses de processus de projet de paysage qui mettent en évidence la contribution du site, par sa matérialité même, à l’émergence du projet, vont aussi dans le sens d’une compréhension du rôle du substrat, du pays dans l’émergence d’un paysage (Nadaï, 2007 ; Nadaï et Labussière 2007b). Enfin, les explorations quand au rôle possible dans les politiques d’aménagement d’une esthétique élargie dépassant la seule dimension visuelle (Lolive et Blanc, 2007), pouvant s’inspirer notamment de l’approche pragmatiste de l’expérience artistique (Dewey, 1980) ou des développements relatifs à l’esthétique environnementale (Berleant, 1992 ; Brady, 2003) sont une autre voie d’exploration.