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Red stamps, ou les étampes rouges, c’est ce que tout chercheur qui travaille au Vietnam, au Laos ou en Chine cherche à obtenir ! Les clés pour ouvrir le terrain dans ces pays encore dirigés par des partis communistes ! Certes, ce livre ne vise pas directement à améliorer notre connaissance de l’Asie, plus spécifiquement du Vietnam, du Laos et du sud de la Chine. À travers leurs aventures et mésaventures dans le difficile processus de réalisation de recherches de terrain, les quatorze auteurs ayant contribué à ce livre parviennent pourtant à nous livrer une facette méconnue ou mal connue de ces trois pays.

Dirigé par Sarah Turner du département de géographie de l’Université McGill, Red Stamps and Gold Star rassemble des expériences de terrain, chacune abordée selon un angle différent. Outre leur localisation dans les trois pays frontaliers mentionnés, ces recherches de terrain ont aussi en commun d’avoir été réalisées auprès de minorités ethniques qui vivent essentiellement dans les régions montagneuses. Ce socle commun, étudié selon les points de vue géographique, anthropologique et ethnologique, est d’ailleurs habilement mis en contexte par Jean Michaud, dans le chapitre II, pour en donner une vue d’ensemble historique, géographique et sociopolitique.

La deuxième partie rassemble les expériences respectives et fort intéressantes des auteurs. Chacune d’entre elles fait ressortir un aspect différent, et fait aussi résonner mes propres expériences depuis 1996 : faire une bévue et vivre avec les conséquences (S. Gros), la construction des relations interpersonnelles autour des dons et des cadeaux (M. Fiskesjö), avoir ses enfants avec soi sur le terrain (C. Cornet), être citoyenne des États-Unis dans un pays qui en a subi les foudres guerrières (le Vietnam) (J. Sowerwine), les relations amicales, entre objectivité et subjectivité (C. Bonnin), les relations avec les officiels locaux, souvent perçus comme des gatekeepers, sortes de gardiens de clés qui permettent d’ouvrir ou non le champ du terrain (P. Petit et plusieurs autres), les jeux de positionnement social (chercheuse instruite vs femmes ou hommes locaux) et l’importance des découvertes dues au hasard (K. McAllister), l’approche comparative ambitieuse de deux terrains dans deux pays différents, Chine et Thaïlande (J. Sturgeon), la comparaison entre l’accès, pour la chercheuse, à ceux qui restent au pays (Tibet, Chine) et les exilés (Inde) (I. Henrion-Dourcy) et, enfin, le travail – dans tous ses aspects – des assistants, auxiliaires et traducteurs sur le terrain, maillons indispensables mais souvent dans l’ombre de la recherche, qui deviennent aussi souvent des amis (S. Turner).

Outre l’introduction et la conclusion rédigées par Turner, le tout est complété par deux chapitres qui forment la troisième partie où les questions éthiques, présentes à peu près dans tous les chapitres, refont surface dans une mise en perspective de l’après-terrain. Un des deux chapitres a été écrit par Oscar Salemink, qui raconte son parcours de chercheur et ses dilemmes au sujet de la divulgation des informations obtenues sur le terrain. À qui cela sert-il ? Une question aussi posée par Bonnin (p. 139). Les deux rejoignent ici le géographe Yves Lacoste : le scientifique doit s’assurer que l’information qu’il obtient auprès de ceux qui ont sa confiance (un thème récurrent dans le livre) ne sera pas utilisée contre eux. Mais malgré toutes les précautions, les contre-exemples sont nombreux, en particulier en ce qui concerne la guerre du Vietnam. Salemink, dans son chapitre et à travers son propre cheminement, évoque par exemple les travaux de Georges Condominas, qui avaient été traduits illégalement par le US Department of commerce en 1962 (p. 243). Lacoste, géographe, évoquait pour sa part la thèse de Pierre Gourou et ses cartes précises et détaillées du réseau des digues du delta du Tonkin, cartes aussi utilisées par les États-Unis pour mieux bombarder le Vietnam pendant les années 1960 et 1970. Une personne interviewée a même posé la question à Sowerwine : « Why […] was I asking such detailed questions… It might be that the US was planning on bombing Vietnam again… » (p. 113). Le dernier chapitre est écrit par S. Harrell et Li Xingxing, deux chercheurs ayant travaillé et collaboré dans une région de Chine méridionale montagneuse pendant une décennie, à peu près sans aucun résultat en termes de publications scientifiques. Les fruits sont tout autres et la discussion entre les deux est stimulante.

Au total, certains thèmes transcendent l’ensemble des textes. Premièrement, l’omniprésence souvent envahissante (pervasiveness) de l’État dans ces trois pays (p. 205) ; deuxièmement, on peut ajouter l’importance de l’informel (ex. p. 179). Toutes ces expériences démontrent que, même si le terrain est bien préparé, ce ne sont pas toujours par les créneaux officiels ou par des entretiens formels que le travail avance ou que l’information cruciale est récoltée. Troisièmement, il faut s’adapter et faire confiance aux aléas qui, parfois, nous amènent sur des chemins autrement impossibles (par exemple, en étant sur le terrain avec un enfant ou avec la famille).

Une lecture absolument indispensable pour prendre la mesure des difficultés, des frustrations, des défis, mais aussi des « récompenses » et des bonheurs inhérents au travail de terrain en pays socialistes.