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Introduction

La dualité des systèmes de gouvernance, au Bénin, résulte de la superposition de nouvelles structures issues de la colonisation aux instances coutumières de gestion. Elle est issue d’une tradition de gestion des affaires publiques dans laquelle les coutumes se sont révélées d’une grande variabilité, d’une région à une autre, et même au sein d’un groupe pourtant uni par la langue et l’origine. Ensemble de règles de vie édictées par la conscience collective et régissant les rapports dans la société (Kakaï-Glèle, 1969), les coutumes offrent le cadre général d’exercice des pratiques de gouvernance et constituent la source et la justification des arènes locales de la participation. En effet, à l’échelle du Bénin comme à celle de l’Afrique, il existe une multiplicité et une diversité d’arènes politiques, avec des cultures [1] et des logiques qui diffèrent et favorisent leur autonomie relative (Bierschenk et Olivier de Sardan, 1998 : 20). Ces espaces sociaux et territoriaux où se déroulent les jeux des acteurs engagés dans des processus d’interactions se caractérisent par une polycéphalie, un « empilement » des positions locales de pouvoir (Ibid : 31), un empilement constitué au fil des changements institutionnels et source d’émergence de nouvelles instances de régulation et de gestion, sans que les anciennes institutions et leurs acteurs ne soient exclus du jeu politique local. Selon les perspectives et les logiques de gestion, il y a une ligne de partage entre les structures coutumières et les institutions nées de la colonisation qui, dans leur fonctionnement et leur organisation sociale, s’apparentent à deux solitudes orientées vers un même but.

Formellement consignée dans le décret du 20 juillet 1894, cette dualité des systèmes reconnaît à la Colonie du Dahomey la faculté de bénéficier des services d’institutions juridictionnelles indigènes et françaises, alliant un système traditionnel et un moderne (Médénouvo, 2011). Une circulaire de Ernest Roume – le gouverneur général de l’Afrique-Occidentale française – adressée en 1905 aux chefs des Colonies pour l’application du décret du 10 novembre 1903 en donne la justification :

(…) Nous ne pouvons, en effet, imposer à nos sujets les dispositions de notre droit français manifestement incompatibles avec leur état social. Mais nous ne saurions davantage tolérer le maintien, à l’abri de notre autorité, de certaines coutumes contraires à nos principes d’humanité et au droit naturel. (…) et (…) Notre ferme intention de respecter les coutumes ne saurait nous créer l’obligation de les soustraire à l’action du progrès, d’empêcher leur régularisation ou leur amélioration(…).

Médénouvo, 2011

En trame des modes traditionnels de gouvernance, se trouve l’onction populaire exigée pour toute décision importante. Cette onction nécessite d’accorder une place plus large au public et la mobilisation d’acteurs multiples intervenant hors des territoires institutionnels classiques. De ce fait et comme résultat du dualisme des systèmes, la participation [2] aux instances décisionnelles se trouve à la confluence de deux dynamiques socioculturelles et historiques. Porteuses de valeurs parfois complémentaires mais très souvent différentes, ces dynamiques doivent relever un défi commun : organiser la confrontation des opinions et des intérêts sur des questions essentiellement médiatisées par la science, qui transcendent les frontières institutionnelles et concernent des générations ou des éléments de la nature qui n’ont pas accès au vote (Theys, 2003).

Les divers systèmes de gestion du pouvoir et de résolution des conflits ayant prévalu dans le territoire de l’actuel Bénin et les réalités participatives qu’ils recouvrent sont encore fonctionnels de nos jours. Ils diffèrent les uns des autres par leurs modes d’organisation sociale, les enjeux politiques, l’opérationnalité de la participation, le positionnement et la territorialité des acteurs. Ces modèles traditionnels sont endogènes et porteurs de valeurs dites palabriques dans lesquelles les arguments présentés par les citoyens sont intégrés à la délibération et où il est tenu compte de chaque position (Van Hensbroek, 2011).

Dans les modèles coutumiers, la participation se réalise au sein d’instances de gestion consensuelle, reconnaissables par leurs attributs, dans lesquelles les acteurs sont mobilisés pour débattre, échanger, discuter de leurs propres idées sur des questions d’ordre public et régler leurs conflits. Ces instances inscrivent leur action dans un territoire, lui-même reconnaissable par rapport à d’autres, après d’autres et par les fonctions qu’il exerce dans la représentation collective.

Notre objectif, dans cet article, est de présenter les réalités participatives de type coutumier appartenant à des ensembles socioculturels monarchique et acéphale de gestion du pouvoir politique, au Bénin. Nous discutons également de la territorialité de la participation ainsi que des formes qu’elle revêt dans le champ de la gouvernance territoriale.

Approfondissement conceptuel – Gouvernance, territorialité et participation

La gouvernance réfère à une conduite plus collective des affaires publiques (Pasquier et al., 2013 : 199). Elle désigne les formes de coordination, de pilotage et de direction des secteurs, des groupes et de la société, au-delà des organes classiques du gouvernement (Le Galès, 2006 : 299). Concept déjà apparu dans le latin médiéval gubernantia, la gouvernance s’interprète comme une remise en cause des conceptions traditionnelles de la conduite des affaires publiques. À l’origine, elle consistait en une métaphore de la politique conçue comme une gestion des personnes en vue du bénéfice, pour s’intéresser aux différentiels de rendement des relations de pouvoir à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise. Elle glisse progressivement vers un contexte public en investissant la ville. Elle apparaît alors comme le résultat des tentatives des mairies britanniques de l’ère Thatcher de gérer la ville avec de très fortes contraintes budgétaires. Appel à la gouvernance d’entreprise au niveau municipal, elle devient un instrument politique efficace pour répondre de manière économiquement raisonnable aux nécessités sociales en temps de pénurie. De l’espace de la politique communale, la gouvernance s’étend ainsi à la politique dans son ensemble (Brown, 2001).

Référant à des formes de gestion où l’on fait appel à l’intervention de la société civile, à laquelle est attribué désormais un rôle prépondérant dans l’élaboration, l’application et le contrôle des différentes politiques en réduisant parallèlement le rôle des instances politiques, la gouvernance est l’objet de plusieurs usages. La « bonne » gouvernance suggère l’efficacité de l’action publique par la définition des règles permettant un jeu plus efficace du marché et de ses acteurs. Elle est aussi utilisée, au sens de gouvernance négociée, comme mécanisme de décision consensuelle et de résolution des conflits par la négociation et la coopération. Comme articulation stabilisée de régulations, [3] elle est utilisée par les élites comme stratégie d’adaptation aux contraintes extérieures et par les élus comme une stratégie d’auto-mise en scène avantageuse (Lévy et Lussault, 2003 : 419 ; Le Galès, 2006 : 304).

La gouvernance désigne aussi bien les coalitions entre les entreprises privées et les puissances publiques que les procédures de participation dans les opérations de développement (Bourdin, 2000a : 42). Pour Le Galès (2006 : 301), il s’agit d’un « processus de coordination d’acteurs, de groupes sociaux et d’institutions en vue d’atteindre des objectifs définis et discutés collectivement ». Dans une définition opérationnelle, à notre sens plus complète, proposée par Simard (2006 : 259), la gouvernance territoriale serait l’ensemble des relations dynamiques, façonnées par les lois, les politiques, les processus administratifs et les pratiques socioculturelles au sein d’une entité sociogéographique, entre les institutions et les acteurs participant à la gestion, à l’aménagement et au développement des territoires. Elle est un ensemble de situations de coopération entre divers acteurs publics et privés, institutionnels et individuels du territoire, constitués en acteur collectif engagé dans une démarche de participation accrue aux décisions, dans un contexte d’apprentissage social (Arnaud et Simoulin, 2011 : 265). Il s’agit ainsi d’un acte éminemment communicationnel au sens qu’elle est une négociation du sens des projets de territoire. En tant que telle, la gouvernance territoriale comme mode de gestion est porteuse d’enjeux idéologiques et de luttes d’intérêts entre acteurs multiples (Arnaud et Simoulin, 2011 : 267), dont l’un des défis reste l’ouverture aux populations exclues.

Les modalités d’intervention des autorités publiques dans la gouvernance des territoires enracinent les problèmes et leurs solutions dans leurs contextes d’émergence en mettant à jour leurs dimensions constitutives. Le territoire devient non seulement constitutif d’un ordre politique, mais aussi un espace de gestion des problèmes publics à travers différents arrangements institutionnels à configurations hétérogènes, reliées aux habitudes socioculturelles des acteurs. C’est dans ces configurations institutionnelles que se déploie l’action publique. Le territoire est lieu d’affirmation et de production d’identités collectives, producteur aussi de citoyenneté lorsqu’il est constitué comme cadre d’action collective publique, mais surtout support de diverses interactions dans une relation de face à face sur des projets (Bourdin, 2000b : 190-192).

Les lieux de participation sont en ce sens le territoire fort, ce type de territoire dont l’existence s’impose à la diversité d’acteurs et à l’ensemble de ses utilisateurs, un territoire support au projet et capable de favoriser l’apparition de nouveaux acteurs, un lieu d’intégration et de référence non seulement pour d’autres territoires faibles, mais aussi pour des modes de vie (Bourdin, 2000b : 195). Duran (2011 : 477) affirme que « la référence est aujourd’hui clairement aux territoires, car ils sont l’espace dans lequel viennent s’inscrire les problèmes et le lieu de leur traitement ».

Les modèles de participation restent l’une des expressions organisationnelles les plus tangibles de la gouvernance territoriale, renforçant le rôle de l’« expertise sociale » [4] des acteurs du territoire dans la décision politique (Cadiou, 2013 : 210). Plus que des arènes de production des avis spécialisés, les lieux de participation deviennent des espaces de production collective de l’action publique issue de débats préalables (Ibid : 202). Plus qu’une simple association à la prise de décision collective, il s’agit d’un réaménagement des rapports entre acteurs variés d’un territoire. Inscrite ainsi dans le principe de la gouvernance territoriale, la participation montre que l’action la plus efficace est celle définie près des réalités locales par les procédures participatives (Ségas, 2013 : 225). La gouvernance territoriale est finalement une politique du territoire, un système organisationnel de mise ensemble des acteurs sociaux, à travers divers mécanismes participatifs, en vue de la définition d’un projet territorial de société.

Les mécanismes participatifs traditionnels présentent de multiples formes de territorialité, celle-ci étant définie comme « l’ensemble des relations qu’une société entretient non seulement avec elle-même, mais encore avec l’extériorité et l’altérité, à l’aide de médiateurs, pour satisfaire ses besoins dans la perspective d’acquérir la plus grande autonomie possible, compte tenu des ressources du système » (Raffestin, 1997 : 165). La territorialité de la participation renvoie, à notre sens, à l’identification d’un lieu, espace d’accueil propre à une démarche ou à une activité de participation. Elle repose sur l’existence d’une autorité légitime, gestionnaire du processus et du lieu, de leur intégrité, et garante de la permanence et de la continuité de la pratique participative en ce lieu. La territorialité, dans la perspective de Sack (1986 cité par Claval, 1996 : 95), peut s’appliquer à toutes les échelles. Elle fait du territoire un produit des stratégies de contrôle nécessaire à la vie sociale. Ce n’est donc pas « un simple forum où se nouerait un débat, mais bien une arène où se développent des luttes entre groupes sociaux porteurs d’intérêts et de représentations divergentes » (Palard, 2003 : 318).

Ce contrôle se fait par des moyens comme la restriction sur les objets à ne pas avoir en sa possession, le rappel des consignes avant les débats et l’engagement à la bonne conduite et au comportement décent. Le territoire de la participation revêt ainsi un caractère fonctionnel par ses attributs sociaux et politiques. Il revêt aussi un caractère culturel par les représentations qui lui sont attribuées et les logiques identitaires qui le sous-tendent. Le territoire mêle ainsi les constitutions de réseaux multiples et les références aux géosymboles, à la géométrie spatiale et aux blocs d’espace homogène (Bonnemaison et Cambrezy, 1996 : 8). Il évolue dans un système de valeurs constitué de l’interdiction (sin) qui stipule ce qui ne peut être conçu, de la restriction (nouvênou) qui mentionne les conditions auxquelles « le permis » peut prendre corps et de la permission (soun) qui définit et réglemente qui peut prendre part à l’institué (Tomety, 2011). Ces trois piliers fonctionnent en boucle et participent d’une même dynamique dans laquelle la participation reste ouverte à des personnes concernées par le sujet. Cette chaîne des valeurs fait la hiérarchie de l’information en indiquant ce qu’il est autorisé de dire, le cercle dans lequel cela peut se dire et devant qui cela devra être dit. Elle sert également de chaîne de contrôle de qualité dans la prise de décision en milieu traditionnel, dans une démarche qui vise à vérifier la sincérité de l’information et la qualité de la délibération.

Comme valeur, le territoire traduit aussi la relation des acteurs à son étendue. Il s’agit d’une relation essentiellement éthique qui se manifeste par une recherche accrue de l’équité dans la décision par les pratiques de l’ordalie, [5] du serment dans le cercle sacré, du partage du breuvage et de la cola. Autant de géosymboles qui « expriment leurs messages par le rite incarné dans des lieux devenus eux-mêmes des objets de rite, donc des liens unificateurs qui construisent les communautés humaines » (Bonnemaison et Cambrezy, 1996 : 15), canaux de légitimité des acteurs au sein de l’appareil de gouvernance, lieux-école de la fraternité et de remise confiante de son sort au jugement de représentants ayant toute légitimité dans le milieu. De ce fait, les territoires présentent des signes et des signifiés évidents (palais, objets d’apparat et de culte, cercle sacré, etc.) ou en filigrane (cour du sage, arbre tutélaire, etc.) qui les distinguent et les rendent reconnaissables des autres lieux. Ils ont leur dynamique propre et prennent sens dans la société qui les a générés et qui leur donne leur identité. Ils sont un construit mental extrait de l’espace environnant pour leur originalité et leur fonction, par les hommes et les femmes. Comme territoires, ils sont sujets à des flux de communication et ont la faculté d’influencer ou non les décisions des acteurs en fonction des contraintes et de la structuration de l’espace (Claval, 2005 dans Bailly, 2005 : 101). Expression d’une réalité à la fois physique et idéelle, ils constituent des espaces d’identification et d’enracinement et, en même temps, une production (Lasserre et Lechaume, 2003 ; Bailly et Ferras, 2010). Certains de ces territoires sont nommés et reconnus comme des symboles, dans les représentations. Celles-ci sont une partie de l’expression du pouvoir, des lieux qui appellent des attitudes de quasi-soumission et de déférence.

Dans les sociétés hiérarchisées du Bénin, ces espaces sont finis, au sens géographique où leurs composants (les positions occupées par les acteurs, les gestes et postures liés à chaque groupe d’acteurs, le port vestimentaire et autres attributs des lieux) peuvent être recensés, dénombrés et nommés. Leurs ordonnancements et leurs modalités d’organisation surfaciques introduisent une « territorialité » de la participation au sens d’ensemble de rapports qu’a la communauté avec ses lieux de débats.

Il y a donc « un » lieu de la participation, par opposition à des lieux fragmentaires et disparates, dont le premier identifiant est le toponyme (son nom propre), un territoire localisable, avec ses frontières et sa perception dans la mémoire collective. Le territoire apparaît donc comme « un lieu de médiation des activités humaines, qui se situe bien au-delà du seul rapport spatial [mais dont] les valeurs qui guident s’inscrivent aussi dans leur territorialité » (Gumuchian, 1991 : 20). Il y a « un » lieu avec ses objets, outils, instruments et éléments de décor de mise en scène de la participation ; un lieu avec ses codes, ses attributs et sa grammaire propre, ses règles formelles qui définissent la présence dans ces lieux : proscription de l’arrogance et du mensonge, visage toujours découvert. Il y a « un » lieu avec des acteurs et leur positionnement.

Terrain et méthodologie

Dans le but d’étudier les rapports entre les structures, l’organisation et l’exercice du pouvoir selon les territoires, nous avons retenu quatre unités territoriales : Abomey, Kétou, Nikki et Sètrah. Ces microsociétés sont choisies sur la base de critères relatifs à la connaissance d’une expérience antérieure de déploiement d’un mode participatif quelconque, à l’existence de liens forts entre tradition et modernité ainsi qu’à leur localisation à différentes frontières du Bénin (figure 1). Chacune possède ses propres caractéristiques :

  • Nikki est la plus ancienne commune des royautés baatonu (département de la Donga). Élu par un conseil, le roi est à la fois chef du gouvernement, juge suprême, maître du culte et détenteur du pouvoir politique. Sa soeur dynastique, la reine-mère, est gardienne de la coutume et arbitre des conflits princiers. La gestion du pouvoir, qui privilégie la participation populaire, repose sur son partage.

  • Abomey, commune importante du département du Zou, a toujours été la zone d’influence d’un puissant royaume du sud du Bénin. Créé par Houégbadja, le royaume a connu une succession de 14 rois. Le mécanisme décisionnel est structuré par paliers, axé sur le regroupement ad hoc des chefs de collectivités et familles, des jeunes et des femmes. Ces dernières sont des mères politiques des membres du gouvernement.

  • Kétou (département du Plateau) a été fondé par Édé. Détenteur du pouvoir politique traditionnel, le roi est désigné dans les cinq dynasties royales qui accèdent au trône à tour de rôle. Les femmes ne participent pas à la prise des décisions. Aucune autre ethnie résidant dans la commune n’est admise à la cour.

  • Sètrah est une petite localité du département de la Donga. Les Boufalés ou Koufaloyéman, qui semblent conserver intacte leur tradition, ne connaissent pas de chefferie. Les générations se constituent à la suite d’une initiation. Dans cette communauté, deux personnages emblématiques jouent des rôles importants : Tchichao, garant de la tradition, choisi à vie, et Sotn, gardien de la tradition. Chaque clan a à sa tête le plus âgé (Kupalo) des membres des familles. Ces deux personnages hautement respectés incarnent de façon diffuse les pouvoirs exécutif et judiciaire au sein du clan.

L’hétérogénéité aux plans culturel et linguistique de ces unités territoriales fait en sorte que, même à l’intérieur d’un groupe ou d’un sous-groupe, l’intercompréhension ne peut être acquise (Gbadamassi, 1999). Ces discontinuités fondamentales sont, au sens de Claval (2002 : 84), une rupture nette, parfois brutale, affectant l’espace et permettant de mettre en évidence des formes géographiques plus ou moins stables (Di Méo et Veyret, 2002 : 5).

Figure 1a

Localisation des lieux de collecte de données

Localisation des lieux de collecte de données
Source : Fond topographique de l’Institut géographique national (IGN) du Bénin

Figure 1b

Abomey

Abomey
Source : Fond topographique de l’Institut géographique national (IGN) du Bénin

Figure 1c

Kétou

Kétou
Source : Fond topographique de l’Institut géographique national (IGN) du Bénin

Figure 1d

Nikki

Nikki
Source : Fond topographique de l’Institut géographique national (IGN) du Bénin

Figure 1e

Sètrah

Sètrah
Source : Fond topographique de l’Institut géographique national (IGN) du Bénin

Concepteur : Moubachirou Badarou, avril 2011. Cartes réalisées dans le cadre du présent projet de recherche.

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La collecte de données s’appuie sur une enquête de terrain en vue de saisir les dynamiques participatives, dans leur unité et leur contexte, en tenant compte de la nature fondamentalement relationnelle de l’espace géographique, des « situations relatives, des flux d’échanges, des jeux de forces et des rapports de causalité » (Bavoux, 2010 : 19). Elle a consisté en une observation directe et en des entretiens semi-dirigés menés d’octobre à décembre 2010 et de septembre à décembre 2011. Dans le but de contrôler les biais, de maîtriser l’exposition au risque de l’effet d’oeillère et d’assurer les conditions de validité (Martineau, 2005 ; Anadon et Guillemette, 2007 ; Ameigeiras, 2009), l’observation est basée sur une grille pour fixer les réalités. Elle est complétée par un journal de bord pour garder la trace des conversations, événements, anecdotes, expressions, impressions, potins et incertitudes méthodologiques qui pourraient être utiles à l’analyse.

Le travail est basé sur de petits échantillons orientés de personnes, un échantillonnage séquentiel dirigé par une réflexion conceptuelle (Miles et Huberman, 2003). Très sélectif, il a pour fin de parvenir, au terme de la collecte, à un seuil de saturation (Baribeau, 2009 : 145-146). Nous avons interrogé 109 personnes au cours de 50 entretiens, dont 39 individuels. Ces personnes sont des documentalistes en histoire traditionnelle et d’anciens guides de musées, des descendants de princes investis de la charge de conserver la vérité historique et des fonctions d’historien, de chroniqueurs dynastiques pour communiquer au public la version officielle de l’histoire des familles royales. Elles sont griots, gardiennes du savoir traditionnel et impliquées dans la préservation de la mémoire collective. Elles ont été essentiellement choisies pour leur appartenance ou leur rapport avec les processus décisionnels dans les milieux sous enquête.

L’information recueillie est confrontée à celle issue des données bibliographiques, des entretiens de vérification avec des auteurs nationaux de références consultées, de juristes institutionnalistes, d’historiens et de chercheurs ayant travaillé sur la zone d’étude. Des enregistrements vidéo sont aussi projetés à des initiés [6] des milieux pour recueillir leurs commentaires sur les processus auxquels ils n’ont pas participé. Cela nous a permis de décrire empiriquement les arènes et les phénomènes de participation ainsi que les positions et rôles qu’y tiennent les acteurs. C’est à partir de tout le matériel recueilli que nous avons défini et validé la composition et le fonctionnement des lieux traditionnels de décision.

Territorialité, donnée fondamentale de la participation dans la gouvernance publique traditionnelle

Les arènes décisionnelles et le positionnement des acteurs dans les lieux de participation diffèrent d’un territoire à un autre et selon le mode de gestion du pouvoir. Ainsi, selon qu’on se trouve dans un territoire à structure hiérarchisée de gestion du pouvoir ou dans un territoire à structure acéphale, les réalités participatives peuvent être des plus rigides et structurées, ou plus lâches et très démocratiques.

Iroko (1997 : 113) situe la formalisation réelle de certains systèmes politiques de l’espace béninois actuel autour des XVIe et XVIIe siècles et leur épanouissement durant les deux siècles suivants. Le système acéphale de type égalitaire et segmentaire, et le système monarchique et hiérarchisé correspondent aux deux grands ensembles socioculturels de gestion du pouvoir (Desanti, 1945). Le système monarchique (Abomey, Nikki et Kétou) constitue une donnée politique essentielle dans l’histoire du pays avant la colonisation, occupant la majeure partie du territoire. Par contre, le système acéphale, sous sa forme originelle, n’a survécu qu’à Sètrah. Ces systèmes politiques ont leur propre fonctionnement et leur propre organisation sociale.

Nous présentons ci-dessous les caractéristiques et les lieux de délibération dans les microsociétés retenues, en vue de mieux cerner les réalités participatives qu’incarnent leurs territoires.

Abomey

À Abomey, coeur du pouvoir du royaume du Danxomè, peuplé de Fon, la société se compose de quatre couches : les esclaves, les roturiers ou « hommes libres », les Anato ou dignitaires et chefs participants au conseil (appelés ministres dans la gouvernance moderne) et, au sommet, les Ahovi ou princes (Glèlè-Ahanhanzo, 1974 : 147-154). Dans tout processus décisionnel et selon les règles coutumières, les monarques sont tenus de prendre en considération l’opinion dégagée de l’analyse faite par la cour représentant le peuple (Iroko, 1997).

Les conseils du royaume Togbassa et du trône Hon se tiennent au palais, dans l’Ajalala, salle de réunion et d’accueil destinée aux cérémonies. Tokpékplé se déroule dehors, devant le palais, la population ne devant pas y entrer. Togbesso se tient n’importe où selon que la rencontre est convoquée par le chef du village ou le chef du quartier. Togbassa réunit les chefs de villages, les chefs des quartiers, les ministres et le roi. Hon regroupe le roi, les ministres, [7] le chef des armées (Gahou) et ses adjoints (Kpossou) ainsi que le prince héritier, qui assiste au conseil en observateur. Guèdègbé, le devin de la cour, est consulté dans les décisions graves afin d’établir de quelle manière celles-ci seront gérées et les dispositions cérémonielles à prendre. Togbesso et Tokplékplé, rassemblements du peuple, peuvent donc se tenir en un lieu quelconque ou dans une enceinte, parce qu’on y vient pour recevoir les instructions importantes. Les mânes des ancêtres, acteurs surprenants mais majeurs des dispositifs, sont rejoints, dans le processus décisionnel, par l’oracle, le [8] consulté pour s’assurer de son soutien et valider la décision. La figure 2 atteste l’organisation de l’espace de discussion selon les rois qui se sont succédé.

Figure 2

Espace de discussion et de décision à Abomey

Espace de discussion et de décision à Abomey
Source : Gonçalves, 1999 : 86

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Kétou

Kétou, ancien royaume yorouba dépendant d’Ilé Ifê, ancienne capitale spirituelle située au Nigéria, compte une vingtaine de ministres aux attributions bien distinctes. Le pouvoir politique traditionnel est détenu par le roi. Araba Ketu a rang de premier ministre et dispose des attributions de gestion des aspects de la vie quotidienne.

Les débats ont lieu dans la salle d’audience, où se dresse le trône royal. C’est également là que se prennent les décisions publiques traditionnelles. Ces séances sont appelées Atunş; les principaux rôles y sont tenus par le secrétaire du palais, les ministres et les personnes en conflit. Les parties en conflit s’assoient sur des bancs disposés contre le mur face au trône. Les ministres et dignitaires prennent place sur des chaises et nattes disposées de part et d’autre de l’estrade d’exposition du trône. Les pratiques et conduites communicatives associées à la présence dans ce lieu sont codifiées et connues des participants : pour s’adresser au conseil, un membre du public se lève de son siège, fait un pas en avant et s’accroupit pour demander la parole et s’exprimer. Les mis en cause, lors de la prise de parole, se couchent sur la poitrine, corps entier, pour demander la clémence. Chaque prise de parole dans l’assemblée est précédée des bénédictions à l’endroit des facilitateurs et conciliateurs. La figure 3 illustre l’aménagement des lieux.

Figure 3

Espace de discussion et de décision à Kétou

Espace de discussion et de décision à Kétou
Réalisation : Georges Lanmafankpotin, automne 2011

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Nikki

Nikki, la plus ancienne des royautés baatonu (Meek, 1925 : 72 cité par Cornevin, 1962 : 58 ; Cornevin, 1962 : 57), a à sa tête le roi et la reine-mère Gnon Kogui. Le roi est assisté d’une cour constituée de princes, de dignitaires et chefs traditionnels, de griots et du premier ministre Sina Dunwiru, qui gère l’environnement, l’hygiène et la santé publique. La seule rencontre politique qui rassemble tous les acteurs du territoire s’appelle Arruzuma. On y débat des affaires publiques. Les griots y jouent les médiateurs et, à travers leur rhétorique, préparent le roi à l’accueil d’une décision quelle qu’elle soit.

Arruzuma se tient dans le Gongorosso, grande salle rectangulaire de réunion située à proximité de la case sacrée. Cette salle d’hôtes et d’accueil s’insère dans un ensemble de lieux qui donne sens à une culture participative spécifique. C’est un lieu ouvert où chacun connaît et tient sa place et son rôle. Les gestes et comportements spécifiques associés à ces lieux sont représentatifs de chaque catégorie sociale : le premier ministre, suivi du Sinan Guorigui à mi-chemin de la porte sacrée, rampent en mouvements réguliers interrompus par la gestuelle de pardon adressée au roi afin d’implorer sa clémence pour toutes les fautes commises par les sujets. Le chef boucher, canne enfoncée dans le sol, est accroupi dos au roi en signe de son renoncement au trône au profit de son jeune frère. Le Frundunga, chef des Peuls, [9] salue à genoux face au roi. Les princes ayant joué un rôle mineur dans la gestion de la cité se couchent par terre, face à l’est, pour saluer le roi. Ces expressions gestuelles, répétées hebdomadairement toujours au même lieu, inscrivent les comportements dans la tradition et rendent compte de l’expérience concrète et matérielle des lieux. La distribution spatiale des personnages et des groupes d’acteurs qui utilisent ces lieux est indiquée dans la figure 4.

Figure 4

Espace de discussion et de décision à Nikki

Espace de discussion et de décision à Nikki
Réalisation : Georges Lanmafankpotin, automne 2011

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Sètrah

À Sètrah, les Boufalés ne connaissent pas de chefferie et, pourtant, leur organisation est remarquablement stable et cohérente malgré une segmentation en clans (Iroko, 1984). Société acéphale, [10] ultra démocratique et horizontale, « l’autorité y est diffuse, insérée dans les institutions familiales et religieuses, représentées par les groupes de parenté et le culte des ancêtres : son autonomie reste limitée à l’arbitrage des conflits » (Ibid : 124).

L’espace de débat est fait d’une profusion de constituants, subdivisés en unités subjectives distinguables et reconnaissables par les exclusions (les femmes en arrière-plan et n’intervenant pas) et les césures spatiales (occupation de l’espace de débats par génération, selon les classes d’âge en rangées). [11] Pendant le Daŋnou, les Kpemn et les concernés par le problème en débat sont les seuls acteurs intervenant directement dans la résolution du problème. Le Sotn intervient souvent en tant que médiateur et personnage spirituel de dernier recours. Le public assiste, mais n’intervient pas. Le dispositif Daŋnou lui-même et le caractère composite de son lieu de déroulement (cour du plus âgé de la communauté, sous un arbre à voûte) mettent en évidence un enjeu « central », que Palard (2003) désigne par le « territorial ». Il est le social en contexte, lieu de déroulement de mise à distance et d’intégration ou de réintégration diverses, où le fondement territorial structure les tensions et répits, les exclusions et inclusions, les réparations et réintégrations. La figure 5 en illustre l’organisation.

Figure 5

Espace de discussion et de décision à Sètrah

Espace de discussion et de décision à Sètrah
Réalisation : Georges Lanmafankpotin, automne 2011

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Il est ostensible que les procédures participatives et l’organisation surfacique des lieux de débat introduisent dans la gouvernance traditionnelle une sélectivité des acteurs. Nous discutons dans la section suivante des défis en lien avec l’exclusion de certaines catégories d’acteurs.

Territorialité de la participation, problématique du pouvoir et question de la gouvernance

Les démarches et approches participatives sous étude dans les sociétés traditionnelles s’effectuent dans des lieux connus, identifiés et reconnaissables par des géosymboles qui les distinguent des autres lieux. En ce sens, elles sont territorialisées. Dans les structures hiérarchisées comme dans les sociétés acéphales, ces lieux sont caractérisés par l’écoute, les discussions, les commentaires, les vérifications de faits et les contrôles de routine (Garcia, 1988 : 86-87, 109-110). Ils visent ainsi l’adhésion et l’onction publiques aux décisions. Véritable technique démocratique d’aménagement du pouvoir, cette forme de sollicitation régulière de l’approbation et de l’adhésion par un large débat d’instance qui donne à chacun la parole et « l’occasion d’exprimer son point de vue pour arriver à un compromis ou à une décision qui liait tout le monde » (Ibid : 174-175) est une pratique participative par excellence, territorialisée. Elle est, pour ainsi dire, une forme de citoyenneté, au sens de source de lien qui fait du dialogue et du compromis, le fondement des relations sociales, donc de nouvelles normes collectives (Schnapper, 2014 : 916). C’est à l’intersection de ces lieux et des pratiques participatives qui s’y déroulent que se produisent les changements et se posent les questions d’organisation et de politique publique (Augustin, 2003 : 314). Ainsi l’agoli, par exemple, lieu à palabres, ou de délibérations, installé dans chaque centre ou village où se discutent les affaires du pays, accueille tous les acteurs intéressés (Glèlè-Ahanhanzo, 1974 : 151-152). Maison commune, l’agoli peut appeler à comparaître devant elle toute personne habilitée, sur des questions d’intérêt général dans la pure tradition des pratiques de dialogue coutumier réunissant des gens qui se connaissent et qui partagent une histoire commune ainsi que la volonté de préserver la cohésion sociale. Selon Palard (2003 : 317), ces lieux sont le creuset de l’expression de la cohésion sociale comme effet de pouvoir et de jeux et rapports de pouvoir, renvoyant « aux processus de normalisation et de légitimation, à la transformation du lien civique et des modalités d’exercice de la démocratie, à la construction d’une communauté d’appartenance et d’une identité collective ».

Les ordonnancements dans les lieux de débats et de participation tels que mis en évidence par nos recherches sont réguliers et monocentriques, aussi bien dans les sociétés monarchiques qu’acéphales. Ils épousent des modalités d’organisation surfaciques différentes : Abomey et Kétou adoptent une disposition de face-à-face en signe de marquage d’une opposition entre juges et parties. Nikki occupe toute la surface rectangulaire du Gongorosso en faisant prende la même position assise sur les nattes à tous les participants, sans modifier les dispositions initiales : on fait de la place à l’autre, le temps du règlement. C’est la forme circulaire [12] qui est adoptée à Sètrah pour occuper l’espace du débat et de la participation comme pour exprimer que la faute commise exclut l’auteur du corps social et que le rite de résolution procède par le jeu participatif à réintégrer l’individu au groupe, à la communauté. En lui-même, l’espace est ainsi « une écriture complexe de pensées et actions humaines » (Bavoux, 2010 : 20) ; il est organisé selon une distribution spécifique qui préfigure l’ordre et la cohésion. Dans la société acéphale étudiée, le lieu est totalement ouvert et le centre du cercle est le lieu de dévoilement où tout se passe devant tout le monde et où la communauté est prise à témoin. Il est à la fois lieu de bannissement du groupe et de réintégration au corps social. La réparation y est demandée et le pardon obtenu. C’est le lieu d’où part et converge tout. Les enjeux sociétaux y sont examinés, la résolution des conflits sort du cadre individuel pour devenir un enjeu communautaire.

La gouvernance résulte d’une transformation de l’action publique devenue plus ouverte à des acteurs du territoire originellement non détenteurs de la légitimité politique quant au rôle à jouer dans la gestion politique et dans la prise de décision (Lévis et Lussault, 2003 : 418). Comme toute gouvernance, la gouvernance territoriale porte en elle l’essence de la participation : celle qui engage les acteurs comme « membres » du groupe social, adhérents à des règles du jeu, à des valeurs et à des intérêts durablement communs auxquels ils s’identifient (Bourdin, 2000b : 173). Mais la participation pourrait aussi apparaître comme un leurre, une illusion dans laquelle la réalité du pouvoir de la décision échappe aux acteurs, vrais aménageurs de l’espace (Simoulin, 2013a : 8). Elle peut également « restreindre » son champ d’action à une microéchelle par la fragmentation de la démocratie, comme le laissent entrevoir les modèles coutumiers étudiés. Sa conséquence à l’échelle nationale est la limitation de l’horizon des discussions (défense des intérêts immédiats et personnels ainsi que conservation du monopole de l’arbitrage entre les intérêts des microéchelles et ceux plus globaux) et la déconnexion de l’espace de la participation de l’espace des problèmes et de la décision (Blondiaux, 2008).

Démocratisation et décentralisation des structures publiques constituent deux enjeux centraux dans la problématique du pouvoir et de la gouvernance en Afrique (Bierschenk et Olivier de Sardan, 1998). En effet, la décentralisation est perçue comme pouvant permettre l’introduction de la démocratie à la base et, entre autres, diminuer l’exclusion des groupes marginalisés (femmes, non-autochtones et étrangers immigrés, minorités ethniques et groupes dépendants, etc.). On convient que décentralisation et démocratisation, jadis présentées comme des innovations, ne sont pas des phénomènes nouveaux. L’expérience historique de plusieurs pays africains indique qu’une décentralisation avancée comme cadre de référence de l’organisation sociale et du contrôle du territoire avec obligation de compte rendu et un partage de pouvoir entre plusieurs instances étaient plutôt la règle (Glèlè-Ahanhanzo, 1974 : 147-152 ; Terray, 1988 ; Bayart et al., 1992 : 8 ; Coquery-Vidrovitch, 1992 : 34 ; Bierschenk et Olivier de Sardan, 1998 : 19).

La démocratisation n’est d’ailleurs pas non plus un phénomène homogène en Afrique noire précoloniale, encore moins l’apanage des seules sociétés béninoises. Les types d’organisations sociales acéphales et monarchiques se retrouvent chez d’autres peuples sur le continent, aux mêmes époques. Les assemblées à caractère démocratique avec un rôle consultatif, les conseils délibérants, l’absence de tout principe majoritaire et la prise de décision à l’unanimité des participants caractéristiques des sociétés acéphales du Bénin se retrouvent également chez les Tiv et les Ibo du Nigeria, les Tallensi du Ghana, les Dogons du Mali et les Diola du Sénégal, ainsi que chez les Lobi et Bobo de la Haute-Volta (actuel Burkina Faso) et les Kabré du Togo (Bain, 2001). Dans les monarchies, sociétés plus complexes, les dispositifs de contrôle politique formés d’individus ou d’organes issus du peuple sont semblables d’une communauté à l’autre. La confédération Achanti (partie moyenne du Ghana) est, par exemple, une combinaison d’oligarchie et de démocratie, très favorable à la liberté, dans l’ensemble, offrant la possibilité à toute association d’adultes de représenter l’opinion publique et d’élire un président, choisi pour son caractère et son talent d’orateur (Brenner, 2008). Le roi des Mossi, de la partie orientale du Burkina Faso, associe au pouvoir, avec voix délibérative, les représentants de différentes catégories sociales et ne peut, selon la tradition, régner et n’a d’autorité morale et politique aux yeux du peuple que s’il est investi par quelqu’un de basse condition (Bain, 2001).

Cependant, l’Afrique a connu aussi des formes de gouvernance plus brutales et autoritaires. C’est le cas du royaume de Tado, au sud de l’actuel Togo, à la fin du XVIe siècle, où le pouvoir hypercentralisé d’Agokoli 1er a été à l’origine d’un exode important ayant abouti à la dispersion des Éwés (Brenner, 2008).

Cette discussion n’aborde pas explicitement les nombreuses chefferies locales, grandes ou petites, qui ont pu exister sur le territoire de l’actuel Bénin. Les relations tumultueuses que ces chefferies entretenaient avec certaines des monarchies évoquées dans cet article, qui menaient une politique de grande puissance, sont abondamment traitées par des historiens, notamment dans De Medeiros (1984). De taille et de rayonnement généralement limités, ces unités territoriales constituent des groupements de lignages ou de familles étendues autour d’un chef qui incarne l’autorité. Au contraire des monarchies, elles ne constituent pas un système centralisé.

Quel que soit le type de système dans lequel évoluent les acteurs du territoire, la participation doit non seulement assurer que les dispositifs restent inclusifs de tous les représentants légitimes devant prendre part à la décision, mais aussi que les arguments des absents soient pris en compte. Car la territorialité de la participation est génératrice d’altérité. Depuis le déclin des philosophies de l’histoire, les lieux sont devenus des supports d’identification et de différenciation par rapport à l’Autre, une sorte de marginalisation d’un groupe particulier de populations, avec lesquelles est créée « artificiellement » une « distance sociale » qui renforce les particularismes (Bonnemaison et al., 1997 : 12, Claval, 2008 : 30). C’est le signe qu’il existe au départ des inégalités entre individus, du fait que la sociologie de la différence est aussi une sociologie de la hiérarchie sociale, de la domination, de l’exclusion (Wieworka, 2000). L’altérité se pense dans le temps et dans l’espace. Clé de compréhension des formes de pouvoir, au Bénin, elle structure le rapport à la participation, au sein de différentes communautés, dans des espaces exclusivement ouverts à des types précis de participants, selon que ces communautés sont à fonctionnement hiérarchisé ou acéphale. En général et dans le contexte béninois, le linge sale se lave en famille et l’altérité n’est qu’un changement de statut. Dans ce régime, les affaires importantes ne se discutent qu’avec les personnes habilitées et partageant une histoire commune. L’Autre n’est donc pas fondé à y intervenir. Mais son statut peut changer lorsqu’il acquiert de la légitimité, par exemple par cooptation, bienfaisance faite au groupe, adhésion à la cause commune du milieu d’accueil ou lorsqu’il prend les couleurs locales et est reconnu comme tel. Un ressortissant helvétique, que nous ne pouvons nommer ici, peut avoir accès aux arènes de décision dans la région forestière de Tobé auxquelles un Béninois n’ayant pas passé les rites d’initiation ne peut avoir accès. Ces mécanismes de légitimation et d’intégration à la décision de l’Autre permettent aux sociétés traditionnelles d’intégrer l’altérité à leurs cultures sans en ruiner l’harmonie interne qu’offrent les symboles et les valeurs.

Au-delà de cet aspect et au regard du mode de représentation des acteurs et des modalités de prise de parole, la participation porte « la marque d’une domination masculine » (Piveteau, 1996). Elle fait du territoire un marqueur de la sexuation et retrace les différences entre hommes et femmes. En effet, les résultats de recherche ont mis en évidence une restriction de la participation des femmes, à Abomey, où celles-ci n’interviennent pas dans le débat public en présence de leurs doublons politiques masculins. À Nikki, la présence de la première femme du royaume aux séances délibératives est plus symbolique qu’activement politique. À Sètrah, les femmes sont absentes du cercle du débat. Le territoire joue ainsi un rôle de contrôle social qui canalise les actions des hommes et des femmes dans le sens d’une reproduction des modèles d’intelligibilité et des pratiques. Il fait de « l’espace avant tout une médiation et le moyen de générer de l’altérité » (Chivallon, 1996 : 47), sous-tendue par des logiques d’ouverture (société acéphale) et de fermeture (société monarchique). Il met enfin les structures de gouvernance traditionnelle face au défi de l’ouverture aux populations exclues. Mais, si les lieux de participation semblent marquer les différences hommes-femmes, dans la pratique, les femmes sont « discrètement » très présentes et souvent à l’origine des décisions suggérées dans la sphère privée dont l’homme devient porteur dans la sphère publique. Le rôle de la femme dans l’arène publique est historiquement démontré (Almeida-Topor, 1984 ; Garcia, 1988). À Abomey, par exemple, les femmes ont une armée de métier, celle des célèbres amazones, craintes et redoutées des ennemis, une institution d’État dans laquelle elles montent toutes les échelles du pouvoir. Par ailleurs, chaque dignitaire a son doublon femme, et même si cette femme est plus jeune, elle est considérée comme une mère politique. À ce titre, elle a la liberté de participer aux rencontres publiques, aux côtés de son doublon et de le renseigner en vue de sa participation. Quoiqu’elle n’ait pas l’initiative de la parole en présence du doublon masculin, elle peut intervenir à la demande. À Sètrah, les femmes sont consultées individuellement sur les problèmes conjugaux par des Kpemn de leur âge désignés par le collège des sages pour enquêter auprès d’elles.

L’Afrique noire précoloniale présente ainsi une gamme complète d’organes consultatifs, souvent avec des rôles délibérants pour les conseils. Le Bénin et le Ghana, par exemple, apparaissent comme des États avec des royaumes fédérateurs ayant développé des habitudes de réflexion politique plus globale avec une tradition établie de discussion qui, en termes de gouvernance, détermine les types d’institutions mises en place de nos jours, ainsi que leur légitimité (Brenner, 2008). Ayant proliféré après les indépendances, certaines institutions formées d’individus issus du peuple en marge de l’État constituent des éléments essentiels du contrôle politique ; elles sont des organes par excellence d’expression plurielle et de participation démocratique du plus grand nombre aux décisions politiques. La démocratie, en effet, est un projet non fini, pas juste en termes de diffusion d’institutions démocratiques libérales aux quatre coins du monde, mais aussi en termes d’approfondissement des qualités démocratiques dans toutes les sociétés. En ce sens, la démocratisation est largement une question d’inclusion progressive de groupes divers et de catégories de personnes dans la vie politique (Dryzek, 1996).

Conclusion

Les dispositifs coutumiers établissent une relation directe de la participation à la décision, contrairement à ces dispositifs modernes qui prolifèrent actuellement et que Blondiaux (2008 : 109) appelle des « usines à gaz participatives ». Les lieux dans lesquels ils prennent corps sont, par essence, des lieux de décision, donnant ainsi aux dispositifs une vocation décideuse, au contraire de ceux adoptés rapidement par complexe d’extranéité [13] et qui, de fait, excluent les participants de la décision finale. Pour Blondiaux (2008 : 109), « la démocratie participative n’a de sens que si elle contribue à enrayer les logiques d’exclusion sociale qui caractérise[nt] aujourd’hui le fonctionnement ordinaire de nos démocraties ».

Nos résultats de recherche montrent que les institutions coutumières de décision sont très bien établies avec des règles de fonctionnement claires, non négociables, transparentes, connues et soutenues par une chaîne de valeurs partagées par la communauté. L’oralité y joue un rôle d’explication des enjeux en lien avec les problèmes en débat. Elle mobilise des énergies autour des causes partagées et lie des engagements pris par les parties au débat. Ces règles de fonctionnement sont basées sur les valeurs d’attachement à l’esprit de justice et à la dignité. Elles reposent sur les modalités traditionnelles de gestion des relations sociales et sur l’aménagement, au côté des décisionnels de corps, de conseillers spéciaux pour tempérer l’absolutisme et les risques de dérives. Elles prônent enfin la recherche du consensus, l’esprit de solidarité intergénérationnelle, la responsabilité sacrée des chefs traditionnels et la soumission de tous à un code éthique, établi dans le rituel magico-religieux de leur intronisation.

Il appert que les modèles coutumiers de participation du public ont des formes de territorialité qui les distinguent les uns des autres. Ces formes sont constituées de relations multiples entretenues par les communautés avec les lieux de participation, les objets et les rites qui les distinguent, les femmes et les hommes qui s’expriment, et les dynamiques communicationnelles propres qui s’y déroulent. Les relations nouées et les rapports aux lieux entretenus par les communautés donnent sens à la participation. Nommés et reconnus comme des symboles d’expression plurielle, d’inclusion et de cohésion sociale, ces lieux et les relations qui s’y développent expriment une représentation sociale, voire politique, de l’espace qui place l’humain au centre des préoccupations en faisant de lui-même, le lieu autour duquel s’organise le monde.

Selon qu’on se trouve dans une société hiérarchisée à structure de gestion verticale ou dans une société acéphale à structure horizontale, les territoires de la participation peuvent être des espaces finis où les composants sont nommés et où les espaces composites sont reconnaissables par les exclusions et les césures spatiales. Selon leurs ordonnancements et leur ouverture à des types précis de participants, les lieux de participation, par leur organisation surfacique, indiquent les positionnements des acteurs, leurs rapports de face-à-face ou leur expression d’exclusion et d’inclusion au corps social. Ils introduisent une territorialité de la participation dans l’ensemble des rapports entretenus par les participants aux lieux, qui confèrent des statuts, des places et des fonctions spécifiques dans l’arène décisionnelle. Ils mettent en évidence une territorialité de la participation « localisée » qui soulève deux enjeux majeurs du pouvoir, à savoir la décentralisation et la démocratisation. Produits de stratégies de contrôle par le biais de dispositifs transparents, connus et acceptés des acteurs du territoire, ces enjeux font des arènes de décision un théâtre d’interactions sociales et de positionnements géographiques dans le processus décisionnel. Ils s’articulent avec la gouvernance moderne actuelle en donnant des repères pour inscrire leurs modèles dans la recherche contemporaine et en fournissant des leviers pour la modernisation des arènes politiques.