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Au vu des textes rassemblés dans cette section, il faut convenir que la place de la géographie au sein de la science d’aujourd’hui apparaît d’une certaine manière bien assurée mais, sur un tout autre plan, teintée d’incertitude. Assurance que les questions abordées témoignent d’une résonance sociale qui ne se dément pas. Incertitude dans la mesure où la géographie ne semble pas parvenir à se démarquer des autres disciplines alors que triomphe la perspective interdisciplinaire.

Une telle situation est exemplaire des courants actuels en géographie sociale et dans laquelle l’interdisciplinarité et les approches intégrées sont à l’honneur. S’impose ainsi l’idée que les territoires sont d’abord des systèmes sociaux. Le texte de Valérie November participe d’une telle approche, tout en contribuant à situer la question du territoire et celle des structures spatiales dans une perspective élargie : il ne cherche pas à affirmer le rôle de la géographie dans l’analyse, mais plutôt à traiter des problèmes sociaux qui traversent l’ensemble des sciences humaines, et d’en dégager les éléments spatiaux qui pourraient participer à l’explication. Ce que la géographie perd en spécificité, elle le gagne donc en pertinence sociale. Sont ainsi abordées les grandes questions sociales et environnementales qui traversent la société actuelle, notamment celles relatives à la société du risque et à la montée en puissance des processus de démocratie participative et d’action citoyenne, de même que la place réservée à des espaces et à des groupes sociaux moins bien couverts dans l’analyse et, par le fait même, dans notre connaissance des territoires.

Cette reconnaissance de la pertinence sociale de la géographie, qui s’appuie sur un mouvement de retour vers le territoire et une montée en puissance des institutions locales de la société civile, n’est pas sans ambiguïté. Car, en parallèle, se développe une modernité avancée productrice de standardisation et d’effacement des spécificités. C’est du moins la thèse soutenue par Brice Gruet, qui met en perspective une série de problèmes et d’enjeux actuels, que l’on peut qualifier de majeurs, et que la géographie ne parviendrait pas à saisir à travers un paradigme original. De là, il faut en conclure à la grande difficulté de se démarquer et de situer les faits territoriaux dans des approches et des méthodologies spécifiques, alors que la période actuelle semble basculer dans une univers déterritorialisé, si le terme est permis, dans lequel la banalité des sociétés sécularisés, l’individualisme et le culte de la technologies semblent triompher. On peut se demander, par contre, si cette sommation de désenchantements, et qui préside à l’affirmation du paradigme absent, ne serait pas le produit d’une nostalgie des sociétés traditionnelles aux liens communautaires forts. Ne pourrait-on pas opposer à cette représentation d’un monde qui bascule, celle des acteurs sociaux communicants et agissants, capables d’interagir face aux contraintes et, possiblement, même en situation de modernité avancée et de mondialisation, de trouver à reproduire des lieux et des territoires significatifs ?

La géographie, l’acteur et le risque

Aux premiers abords, il faut convenir que les termes d’acteur social, de risque et d’action (locale ou dite citoyenne) occupent une place de plus en plus affirmée en géographie, même s’il ne s’agit pas, à proprement parler, de termes géographiques (Sénécal, 2005). Dès lors, il n’est pas inutile de se demander s’ils sont solubles dans le champ de la géographie et en quoi servent-ils notre compréhension des territoires et de leur évolution ? D’abord, l’acteur acquiert son statut d’acteur territorialisé lorsqu’il participe à des logiques institutionnelles et des rapports de pouvoir définis spatialement (Gumuchian, et al., 2003). Ensuite, l’acteur territorialisé serait aussi celui qui, participant aux débats sociaux, engage une réflexion sur le devenir du territoire. Ce type de réflexion prend particulièrement son sens devant un état de crise, que d’ailleurs la mondialisation et la généralisation du risque semblent produire. Dès lors, on peut prétendre, dans un monde où chacun peut devenir un acteur territorialisé, que survient une sorte de néo-possibilisme. L’acteur disposerait d’une marge de manoeuvre pour aborder le changement et tenter de modifier les conditions de son environnement, en d’autres termes pour construire et dé-construire des territoires. Le dilemme entre le poids des structures et l’autonomie relative des sujets ne s’en trouve qu’en partie résolu avec l’adoption d’une posture qui fait de l’acteur un être stratégique disposant d’une capacité d’action et de réflexivité. Certes, on peut penser que les risques globaux qui nous assaillent et les courants dominants de l’économie mondialisée dépassent largement la capacité d’agir des acteurs locaux. Il est aussi vrai que l’empreinte locale du risque et des forces de la mondialisation se butte constamment à des contre-pouvoirs et à des stratégies d’acteurs faisant preuve d’innovation.

Structures spatiales et réflexivité

De quels territoires parlons-nous ? Ces territoires produits renvoient à des formes et à des structures écologiques spécifiques. La question des formes métropolitaines occupe une place de choix dans le champ de la géographie urbaine. De même, la recherche sur les espaces sociaux et les genres y occupe une place importante et, il n’est inutile de le rappeler, a été une des sources d’innovation dans notre discipline. Par contre, des types d’espace et des types de structures écologiques ont semblé moins bien couvertes comme celle des villes moyennes et des espaces sociaux féminins. On s’interroge alors, comme le fait Gilles Viaud, sur la capacité des outils méthodologiques utilisés en géographie, nommément les théories et les modèles dérivés de l’écologie factorielle, pour en rendre compte. Les villes moyennes seraient d’ailleurs des structures plus hétérogènes que celles des grandes villes. Cette méconnaissance laisse entrevoir des lacunes que la recherche actuelle en géographie peut combler. En ce sens, il s’agit de chantiers possibles porteurs d’innovation.

En posant en parallèle les stratégies de structuration des données spatiales et la reconnaissance des espaces sociaux, on s’intéresse à « l’assujettissement des observations aux caractéristiques des unités spatiales » (Haggett, 1973 : 227). Inversement, se révèlent les inadéquations entre les données disponibles et les caractéristiques spatiales intuitivement observées. Le travail d’approfondissement de la réflexion porte alors autant sur les méthodes que sur les changements sociaux en cours. Une géographie réflexive serait justement celle qui s’occupe à dé-construire les unités spatiales et les modèles, ainsi que les types d’organisations spatiales qui commandent en quelque sorte les approches et les façons d’observer.

Risque et réflexivité

L’approfondissement théorique et conceptuel de cette joute entre une mondialisation triomphante et l’institutionnalisation grandissante du niveau local nécessite de parfaire les outils qui permettraient de structurer une analyse géographique qui tienne compte de ce qu’il est devenu courant de nommer le rescalling, c’est-à-dire les interactions produites entre les différentes échelles sociopolitiques de pertinence. Dans ce débat sur le devenir des territoires, est à mettre en tête de liste la mise en examen de la portée des phénomènes de globalisation et de généralisation du phénomène d’individuation. En guise de réponse, les géographes ne doivent pas se réduire à projeter des problèmes globaux dans un espace découpé en territoire et organisé selon des échelles, ils doivent fournir des explications sur les processus et les évolutions en cours, comme sur les stratégies d’action qui façonnent les faits territoriaux. La réflexion devrait à cet égard porter à trois questions, dont la première consiste certainement à entrevoir le rôle de l’acteur territorialisé dans un contexte de globalisation qui amplifie la mobilité des personnes et accentue le processus de dé-localisation dont parlait Anthony Giddens (1994). La seconde s’intéresse à la portée, c’est-à-dire aussi les limites, de la démocratie participative, en tenant compte de la nature institutionnelle des territoires. On peut se demander, alors, si la démocratie dite citoyenne participe à reproduire des territoires et des institutions dont la fonction première en a été de régulation sociale. Enfin, et c’est la troisième question, il reste à se demander en quoi les structures écologiques de ces territoires si changeants influent sur les systèmes d’action. Notre lecture des textes de cette section fait ressortir une ligne de tension, exprimée par ces trois questions, entre action et structure. Elle relève d’une optique nettement constructiviste : elle appelle à comprendre les processus d’action collective et, dans le cadre d’une approche géographique, d’établir les conditions territoriales dans lesquelles le changement est produit. Comme on est à même de la constater, le concept d’acteur représente la clé de voûte de ce chantier de la géographie.

Qu’est-ce qu’un acteur ? C’est un « individu qui agit selon ses propres desseins, selon ses propres motivations » (Ansart, 1999 : 3). Il se trouve sur les scènes de la vie quotidienne (Goffman, 1973), dans les zones d’incertitude des organisations (Crozier et Friedberg, 1977) comme dans les espaces affectés par le changement social (Touraine, 1974). Plus encore, l’acteur n’est pas unidimensionnel ni limité à un espace donné ou une échelle unique. Il s’inscrit dans des espaces-temps complexes et à tous égards changeants.

Parmi les grands débats auxquels l’acteur territorialisé est convié, celui des risques environnementaux est certainement le plus difficile. Il impose de mobiliser des savoirs techniques, autant ceux d’experts reconnus que ceux d’acteurs sociaux en situation de citoyenneté. Il commande un approfondissement critique sur l’évolution scientifico-technique, sur les produits et les effets de la société industrielle en fait, ainsi que sur l’inégalité sociale face au risque. Cela étant, la parution de l’ouvrage d’Ulrich Beck (2001) a pavé la voie à une remise en question de la prétention des scientifiques d’aborder les situations à risque de manière uniquement objective et rationnelle. En adoptant une lecture critique vis-à-vis de la science, il est tentant de circonscrire le rôle des scientifiques, et incidemment des géographes, à celui du passeur, pour reprendre l’image de Michel Marié (Veauvy, 2004), sinon de traducteur des enjeux sociaux et la transmission des savoirs. Traducteur et passeur certes, le recours à l’argument scientifique permet néanmoins d’enrichir les débats sur les risques comme les faits territoriaux. Quelles approches méthodologiques faut-il alors privilégier ? Ne pourrait-on penser à la co-fertilisation des approches scientifiques, critiques et citoyennes, en croisant des savoirs géographiques et des modèles d’action ?

Que peut-on retenir, dans ce débat concernant l’acteur et la société du risque. Pour l’essentiel, trois aspects de la société du risque pourraient faire l’objet d’une exploration plus approfondie. 1) Le premier aspect est certainement celui de l’inégalité face au risque. Penser le partage du risque équivaudrait, de ce point de vue, à définir une sorte de « vouloir vivre en commun » (Blanc, 1992). Le risque permettrait ainsi d’engager un renouvellement de la géographie politique autant au niveau global que local. 2) Les effets sur les systèmes de connaissances et les systèmes techniques sont, comme le faisait observer Anthony Giddens (1994), au coeur de la modernité réflexive. Comment le savoir géographie participe-t-il à la réflexivité de l’acteur et de son action ? 3) La portée territoriale du risque doit aussi aborder dans un contexte où les grands problèmes sont globaux, comme les changements climatiques ou l’épizootie de la grippe aviaire. En le plaçant au niveau de la démocratie et du rôle des systèmes techniques, le risque acquiert une portée générale qui se diffuse dans un espace public immatériel, celui de la démocratie des acteurs sociaux, à travers des institutions qui n’ont pas toujours une inscription territoriale bien définie.

Conclusion

En regroupant, certes de façon rapide et peut-être malhabile, quelques thèmes glanés dans les textes étudiés, il en résulte une sorte de déséquilibre entre l’énoncé des problèmes, toujours difficiles et parfois indépassables, et la courte liste des avenues théoriques ou paradigmatiques permettant de les affronter. Cela n’est pas en soi une difficulté propre à la géographie. Il reste que la géographie ou plutôt les géographes avancent parfois sur des terres défrichées par d’autres disciplines. Cette capacité à refaçonner des problématiques sociales déjà construites à l’aune de leur portée spatiale a certainement assuré la fortune critique de notre discipline. Est-elle toujours prometteuse pour autant ?

Si on accepte ces balises à la lecture critique du risque et des scènes où se manifestent des acteurs sociaux, force est de constater que la géographie est en train d’opérer un virage important. Ces termes d’incertitude et d’acteur ont été développés principalement en sociologie, puis colonisés en géographie afin de parfaire la notion de territoire. Leur potentialité heuristique et épistémologique reste encore à définir. De ce point de vue, le champ programmatique de la géographie du risque est bel et bien posé.