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Introduction

Depuis quelques décennies, le  développement urbain durable  s’est imposé comme modèle au sein des politiques publiques dans de nombreux pays occidentaux (Bochet et al., 2007) au point de constituer, pour certains, l’annonce d’une nouvelle idéologie (Hart, 2002) ou, à tout le moins, d’une nouvelle ère (Emelianoff, 2004). C’est essentiellement l’inquiétude concernant l’étalement des villes qui a contribué à l’émergence des premières théories d’urbanisme durable (Camagni et al., 1998 et 2002 ; Barcelo, 1999 ; Bochet et al., 2007). En effet, les tendances à la dispersion spatiale et à la dissociation fonctionnelle de la ville durant la seconde moitié du XXe siècle ont non seulement engendré une consommation considérable de sol et des dommages paysagers, mais ont également eu des impacts environnementaux, créé des disparités socioculturelles (entre centre et périphérie) et accru les coûts collectifs. L’étalement urbain constitue, en fait, l’un des plus importants défis du XXIe siècle relativement aux espaces métropolitains (Raad et Kenworthy, 1998 ; Pope, 1999 ; Baker, 2000 ; Chen, 2000 ; Dowling, 2000 ; Dreier et al., 2004). Pour relever ce défi, les tenants de l’urbanisme durable ont proposé le recours à la densification qualifiée du tissu bâti existant (Thomann, 2008). Cependant, les modes d’application de la compacité urbaine revêtent diverses formes en fonction du contexte géographique considéré. Le « renouvellement urbain » et la « reconstruction de la ville sur elle-même » (Spector et Theys, 1999) constituent l’approche privilégiée au sein des métropoles européennes. En Amérique du Nord, la recherche de la ville compacte s’est traduite par l’émergence, il y a une dizaine d’années, du concept de « croissance urbaine intelligente » (smart growth) (Ouellet, 2006 ; Reeds, 2011), largement appliqué par de nombreuses villes étatsuniennes, telles Chicago, Portland, Seattle, New York, Pittsburg (Cheng, 2011) et quelques villes canadiennes telles Vancouver et Toronto (Raad et Kenworthy, 1998). Si la croissance urbaine intelligente s’y assimile, dans le centre-ville, au renouvellement urbain en cours en Europe – encourageant la reconversion des friches et le rapprochement des espaces bâtis selon un aménagement de « remplissage » (urban infill) –, elle ajoute une autre préconisation : puisque le développement des banlieues semble difficilement irréversible, il s’agit de créer des quartiers de densité élevée au sein même des espaces périurbains, où serait limité le recours à l’automobile. Cette volonté part du constat selon lequel le mode de vie suburbain serait tellement ancré dans les moeurs et les paysages nord-américains qu’il serait bien difficile d’en détourner les habitants et ceux qui y aspirent. Pour les zones périphériques, les tenants de la croissance urbaine intelligente préconisent alors les principes du nouvel urbanisme (new urbanism), à savoir ce courant urbanistique qui a émergé aux États-Unis à la fin des années 1980, représenté par Andrés Duany et Elizabeth Plater-Zyberk (1991) et qui propose, en se basant sur une réinterprétation du modèle de la ville traditionnelle américaine (American small town), des formes de développement urbain plus compactes et plus « urbaines » pour les banlieues.

Si les moyens mis en oeuvre pour atteindre les objectifs visés par le développement urbain durable ne sont pas toujours les mêmes en Europe et en Amérique du Nord, ils ont en commun, en revanche, cette volonté de réhabiliter les friches industrielles situées en milieu urbain (Theys, 2002). Depuis quelques années, ces dernières sont la cible privilégiée de nombreuses opérations d’écoquartiers ou de quartiers « durables » (Thomann, 2008), et ce, malgré les grands défis d’aménagement que cela implique. D’abord développés dans les pays d’Europe du Nord, ces quartiers modèles ont par la suite connu une diffusion européenne et nord-américaine. Cependant, en dépit de leurs promesses et de leur urbanisme « vertueux », ces nouveaux quartiers ont suscité de vives critiques. Le présent article vise d’abord à définir le mouvement en question à travers une revue de la littérature récente, puis à évoquer les principales critiques qui lui sont adressées [1].

Les friches industrielles : espaces privilégiés du développement urbain durable

Témoins de la désindustrialisation au profit du développement postfordiste du secteur tertiaire (Ambrosino et Andres, 2008), les friches industrielles urbaines sont des « surfaces laissées à l’abandon non encore construites ou supportant des constructions insalubres, en milieu urbain » (Saffache, 2005 : 102), ou encore d’« anciens sites industriels – usines ou terrains associés à des usines, tels des entrepôts ou des décharges – qui sont maintenant abandonnés ou sous-utilisés » (Dumesnil et Ouellet, 2002 : 6). Les friches peuvent aussi prendre place sur d’anciens terrains ferroviaires ou militaires. Bien que leur existence et leur réutilisation consécutive remontent aux premiers dépôts de bilan d’ateliers et d’entreprises (Ambrosino et Andres, 2008), la période d’apparition des friches, au sein des villes industrialisées, a lieu dans les années 1970, alors qu’éclôt parallèlement un mode de développement urbain reposant sur l’extension, en même temps que la dilution, des limites de la ville : la suburbanisation. Liées au recul du secteur industriel de la deuxième moitié du XXe siècle, les friches prennent place là où il y a déplacement ou fermetures d’usines (Raffestin, 1998). Une multitude de causes peuvent expliquer leur apparition : d’une part, la crise économique ayant succédé aux Trente Glorieuses, conjuguée aux effets concurrentiels de la mondialisation, a entraîné la fermeture et la délocalisation de nombreuses usines. D’autre part, les modifications dans les moyens de production traditionnels du fait des progrès technologiques, associées à la tertiarisation des emplois, sont à l’origine d’un déclin de l’industrie lourde. Les coûts élevés de modernisation des infrastructures pour adaptation aux avancées techniques peuvent également expliquer l’abandon d’une parcelle au profit d’un nouveau terrain où une construction neuve s’avérera plus rentable (Kellerhals et Mathey, 1992). Enfin, l’évolution des villes a bien souvent eu tendance à encercler progressivement les usines, autrefois situées en zones périurbaines, au sein des espaces bâtis urbanisés. L’augmentation de la valeur foncière et les pressions des riverains, du fait des nuisances multiples engendrées par des industries en centre-ville, font aussi partie des causes d’abandon. Tout cela génère ces lieux vides, souvent situés au centre-ville, que sont les friches, connues en Amérique du Nord sous le vocable de brownfields.

Dans un contexte de recherche de densification du centre-ville, la requalification de ces emprises situées en milieu urbain apparaît comme une occasion privilégiée de mettre en application les principes de l’urbanisme durable. Pour Jacques Theys, le développement durable nécessite « de s’intéresser, en priorité, aux espaces de discontinuité : no man’s land entre deux quartiers, friches industrielles, effets de coupure, zones frontières » (Theys, 2002 : 8). Ces espaces urbains vacants ou sous-utilisés offrent aux collectivités des réserves foncières au sein d’un centre-ville où les occasions de développement du bâti viennent à manquer. Selon Merzaghi et Wyss (2009 : 1), les friches industrielles « constituent assurément un potentiel non négligeable de terrains ou d’infrastructures sous-exploités (voire à l’abandon) et une opportunité de requalification et de densification urbaines ». Toutefois, les collectivités locales y voient en premier lieu un défi d’ampleur (Alberini et al., 2002 ; Gorman, 2003) : la revitalisation des friches est, en effet, freinée par les inquiétudes concernant la qualité environnementale des espaces considérés, la difficile estimation des coûts de dépollution, la multiplicité des acteurs en jeu et les imprécisions juridiques encadrant la démarche de réhabilitation (Guelton, 1999 ; De Sousa, 2001 ; Nijkamp et al., 2002 ; Meyer, 2003). Depuis les années 1980, les expériences de reconversion de friches industrielles ont fait la démonstration des ralentissements que pouvaient entraîner les coûts élevés de décontamination des sols (Rowan et Fridgen, 2002 ; Yount, 2003). Les principes du pollueur payeur (appliqué notamment au Canada et dans la plupart des pays européens), du dernier exploitant industriel payeur (en France) ou du propriétaire payeur (aux États-Unis) (Dumesnil et Ouellet, 2002) ont parfois permis de contribuer partiellement au financement de la réhabilitation des terrains, malgré la difficulté à trouver des investisseurs prêts à se charger de la décontamination finale. Il reste que, malgré les grands défis d’aménagement que ces reconversions impliquent, plusieurs pays occidentaux se sont lancés dans l’expérience.

Reconversion des friches en quartiers durables : critiques et conflits urbains

Tel que mentionné plus haut, les friches ont très tôt été la cible privilégiée de réalisations d’écoquartiers ou de quartiers durables (Thomann, 2008). D’abord développés aux Pays-Bas, en Allemagne et en Suède, ces quartiers, appliquant les principes de densité et de mixité de l’urbanisme durable, ont par la suite connu une diffusion internationale. Vitrines du développement durable appliqué à l’aménagement des villes, ces espaces présentent des similitudes dans les principes qui les sous-tendent, bien que la diversité de leurs contextes d’implantation nécessite des adaptations locales. Tous tentent de dépasser l’image de la ville industrielle, associée à la pollution et à une austérité archaïque, par le respect des préceptes sociaux et environnementaux du développement durable. Sur le plan architectural, l’utilisation des ressources locales est encouragée, tout comme le recyclage. Les logements doivent permettre les économies d’énergie, tout en assurant le confort des occupants. Plus largement, on défend l’idéal d’une ville dense et compacte, soucieuse d’assurer la valorisation et la réutilisation de son patrimoine ainsi qu’une mixité fonctionnelle et sociale, proposant des modes de déplacement propres et un environnement de qualité, notamment par la réalisation d’espaces publics végétalisés.

Si, de manière générale, ces quartiers ont reçu un accueil favorable et ont connu une popularité grandissante en raison de leurs principes a priori louables, il reste que de grandes lignes critiques apparaissent dans la littérature spécialisée. Les premières études scientifiques ont surtout critiqué le caractère ségrégatif des quartiers de la première génération, plus connus sous le vocable d’écoquartiers, et réalisés dans les pays d’Europe du Nord. En effet, l’expérience, bien que de courte durée, a largement montré que la réhabilitation des anciennes friches en centre-ville ou à proximité, en augmentant fortement les valeurs foncières, se faisait souvent en faveur des classes aisées de la population (Emelianoff, 2007). Ces quartiers érigés en modèles – et largement médiatisés du fait de leur caractère précurseur – tels que le quartier Vauban en Allemagne (figure 1), le quartier Bedzed à Londres (figure 2) ou encore les quartiers suédois Hammarby Sjöstad et B001 à Malmö – ont alors été dénoncés comme des « ghettos verts », des « ghettos de riches » (Lees, 2000), où l’entre-soi qui y prévaut annihile, selon les chercheurs, les aspirations de mixité sociale qui sous-tendent le développement durable (Bonard et Matthey, 2010). Pour plusieurs, ces quartiers s’apparentent, au plus, au quartier « écologique » – avec ses limites – mais en aucun cas au quartier « durable » au sens strict, étant donné qu’ils sont réservés à une élite socioéconomique, qui semble seule à même de financer un logement et la vie dans un quartier à haute qualité environnementale. Ce constat amène d’ailleurs certains auteurs à évoquer une nouvelle forme « d’injustice environnementale » dans la ville (Emelianoff, 2006) [2]. D’autres auteurs ont associé ces projets de régénération urbaine à un phénomène de gentrification [3] (Bidou-Zachariasen, 2003 ; Da Cunha, 2007). Smith (2002 et 2003), l’un des plus critiques, va jusqu’à les considérer comme une stratégie de gentrification en soi, accusant les municipalités de voir dans ces projets une occasion d’attirer les contribuables aisés, dont la sous-représentation au centre-ville porte préjudice à leur équilibre budgétaire. Il faut rappeler que la gentrification, dans sa définition traditionnelle donnée par la sociologue Ruth Glass (1963), désigne un processus de remplacement de populations dans des quartiers centraux par des catégories plus aisées. Ces secteurs sont, dans la plupart des cas, des quartiers populaires qui présentent souvent un caractère patrimonial et qui subissent, avec l’arrivée des gentrifieurs, une réhabilitation physique. Or, peut-on parler de gentrification dans le cas des friches urbaines ? Selon Bourdin, il ne s’agit en aucun cas de gentrification :

Cette mise en valeur des friches ne repose pas sur l’action d’une catégorie d’habitants, même encouragée par des incitations publiques. Il s’agit d’une mutation radicale et du développement de valeurs totalement nouvelles : les espaces ainsi créés correspondent à des compositions qui n’ont pas existé avant. […] les friches deviennent de nouveaux types de quartiers et le jeu post-moderne avec des immeubles ou aménagements existants ne doit pas tromper : il n’y a là rien qui ressemble à de la récupération, à de la réutilisation… à de la gentrification.

Bourdin, 2008 : 30

Figure 1

L'écoquartier Vauban à Fribourg-en-Brisgau, Allemagne. Construit sur une ancienne friche militaire entre 1996 et 2006 et accueillant 5500 habitants, il est considéré comme un modèle

L'écoquartier Vauban à Fribourg-en-Brisgau, Allemagne. Construit sur une ancienne friche militaire entre 1996 et 2006 et accueillant 5500 habitants, il est considéré comme un modèle
Source : symbiotopia.org

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Figure 2

L'écoquartier BedZed, au sud de Londres. Construit sur une ancienne friche industrielle, entre 2001 et 2002, il est devenu depuis une référence internationale.

L'écoquartier BedZed, au sud de Londres. Construit sur une ancienne friche industrielle, entre 2001 et 2002, il est devenu depuis une référence internationale.
Source : Inhabitat.com

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Rérat et al. (2008 : 41) soulignent toutefois qu’on ne peut plus penser la gentrification au sens canonique, puisque le concept a depuis lors évolué afin « d’inclure d’autres formes d’élitisation, d’autres acteurs et d’autres espaces ». D’ailleurs, certains auteurs préfèrent évoquer, pour les friches urbaines, une nouvelle forme de gentrification qu’ils qualifient de new-built gentrification (Davidson et Lees, 2005). Ces auteurs considèrent de tels projets comme participant d’un processus de gentrification du fait qu’ils relèvent de la même démarche de revalorisation des secteurs centraux et qu’ils concernent les mêmes catégories sociales. Cependant, à la différence de la situation des quartiers anciens, le processus d’éviction n’est pas direct – étant donné que les zones en question sont inhabitées – mais indirect : la revalorisation du site pourrait augmenter l’attractivité des quartiers environnants, ce qui pourrait produire un remplacement de population à terme. Ce type de gentrification a d’ailleurs été traité dans plusieurs ouvrages, notamment dans un numéro spécial de la revue Environment and Planning (Smith et Butler, 2007). Il reste que certains chercheurs lui préfèrent le terme de réurbanisation, conservant le concept de gentrification aux espaces déjà habités (Buzar et al., 2007). Quelle que soit la définition prêtée à l’occupation des friches par les catégories sociales aisées, le débat reste fortement polarisé entre ceux qui la prônent et ceux qui la dénoncent farouchement (Lees et al., 2008).

Enfin, en Amérique du Nord, les projets de reconversion de friches en zones périphériques ont été essentiellement critiqués en raison de leur adhésion aux principes du nouvel urbanisme, malgré l’influence incontestable qu’eut ce mouvement à la fin des années 1990 sur les choix de développement des villes nord-américaines. Une des principales critiques à l’endroit du nouvel urbanisme est qu’il serait un mouvement élitiste qui ne crée ni ne vise une véritable mixité sociale (Leung, 1995 ; Smith, 1996 ; Garde, 2004), se contentant d’attirer les couches sociales plus élevées (Marshall, 2000). On lui reproche également le fait qu’il ne constitue pas une solution à l’étalement urbain, ainsi que son manque généralisé de densité et sa forte tendance, en réalité, à favoriser l’automobile et la périurbanisation (Leung, 1995 ; Marshall, 2000). Selon Beatley (2000), ce courant urbanistique n’intègre pas suffisamment les préoccupations écologiques et sociales pour se prévaloir du titre d’« urbanisme durable ».

Si ces critiques émanent des scientifiques, qu’en est-il alors des réactions de la population ? Ces projets sont-ils exempts de conflits urbains du fait qu’ils prennent place dans des espaces vacants et inhabités ? Le conflit se définit généralement comme « une lutte faisant appel à des actions pouvant aller du débat policé à la confrontation violente, une lutte entre protagonistes conscients de l’incompatibilité de leurs positions respectives au sujet d’enjeux qui mettent en cause des intérêts et des valeurs » (Villeneuve et al., 2009 : d-2). Lorsque les enjeux portent sur l’environnement urbain, on parle de conflits urbains (Trudelle, 2003). Villeneuve et al. (2009) distinguent deux types de conflits urbains : ceux qui portent sur des questions sociales, économiques ou culturelles et qui se déroulent en milieu urbain, qualifiés alors de conflits dans la ville ; et ceux qui s’attachent aux transformations du cadre bâti, qu’on désigne comme les conflits au sujet de la ville. Dans cette dernière catégorie, on trouve, entre autres, les conflits de localisation (Janelle, 1977), le phénomène du « pas dans ma cour » (Cox, 1973) et les conflits liés à la préservation du patrimoine bâti. Globalement, les conflits urbains portent sur l’accessibilité aux ressources urbaines, la qualité du milieu urbain, l’attachement aux espaces habités ou encore l’identité culturelle (Ley et Mercer, 1980 ; Logan et Molotch, 1987). Quoi qu’il en soit, les conflits urbains portent traditionnellement sur des milieux de vie existants (Trudelle, 2003). Qu’en est-il alors des nouveaux projets visant les friches industrielles ? À en juger par les quelques études récentes sur le sujet, des conflits urbains peuvent intervenir à toutes les étapes du processus de réhabilitation des friches industrielles. Ils peuvent avoir lieu lors du lancement du projet – tel que celui de l’ÉcoZAC de Paris qui n’a pu démarrer qu’à la suite d’une vaste mobilisation citoyenne et associative (Bovet, 2009) – ; à mi-parcours – comme lors de la réalisation de l’écoquartier Vauban à Fribourg où la municipalité a été contrainte de prendre des décisions cruciales sur des questions que les habitants, pourtant fortement mobilisés autour de cette création d’urbanisme durable, étaient incapables de trancher (ADEME, 2008) – ; ou au cours de l’évaluation finale du projet alors que peuvent apparaître des écarts entre objectifs et réalité – tel qu’à BedZED à Londres (ADEME, 2008). Il arrive, paradoxalement, que ce soient les tentatives d’assurer une mixité sociale, par des politiques de quotas de logements, qui suscitent des conflits urbains (Bonard et Thomann, 2009). En effet, l’étude de Davidson (2008) sur les opérations de renouvellement urbain sur les bords de la Tamise à Londres a démontré que la cohabitation de différents groupes sociaux, induite par une politique volontariste de mixité sociale, a mené à une montée de conflits cristallisant des enjeux de pouvoir. Ce constat rejoint celui de l’analyse des politiques de mixité instaurées depuis peu dans les villes françaises : les différences sociospatiales n’ont pu être atténuées et les aides publiques ont souvent manqué leur cible (Lelévrier, 2004 ; Maurin, 2004 ; Donzelot, 2006). L’échec de ces politiques visant la mixité sociale vient ainsi conforter la thèse selon laquelle cette mixité est le plus souvent limitée dans le temps, et ne peut être qu’un état provisoire appelé à évoluer à long terme sous l’effet des dynamiques résidentielles sélectives (Bonard et Matthey, 2008 ; Maurin, 2004 et 2007).

Si la plupart des chercheurs s’accordent sur le fait que rares sont les politiques publiques pouvant se prévaloir de succès tangibles en matière de mixité, il semblerait que, dans le cas canadien, les situations de diversité résidentielle – probablement provisoires – soient plus courantes. Certes, le Canada n’est pas encore en position de concurrencer certains pays européens, tels le Royaume-Uni, l’Allemagne ou la Suède, qui se posent en avant-gardistes en matière de reconversion des friches, ni même les États-Unis, qui se présentent comme les réhabilitateurs les plus actifs (De Sousa, 2001 ; Grimski et Ferber, 2001). L’insuccès du gouvernement canadien dans sa tentative d’instituer une politique de gestion des friches industrielles au niveau national, dans les années 1990, explique sans doute en partie le retard qu’accuse le pays dans ce domaine. Laissées à elles-mêmes, les provinces ne sont pas parvenues à organiser efficacement le recensement et la classification qualitative des friches, comme aux États-Unis où ont été favorisés les échanges productifs entre intervenants de différents niveaux (De Sousa, 2001). Toutefois, depuis une dizaine d’années, on peut observer, au pays, une multiplication des opérations de réaménagement de friches industrielles plutôt réussies (tableau 1). Les actions innovantes ayant pris place à Hamilton, à Vancouver (site industriel de Fraser Mill), à Victoria (site portuaire Dockside Green, figure 3), à Toronto (entrepôts industriels et commerciaux des quartiers de King-Spadina et du Parliament reconvertis en espaces de mixité fonctionnelle, restauration du Distillery District en lieu de rassemblement pour les acteurs du monde de l’art et de la culture, aujourd’hui considéré comme l’une des plus complexes et des plus belles réussites canadiennes), à Montréal (réaménagement des anciens bâtiments commerciaux du Vieux-Montréal, de Griffintown, du quartier de la fourrure et conversion des Ateliers Angus en 2500 espaces d’habitation, dont 40 % de coopératives et de logements sociaux) en sont des exemples majeurs (De Sousa, 2006). Ceci dit, de tous les projets canadiens de reconversion de friches, ce sont les opérations de reconversion de bases militaires en quartiers durables réalisées par la Société immobilière du Canada (SIC) qui s’affichent comme les plus exemplaires en matière de durabilité urbaine. En effet, pratiquement tous les projets de cette société d’État – qui gère, réaménage et vend des biens immobiliers stratégiques dont le gouvernement du Canada n’a plus besoin pour ses programmes – ont connu un franc succès, tant auprès de la population locale que sur le plan international (obtention de la plus prestigieuse désignation, à savoir l’homologation LEED-neighborhood), avec des projets tels que les Casernes Currie à Calgary, le Village de Griesbach à Edmonton (figure 4), le Garisson Crossing à Chilliwack (figure 5) ou encore les Bassins du Nouveau Havre à Montréal (figure 6). Quelles sont les raisons de ce succès ? Est-ce le fait que ces projets constituent la deuxième génération de ce genre de quartiers, plus respectueux des principes de dévelopement durable que les précédents ? Est-ce la collaboration entre le secteur public, le secteur privé et la population, ou encore la tolérance des Canadiens à l’égard de la mixité sociale ? Si le quartier durable, comme tout projet urbain, ne forme pas un modèle universel qu’on peut transposer d’un contexte géographique à un autre, il serait toutefois intéressant de mener des recherches pour en saisir la spécificité canadienne.

Tableau 1

Exemples de friches industrielles reconverties en quartiers durables au Canada

Exemples de friches industrielles reconverties en quartiers durables au Canada

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Figure 3

Dockside Green, Victoria, Colombie-Britannique

Dockside Green, Victoria, Colombie-Britannique

Figure 3 (suite)

Dockside Green, Victoria, Colombie-Britannique

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Figure 4

Village de Griesbach, Edmonton, Alberta

Village de Griesbach, Edmonton, Alberta

Figure 4 (suite)

Village de Griesbach, Edmonton, Alberta

Figure 4 (suite)

Village de Griesbach, Edmonton, Alberta
Source : Société immobilière du Canada

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Figure 5

Garrison Crossing, à Chilliwack, en Colombie-Britannique

Garrison Crossing, à Chilliwack, en Colombie-Britannique

Figure 5 (suite)

Garrison Crossing, à Chilliwack, en Colombie-Britannique
Source : Société immobilière du Canada

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Figure 6

Les Bassins du Nouveau Havre, Montréal, Québec

Les Bassins du Nouveau Havre, Montréal, Québec

Figure 6 (suite)

Les Bassins du Nouveau Havre, Montréal, Québec

Figure 6 (suite)

Les Bassins du Nouveau Havre, Montréal, Québec
Source : Société immobilière du Canada

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Conclusion

Si les friches industrielles offrent incontestablement des potentialités de développement urbain durable, la prise de conscience de ce potentiel ne date toutefois que des années 1990, ce qui explique en partie l’absence de méthodes communes et de bilans complets de reconversion de ces espaces. Concernant plus précisément les reconversions de friches en quartiers durables, on en est encore au stade de l’apprentissage, et il conviendra d’en faire un bilan dans les années à venir. Pour l’instant, il ressort des quelques études sur le sujet que la critique ne conteste pas la légitimité de la reconversion des friches en quartiers durables mais plutôt le statut de la mixité sociale dans les politiques chargées de la réaliser.

Si certains condamnent l’aspect ségrégatif des premiers quartiers, d’autres s’interrogent sur la faisabilité de la mixité sociale en regard des échecs des politiques publiques récentes et de leurs possibles effets pervers. En effet, on remarque que les stratégies adoptées n’ont pas toutes porté fruit : « La réalisation de logements subventionnés est essentiellement limitée aux situations d’intervention où les pouvoirs publics ont une importante maîtrise foncière » (Bonard et Thomann, 2009). De plus, la mixité sociale créée par ces mesures peut s’avérer limitée dans le temps puisque les populations qui en bénéficient sont susceptibles, à terme, d’être remplacées par des populations plus aisées, selon une logique résidentielle sélective (Bonard et Matthey, 2008).

D’autres, enfin, tentent d’apporter des solutions. Ainsi, pour certains chercheurs, il serait indispensable pour assurer le succès de tels projets de disposer d’une connaissance accrue de la situation initiale, du « génie du lieu » (Magnaghi, 2003 ; Emelianoff, 2004b) et de permettre une véritable collaboration entre le secteur public, le secteur privé et la population (Dumesnil et Ouellet, 2002). Selon Wyss et al. (2010), le projet durable doit se comprendre comme un processus dynamique, qui sous-tend l’implication de nombreux acteurs et un apprentissage commun de la manière dont la durabilité peut être transposée. Forte d’un pouvoir d’accélération ou de blocage, la collectivité joue assurément un rôle décisif dans ce processus.

En fait, la littérature sur la reconversion des friches en quartiers durables nous renvoie au débat général sur la mixité sociale dans la ville, lequel débat connaît un vif succès depuis le début des années 1990 et oppose ceux qui prônent la mixité comme valeur fondamentale pour assurer une « ville équilibrée », « une ville harmonieuse », une ville intégrant toutes ces composantes, à ceux qui perçoivent la ségrégation sociospatiale comme un état « naturel » de la ville (Epstein et Kirszabaum, 2003). Les tenants de cette position dénoncent le caractère éphémère de la rencontre, dans les espaces résidentiels où la mixité fut imposée, de catégories sociales dont les trajectoires divergeaient et dont les valeurs étaient hétérogènes (Chamboredon et Lemaire, 1970). Certains chercheurs radicaux vont jusqu’à faire l’éloge des regroupements affinitaires, de l’entre-soi et du communautarisme (Genestier, 1990 ; Simon, 1995 ; Charmes, 2009). C’est probablement en raison de cette polémique autour du concept de mixité sociale que Bonard et Thomann (2009) lui préfèrent, dans le cas des quartiers durables établis sur les friches, le terme de justice environnementale : « Pour articuler les dimensions sociales et écologiques du développement des territoires, il s’agit de réfléchir davantage en termes de justice environnementale qu’en termes de mixité sociale, ce qui implique un changement de l’échelle d’analyse et d’action publique. »