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Les conflits de proximité réfèrent à des situations dans lesquelles des risques inhérents à la modernité sont vécus. Ce rappel d’une évidence signifie combien est étendue la conscience de vivre dans une société du risque (Beck, 2001, Giddens, 1994). Le risque apparaît ainsi comme une caractéristique intrinsèque de la société actuelle, forçant les individus à réfléchir sur l’avenir de la planète aussi bien que sur leur cadre de vie immédiat: la réflexivité propre à la société du risque et l’individualisation sont les deux faces d’une même médaille (Beck, 2001). Au-delà de la prise de conscience des dommages environnementaux qui guettent les sociétés industrielles et postindustrielles, la problématique du risque est développée à même la critique de la modernité qui oppose l’intensification de phénomènes globaux, notamment la métropolisation et la mondialisation, et l’approfondissement du champ de l’autonomie des individus. Les fondements de la modernité avancée semblent reposer, en effet, autant sur des pratiques sociales d’intimité que sur la formation d’institutions délocalisées, pour reprendre les catégories d’Anthony Giddens (1994). Les conflits de proximité apparaissent dans la vie quotidienne à l’intersection de l’expérience individuelle et de l’action collective, alors que le sujet cherche à s’opposer à des systèmes abstraits et, paradoxalement, à se les approprier (idem, p. 156). En d’autres mots, le sujet individuel reconnaît des risques et des dangers dans son environnement et, pour y faire face, adopte en alternance une posture de distanciation vis-à-vis des institutions structurantes de la société, ce qui l’amène, par le fait même, à manifester une quête incessante d’autonomie, et une posture d’appropriation d’instances collectives localisées, de façon à prévoir des modes d’action collective. Il en résulte une ambivalence entre l’émancipation de l’individu, que Beck appelle l’individualisation, et une plus grande institutionnalisation des structures sociales et des forces du marché (Beck, 2001: 281). C’est pour faire face à ce dilemme que les individus tentent de construire des institutions localisées leur permettant d’orienter un tant soit peu le changement de façon plus efficace. On peut convenir, dès lors, que les conflits de proximité procèdent de deux ordres de question. Le premier appelle à comprendre les rapports tendus entre les interactions sociales localisées et les conditions d’organisation des espaces domestiques qui relèvent bien souvent d’entités globalisées. Le second concerne le procès de légitimité des acteurs sociaux collectifs ayant à faire face à des revendications individuelles prenant leur source dans la vie quotidienne.

Penser les conflits de proximité est aussi une façon de dépasser les oppositions stériles entre individualisme et société. Ce dépassement concerne la géographie, à titre de discipline ancrée dans la sphère des sciences sociales, en raison de l’introduction d’une terminologie qui d’une certaine manière appelle à connaître et à comprendre les conduites individuelles. On ne compte plus les auteurs qui utilisent, sans renier nullement leur ancrage géographique, les termes d’acteur, d’interactionsociale et, bien souvent, d’intentionnalité. Plus encore, ces termes, avec ceux d’interactionnisme, d’interactionnisme symbolique et d’individualisme méthodologique, ont rejoint ceux d’interaction spatiale et d’action spatiale dans l’un des derniers dictionnaires de géographie à être publiés (Lévy et Lussault, 2003). Ce dictionnaire de géographie fait donc une large place aux concepts et aux méthodologies qui s’intéressent à «l’identification de la dimension individuelle de la société», de façon à définir l’individu comme un «acteur (spatial) […] qui développe intentionnellement des stratégies qui le font entrer en interaction avec d’autres opérateurs» (idem, p. 494). Et il est plus intéressant encore de constater que toutes les mentions proposées autour de cette problématique de l’individu renvoient à des non-géographes comme Michel Foucault, Norbert Élias, Howard Becker, Erving Goffman ou Michel Crozier. En lieu et place, la géographie appréhende la relation entre les individus et les territoires à travers la notion d’espace vécu par laquelle les itinéraires quotidiens des gens sont répertoriés, ainsi que les pratiques quotidiennes et les représentations des espaces fonctionnels, mais sans faire une place à l’action et aux interactions sociales, autrement dit à une approche qui prend l’acteur social individuel, Alain Touraine dirait le sujet (2005), comme figure centrale de l’action des mouvements sociaux dont ceux formés à l’échelle locale.

Conflit de proximité et vie quotidienne

Les conflits de proximité viennent élargir en quelque sorte notre compréhension des milieux de vie et des relations de voisinage, permettant d’aborder la façon dont les individus, les groupes et les organisations de la vie collective entrent en contact et construisent des situations où est abordée la perspective du changement. Ils prennent donc racine dans la vie quotidienne, mettant en scène des personnes soucieuses de défendre des manières de faire, des façons d’habiter et d’échanger avec les autres, afin de manifester autant des représentations et de traits d’identité que des résistances et des ruses qui fondent, selon Michel de Certeau, «une théorie des pratiques quotidiennes, de l’espace vécu et d’une inquiétante familiarité de la ville» (1990: 146). Dans le même ordre d’idées, la proximité participe de l’expérience du sujet dans la ville, s’il faut retenir ce type d’unité spatiale, et renvoie à des situations partagées dans lesquelles se nouent des interactions sociales. De ce point de vue, le conflit de proximité peut être compris comme un rituel d’interaction, pour reprendre ici la terminologie d’Erving Goffman (1973). C’est d’ailleurs à Goffman qu’il convient d’attribuer le mérite d’avoir établi la terminologie de l’interactionnisme en recourant à la métaphore théâtrale pour saisir les expressions de la vie quotidienne. Il est intéressant de constater, en effet, comment les conflits de proximité ont engendré, dans les organisations publiques comme dans celles de la société civile, mais aussi dans le champ scientifique, une rhétorique de l’acteur social engagé et communicant. Cet acteur est occupé à définir des moyens de sortie de crise. En abordant autant les stress vécus dans les espaces de vie que les processus par lesquels ces stress sont traités et idéalement solutionnés, on en vient à proposer un champ d’action sociale qui est aussi un champ d’étude, celui des systèmes et des jeux d’acteurs. Ces deux derniers termes, dont l’usage est devenu courant en géographie, proviennent pour l’essentiel de la sociologie des organisations de Crozier et Friedberg (1977) et de celle des mouvements sociaux de Touraine (1974). L’acteur y apparaît en interaction avec son environnement. Il est défini comme un agent de la prise de décision: les acteurs sociaux, qu’il soient issus des autorités politiques ou de la société civile, ont la possibilité de participer à l’élaboration des politiques publiques (Lemieux, 2002). Parlant d’acteur, faut-il rappeler que les questions de la portée de l’autonomie individuelle et de l’efficacité de l’action collective restent toujours d’actualité? L’acteur individuel joue un rôle dans les organisations, dans les structures spatiales voire dans la société, en étant mu par une intentionnalité particulière. Certes, les contraintes restent nombreuses et limitées sont les possibilités d’agir sur le changement, mais «les acteur sont de vrais acteurs, ils prennent des décisions, souvent singulières, parfois périlleuses; décisions sur la formulation des revendications, sur la mobilisation et son étendue, sur les moyens d’action, sur les compromis acceptables» (Reynaud, cité par Terssac, 2003: 23-24). En référant ainsi à la théorie de la régulation sociale, l’idée est de comprendre comment l’individu fait valoir des intérêts propres et s’engage à les défendre dans des relations de réciprocité (Reynaud, 2003). Auquel cas, le conflit est d’abord un débat sur les normes sociales qui régissent les interactions sociales dans les situations de proximité et, dans l’optique de la géographie, à l’intérieur de systèmes territoriaux.

En introduisant la notion d’acteur dans l’étude des systèmes territoriaux, on pose la question de la rationalité, ou non, de l’action collective. Ce faisant, deux théories s’affrontent. Les théoriciens des sciences sociales ont généralement l’habitude d’opposer les approches holistiques qui stipulent la primauté des structures sociales sur les comportements individuels, d’une part, à l’individualisme méthodologique qui postule un sujet rationnel et intentionnel, d’autre part. Dans ce dernier cas, la logique des faits sociaux serait fondée sur les comportements individuels qui, par agrégation, influent sur les processus collectifs (Boudon, 1979). Il en va de même de la théorie des acteurs sociaux. L’acteur est-il un agent rationnel ou un agent normatif? Quel est le sens de son action? Ce débat oppose la rationalité économique du sujet dans un espace social déterminé par des contraintes sociales et spatiales à l’action intentionnelle de sujets individuels mobilisés à définir des règles et des normes sociales, projetés dans la collectivité, afin de régir les relations sociales; mais, comme le montre Ogien (2001) qui discute et reprend tout ce débat, ces deux théories ne sont pas incompatibles. Il reste que les conflits de proximité apparaissent d’abord et avant tout comme des tentatives de construire des normes sociales. Les conflits de proximité ne peuvent porter, finalement, que sur les règles et les normes qui régissent le vivre en commun. Règles et normes sont d’ailleurs sans cesse rediscutées parce qu’elles constituent des marqueurs du changement. Les espaces publics de résolution de conflit, qu’ils soient formés à l’enseigne de la négociation ou de la concertation, reposent la question du poids des structures sociales et économiques ainsi des appareillages normatifs socialement construits, pour tracer des voies de compromis et mettre l’accent sur des solutions.

Coopérer et négocier

La géographie et l’aménagement n’ont pas échappé au devoir de renouvellement des cadres d’analyse et des pratiques professionnelles en introduisant les notions de participation et de coopération (Cloutier et Sénécal, 2005). Sous l’impulsion des controverses d’aménagement et d’environnement, ainsi que de la montée en puissance de situations où se manifeste le syndrome NIMBY (Not In My Backyard), ces deux disciplines ont été largement mobilisées par la nécessité de définir des outils de médiation et de négociation, afin de circonscrire des protocoles d’intervention et de trouver des façons de faire face aux situations de crise. Dans la même veine, il apparaît nécessaire de proposer des méthodologies utiles à mesurer les impacts de la coopération et des partenariats entre les acteurs sociaux et les institutions conçues pour solutionner des problèmes sociaux (Fecteau et Harvey, 2005). Souvent présentés comme des processus de concertation, le partenariat et la coopération correspondent à des modèles de négociation entre les acteurs publics et les acteurs de la société civile, ceux-ci venus d’horizons hétérogènes. Leur fonction première est d’identifier les grands problèmes qui traversent la société locale, d’en préciser les enjeux et de proposer des solutions (Lemieux, 2002).

Les approches qui privilégient l’étude de l’action collective tentent, de leur côté, de situer les jeux d’acteurs en situation de conflit. Dans cette lignée, les approches de la transaction sociale (Blanc, 1992; Blanc et al., 1994) et de la démocratie technique (Callon et al., 2001) sont proposées pour comprendre justement les interactions entre les organisations publiques et la société civile développées afin de régler les conflits qui surviennent dans la vie quotidienne ou les univers techniques de la modernité. Elles se situent à la jonction de l’analyse organisationnelle (Crozier et Friedberg, 1977; Crozier, 1995) et de la thèse de l’acteur-réseau défendue par l’école de la traduction (Callon 1995; Callon et al., 2001). Elles retiennent certainement les notions d’acteur stratégique et de zone d’incertitude, empruntés à Crozier, ainsi qu’un intérêt commun pour l’étude des controverses façonnées dans des démarches de démocratie participative ou de démocratie socio-technique. Quelles soient nommées transactions sociales (Blanc, 1992) ou forums hybrides (Callon, 1995), de telles situations de coopération et de négociation désignent les dispositifs d’apprentissage réunissant des individus et des groupes dans le but de traiter des risques, de faire l’inventaire des choix possibles et de définir un projet commun. Développée en relation avec la théorie de l’action et la géographie sociale, la théorie de la transaction sociale est également utilisée pour décrire les processus par lesquels des acteurs sociaux, en situation d’inégalité, interagissent pour définir des sens et des valeurs communément partagés (Rémy, 1992). La transaction sociale intervient lorsque les interactions permettent de dégager des enjeux collectifs, partagés et pouvant être traduits en action (Blanc dans Freynet, 1998). Elle ne peut que se réaliser à travers un dispositif d’action (Ion et Ravon, 2005) où se révèlent des intentionnalités et des savoir-faire que les individus et les groupes acquièrent à même leur expérience de la vie quotidienne. On rejoint la thèse des savoir-faire de la vie quotidienne de Giddens (1994: 151) pour qui les individus ne sont pas ignorants de leur milieu local et mobilisent des connaissances pour s’adapter et agir sur lui.

Approches du risque et réflexivité

La prolifération des conflits de proximité est consécutive, comme il a été mentionné précédemment, à la généralisation de ce qu’Ulrich Beck nomme la «production sociale des risques» (Beck, 2001). Le conflit de proximité représente ainsi une tension entre un état vécu et un projet ou changement décrit comme un risque par des opposants. La préoccupation sanitaire constitue certes le point focal de la construction du système normatif mis en débat et sans cesse redéfini comme un enjeu majeur de la construction sociale de la réponse à apporter au risque. Le conflit de proximité atteint une magnitude accrue lorsqu’il s’agit, pour des groupes locaux ou des résidants, de contrer l’implantation d’équipements ou d’infrastructures en réaction à des risques appréhendés sur la santé humaine. Il s’inscrit dans l’optique de la modernité réflexive (Giddens, 1994) qui survient avec la notion d’incertitude, à la fois scientifique et technique, supposant ainsi l’examen constant des pratiques sociales, notamment en aménagement et en environnement (Rudolf, 2003). La réflexivité induit ainsi des comportements individuels et collectifs, au contact de l’expérience du risque, dans le rapport entre processus mondialisés et actions localisées, afin d’affirmer une demande sociale de maîtrise du changement social (Bourdin, 2003). Dès lors, la modernité du risque s’incarne dans des processus de rationalisation dans lesquels les acteurs sociaux abordent des aspects comme les valeurs, l’éthique et l’équité sociale.

Ce risque, vécu localement par l’individu, le ménage ou l’unité de voisinage, devient un enjeu collectif projeté dans un espace public communicationnel élargi, dans lequel le débat oppose différentes rationalités ou intersujectivités, et dont la fonction est de parvenir à des ententes (Habermas, 1987). D’ailleurs, la théorie de l’agir communicationnel est souvent citée en aménagement lorsqu’il s’agit de décrire les situations de négociation, de recherche de formules de compensation et de mise en place de nouvelles normes sociales. De telles compensations peuvent prendre des formes diverses, mais les plus communes sont de nature économique. Devant la difficulté de planifier en situation de conflit (Forester, 1987), des acteurs sociaux interagissent, négocient et cherchent à décortiquer les étapes par lesquelles une situation assimilable au syndrome de NIMBY apparaît, se développe et peut être solutionnée (Dear, 1992). Comme dans la théorie de l’agir communicationnel, la recherche de solution survient lorsque des acteurs de la société civile débattent librement dans un espace public de médiation et tentent de parvenir à un accord qui intègre trois dimensions, celles du monde vécu, des systèmes normatifs et des structures sociales (Habermas, 1987). Cet espace public est formé d’acteurs les plus divers, tant des organismes publics que privés, tant de la société civile que des simples citoyens. Sur les questions d’aménagement et d’environnement plusieurs auteurs conçoivent des outils de résolution des conflits d’aménagement et d’environnement qui font appel à la participation d’acteurs venus tous les horizons. Les solutions trouvées devraient toutefois non seulement satisfaire les opposants et les différents groupes d’intérêts qui se sont manifestés, elles devraient aussi être l’occasion de penser la qualité de l’environnement et les facteurs de la qualité de vie et, incidemment, du cadre de vie qui font en sorte de rendre les villes durables ou viables (Wheeler et Beatley, 2004).

La mobilisation d’acteurs sociaux présents dans un quartier ou une communauté, inscrits dans des processus formels et normés, autour d’une question d’aménagement ou d’environnement local, n’est-elle finalement qu’un moyen de débattre de l’avenir de la collectivité et de l’aménagement du cadre de vie? Il est banal de penser qu’il suffit de communiquer, de débattre et d’interagir pour trouver des solutions et ainsi rendre acceptables les conditions d’existence vécues localement. Il reste que certains mettent en doute l’efficacité des processus de démocratie participative et de gestion délibérative afin de parvenir à un partage équitable des risques et des incertitudes. Parmi les stratégies déployées par les acteurs de la société civile, Beck propose justement d’attaquer la crédibilité des États et, par un curieux retour dans la métaphore du théâtre social, d’opérer une dramaturgie du risque, puis de démocratiser le débat (Beck, 2003: 438-448).

La problématique des conflits de proximité se décline donc en différentes dimensions dont la vie quotidienne, l’échange et l’interaction sociale, la démocratie participative, la communication et la transaction sociale. Dans le tableau ci-contre, plusieurs approches sont sollicitées afin de saisir la portée sociale et territoriale du risque. Sans chercher à les intégrer ni à les distinguer les unes des autres, encore moins à les opposer, leur mise en commun permet d’envisager une lecture transversale de la dramaturgie du risque. De cela, deux grandes préoccupations se dégagent: la qualité de vie et de l’environnement des milieux de vie d’une part; la richesse de la vie démocratique locale, incluant la capacité d’aborder le risque et de conduire une réflexion sur les pratiques sociales qui s’en suivent d’autre part. Qualité de vie et gestion participative du risque environnemental se trouvent ici avancées comme deux dimensions transversales d’une lecture intégrée des conflits de proximité (tableau 1).

Tableau 1

Différentes approches des conflits de proximité

Différentes approches des conflits de proximité

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Certes, on constate que les caractéristiques de chacune de ces approches ne sont pas restrictives: le champ de chacune d’entre elles paraît empiéter sur les champs de l’une ou de plusieurs des autres approches. Le tableau permet néanmoins de représenter un spectre étendu de la portée des conflits de proximité dans les champs social et spatial ainsi que dans la construction des normes, des valeurs et de l’éthique publique. En outre, les conflits débouchent sur des effets que l’on devrait pouvoir mesurer et remettre en jeu.

Les territoires des conflits et de la coopération

Ce numéro des Cahiers de géographie du Québec propose une collection de textes qui vont dans le sens d’une conception ouverte de la thématique proximité – conflit – coopération qui, sans exclure les dimensions critiques, proposent des problématiques différenciées des territoires concernés. Dans la perspective d’une meilleure compréhension du phénomène de la métropolisation, Annick Germain soulève la question de la fragmentation de la société montréalaise et de la difficulté à faire société, en croisant le couple proximité-distance avec celui d’individu-espace microlocal. L’épreuve des différences culturelles, pour reprendre le sous-titre de Germain, est traitée sous un angle différent par Michael Dear et Andrew Burridge qui avancent l’hypothèse de l’hybridation culturelle en observant les transformations en cours le long de la frontière entre les États-Unis et le Mexique. De telles transformations et des hybridations sont ressenties tant dans les domaines économique, culturel et juridico-politique. Dans une toute autre perspective, celle de l’analyse spatiale, Florent Joerin, Mathieu Pelletier, Catherine Trudelle et Paul Villeneuve proposent de démontrer que l’organisation des différents contextes locaux explique, du moins en partie, la variabilité des conflits dans l’espace de la région métropolitaine de Québec.

Le débat public qui se constitue lors des controverses d’aménagement met en scène des acteurs mobilisés, parfois en réseau, ne se reconnaissant pas toujours mutuellement, mais disposés à coopérer. L’espace public de la planification urbaine à Montréal est constitué, selon Gilles Sénécal et Jonathan Harou, de différents moments modulés par les acteurs qui forment des alliances et des coalitions afin de faire valoir, tour à tour, des intentionnalités individuelles et des intérêts collectifs. Ils reprennent l’approche de la transaction sociale, déjà énoncée préalablement par Germain, pour suivre les étapes de la négociation et des adaptations observées dans les différents projets issus de la planification des transports. Les conflits de proximité mettent aussi à l’épreuve les pratiques de planification urbaine et d’aménagement. Face à la prolifération de gated communities, Jill Grant aborde la question de la planification sous tension en mettant en parallèle les valeurs défendues dans le discours des planificateurs, qui seraient inspirées du modèle de la ville durable, et des pratiques qui les contredisent.

Contradictions et tensions sont aussi présentes lors de l’élaboration des politiques de conservation des milieux naturels. Deux secteurs de la région métropolitaine de Toronto font l’objet d’une analyse croisée des processus de développement urbain et de l’efficacité de l’action des groupes conservationnistes. La poursuite de l’étalement urbain et la montée des préoccupations environnementales apparaissent sous les traits de deux récits opposés dont le rappel prélude à la mise en examen public des options. L’étude de Liette Gilbert, Gerda R. Wekerle et L. Anders Sandberg conclut qu’un développement urbain peu soucieux d’environnement n’est pas inévitable, en particulier si les options ont fait l’objet de négociation et de discussion. Il n’en demeure pas moins que les tendances du développement urbain, observables dans les grandes métropoles, reflètent des tensions profondes entre des approches qui valorisent les choix individuels et d’autres qui prétendent à la nécessité de l’élaboration de choix publics et d’une démarche normative de participation et de planification. L’article de Pierre Hamel fait justement état de grandes controverses qui structurent le destin des métropoles et dont les modes de gouvernance sont les clés de voûte. Enfin, Hervé Vieillard-Baron réfléchit à la notion de terrain et à son appropriation dans le langage et les pratiques des géographes, mais aussi aux pièges qu’elle recèle, notamment celui de la contradiction entre l’instantanéité de l’observation et le poids de structures socio-spatiales inscrites dans la durée.

Proximité, conflit et coopération sont les trois termes d’une même scène, celle d’une géographie des acteurs sociaux dont la théorie reste à compléter et qui demandera, dans un proche avenir, un supplément d’âme de la part de géographes formés davantage à expliquer les structures territoriales et les agrégations spatiales que les destins individuels.