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Le tourisme et la route sont intimement liés. Que l’on voyage pour visiter et revisiter les hauts lieux ou, au contraire, que l’on cherche à sortir des sentiers battus pour rompre avec le quotidien, c’est toujours une route, petite ou grande, qui nous y mène. À une époque où la mobilité croît toujours davantage – les statistiques de déplacements des touristes internationaux fracassant sans cesse des records depuis 60 ans nous le démontrent aisément –, la route, qu’elle soit terrestre, aérienne, nautique ou ferrée, est empruntée pour des raisons multiples. La présence de la route se retrouve dans la littérature, dans l’histoire, dans le monde virtuel, mais elle s’inscrit, aussi et surtout, dans le paysage. La route, qu’elle permette la réalisation d’une quête ou d’une aventure, qu’elle soit empruntée par les conquérants ou les pèlerins, apparaît dans la littérature sous différentes formes, et elle a tracé la voie tant aux explorateurs qu’aux touristes modernes. Par exemple, certaines voies très anciennes, même peu empruntées aujourd’hui, continuent d’être visibles sur le territoire. La terre y a tant été tassée que la végétation n’y revient pas. La route possède donc une part symbolique, part certainement aussi importante que sa part physique.

La route permet l’évasion, le dépaysement, la progression. Univers plus grand que la somme de ses parties, la route est relation, lien, dont le cheminement permet, à l’instar d’une narration, de comprendre son environnement, mais aussi de laisser dans l’ombre, ou à la marge, une part de non-dit. L’inscription de la route dans un paysage semble ainsi fixer le temps dans l’espace. La route permet de visualiser la voie à suivre pour atteindre le but du voyage. Elle permet de représenter l’accessibilité d’un territoire qui autrefois était inatteignable. La présence de la route dans l’espace illustre le passage du temps, même si reprendre la même route ne garantit aucunement de vivre le même voyage.

Aujourd’hui, les routes se multiplient dans le monde du voyage. Routes aériennes, terrestres, maritimes ou pédestres, elles reflètent des pratiques commerciales adoptées par les touristes et développées par les acteurs de l’industrie touristique. Dans ce cadre, l’analyse de l’aménagement d’une route touristique permet de comprendre les liens entre les dimensions physiques, commerciales, historiques et politiques d’une route. Le texte de Venzal, à travers l’exemple de la Route géologique transpyrénéenne, nous permet ainsi d’en suivre la genèse et d’en évaluer les plus récents développements sur le plan des équipements qui la constituent. Comme une même route peut lier plusieurs régions et plusieurs pays, elle confronte et remet nécessairement en question aussi les logiques territoriales et de partenariat. Pour les acteurs de l’industrie, la route touristique est en effet non seulement un « produit », mais également un outil d’organisation de l’espace et un outil de communication. De communication entre les partenaires, afin de faciliter la mutualisation des investissements, mais aussi pour mieux se positionner dans l’esprit du touriste. Bien aménagée, la route peut donc devenir un produit et un argument de vente pour aiguiser la curiosité des touristes et prolonger leur séjour.

Une route prend place dans l’espace, un espace qu’elle organise, qu’elle sélectionne et qu’elle sépare. En effet, la route peut être considérée comme un lieu en elle-même, ou comme une succession de lieux. En créant un ensemble, elle unit mais, du coup, marginalise. Ces lieux exclus sont, dès lors, forcés à d’autres associations pour attirer des flux touristiques, comme le montre le texte de Bernier sur ces espaces marginalisés. La route est donc un moyen de relier, mais aussi de diviser. Elle crée ou entretient des frontières : physiques, temporelles, administratives.

Alors que certaines routes semblent éternelles, d’autres rappellent qu’au contraire leur valorisation sociale, leur patrimonialisation, a pu largement changer à travers le temps. L’histoire et l’analyse de cas de certaines routes démontrent ces cycles de vie variés, et des stratégies de développement touristique tout aussi différentes. Par exemple, des routes qui nous semblent aujourd’hui si structurantes pour des régions touristiques, comme la Route des Vins de Bourgogne, étaient, au XIXe siècle, exclues des guides. « L’invention de traditions » (Hobsbawn et Range, 2006), la création d’un terroir, d’une identité, d’un paysage, d’un sens, sont nécessaires à la création de produits touristiques. Le texte de Laferté et Jacquet explique ce changement de statut de la Route des Vins. Suivant un autre cycle, l’Est Parisien, considéré à l’aube du XXe siècle comme un lieu de nature et de ressourcement, comme une destination de loisir courue, est aujourd’hui plutôt tombé dans l’oubli. L’industrialisation et le transport des marchandises ont déplacé les axes de communication, et changé les façons de se représenter ces territoires périurbains. Mais les routes fluviales, notamment les canaux exempts de nuisances, demeurent, elles, un produit touristique entre Paris et Meaux (voir le texte de Levet-Labry et Schut). La recomposition et le repositionnement des destinations touristiques, qui sont entre autres soutenus par la recherche d’espaces de nature à proximité des métropoles, s’appuient donc aussi sur les routes.

À une phase d’enchantement, soutenue par le caractère initiatique, originel, sublime ou terrifiant d’une route, a pu suivre une période de désenchantement. Cette dévalorisation peut être marquée par la banalisation de sa fréquentation, notamment liée au développement du tourisme de masse et par une habitude de consommation rapide et superficielle des lieux. Les pèlerins, les explorateurs et alpinistes de toutes les régions du monde ont pu vivre ce désenchantement. Si certaines de ces destinations peuvent alors disparaître du paysage touristique, d’autres, au contraire, peuvent revivre grâce à la mise en place d’une forme de patrimonialisation. Cette dernière se base alors sur une appropriation identitaire, sur un travail d’interprétation : elle se reconstruit grâce à une réinjection de sens dans la mise en place et la mise en scène de la route. Le texte de Germanaz sur le Somin volcan, la route qui mène au sommet du Piton de la Fournaise, sur l’île de la Réunion en est un bon exemple. La patrimonialisation amène donc un changement de regard et de compréhension des lieux, des paysages, de la route qui en construit un sens. On passe ainsi de l’invisibilité, de la laideur, de l’insignifiance, à une valeur autre, que ce soit par rapport à la nature ou au travail de l’humain sur le paysage.

La mise en place et la pérennité des routes touristiques sont, entre autres, liées à l’aménagement des infrastructures et au développement des équipements d’accueil. Pour assurer l’un et l’autre, l’implication d’acteurs touristiques, de clubs ou d’associations est souvent nécessaire, comme le démontre le texte de Levet-Labry et Schut, tant avec le Touring Club de France que le Canoë Club. La prise en charge active de ces associations est en effet vitale pour pérenniser la fréquentation de ces lieux.

Les routes ne sont pas uniquement une préoccupation touristique et commerciale. Certaines – pensons à la Route de la Soie – ont acquis leurs honneurs et sont devenues touristiques parce qu’elles ont soutenu le développement économique et culturel de régions entières, et parce qu’elles ont marqué l’imaginaire populaire. Si le couronnement touristique est arrivé par la suite, on souhaite aujourd’hui se servir du tourisme pour réanimer et réaffirmer un potentiel culturel. La reconnaissance de ces grandes routes par des institutions nationales et internationales – citons notamment celle de l’UNESCO – vise donc aujourd’hui autant à attirer les touristes qu’à en valoriser le sens auprès de la population. Ultimement, il s’agit d’assurer la protection des lieux sur un plan légal, mais surtout grâce à une implication collective. À cet égard, la reconceptualisation des routes de montagne, voies d’eau, routes économiques, routes culturelles, est surtout un mode de réappropriation d’un territoire, d’un paysage et d’une mémoire, ainsi que le montre le texte de Ged sur les routes et les modes d’appropriation chinois.

Pour certains touristes, emprunter une route touristique est une façon de transformer un déplacement en activité : ludique, d’apprentissage, d’appréciation esthétique. La route n’est plus seulement une perte de temps entre deux lieux. La route touristique crée un ordre physique, tangible, qui permet de se repérer. Mais son histoire, ou son thème, contribue également à créer et à reproduire du sens. La route aidera alors à voir l’évolution de l’histoire ou, au contraire, à diriger les pas vers ce qu’on souhaite représenter. Dans ce cadre, la route touristique permet aussi de remonter le temps, de donner à voir ou de donner accès à un monde ancien, disparu. Le texte d’Archambault sur les souvenirs qui ont illustré le Tour de la Gaspésie au Québec illustre bien comment on peut emprunter une route pour remonter le passé, comme on remonte le courant. Il est alors étonnant de constater comment les mêmes conceptions, ces « arrêts sur image », sont fixées dans le récit des voyageurs, comme on les voudrait fixées dans le temps.

La présence physique de la route est donc un support de mémoire et d’authenticité. Marcher, sillonner, pagayer, rouler ou s’inscrire dans le paysage, est aussi s’inscrire dans une mémoire. Refaire la route peut être une façon de refaire l’histoire, ou de vouloir la défaire. Le texte de Cole sur les marches de la mort qui ont suivi l’expulsion massive des camps de concentration nazis à la fin de la guerre, et dont l’itinéraire est aujourd’hui repris par des marcheurs de différentes origines, rend compte de cette relation paradoxale. Si la route demeure une trace tangible dans un paysage, si elle tient lieu de preuve, dans sa traversée, ce n’est pas le passé qui s’y trouve, mais le présent.

C’est donc l’ensemble de ces réflexions sur la route, ancrées autant dans le territoire que dans la mémoire et l’histoire, que les textes de ce numéro thématique sur les routes touristiques nous invitent à fouler.