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Maria Nengeh Mensah est une professeure de travail social qui, pendant une vingtaine d’années, nous a offert des recherches innovantes principalement liées aux travailleuses et travailleurs du sexe et aux personnes vivant avec le virus de l’immunodéficience humaine (VIH) au Québec et au Canada. Le témoignage sexuel et intime est sa contribution la plus récente, un ouvrage collectif qui élargit ses projets de recherche précédents. Avec une formation en communication, Nengeh Mensah offre une perspective unique dans le domaine du travail social : vouée au changement social et aux engagements des groupes communautaires, sa recherche met l’accent sur les questions de représentation. Par conséquent, l’importance de cet ouvrage collectif tient à la façon dont il rassemble, autour du concept de témoignage, une grande variété de voix des minorités sexuelles et de genre, tant des militants que des chercheurs.

Cet assemblage de textes résulte de travaux effectués par Cultures de témoignage, une équipe de recherche de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) qui a réuni des chercheurs et des groupes communautaires travaillant avec trois populations stigmatisées à cause de leurs identités de genre et de sexualité : les lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres, queer, two-spirits et intersexe (LGBTQ2I). Le principe du projet est que chacun de ces groupes recoure au témoignage public pour combattre l’exclusion sociale, l’invisibilité et la stigmatisation. Alors, dans le chapitre d’introduction, Nengeh Mensah et Dirtystein tracent une voie pour le collectif en examinant le concept de témoignage sous toutes ses facettes. Elles constatent que la force du témoignage réside dans sa capacité d’affirmer et de mettre en question les identités, tout en traversant les frontières et en contestant les relations de pouvoir qui les forment. Elles soulignent également que ce collectif est le premier à réunir les voix de ces groupes apparentés, mais souvent « débranchés ».

Le livre se compose de cinq parties, chacune « observant » les éléments de la pratique du témoignage sexuel et intime. La première partie, Savoirs et pouvoirs, comprend quatre chapitres qui examinent l’occultation des sujets par les institutions (médicales, linguistiques, scientifiques, médiatiques, d’enseignement et d’immigration). Deux de ces chapitres (Ma sortie du placard17 : un tabou intersexe qui perdure, chapitre I de Bastien-Charlebois ; L’Anglonormativité et la cisnormativité, chapitre III de Baril) perturbent d’une façon particulièrement intime les exclusions qui sont créées par la production de savoir.

Dans la deuxième partie, Appareils médiatiques, les auteurs se tournent vers le rôle joué par les différentes formes de médias dans la production et la diffusion des témoignages publics. Par exemple, Lavigne et Le Blanc Élie (chapitre V) se demandent si l’« autopornographie » pourrait permettre au corps de témoigner et Espineira (chapitre VII) analyse les représentations des personnes trans dans les grands médias français depuis les années 1950.

La troisième partie porte sur les « communautés interprétantes » ou les groupes de sujets qui partagent les interprétations et significations des textes sociaux. La performance, la réception et l’interprétation des témoignages publics servent à faire circuler des significations et des références partagées. Les chapitres de cette partie incluent des réflexions par ceux qui travaillent à démystifier l’homosexualité dans les écoles, ou sur la conception de la pornographie gaie par les hommes de minorités ethniques ou encore sur les femmes sans foyer ou vivant avec le VIH. Les réflexions sur l’utilisation des témoignages « en personne » par des groupes de services sociaux comme le Groupe de recherche et d’intervention sociale (GRIS)-Montréal (chapitre VIII) et Passages (chapitre X) sont particulièrement bienvenues ici.

La quatrième partie, Acteurs en interaction, aborde de nouveau la question de la réception des témoignages, donc les interactions entre les témoins et les spectateurs. Ces chapitres soulèvent la question de l’archivage et de la simulation de témoignages. Les réflexions sur la campagne d’affichage de Coalition des organismes communautaires québécois de lutte contre le sida (COCQ-SIDA), de Légaré et Laprade (chapitre XIV) sont particulièrement intéressantes parce que ce chapitre met l’accent sur la coproduction entre la personne qui témoigne et les groupes communautaires. Finalement, la cinquième partie, Expériences, s’avère une surprise agréable. Composée d’un seul chapitre écrit par la rédactrice elle-même, elle présente une discussion finale sur l’aspect affectif du témoignage et apporte une série de réflexions personnelles de témoins du projet Cultures de témoignage sur l’acte et son importance pour la résilience du sujet.

Ce livre fournit une réflexion sérieuse sur le rôle du témoignage dans la production de changements sociaux en soulevant plusieurs questions pertinentes pour des chercheurs en études qualitatives dans toutes les disciplines. Il va au-delà de la simple compréhension du témoignage comme outil de « déstigmatisation » en considérant son potentiel pour reconstituer le pouvoir aux sujets, aider à la construction de communautés interprétatives, et soutenir des communautés sexuelles et genrées. En conclusion, les auteurs se demandent si la mobilisation de l’affect par le témoignage pourrait perturber des fiches binaires sociales oppressives qui limitent la compréhension des groupes marginalisés.

Une autre contribution très importante de l’ouvrage est sa diversité et sa multiplicité. Bien qu’il soit centré sur trois groupes particuliers, les études de cas qu’il présente nous font découvrir plusieurs intersections entre ces groupes. Il faut aussi mentionner la grande variété des formes de témoignage (écrit, face à face, performance) et des médias utilisés (lettres personnelles, film et vidéo, Internet, affiches, télévision) aussi bien que la diversité des types de relation par lesquelles les témoignages sont produits. Si le livre a des faiblesses, c’est aussi à sa diversité qu’elles peuvent être liées : quelques chapitres (IV et IX) sont marginalement connectés au sujet et quelques parties (partie 4, notamment) pourraient être plus unifiées.

Je ne suis pas sûre que les lecteurs des Cahiers de géographie du Québec trouveront Le témoignage sexuel et intime pertinent. Dans l’ensemble, son contenu n’est pas nécessairement très géographique. Assurément, son hypothèse centrale repose sur une dynamique entre l’intime et la sphère publique. Elle montre aussi aux lecteurs les défis particuliers qu’ont à relever plusieurs minorités sexuelles et de genre, les défis propres aux sous-cultures sexuelles de Montréal, si l’on veut. Pour ceux qui sont intéressés aux méthodes subjectives, ce livre offre également une exploration profonde du témoignage comme méthodologie de recherche. Mais le rôle le plus important qu’il pourrait jouer en géographie est peut-être de souligner le manque de recherche concernant la sexualité dans notre discipline, au Québec. Le témoignage sexuel et intime est un exemple visionnaire qui regroupe les voix de sociologues et anthropologues, celles de chercheurs en science politique et en communication, ainsi que celles de militants et d’organismes communautaires. Il est peut-être temps pour des géographes de joindre ces voix pour commencer à cartographier les géographies sexuelles de notre région, en langue française.