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Voici un ouvrage qui surprend ; d’abord par son titre. Si le lecteur prend ce dernier à la légère, s’il néglige d’en mesurer la complexité et l’abstraction, il ne sortira qu’à demi satisfait de la lecture de ce volume de 448 pages. S’il rabat, par exemple, la notion de marge sur celle de périphérie, il y cherchera peut-être des développements concernant les relations entre la France continentale et ses territoires d’outre-mer situés dans la Caraïbe ou dans l’océan Pacifique. Il sera alors surpris de constater que, hormis les 15 pages du chapitre IV (Les périphéries ultra-marines, des espaces marginaux ? p. 84-99), cet aspect ne constitue pas l’essentiel d’un ouvrage pourtant volumineux. Si sa curiosité concerne la France européenne et continentale, la surprise sera moins grande puisque la sous-partie 3 (Les marges du rural, p. 359-434) se rapproche d’un développement classique sur la France des faibles densités et la « diagonale du vide », plusieurs chapitres y traitant de la pauvreté rurale, des friches agricoles ou de l’aménagement des forêts. Mais peut-être sera-t-il moins à l’aise à la lecture du chapitre XXVI (p. 412-434), lequel considère la marge rurale comme un possible « épicentre de la contestation » ou comme un « laboratoire de l’innovation sociale ». Au fil de ces pages, le lecteur sera transporté au Larzac, à Creys-Malville, dans les Alpes de Haute-Provence. Sur les hauteurs du plateau du Liman, est installée Longo Maï, la plus ancienne communauté agricole post-soixante-huitarde encore active en France (p. 417). On lui parlera d’agroécologie, de Pierre Rhabi, de Via Campesina ou de Raymond Depardon, exemples complétés par une étude de cas sur la zone d’aménagement différé (ZAD [1]) de Notre-Dame-des-Landes, située à 30 km au nord de Nantes (p. 420-424). Sur un périmètre de 1650 ha, la ténacité des opposants a forcé l’État français à renoncer à la construction d’un aéroport international.

À l’écart d’une géographie rurale de la France souvent teintée d’académisme, ce chapitre – peut-être mieux que d’autres – révèle l’ambition de l’ouvrage avec une particulière acuité. Exposant une dialectique entre norme et étrangeté, positif et négatif, il révèle toute la richesse de la notion de marge géographique. Selon la première phrase de la conclusion (p. 444), ces dernières « se définissent prioritairement et relativement par la singularité de leur territoire vis-à-vis des espaces dans lesquels ils s’insèrent. Sur le plan humain, cette singularité relève de facteurs économiques [...], culturels [...], spatiaux [...] et résulte de processus socio-spatiaux (exclusion, ségrégation, relégation, gentrification, migrations...) souvent combinés ».

De cette définition, il découle que la marge n’est pas forcément reculée ou inaccessible. Surprenante par nature, la marge n’est pas toujours localisée là où l’on s’attend à l’y trouver : quartiers relégués (chapitre XIV, p. 234-247) ou petites villes en déprise (chapitre XIX, p. 312-326). Pour s’immerger dans un espace de marge, nul besoin de traverser un océan ou d’escalader des glaciers. On peut le trouver au coin de la rue : friches urbaines (chapitre XI, p. 188-197), lieux queer (chapitre XVI, p. 265-274), campement de sans domicile fixe (p. 209), Jungle de Calais (p. 157), prisons (p. 173). Mais lointains ou proches, une caractéristique essentielle unifie ces espaces de marge, par ailleurs très divers. Il s’agit toujours de lieux frappés d’exceptionnalité, dans lesquels s’inventent d’autres façons de vivre la société et de produire l’espace. Être en marge, c’est être à l’écart, mais comme le précise l’introduction, c’est aussi gagner une liberté permettant « d’avoir de la marge, de prendre une marge » (p. 15). Un espace de marge est donc « un lieu autre », une hétérotopie au sens que Michel Foucault (1984) donne à ce terme. Hétérotopique, la marge constitue de ce fait une ressource heuristique pour le géographe. Elle peut servir d’analyseur pour comprendre autrement l’ensemble de l’espace français, entité plus vaste dans laquelle elle s’insère : « de simple bord, elle devient un élément de mise en valeur et de compréhension du centre, acquiert une liberté par rapport à lui, une aptitude à l’innovation, ce qui en fait un lieu idéal d’observation et de critique du système central » (p. 24).

Coordonné par trois enseignants-chercheurs, rassemblant une quasi-cinquantaine de contributeurs qui proposent des textes de longueurs et de statuts différents (chapitres, rubriques « Le point sur..., Études de cas »), cet ouvrage énigmatique, on l’aura compris, est lui aussi en marge. Une fois qu’il l’aura refermé, son lecteur restera perplexe s’il n’y recherche qu’une énième géographie didactique de l’espace français. Il sera au contraire enthousiasmé s’il goûte les discussions théoriques sur les catégories et les concepts, souvent mobilisés de manière implicite par les études géographiques. Commandé par une actualité académique (publier un manuel traitant l’une des questions proposées aux concours de l’enseignement secondaire du Certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré [CAPES] et de l’Agrégation), La France des marges va au-delà des circonstances et propose de parcourir une notion dans toute l’épaisseur et toute la polysémie de ses acceptions géographiques. L’ouvrage invite aussi à se servir de la notion de marge comme d’un moyen susceptible d’inspecter à nouveaux frais cet « objet France », dans lequel s’entremêlent à plaisir société, géographie, histoire, folklore, mémoire, idéologie.