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Introduction

L’utilisation des termes « centre » et « périphérie » est bien souvent mise de l’avant dans une perspective dichotomique, en opposition l’un à l’autre. Dans cet article, nous tentons une réflexion portant sur l’utilisation de ces notions et leur valeur heuristique à l’aide d’une étude de cas historique. Plus précisément, nous aborderons la pertinence des études de cas pour mieux saisir cette opposition, mais aussi la façon dont ces deux termes peuvent être conçus en complémentarité. Loin de plaider en faveur de la monographie historicisante, nous voulons plutôt voir en quoi un renouvellement des méthodes et des approches est susceptible de nous permettre de réfléchir à cette question conceptuelle. En effet, il existe encore un fossé à combler dans l’historiographie québécoise entre la monographie paroissiale et les études de synthèse afin de bien comprendre l’articulation entre les régions centrales et celles dites périphériques. Plus largement, c’est notre rapport au territoire et aux méthodes utilisées pour en saisir les différentes dimensions qui est remis à l’avant-plan.

Nous aborderons cette question en nous appuyant sur l’étude du cas de Louis Bertrand, un notable qui a laissé sa trace dans le développement de L’Isle-Verte au XIXe siècle. Dans le cadre de cette recherche, nous nous sommes arrêtés aux différentes dimensions du contexte territorial dans lequel se sont déroulés les événements. Trois questions se sont posées quant à la définition du territoire à l’étude : le positionnement périphérique de L’Isle-Verte, la question historiographique de la seigneurie et celle de la région au Bas-Canada. Louis Bertrand s’est installé dans un milieu organisé en vertu du système seigneurial, en périphérie du centre de la colonie et à la veille de l’abolition du régime seigneurial. Ces trois aspects constituent des éléments significatifs et complémentaires dans la définition du contexte spatiotemporel. Réunis, ils ont eu une influence tant sur l’exploitation des ressources que sur la formation de la dynamique sociale de L’Isle-Verte. Cette réflexion offre une possibilité d’enrichir et de repenser les études en histoire régionale. Elle démontre la diversité des réalités régionales périphériques et met en question les différentes formes d’affirmation territoriale. Finalement, elle propose une nouvelle façon de définir spatialement les territoires.

Après un bref retour sur le dialogue entre l’histoire et la géographie, nous exposerons le cas de figure de Louis Bertrand à L’Isle-Verte au XIXe siècle afin d’illustrer notre propos. Nous verrons que ce type de recherche est confronté à l’utilisation de notions contemporaines, et que leur articulation avec des phénomènes territoriaux appartenant au passé présente des défis conceptuels et méthodologiques stimulants pour l’étude des régions québécoises.

Les défis de la territorialité en histoire

Le travail de l’historien n’a pas pour objet premier l’étude de l’espace. Cependant, lorsque celui-ci devient au centre des questions de recherche, notamment pour l’historien intéressé par l’histoire régionale ou les processus de développement des régions, les concepts qui se rattachent aux définitions de l’espace et du territoire peuvent soulever de nombreuses interrogations. Les rapports entretenus entre l’histoire et la géographie ne datent pas d’hier. Sans nous engager dans le dédale de cette épopée, rappelons seulement les liens étroits établis depuis le début du XXe siècle par l’école des Annales et trouvant son apogée dans les années 1950 avec la domination de la monographie régionale dans l’historiographie française (Chartier, 1998). L’adhésion au principe monographique relevait en quelque sorte de la commodité, permettant de circonscrire dans un cadre restreint le dépouillement d’archives massives (Ibid. : 232). Mais selon Chartier, la régionalisation de l’histoire était aussi un moyen de délimiter des aires de pouvoir. L’éclatement des questions et des champs de recherche à partir des années 1970 fait tranquillement s’éloigner l’histoire du modèle descriptif auquel elle était associée, menant à une « remise en cause radicale des procédures qui semblaient les mieux assurées et, finalement, disqualifie la région comme espace d’analyse au moment même où elle devient enjeu symbolique et politique » (Ibid.). La délimitation d’une aire d’étude devient donc plus complexe à déterminer avec cette remise en cause de la région comme ancrage territorial. Néanmoins, l’inscription dans l’espace des interactions sociales et des rapports de force demeure centrale dans la « problématisation » historique, puisqu’elle permet une référence physique à ces phénomènes relationnels. De ce fait, la réflexion avancée ici dépasse de loin le seul rapport entre l’histoire et la géographie et s’étend à l’ensemble des sciences sociales pour lesquelles la circonscription du temps et de l’espace, ou d’un espace-temps congruent selon les échelles d’analyse, demeure une question de fond [1].

Si les historiens ont fait grand cas de l’espace, certains géographes ont aussi emprunté à la démarche historique pour élaborer leur cadre réflexif et analytique. L’histoire a été mise à profit dans la compréhension des grandes questions de géopolitique nationale et internationale pour tenter de saisir le jeu des mouvements de pouvoir dans le monde. Plusieurs de ces réflexions ont été canalisées dans la définition plus particulière du territoire et de la territorialité, celle-ci entendue comme la relation qu’établit une collectivité avec l’espace qu’elle occupe. C’est par l’étude de l’évolution de la signification et de la fonction du territoire à travers les âges que les géographes se sont surtout intéressés à l’histoire. Le territoire a ainsi pu avoir différentes fonctionnalités selon les périodes, répondant à des considérations et à des besoins contextualisés : organisation économique, différenciation culturelle, affirmation du pouvoir monarchique, religieux ou national (Gottmann, 1973 : 123). Certes, chaque auteur fournit une définition du territoire qui lui est propre, reposant sur un échafaudage théorique et conceptuel original. Communément, le territoire est ici entendu comme une construction sociale, un espace investi par l’homme et ses représentations. Un espace chargé de sens, résultat de la relation des groupes humains à cet espace et de rapports sociaux et communicationnels. La territorialité s’inscrit donc dans cette relation à l’altérité pour devenir un lieu à partir duquel se définissent différentes formes d’affirmation du pouvoir. Ce positionnement orienté vers l’interaction mène à une conception de la territorialité dissociée de l’acception naturaliste, tout en reconnaissant le territoire comme lieu à partir duquel se constituent et s’exercent le pouvoir et différentes formes de contrôle (Raffestin, 1980 : 143-147; Sack, 1986 : 2, 5). Chacun, à sa manière, a aussi été confronté à la question des modes de cloisonnement et d’établissement des limites territoriales, frontières, contours, démarcations, découpages, zones ou quadrillages, et de leur mouvance dans l’espace. Le territoire est entendu comme espace géopolitique ou géoéconomique, un espace de juridiction, de souveraineté ou de sécurité. Les choix qui se manifestent dans les représentations cartographiques sont le résultat d’un contexte spatiotemporel multidimensionnel.

Cette recherche d’un cadre géographique dans lequel circonscrire le questionnement historique a aussi connu ses manifestations au Québec. La question régionale s’est entremêlée au besoin de mener plus largement des recherches sur les sociétés rurales. Celles-ci sont devenues un objet dont l’ancrage pouvait varier en fonction des problématiques de recherche, privilégiant différentes unités administratives historiques comme l’aire seigneuriale (Lalancette, 1987), le district (Kesteman, 1985), ou encore selon des espaces inspirés de la région naturelle (Morneau, 1999). Une approche orientée résolument vers la région ne se mettra en place que dans les années 1990 avec le Chantier des histoires régionales. Plus largement, l’utilisation complémentaire du temps et de l’espace, tant par les historiens que par les géographes, a donné lieu à une production vaste et diversifiée. Les échanges varient au fil du temps, des regroupements interdisciplinaires et du renouvellement des objets de recherche (Bellavance et Saint-Hilaire, 2003). Après le paradigme blanchardien de la région humaine et naturelle, celui de la région polarisée et des découpages administratifs dont on a tenté de saisir les mécanismes, on a davantage tenté d’appréhender les ressorts internes à la structuration du territoire. Au milieu des années 1990, quelques ouvrages ont semblé faire le point sur la question. Notons celui sous la direction de Fernand Harvey, La région culturelle, une problématique interdisciplinaire (1994), ou l’Introduction à la géographie historique (1993a) de Serge Courville, sans compter la collection des Atlas historique du Québec[2].

Parallèlement, s’est mise en place une façon de penser le territoire québécois en termes binaires opposant centre et périphérie, ville et campagne ou milieu urbain et milieu rural (Jean, 2006). Ces oppositions ne sont pas sans receler une volonté de compréhension des relations de pouvoir entre les espaces ainsi confrontés. Alimenté par le courant développementaliste, le modèle centre/périphérie s’est imposé dans le domaine politique et économique. Les régions périphériques sont ainsi marginalisées, en comparaison d’un centre qui fait figure de modèle à atteindre. Les historiens ne sont pas sans avoir contribué à ce clivage, plus ou moins volontairement selon les cas. Si une majorité d’entre eux ne se sont tout simplement pas positionnés face à cette question, d’autres ont abordé directement le sujet afin de montrer en quoi l’histoire des régions périphériques se distingue de celle du centre. Néanmoins, la périphérie demeure difficile à définir, tout comme le centre d’ailleurs, suivant l’échelle d’observation. La notion de région a fait couler beaucoup d’encre, sans que le débat ne soit totalement clos. Son utilisation, tant dans la sphère scientifique que sociale, à différentes fins et accolée à moult qualificatifs, a mené à sa disgrâce. Face aux difficultés que posent les délimitations régionales, le plus souvent établies à des fins fonctionnelles, le territoire est de plus en plus utilisé. Mais sa conceptualisation n’en est pas pour autant plus évidente.

S’il peut être tentant de balayer du revers de la main certaines représentations comme le couple conceptuel centre-périphérie face à ces défauts encombrants, nous croyons qu’il est encore pertinent de s’y référer. Non pas pour en faire la pierre d’assise d’une façon de penser le territoire, mais plutôt dans le but de permettre des ouvertures conceptuelles et méthodologiques afin de penser les territorialités et les relations de pouvoir qui leur sont inhérentes. C’est en nous appuyant sur les différentes dimensions du contexte spatiotemporel et en les reliant entre elles que nous faisons émerger le territoire. Nous proposons une démarche qui permet de mettre en évidence la subtilité de certaines territorialités et leur mouvance dans le temps et l’espace.

Courville a critiqué, il y a déjà longtemps, le problème posé par la généralisation des emprunts conceptuels et leur application au cas québécois : tout d’abord, l’importation des travaux français, puis ceux en provenance des milieux de recherche anglo-saxons. Des impasses conceptuelles et analytiques en ont résulté, « conduisant à des représentations partielles et parfois franchement fausses de la réalité québécoise » [3] (Courville, 1993b : 78). Certains emprunts, comme celui de l’opposition centre-périphérie, ont été appliqués au Québec, assimilant la relation entre le centre du Québec et ses régions « périphériques » au rapport nord-sud des théories développementalistes. Au Québec comme ailleurs dans le monde, cette représentation est des plus critiquées aujourd’hui, et pour cause. Cependant, la métaphore centre-périphérie peut être d’une grande utilité dans une acception revisitée visant la définition d’un espace-temps adapté au cas à l’étude. Elle s’est du moins avérée incontournable afin de définir un territoire qui soit propre au cas de Louis Bertrand, poussant à restituer l’acteur au coeur de la construction du territoire. C’est à partir de celui-ci, de ses activités et de son rayonnement que se mettent en place les contours nécessaires à la compréhension des dynamiques sociohistoriques. Nous verrons plus loin qu’il s’agit de la première question qui s’est imposée lorsqu’est venu le moment de faire concorder le territoire et le personnage.

Un cas de figure : Louis Bertrand

Depuis 40 ans, de nombreux chercheurs ont étudié les processus de peuplement dans différentes régions du Québec en examinant les stratégies foncières de la classe paysanne. Plusieurs travaux ont fait la démonstration, sous différents angles, de l’impact du régime seigneurial sur le développement de l’économie et de la colonisation. Il est acquis que les régions centrales du Québec ont connu un développement beaucoup plus soutenu que les régions périphériques dès le début de la colonisation. Au XIXe siècle, l’espace de la vallée du Saint-Laurent est saturé et l’intégration économique aux réseaux commerciaux est bien engagée. Dès lors, des questions persistent sur les possibilités d’établissement des élites dans les régions périphériques ouvertes sous le régime seigneurial, mais qui demeurent encore largement inhabitées dans le premier tiers du XIXe siècle. Notre regard s’est arrêté sur L’Isle-Verte, dont l’histoire est marquée par l’arrivée et l’ascension sociale de Louis Bertrand.

La seigneurie de L’Isle-Verte a été concédée en 1653. Cependant, elle n’est colonisée qu’en 1711, lorsque Jean-Baptiste Côté, cultivateur, échange à Pierre Niort de la Noraye les deux terres qu’il possède à l’île d’Orléans en retour de la seigneurie de L’Isle-Verte (Michaud et Filion, 1978 : 128-129). La famille Côté s’y installe et demeure le principal propriétaire des lieux jusqu’au XIXe siècle. Louis Bertrand deviendra, pour sa part, le symbole de la rupture entre la période de colonisation amorcée par la famille Côté et la modernisation de l’économie locale. Originaire de la ville de Québec, il s’établit à L’Isle-Verte en 1811 et devient un des notables les plus en vue de la région. Outre les activités commerciales qu’il développe dans les domaines forestier et agricole, dans le commerce de détail et le transport de marchandises, Bertrand cumule des fonctions administratives et politiques : maître de poste, député à l’Assemblée législative du Bas-Canada, juge au tribunal des petites causes, premier maire de la municipalité de L’Isle-Verte, lieutenant-colonel de milice… Mais surtout, il marque l’imaginaire en devenant, avec son fils Charles, le dernier seigneur de la seigneurie de L’Isle-Verte en 1849, à la veille de l’abolition du régime seigneurial. Charles Bertrand va ensuite cumuler à son tour les fonctions institutionnelles et deviendra le principal protagoniste de l’ère industrielle de L’Isle-Verte, qui va durer jusqu’à la fin du XIXe siècle. Charles retiendra surtout l’attention grâce à la mise en place de l’une des plus importantes manufactures d’instruments aratoires du Québec à cette époque. Selon Antonio Lechasseur,

[…] le cas de ce brasseur d’affaires interpelle l’historiographie des régions rurales du Québec au XIXe siècle. […] Cette image est loin d’être en accord avec les modèles d’une société rurale homogène, dominée par l’autosubsistance agricole, qu’imposent l’éloignement et l’absence de marchés. L’Isle-Verte est en fait l’un de ces lieux où apparaît une bourgeoisie villageoise et où se développent des formes d’industries rurales dont toute l’importance économique et sociale n’a pas encore été cernée.

Lechasseur, 2000

Les transformations économiques du XIXe siècle permettent donc à deux générations de la famille Bertrand de prendre place dans l’histoire. La trajectoire des Bertrand s’insère dans cette dynamique transitoire entre l’ancien régime et la modernisation économique, symbolisée par l’abolition du régime seigneurial. Comme de nombreux noyaux paroissiaux issus d’une colonisation seigneuriale timide, L’Isle-Verte prend véritablement son élan dans le deuxième quart du XIXe siècle (Courville, 1990 : 26). Louis Bertrand figure parmi les acteurs de cette extension du territoire, puisque l’effervescence de la deuxième moitié du siècle trouvera ses fondements dans les années qui précèdent.

La propriété foncière était au coeur de la socioéconomie dans le Québec du XIXe siècle, avec le développement de l’agriculture, mais aussi de l’exploitation des ressources naturelles, le bois et la force hydraulique principalement. Dans certaines régions périphériques, le système seigneurial offrait encore la possibilité d’accéder au domaine foncier et d’exercer avec une certaine facilité un contrôle sur les ressources. Paradoxalement, au-delà des fonctions administratives et institutionnelles remplies par Louis Bertrand, l’impact de son action sur l’occupation du territoire et l’exploitation des ressources demeurait encore méconnu. Notre enquête a porté sur les stratégies d’accumulation et de gestion des ressources déployées par le personnage [4]. Nous avons constitué un vaste corpus de transactions foncières (concessions, ventes, échanges, donations de fiefs et de terres) afin de mieux comprendre les assises foncières de Louis Bertrand, qui sont en fait à la base même de son pouvoir [5].

Il était donc incontournable de circonscrire le territoire au sein duquel s’est affirmé Louis Bertrand. Cet exercice peut poser certains problèmes face au risque d’aborder le territoire avec des concepts ou des modèles anachroniques, ou susceptibles d’entraîner des anachronismes. À l’époque de Bertrand, alors que se déroulent les grands travaux d’arpentage et de codification du sol québécois, plusieurs sources nous renseignent sur la relation au territoire dans le Bas-Canada. La description s’appuie essentiellement sur le rapport direct entretenu avec l’espace, sur son utilisation, avec l’ambition d’en établir une certaine organisation. Le discours est encore loin d’une intellectualisation et d’une modélisation de l’espace; cela viendra plus tard avec l’essor de la géographie moderne. Il n’y a pas alors de notions qualitatives et chargées de sens telles que région, centre, périphérie, urbain ou rural pour exposer des situations de développement pourtant déjà dissymétriques, aux yeux de l’observateur contemporain. La Description topographique de la province du Bas-Canada de 1815, par Joseph Bouchette, en fait foi (Bouchette, 1978). Pour tenter de cerner comment se sont constitués ces territoires et leurs dynamiques intrinsèques, nous devons prendre en considération une série de variables, déterminées en fonction de la nature du cas à l’étude.

La question périphérique

La première question posée a été celle de la périphérie. Les recherches menées sur le régime seigneurial ont mis en évidence la marginalité du Bas-Saint-Laurent vis-à-vis la vallée du Saint-Laurent, noyau central de la colonie sous l’ancien régime (Laberge, 1981 ; Courville, 1990 ; Grenier, 2005 : 87-90). Sur le plan géographique, la majorité des travaux ont effectivement porté sur les régions situées dans l’axe Québec-Montréal. Quant aux grandes synthèses qui réfèrent au régime seigneurial, les enquêtes menées à large échelle comprennent généralement un échantillon qui n’inclut pas les seigneuries du Bas-Saint-Laurent (Courville, 1990 ; Paquet et Wallot, 2007). Le problème de la généralisation des résultats de recherche portant sur le régime seigneurial a rapidement été soulevé : « [L]’étendue de la vallée du St-Laurent et sa faible population pendant le régime français nous mettaient en droit de penser que les régions périphériques et isolées aient pu présenter une évolution passablement différente de celles situées plus près des villes » (Laberge, 1981 : 2-3). En fait, au sein même du Bas-Saint-Laurent, on distingue deux zones, soit l’ouest et l’est de la rivière du Loup, l’est ayant connu un développement beaucoup moins soutenu durant les XVIIe et XVIIIe siècles (Ibid. : 7-8). Le Bas-Saint-Laurent ne peut cependant être associé sans précautions à ce vaste ensemble du « Québec des régions » décrit par Gérard Bouchard (1985), un ensemble qui n’a pas connu le régime seigneurial et qui ne s’est ouvert à la colonisation qu’à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle (Dessureault et al., 1997 : 401-435 ; Paquet et Wallot, 2007 : 445). Certains parallèles peuvent être observés, mais les comparaisons doivent toujours être faites, ici aussi, avec beaucoup de prudence. L’ouverture de l’écoumène s’étend alors dans toutes les directions, conséquence des hausses démographiques qui provoquent une saturation généralisée du bassin des terres arables de la vallée du Saint-Laurent. Cette hausse de population est favorable à l’implantation d’infrastructures de production et d’échange, comme les moulins à farine et à scie, les quais, les boutiques et les magasins. Le village se développe et s’impose dans le paysage (Courville, 2000 : 186-187 ; 190-191).

Dans ses recherches sur La Malbaie, Lalancette qualifie pour sa part Charlevoix de « terroir agro-forestier de type ancien » (1987), comparativement aux « territoires totalement neufs » comme le Saguenay–Lac-Saint-Jean. Ces derniers se trouvent principalement au nord de l’axe laurentien et sont divisés en vertu du régime cantonal. Ces parties du territoire présentent par contre un nouvel attrait lorsque se développe le commerce du bois, au début du XIXe siècle. Au même moment, le « mythe du Nord québécois » se met en place sous l’influence des élites politiques et religieuses canadiennes-françaises (Bouchard, 1985 ; Courville, 2000 : 237). Excroissance naturelle du centre de la colonie, la colonisation du Bas-Saint-Laurent se retrouve encore une fois en marge du discours idéologique dominant la première moitié du XIXe siècle [6]. Elle est le résultat des débordements démographiques naturels, appuyée par la mise en place d’infrastructures (Fortin et Lechasseur, 1993 : 272-273). La présence anglophone et la proximité des États-Unis sont peut-être aussi au nombre des explications de ce manque de considération à l’égard du Bas-Saint-Laurent. Ainsi, l’historiographie tend à démontrer que l’est du Bas-Saint-Laurent était plutôt laissé entre les mains de ses élites locales, qui profitaient certainement d’une relativement grande liberté d’action.

Sur ces bases, on constate que le développement de L’Isle-Verte a par conséquent été marqué, d’une part, par le régime de propriété seigneurial et, d’autre part, par la marginalité qui résultait de son éloignement. Yvan Morin, dans Histoire du Bas-Saint-Laurent, qualifie même la région « d’appendice extrême de l’aire seigneuriale », soulignant qu’elle « n’est pas encore intégrée à l’espace laurentien » (Fortin et Lechasseur, 1993 : 145). Ainsi, la faible densité de population jusqu’au milieu du XIXe siècle n’aurait pas engendré les mêmes problèmes de saturation des terres et de spéculation foncière qu’a connus la vallée du Saint-Laurent. Cependant, la propriété seigneuriale a offert des possibilités différentes, comparativement aux cantons, en permettant à d’importantes familles, mais aussi à des entrepreneurs comme Louis Bertrand, de structurer leur pouvoir économique et social sur la base de l’accumulation foncière. De fait, l’appropriation des ressources et la structuration du tissu social deviennent le résultat de ce mariage entre le régime seigneurial et l’ouverture des territoires périphériques. C’est dans ce contexte que Louis Bertrand, arrivé à L’Isle-Verte comme petit commerçant, est parvenu à acquérir graduellement presque la totalité de la seigneurie et à contrôler les meilleurs sites hydrauliques, lui permettant par le fait même d’exploiter plusieurs moulins à farine et à scie.

Une question historiographique : la seigneurie

À ces considérations s’ajoutait une autre question d’ordre historiographique, mais dont l’influence sur la définition des notions de centre et de périphérie devait être prise en compte. Il s’agit de la seigneurie, qui porte dans son sillon bon nombre de préjugés encore difficiles à décomposer. Les travaux de Courville sur l’apparition du village ont d’ailleurs reposé sur la nécessité de définir ce phénomène en contexte seigneurial, qui semblait aller de soi dans le cadre cantonal, parce qu’ « issu[e] de ce vieux fond d’urbanité des civilisations britannique et anglo-américaine » (Courville, 1990 : 3). L’exercice fut de faire la démonstration que les mêmes mutations avaient cours dans les seigneuries, selon des modalités propres à cette forme d’organisation administrative. Parallèlement au village, centre névralgique des activités, se constituaient différentes aires dont les contours géohistoriques restent à saisir. Comme nous l’avons évoqué plus haut, les connaissances détenues sur le régime seigneurial étaient associées davantage au centre de la colonie. À cette première difficulté s’ajoutait que la majorité des études portant sur les seigneuries ont concentré leurs analyses sur les XVIIe et XVIIIe siècles.

Pour faire un retour rapide sur l’historiographie du régime seigneurial, rappelons qu’un premier courant, amorcé par Louise Dechêne au cours des années 1970, s’est surtout attardé au fonctionnement des seigneuries ecclésiastiques (Dechêne, 1974 ; Dépatie et al., 1987). Cette approche a permis de comprendre un large pan des mécanismes de développement et de l’occupation du territoire québécois depuis les débuts de la Nouvelle-France. Le caractère économique de la seigneurie a tout particulièrement été mis en évidence par l’analyse des rapports de production. Durant plusieurs années, ce courant historiographique s’est effectué au détriment de la connaissance des seigneuries laïques (Grenier, 2005 : 15). Ces dernières recèlent pourtant d’autres aspects fondamentaux de la réalité du Québec préindustriel. Françoise Noël fait figure de pionnière en ce domaine, avec son étude des seigneuries de Gabriel Christie (Noël, 1987). Cette nouvelle orientation de recherche a permis de mettre au jour la diversité des expériences seigneuriales en sol canadien. De cette diversité découlent une pluralité et une flexibilité dans les réalités de développement en territoire seigneurial, particulièrement si ce dernier est situé en périphérie du centre de la colonie. Benoît Grenier, avec ses recherches sur la sociabilité dans le cadre des seigneuries laïques, a permis de jeter un regard neuf sur le régime seigneurial (Grenier, 2005). Il a démontré que les principaux facteurs de cette diversité sont la position géographique de la seigneurie et l’appartenance sociale du seigneur.

Suivant la modernisation de l’économie, l’application du régime seigneurial a cependant connu de profondes modifications, surtout au XIXe siècle (Noël, 1987; Coates, 2003 ; Grenier, 2005). Les dernières décennies du régime seigneurial ont en effet été marquées par les débats concernant son abolition et la libéralisation du domaine foncier. Paquet et Wallot (2007) présentent la transition du féodalisme au capitalisme comme l’un des enjeux majeurs dans le changement de la socioéconomie bas-canadienne au XIXe siècle. Selon cette approche de tendance marxiste, la transition n’a pas été une crise opposant simplement les partisans de l’ancien régime aux capitalistes progressistes. Plutôt, selon les individus, les groupes et les situations, différentes stratégies cohabitaient afin de concilier les paradoxes socioéconomiques de cette époque. En un mot, des rapports de production capitalistes ont coexisté avec d’autres de type féodal (Sweeny, 1990 ; Bernier et Salée, 1995).

La continuité entre le régime seigneurial et les suites de son abolition est par conséquent rarement mise en perspective, sinon pour souligner que certaines caractéristiques du régime seigneurial ont perduré (Grenier, 2005 ; Baillargeon, 1968). L’abolition du régime seigneurial marque symboliquement, sur les plans juridique et politique, l’entrée du Québec dans l’ère capitaliste et l’ouverture au processus d’industrialisation. Pour les acteurs en présence, ces transitions se sont cependant déroulées dans la continuité. Comme l’a souligné Morneau à propos de l’industrialisation de la région du lac Saint-Pierre, « ce processus apparaît beaucoup plus diffus, cumulatif et surtout moins rectiligne qu’on a pu le croire. Si bien qu’il y a davantage lieu de parler de continuité plutôt que de révolution. Et le monde rural n’a pas fait que s’alimenter à cette dynamique économique, il y a participé de plain-pied » (Morneau, 1999 : 2).

Cette continuité dans laquelle s’inscrit l’industrialisation trouve ses fondements dans la capacité qu’ont eue certains individus à s’adapter et à manoeuvrer dans ce monde en mutation. La question historiographique remet donc plus particulièrement en cause l’opposition territorialisée entre un Québec moderne, en processus d’urbanisation et d’industrialisation, et un Québec rural qui demeurerait attaché à des modes de production conservateurs, voire passéistes, subissant les contrecoups du régime seigneurial. Cet élément contextuel est essentiel pour comprendre l’ascension de Louis Bertrand. Il s’agit de la possibilité d’envisager non pas deux vitesses de développement, mais bien des manifestations différentes d’un même phénomène. Or, l’apport de Louis Bertrand à la production du territoire à L’Isle-Verte repose en grande partie sur sa capacité de faire le pont entre des modes d’exploitation qui paraissent divergents. Bertrand ne fait pas qu’acquérir la seigneurie, il se positionne au centre d’un commerce de terres qui permet une circulation des avoirs dans la communauté au sein d’un monde où les échanges économiques prennent une place de plus en plus importante. C’est ainsi qu’au-delà du fait proprement individuel, l’étude du cas de Louis Bertrand permet d’ouvrir une fenêtre sur le vécu de toute une population qui, par ses membres, entre – volontairement ou non – en interaction avec ce personnage incontournable. Et c’est par conséquent à travers ces échanges de terres que s’est façonné un territoire.

La question de la région au Bas-Canada

Finalement, une troisième interrogation concernait les ambiguïtés inhérentes à la circonscription de l’espace et à l’utilisation des délimitations spatiales en histoire du Bas-Canada. Si ce problème est régulièrement soulevé en regard des régions administratives qui ne permettent pas une représentation juste des différents enjeux territoriaux, il est d’autant plus complexe en histoire, du fait de la mouvance des aires administratives dans le temps. Enfin, comme le propose Kesteman, on a alors tout intérêt à considérer l’espace comme un concept relatif, changeant selon les époques et les sociétés, et plus particulièrement lié à la spécificité de toutes les instances et de toutes les articulations des modes de production dans une formation sociale (Kesteman, 1985 : 85). Plusieurs études ont d’ailleurs déjà montré que les schémas de relations conséquents aux changements de la structure socioéconomique bas-canadienne se manifestaient sous différentes formes selon leurs particularités sociogéographiques (Dessureault, 1987 : 39-55 ; Lalancette, 1987 ; Noël, 1987 ; Coates, 2003 ; Grenier, 2005 ; Paquet et Wallot, 2007).

Le territoire administratif a souvent été privilégié comme référence pour la délimitation de l’aire d’étude. La seigneurie, la paroisse, le comté ou le district servent ainsi d’ancrage territorial, à l’intérieur duquel est étudié le jeu des acteurs. Dans le cas qui nous intéresse, aucune de ces options ne s’avérait adéquate. Sur le plan administratif, le nom de L’Isle-Verte est attribué en premier lieu à la seigneurie et lui est associé jusqu’en 1854. Cependant, la délimitation seigneuriale demeure une référence inévitable, et cela, même plusieurs années après l’abolition du régime seigneurial. Au cours du XIXe siècle, d’autres divisions s’ajoutent à l’organisation du territoire. L’érection canonique de la paroisse La Décollation-de-Saint-Jean-Baptiste, communément appelée paroisse de L’Isle-Verte, a lieu en 1828. En 1845, la municipalité est érigée sous le nom de municipalité de L’Isle-Verte, mais se divisera rapidement en secteurs village et paroisse. Entre-temps, la paroisse de St-Éloi, issue d’un découpage des paroisses de La Décollation-de-Saint-Jean-Baptiste (L’Isle-Verte) et de Notre-Dame-des-Neiges (Trois-Pistoles), est érigée en 1848. Elle s’étend partiellement sur la seigneurie de L’Isle-Verte et sur celle des Trois-Pistoles, située juste à l’est (Commission de toponymie du Québec, 2010 ; Diocèse de Rimouski). Sur le plan électoral, L’Isle-Verte a appartenu à la circonscription de Cornwallis, de 1792 à 1829. Celle-ci s’étendait depuis Sainte-Anne-de-la-Pocatière à l’ouest, jusqu’à Cap-Chat à l’est, incluant la vallée du Témiscouata vers le sud. De 1829 à 1853, la limite ouest se resserre près de Rivière-du-Loup avec l’ajout de nouveaux comtés sur la carte électorale et la formation de celui de Kamouraska. Le comté de Cornwallis disparaît alors au profit de celui de Rimouski. Au moment de la réforme des comtés électoraux en 1853, L’Isle-Verte se retrouve au centre du nouveau comté du Témiscouata, découpage qui demeurera le même jusqu’en 1867 (Fortin et Lechasseur, 1993 : 168-170 ; 318). Selon les différentes fonctions occupées, le rayon d’action de Louis Bertrand pouvait s’affirmer à des échelles variables. Par exemple, si l’on prend pour référence ses activités comme maire de L’Isle-Verte, ce rayon d’action serait limité à la municipalité. Par contre, pour la fonction de député, il s’étendrait à la circonscription électorale. Ces différents rayons d’action sont autant de niveaux d’exercice du pouvoir (Thuot, 2002 : 30 ; 2008 : 97). L’utilisation du terme « région » renvoie donc aux différentes unités administratives qui se sont succédé et juxtaposé au territoire sur lequel Louis Bertrand a pu exercer une influence par l’intermédiaire de ses activités foncières.

La seigneurie aurait pu être le cadre géographique tout indiqué, puisque notre questionnement initial s’appuie sur les fonctions exercées par Louis Bertrand à partir du cadre seigneurial. Cependant, le rayonnement de ses activités foncières déborde les frontières de la seigneurie de L’Isle-Verte. On retrouve très rapidement Bertrand dans la seigneurie voisine des Trois-Pistoles, et même plus à l’est, jusqu’au Bic. Plus tard, ses activités s’étendent dans les cantons ouverts au sud des seigneuries. Par ailleurs, ce qui nous intéresse ici n’est pas le développement de la seigneurie elle-même, mais la façon dont un personnage parvient à s’imposer dans le monde régional par l’intermédiaire des possibilités qu’offrait le régime seigneurial. Nous avons donc défini un cadre territorial basé sur les activités de Louis Bertrand menées dans la région immédiate de son point d’attache, L’Isle-Verte, et principalement lorsque ces activités s’inscrivent dans le cadre du régime seigneurial ou dans sa continuité historique ou géographique. Plus précisément, il s’agit de considérer historiquement les actions de Louis Bertrand réalisées sur les mêmes territoires après l’abolition du régime seigneurial et, géographiquement, les opérations menées sur des terres tenues en canton, dont l’ouverture s’inscrit comme une extension de la seigneurie. La définition du territoire couvert par l’étude trouve donc son centre à L’Isle-Verte et se construit suivant les activités foncières de Louis Bertrand. Autrement dit, le territoire renvoie à une construction fondée sur le rayon d’action de Louis Bertrand dans un domaine d’activité spécifique. Cette façon d’aborder l’espace place l’acteur au coeur de la construction du territoire, un peu à la manière proposée par Revel, « [c]ar le choix de l’individuel n’est pas ici pensé comme contradictoire avec celui du social : il doit en rendre possible une approche différente en suivant le fil d’un destin particulier – celui d’un homme, d’un groupe d’hommes – et avec lui la multiplicité des espaces et des temps, l’écheveau de relations dans lesquelles il s’inscrit » (Revel, 1996 : 21).

Cette approche permet de pallier, du moins partiellement, les difficultés associées aux limites administratives. De plus, elle renouvelle le regard posé sur la construction de l’espace régional en abordant ce dernier à partir d’aires d’influence construites par les acteurs. Sur l’ensemble du territoire à l’est de Québec, la présence des élites locales représente un aspect fondamental de l’environnement social. La structure seigneuriale est par ailleurs intrinsèquement un système hiérarchique dont la symbolique est très significative. L’influence des familles seigneuriales dans le Bas-Saint-Laurent au tournant du XIXe siècle est un fait attesté : les Fraser à Rivière-du-Loup, les Campbell au Bic ou les Drapeau à Rimouski (Fortin et Lechasseur, 1993 : 161-162). Les modalités de leur présence et de leurs actions ne sont pas sans avoir influencé la production de l’espace. Cependant, au XIXe siècle, les modalités d’application du régime seigneurial ne permettent plus de limiter l’étude de leur présence à la seigneurie, et d’autres moyens sont nécessaires pour saisir le rôle que ces familles ont joué dans la formation des territoires.

Conclusion

Pour Louis Bertrand, l’accaparement foncier grâce aux possibilités offertes dans le cadre du régime seigneurial a été le moyen par lequel, d’une part, il a pu se hisser dans la hiérarchie sociale et participer à ce vaste mouvement d’adaptation entre deux temps, celui de l’ancien régime et celui de la modernité qui s’est mis en place au XIXe siècle (Courville et al., 1995 : 127). D’autre part, c’est ce qui lui a permis d’assurer sa reproduction familiale sur la base d’une valeur infaillible, tant sur les plans économique que social. Ce fait dépasse la simple expérience familiale. Il porte l’attention sur les modalités de la structuration de territoires sous l’influence de nouvelles élites qui arrivent et supplantent celles déjà en place. Il permet de saisir comment se construisent et se succèdent des aires de pouvoir. Bertrand se retrouve effectivement au centre d’un commerce de terres qui, au-delà des considérations sur la vie économique, participe à la formation du tissu social. Pour Louis Bertrand, la seigneurie va s’inscrire dans une vaste entreprise économique, mais elle est aussi un lieu qui permet le développement de relations sociales au niveau local et l’acquisition de prestige à l’échelle régionale et nationale. L’inscription territoriale de ses activités lui permet de s’affirmer en regard du plus vaste ensemble géographique que constitue alors le Bas-Canada.

En contexte périphérique au XIXe siècle, la seigneurie s’apparentait à un outil de développement aux multiples vertus. Bertrand a su en tirer les avantages dans un environnement où s’affirmait un libéralisme naissant, alors que plusieurs bourgeois, négociants ou seigneurs entrepreneurs revendiquaient l’abolition du régime seigneurial en le pointant comme un frein aux principes du libéralisme économique. Comme d’autres, il a simplement su utiliser les règles du régime seigneurial de façon judicieuse et de manière à en tirer profit. Sa fulgurante ascension sociale a été rendue possible en raison de l’association entre le modèle de propriété seigneuriale et le fait périphérique à ce moment précis de l’histoire.

Cette capacité d’adaptation et de manoeuvre se reflète dans ses relations sociales et d’affaires. Contrairement à l’image parfois véhiculée sur l’homogénéité des réseaux sociaux, Bertrand démontre une flexibilité qu’il faut souligner. Tout en entretenant des relations avec de grands négociants comme les Price et Caldwell, en côtoyant la classe politique, Louis Bertrand fonde son intégration dans le milieu régional en s’alliant aux habitants. En premier lieu, son mariage avec Appoline Saindon, issue de la classe populaire, est significatif. Mais, aussi, ses associations avec des cultivateurs font foi d’un pragmatisme dans ses relations sociales et d’une aisance à interagir avec différents groupes sociaux selon les besoins et les circonstances. Le domaine foncier représentait l’accès à des ressources dont l’exploitation ouvrait justement sur de nouveaux créneaux économiques en expansion. Cependant, contrairement aux grands seigneurs spéculateurs bien établis dans la vallée du Saint-Laurent, Louis Bertrand n’a jamais détenu une chasse gardée sur l’exploitation des ressources. Malgré tous ses efforts, il n’a jamais été en mesure d’empêcher d’autres entrepreneurs, marchands ou cultivateurs d’en faire autant. L’état de division en fiefs de L’Isle-Verte et l’incertitude des droits a probablement contribué à cette situation. Malgré le pouvoir qu’il détenait, il demeurait un individu dont les bases étaient probablement précaires face à l’emprise des grands négociants et du système bancaire naissant. Du moins, la chute vertigineuse dans laquelle ses fils ont été entraînés à la fin du XIXe siècle nous permet de soutenir cette hypothèse.

Dans le débat sur la continuité entre l’ancien régime et la modernité, entre la thèse de la rupture et celle de la transition [7], le cas de Louis Bertrand se pose comme un dilemme. Il représente l’archétype de la transition, traversant avec aisance le XIXe siècle et faisant le pont entre le régime seigneurial et le capitalisme. Mais il démontre aussi comment, pour manoeuvrer ce changement, il s’est avéré nécessaire de confiner les élites seigneuriales traditionnelles à un rôle de second plan, pour ne pas dire à l’effacement total. Enfin, cette question ouvre sur les différentes modalités autour desquelles s’est joué le passage à la modernité au Québec ou, en d’autres mots, la coexistence de différents processus de modernisation qui s’inscrivent et se reconnaissent au niveau de territoires aux contours variables. À cette période de l’histoire, Louis Bertrand n’était pas seul dans sa situation. Ainsi, se superposent des territoires aux délimitations certainement moins catégoriques que celles qui nous sont offertes par les frontières administratives, mais qui permettraient de poser un regard neuf sur les maillages socioterritoriaux. Certains pourraient d’ailleurs s’avérer encore parlants aujourd’hui pour permettre de mieux saisir certaines dynamiques régionales contemporaines.

Le cas de Louis Bertrand propose une approche de la compréhension des territoires, et plus largement des espaces régionaux, qui repose sur les activités foncières des élites. Par leur importance, les élites se trouvaient souvent au centre d’une foule d’activités. Au sein d’une communauté essentiellement rurale, dont l’économie était tributaire de la possession du sol, les transactions foncières sont révélatrices. Le cas de Louis Bertrand démontre notamment qu’à l’instar de leurs implications institutionnelles, l’affirmation des élites locales reposait sur le domaine foncier. En fait, il nous amène à nous questionner sur la définition et l’appartenance sociale des élites rurales, autant de dimensions à prendre en considération dans la construction de ces territoires. Nous croyons que cette approche fait état des possibilités qui s’offrent pour comprendre les dynamiques territoriales et régionales, pour les imbriquer l’une à l’autre. Si la question foncière s’est avérée ici révélatrice, il revient aux chercheurs de trouver, dans chaque lieu, des ressorts qui permettront de révéler la nature des territoires.

Enfin, cette recherche remet à l’avant-scène le fait qu’historiens et géographes s’étaient surtout intéressés aux régions centrales, notamment en raison des méthodes privilégiées, inspirées de l’histoire sérielle et quantitative. C’est donc à partir de données issues de grandes enquêtes, notamment sur la base des recensements ou des inventaires après décès, ou encore grâce à des fonds d’archives exceptionnels concernant des entités géographiques précises, comme ce fut le cas avec les seigneuries ecclésiastiques, que se sont construites certaines de nos représentations de la dualité rural-urbain ou centre-périphérie. En ce sens, l’histoire peut contribuer à l’articulation de ces notions, dont la signification demeure souvent ambiguë. Certaines réalités territoriales, notamment en région périphérique, demeurent encore dans l’ombre alors que les seules informations proviennent de monographies locales, de valeur souvent inégale selon les lieux. De nouvelles méthodes doivent donc être proposées et mises à l’essai pour que nous puissions saisir les différentes réalités territoriales, tant en milieu rural qu’en milieu urbain. Des méthodes qui nous permettent de nous interroger sur les territoires et leur construction selon différentes modalités, à partir de points de départ diversifiés, afin de saisir les différents maillages qui s’enchevêtrent à travers le temps et l’espace.

À cet égard, il semble que, pour le moment, les oppositions binaires telles que centre-périphérie peuvent encore alimenter l’historien ou le géographe préoccupé par les régions, dans la mesure où ces notions sont utilisées selon des combinaisons qui ne se limitent pas à opposer deux concepts, mais qui permettent de saisir les tensions et la complexité participant à la construction historique des territorialités. La périphérie ne peut être ici pensée, comme ce fut longtemps le cas, à la remorque du centre. Par contre, évacuer catégoriquement la réalité périphérique, c’est aussi nier le droit à la périphérie (peu importe où elle se situe et vis-à-vis quel centre) de poser un regard sur elle-même et de comprendre certains paramètres de son identité territoriale, notamment sur le plan interactionnel. S’il apparaît impératif de repenser la fonction de la dualité centre-périphérie, il importe surtout de remettre à l’avant-scène que la définition d’un territoire comporte des enjeux qui ont pour objet l’affirmation des individus et des groupes. Les oppositions binaires ont su répondre à ces préoccupations pendant un certain temps, et peuvent encore servir à mettre de l’avant de nouvelles façons de penser la construction des territorialités. C’est en effet en grande partie à travers des jeux de pouvoir et une mainmise sur l’espace que se menait au XIXe siècle l’expansion des activités humaines au Québec. Si l’historien est d’emblée confronté à cette question délicate de la définition du territoire et aux problèmes d’anachronisme que celle-ci peut poser, plusieurs géographes sont aussi préoccupés par la question du temps et de l’historicité. Le dialogue interdisciplinaire n’en demeure pas moins un défi constant.

Cette réflexion, davantage que de remettre simplement à l’avant-plan la traditionnelle question des échelles d’observation, veut scruter la construction des sens donnés à l’espace, la construction de l’espace en territoire et la place de la temporalité dans ces constructions. Avec l’éclatement des champs d’étude, la diversification des ramifications interdisciplinaires, l’avènement d’une postmodernité qui consacre l’existence du non-lieu (Benko, 2009) et du mouvement perpétuel (Bailly, 1989), l’ancrage conceptuel qui mène à la définition des objets et des problématiques de recherche semble une préoccupation fondamentale pour les sciences humaines et sociales. Une préoccupation également pour la production de la connaissance, d’une part, et plus largement pour sa conséquence sur les représentations que se forge la société d’elle-même et auxquelles contribue cette connaissance (Courville, 1993b). Notre utilisation des concepts, ou leur rejet, répond bien souvent à l’évolution même des représentations que nous nous faisons d’eux. Ainsi, suivant le désaveu du modèle centre-périphérie associé à l’idéologie développementaliste qui a marqué l’ère postcoloniale, et sa transposition au modèle politique et économique de l’État québécois à ses régions « périphériques », son utilisation dans une perspective fonctionnelle semble effectivement dépassée. Le territoire, comme unité d’analyse, propose une avenue qui semble mieux convenir à la complexité que présente l’espace. Cependant, encore faut-il être en mesure de mobiliser les outils nécessaires à la compréhension des ressorts internes qui président à la formation même de ceux-ci et à leurs interactions.