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Ce livre est l’aboutissement d’un long travail d’immersion dans un terrain particulier, celui de la favela de Mangueira. L’énergie déployée pour la production de cet ouvrage offre au lecteur une expérience de la recherche qui trouve ses racines loin dans les travaux sur les récits de vie et dans les démarches d’observation participante, telles celles de Pierre Bourdieu en Kabylie.

L’originalité du livre tient au sens particulier que l’auteure donne à ce qu’est la communauté dans une favela. Celle de Mangueira, qui inspire ce livre, est une communauté ancienne, dont l’histoire a commencé en 1862 lorsque des esclaves furent amenés de la mère Afrique. Cette terre africaine est la première figure identificatoire avancée par l’auteure pour faire connaître la communauté en question.

« Comprendre les textures du monde » (p. 22) est une des questions qui peuvent en effet frapper le lecteur à la recherche de la particularité de cette communauté et à la recherche de l’intérêt de s’y pencher. Relatant son implication, l’auteure offre, plus loin, quelques éléments de réponse : « Nous, les micro-historiens-chercheurs du biographique, nous avons un rôle éminemment politique » (p. 42). Plus que l’expérience passionnante pour un chercheur d’être à la rencontre d’un terrain particulier, elle veut faire entendre la voix de ceux qui, habituellement, n’en ont pas. C’est un objectif politique en soi. On est autant frappé par son expérience que par celle des habitants.

L’essentiel du riche matériau du livre repose sur la narration des récits de vie, rassemblés et fidèlement retranscrits, en vue de la restitution de la puissance des ressources populaires. Les récits oraux de vies en commun, à envisager dans l’originalité de leur déroulement, sont certes un terrain à découvrir mais, pour l’auteure, ils sont une occasion d’alliance. La vie et son récit « en commun » ont ainsi poussé Lucie Ozorio à se fondre dans cette communisation des expériences : celles du quotidien des habitants et celle de ses recherches. Ce qui en découle est aussi un travail « en commun ».

Dans cette favela, il s’agit de communautés plurielles, le livre le souligne bien. Se rapportant à des microterritoires, la pluralité en question n’en est que plus marquée : Colline des télégraphes, ville Espoir, Eucalyptus, Fabrique de briques sont autant de lieux qui suggèrent d’abord une forme de proximité et de covivre. L’auteure livre ce visage de « réservoir d’hétérogenèse » (p. 12) avec la vigueur que lui impose cette réalité de « l’inimagination ». Mais toutes les difficultés du vécu des habitants de la favela donnent à ceux-ci de nouvelles forces qu’ils puisent dans la communauté. C’est ainsi que surgissent ces formes de coopération et de « praxis » tout comme elles ont dû surgir et intervenir dans le quotidien pour faire bloc face aux politiques qui les relèguent: « La vie dans sa puissance agit » (p. 53). D’emblée l’auteure comprend combien l’inimagination que revendique la sage Mena « porte une autre compréhension de la ville » (p. 28).

Dès les premières pages, le « vivre et penser à Mangueira » expose cette forme de résistance aux stéréotypes que développent notamment les médias sur la prédominance de la criminalité en favela : « Nous habitons à un endroit à propos duquel on ne parle que de la violence » (p. 17).

Il est toutefois regrettable qu’entre ce contact avec Mangueira (sa résistance, ses jeux et son art) et les histoires individuelles et collectives qui la font, soit rédigé un long argumentaire sur les concepts et les idées qui fondent le raisonnement de l’auteure. La biopolitique de Michel Foucault, les récits de vie de Christine Delory-Momberger, l’historiographie de Paul Veyne et l’alliance de Gilles Deleuze nous semblent avoir pris le pas sur les trames de la culture de Mangueira tant affirmées par l’auteure. Cette césure de plusieurs dizaines de pages entre l’énoncé de la communauté et son expression (discours) peut faire croire à une recherche de légitimité qui ne sera pas sans effet sur celle des voix qu’on veut porter plus haut. Car tout l’enjeu de ce long travail est là : secouer les stéréotypes en faisant parler moins la théorie que la communauté elle-même.

Après cet argumentaire bibliographique, Ozório regroupe les récits selon des thèmes correspondant à l’essentiel de leurs contenus : partage intergénérationnel, art de vivre, narrations de la diaspora, histoires d’amour et discours de mères. Les récits ainsi livrés montrent jusqu’où peut aller la solidarité : partager son repas, faire fonctionner sa maison comme une église (p. 124), financer un centre culturel (p. 137), utiliser ses propres instruments dans la formation à la Samba (p. 104), rien que pour donner la possibilité aux gens de se rendre compte qu’ils peuvent ce qu’ils veulent (p. 138).

La lutte pour la survie devient par ce jeu de compétences, que l’auteure qualifie d’art de vivre, « une vie avec ses drames et ses trames cherchant l’expansion des pratiques de liberté » (p. 86). C’est alors que, par moments, les personnages prennent plus de visibilité que la communauté en question, mais à laquelle ils sont tout dévoués : « Ici, les gens s’aident les uns les autres. Il y a des rumeurs, l´intolérance, mais aussi la solidarité » (p. 130).

Pour écrire ces « histoires-images », l’auteure déroule, en même temps que les récits, des photos des personnes interviewées ou des scènes de « récits en commun », ce qui n’est pas sans donner vie à son discours.

Outre sa contribution au renouvellement de la « problématique périphérique », car il ne faut pas oublier que la favela en est une des expressions, le défi auquel invite Lúcia Ozório se trouve précisément dans les pistes révélées par le vécu à Mangueira afin que la communauté arrive à être pensable autrement. En plus d’offrir au lecteur un nouveau panorama sur la socialisation et la solidarité des habitants de Mangueira, l’intérêt de ce livre aura été d’éclairer davantage nos espaces habituels de compréhension et d’appréhension des favelas.