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Le Nord nous habite, nous qui n’habitons pas le Nord. Je me faisais cette réflexion lors d’un colloque qui réunissait chercheurs, fonctionnaires, entrepreneurs, étudiants et gestionnaires, les uns et les autres ensemble pour réfléchir sur les plans stratégiques à établir, les priorités à choisir, les réseaux à tisser afin de bien positionner la recherche scientifique avec la venue du Plan Nord [1]. Comme c’est souvent le cas lors de tels événements, c’est dans les interstices du programme officiel que les vraies choses se discutaient. Par chance, notre doyen et penseur de la recherche nordique – Louis-Edmond Hamelin – était parmi nous. Au fil d’une conversation où quelques personnes réunies en cercle badinaient sur des choses sérieuses – l’avenir du territoire, le réchauffement climatique, les modèles de développement pour le Nord et le rôle des chercheurs pour orienter au mieux ce grand chantier qui, avec ou sans nous, est en marche – M. Hamelin remarqua du tac au tac que, s’il existait des quantités de recherches sur le Nord, nous demeurions, en somme, face à un déficit d’idées.

L’affirmation nous a cloué le bec, mais ceci parce qu’elle exigeait un temps de réflexion. Est-ce que les chercheurs nordiques manquent d’idées, peut-être même d’imagination ? Pourtant, combien d’études ont démontré avec beaucoup de justesse que le Nord lui-même était une idée (Grace, 2002 ; Hulan, 2002 ; Chartier, 2007 et 2008). Et que dire de tous ces penseurs, écrivains, politiciens autochtones qui opposent à cette idée du Nord élaborée par le Sud – celle d’un espace à occuper ou d’une frontière à repousser – un Nord qui, un peu comme la face cachée de la lune, existe en ses propres termes et bien indépendamment du cercle étroit où les perspectives allochtones se bousculent (Highway, 1998 ; Watt-Cloutier, 2006 ; Cree Plan Nord, 2011 ; Société Makivik, 2011) ?

Non, il ne fait aucun doute que les idées du Nord prolifèrent et, pour beaucoup de chercheurs, il s’agit justement de contrer ces conceptions de l’imaginaire par des faits ; c’est pourquoi, le plus souvent possible, nous ne nous avançons que sur des bases empiriques. Mais le sens de la remarque de Louis-Edmond Hamelin, je crois, réside ailleurs. Si les idées du Nord nous envahissent, parfois même jusqu’à nous égarer, qu’en est-il des idées pour le Nord ? En 1976, le géographe nous avait donné une grande idée qui se présentait sous un humble mot : « nordicité ». La force de son concept résidait en partie dans le fait qu’il s’agissait à la fois d’une idée neuve du Nord, mais d’une idée aussi pour le Nord. Hautement pragmatique, le néologisme d’Hamelin désignait le niveau polaire dans l’hémisphère boréal [2]. Mais le concept de nordicité désigne aussi un ensemble de perspectives mentales sur cette région. En bon linguiste, Hamelin nous conviait à une exploration de nos modes de connaissance : « L’intervention de l’intelligence n’est ni neutre ni vierge. L’objet extérieur ne s’imprime pas purement et simplement ; il passe par des schèmes intermédiaires qui facilitent ou non l’aventure dont il a pu être le départ » (Hamelin, 1976 : 23). Le concept de nordicité révèle les contours culturels de l’espace physique et symbolique qu’est le Nord. En 2013, l’appétit du Québec et du Canada pour les ressources boréales ramène une fois de plus au coeur de nos recherches la question des perceptions et désignations du Nord, posée par Hamelin, il y a plus de 30 ans.

Quelles idées, donc, élaborer pour le Nord ? Pour son développement social ? Pour la juste distribution des risques et bénéfices du développement ? Pour la conservation de sa faune et de son milieu de vie ? Pour la sécurité alimentaire, l’amélioration des conditions de santé, d’éducation, de gouvernance… Il faut peut-être sortir des cadres familiers pour, justement, trouver les bonnes idées. En 1998, le designer canadien Bruce Mau avait lancé son Manifeste incomplet pour la croissance (Mau, 1998). Celui-ci contenait 43 aphorismes exprimant les croyances, stratégies et motivations sous-tendant sa démarche de recherche et création. Pour Mau et ses collègues, la tâche principale du designer est de solutionner des problèmes et, ce faisant, améliorer la condition humaine : j’ose croire que les chercheurs nordiques se donnent la même mission [3]. Au point 35, le manifeste de Mau nous invite à l’imitation : « Imitate. Don’t be shy about it. Try to get as close as you can. You’ll never get all the way, and the separation might be truly remarkable » (Mau, 1998). C’est ce que je propose de faire dans le texte qui suit : imiter la démarche du manifeste, mais aussi la métisser avec la pensée de Louis-Edmond Hamelin et autres penseurs nordistes. Certains des concepts et processus que j’identifie sont déjà intégrés aux programmes de recherche actuels, car nombre de chercheurs nordiques travaillent activement à orienter le virage qui est en train de se faire. La première partie constitue une réflexion large sur le(s) nord(s) autochtone(s) alors que la deuxième identifie des pratiques qui, en lien avec cette réflexion, pourraient orienter la recherche. Voici donc 10 idées pour le Nord, pour le débat, pour l’échange, pour avancer ensemble au-delà des paralysies vers d’autres concepts et, essentiellement, d’autres actions.

Les lieux

1. Un espace « écouméné »

En référence aux relations entre le Nord et le Sud du Québec, Louis-Edmond Hamelin affirmait : « Les non-Autochtones construisent des fleurons de leur propre culture en pénétrant au-delà de la vallée du Saint-Laurent. Ces lancers pionniers répondent-ils à l’appel de la théorie du Secteur suivant laquelle on peut s’étendre sur les terres se trouvant vis-à-vis ou contiguës, unilatéralement déclarées nullius pour la circonstance ? » (Hamelin, 2009 : 8). Pour certains, le Plan Nord représente le dernier de ces lancers pionniers puisqu’il reposerait sur une volonté « d’ouvrir le Nord » [4]. Au-delà des automatismes de langage, qui changent moins rapidement que les réalités, l’expression souligne la réelle difficulté d’implanter une idée du Nord en tant qu’espace déjà « ouvert », c’est à dire humanisé, « écouméné ». Qui plus est, les représentations cartographiques de l’écoumène canadien contribuent à la construction et au maintien d’un puissant géosymbole : celui d’un Nord qui – parce qu’il n’est pas densément peuplé – se présente comme un vide. L’idée de terra nullius se décline encore aujourd’hui à travers une sémantique de la fermeture, du vide et de l’inoccupation (pour des exemples de ces représentations cartographiques, voir Weiss et al.)

Pour les sociétés sédentaires, humaniser l’espace, c’est surtout l’habiter et le construire. Ainsi, les structures culturelles, sociales, politiques et économiques reposent essentiellement sur le milieu bâti. L’écoumène désigne généralement les régions où l’on trouve des établissements permanents ainsi qu’une constellation de zones de travail et d’infrastructures de production. Dans sa typologie de l’écoumène canadien « de base », Hamelin parle d’un ruban discontinu et non calibré représentant seulement 20 % du Canada terrestre, mais où se retrouve presque la totalité de la population canadienne, soit 99 % (Hamelin, 1966 : 46). Cet écoumène de base constitue donc un espace « peu profond » sujet à la forte attraction du géant américain ; une sorte de « deuxième étage d’un édifice nord-américain dont le plain-pied est aux États-Unis » (Ibid.). Dans ce contexte, on peut comprendre la volonté de la base (canadienne ou québécoise) d’étendre et de consolider son écoumène dans la direction géographique opposée. Projetés par la base, les lancers pionniers tenteraient d’implanter des noyaux d’appui qui fonctionneraient comme des têtes de pont similaires à ce qu’ont été les villes de Québec, Trois-Rivières et Montréal entre lesquelles les colons de la Nouvelle-France ont fait oeuvre de densification (Courville, 2000). Dans cette logique d’humanisation, le vide territorial représente autant de ruptures dans l’écoumène : « Entre des cellules vivantes, le vide pèse » (Hamelin, 1966 : 48). Ouvrir le Nord, c’est en quelque sorte combler ce vide, resserrer les mailles de l’espace par des habitats, infrastructures, exploitations et réseaux de toute nature. L’écoumène est ici perçu d’abord et avant tout comme un espace politique et économique, et sa dimension culturelle – qui est hautement structurante dans la constitution des milieux de vie, et ceci, au sud comme au nord – est occultée.

Afin d’intégrer pleinement les territorialités autochtones, la notion d’écoumène doit être élargie jusqu’à englober l’héritage du nomadisme : pour les sociétés nomades, les dimensions économiques, politiques et culturelles de l’espace fonctionnent nécessairement comme un tout. La vision de l’espace en tant que vide à combler représente une infime partie des liens possibles entre les humains et les milieux. Ces liens peuvent certes être de nature technique et pragmatique, mais ils se déclinent aussi de manière sensible et symbolique, car la culture « anime » le territoire (Bonnemaison, 1981). Au fil des générations, les pratiques des Inuits et des Premières Nations ont tissé un vaste filet de signes en territoire dont certains sont visibles et d’autres pas. Aux lieux physiques (sentiers, portages, voies de migrations humaines ou animales, sites de collecte de matériaux, de rassemblements, de sépulture, etc.) se greffe un patrimoine immatériel (histoire orale, légendes, toponymes, savoirs pratiques, méthodes de transmission, cosmologie, spiritualité, etc.). Comme le souligne Taamjusi Qumaq, cette appropriation culturelle rejoint également les espaces maritimes :

Nos ancêtres utilisaient vraiment beaucoup notre territoire, parce qu’ils connaissaient dans son entièreté toute l’inuit nunangat, toute la région où il n’y a pas d’arbres. Et celle-ci, toute la partie maritime de la région où il n’y a pas d’arbres, ils la connaissaient aussi, en essayant de l’avoir pour source de vie. Ainsi donc, ils connaissaient beaucoup de territoires marins, parce qu’ils les utilisaient abondamment.

cité dans Dorais 2008, p. 18

Dans ces espaces fortement culturalisés, le vide existe peu ou pas. La prise en compte des réalités autochtones appelle nécessairement la question : vide de quoi ? Souvent vide d’infrastructures bâties, un tel espace regorge pourtant de repères culturels qui, en continuité avec le présent, structurent et orientent les modes de vie.

2. Des territoires organisés

La vision sédentariste qui entretient le géosymbole d’un Nord vide nous amène également à penser cet espace comme non organisé. Au Québec, le fait que toute région dont la gestion n’est pas assurée par une municipalité régionale de comté (MRC) soit désignée comme « territoire non organisé » illustre l’emprise du Sud pour ce qui est de caractériser l’occupation territoriale à l’échelle de la province [5]. Et pourtant, là où le regard allochtone perçoit encore trop fréquemment une expansion géographique abstraite, les gens du Nord qui fréquentent le territoire verront plutôt une trame complexe tissée entre une multiplicité de lieux, repères, itinéraires et ressources ; bref non pas un espace laissé à lui-même, mais bien un territoire dont les parties sont hiérarchisées et organisées entre elles par l’interdépendance et la répétition des pratiques. Humanisé par les Inuits et les Premières Nations, dont l’histoire précède longuement l’ère coloniale (Dickason, 1996), le Nord est bel et bien un territoire vécu plutôt qu’un espace abstrait. La différence entre les deux n’est pas qu’une simple subtilité de langage ; sa prise en compte représente la clé de voûte d’un développement commercial qui serait relié aux intérêts sociaux.

L’organisation territoriale des peuples autochtones s’est inscrite dans le cycle saisonnier, orientant l’utilisation du territoire à différents moments de l’année : loin d’être aléatoire, le nomadisme est un mode d’exploitation systématique basé sur des modalités complexes de préservation, culture et récolte des ressources du milieu (Tanner, 1979 ; Berkes, 2008). Dans son texte intitulé « L’Imaginaire des Grands Voyages indiens » (2003), Hamelin nous rappelle que c’est en occupant l’espace de façon extensive que les amérindiens établissent une territorialité qui lie le sud et le nord du Québec-Labrador. Ce faisant, « ils posent les premiers gestes de l’unité spatiale de la péninsule » et cette autochtonité antérieure constitue « la base très signifiante de l’autochtonité d’aujourd’hui » (p. 59). Au même titre que la sédentarité sédimente, au fil des siècles, autant de « genres de vie » et enracine de « petits pays » (Vidal de la Blache, 1903), la mobilité géographique des autochtones dessine les contours des grands pays que sont les territoires ancestraux. La distinction établie par Claude Raffestin entre espace et territoire s’applique donc au Nord autochtone : lorsqu’il est investi par les intentions et pratiques des acteurs, l’espace – qui est une réalité préexistante et indépendante des humains – devient un territoire (Raffestin, 1980 : 3). Parce qu’il est la somme de plusieurs échelles de relations, le territoire est également pluriel (dené, inuit, anishnabe, cri, innu, naskapi et en partie allochtone) et donc empreint de dynamiques de pouvoir. Qui plus est, chacune des aires culturelles qui composent le Nord est en elle-même un territoire organisé.

Bien que son utilisation se soit transformée au fil du temps, la vastitude des aires ancestrales de parcours n’exclut pas sa connaissance intime par ceux et celles qui la fréquentent, ou l’ont fréquentée. En effet, l’usufruit de la terre tisse « une relation d’intimité et de fidélité » (Hamelin, 2003 : 59). Cette notion d’intimité est reprise par Louis-Jacques Dorais lorsque, s’appuyant sur des témoignages inuit, il met en contraste la vision allochtone du Nord comme une terre sombre, stérile et glacée avec celle des Inuit pour qui le même espace est fécond et empreint d’une valeur positive, car ils y sont directement rattachés : « Nous sommes donc en face d’un monde où tout est dans tout, le macrocosme rejoignant le microcosme au sein de l’être humain. Ce dernier apparaît ainsi comme l’occupant privilégié – mais non exclusif – de la terre nordique, qui ne se constitue en nuna véritable que dans la mesure où il la parcourt et l’habite » (Dorais, 2008 : 12). Une telle intimité produit nécessairement des liens affectifs. En plus d’être une base matérielle de subsistance, le territoire affecte émotionnellement les individus. Mendy Bossom exprime cette affectivité lorsqu’elle décrit la relation des Ilnuatsh à la forêt :

Elle est mon sol et mes racines. / J’entre dans la forêt par le chemin qui mène aux anciens. / Elle est notre lieu. C’est là que nous vivons vraiment, nous, les gens de la forêt. / Elle nous a grandi. Sa nourriture, son souffle habite mes os. / Elle est un territoire vivant. Chaque espace, chaque bout de terre et d’air, est occupé d’une présence immense. / Comme si toute la vie me traversait lentement, pour tout le temps [6].

Bien sûr, un tel attachement n’est pas le seul apanage des peuples autochtones. L’écoumène du Sud génère lui aussi des liens émotifs pour les gens qui l’habitent. Face à une nouvelle phase de développement du Nord, le défi est de reconnaître et d’accorder à chaque groupe culturel son territoire identitaire. Le géographe français Joël Bonnemaison a décrit de façon remarquable comment, au Québec, les enjeux du multiculturalisme s’articulent avec l’aménagement du territoire :

Mais, de même qu’il est une réalité historique, l’espace culturel est, par la somme de ses territoires, une réalité inscrite dans la terre. Espace vécu à travers une certaine vision et sensibilité culturelle, le territoire se construit à la fois comme un système et un symbole. Un système parce qu’il s’organise et se hiérarchise pour répondre aux besoins et fonctions assumés par le groupe qui le constitue. Un symbole parce qu’il prend forme autour de pôles géographiques qui représentent les valeurs politiques et religieuses qui commandent sa vision du monde.

L’originalité et la force des Canadiens français tient à leur enracinement dans un territoire contrôlé et édifié en sanctuaire. Il ne s’agit pas tant d’un combat (nationaliste) que de l’affirmation d’une identité poussée jusqu’à son terme. Par là se joue le destin de la diversité culturelle d’un continent entier et avec lui celui des autres minorités ethniques nord-américaines. Le rêve de l’Amérique anglophone, centralisante et capitaliste passe en effet par l’assimilation des territoires ethniques et culturels, c’est-à-dire par leur élimination. Entre l’Amérique-espace et l’Amérique-territoire s’est ouvert un vaste débat qui n’en finit pas de durer.

1981 : 258

Au Québec, tout comme au Canada, le débat qui n’en finit pas de durer s’articule entre le Nord-espace et le Nord-territoire. Depuis son lancement en 2008, beaucoup d’observateurs se questionnent à savoir si le Plan Nord constitue une autre phase du rêve de l’Amérique, cette fois francophone. Le développement du Nord a souvent été un vecteur de centralisation des pouvoirs dans l’espace laurentien. Le recherche nordique contribue-t-elle à cette centralisation ou, au contraire, est-ce qu’elle constitue un outil d’affirmation et de soutien à la diversité des territoires ethniques ? Les Québécois francophones luttent pour préserver leur espace culturel, mais doivent-ils l’élargir, selon les modèles occidentaux d’exploitation des ressources, jusqu’à la limite nord de la province ? En cette nouvelle phase de planification territoriale, le développement économique pourrait se décliner non pas comme une rupture obligée avec le territoire culturel autochtone, mais comme un outil de plus pour le préserver, le mettre en valeur et le transmettre entre les générations. Les chercheurs nordiques ont un rôle à jouer dans ce processus, pour peu que leurs travaux reconnaissent et intègrent la morphologie culturelle de cette région.

Les recherches

3. Apprenons la grammaire du territoire

Y a-t-il suffisamment de Nord dans nos études nordiques ? Devant une région aussi complexe et diversifiée, la recherche entraîne des impératifs, notamment celui de la spécialisation. Ainsi, les sciences de l’environnement et les sciences sociales ont cheminé depuis des décennies sur des voies parallèles. Aujourd’hui, les croisements se multiplient et façonnent des convergences vers une question fondamentale : qu’est-ce que le territoire pour les peuples du Nord ? Quelles sont les lignes de force qui l’organisent ? Quelles ont été les modalités de ses transformations d’hier à aujourd’hui ? À défaut d’approfondir ces questions, le risque est grand de reproduire les schèmes de développement qui cadrent mal avec les réalités du Nord.

Louis-Edmond Hamelin (2009 : 6) décrit les éléments structurants de la territorialité laurentienne en ces termes :

Le Québec du Sud repose sur des critères forts, tels l’Occident européen, la langue française, les influences historiques du catholicisme et du rang d’habitat, l’allongement du territoire, l’attachement au fleuve Saint-Laurent, l’hiver saisonnier, le siège du gouvernement, les partis politiques et, plus récemment, la puissance économique, la montréalisation, le leadership étatique et le rayonnement culturel à l’extérieur ; au-dessus de tout s’exprime une intense conscience d’existence.

Quelle est donc la grammaire, c’est-à-dire l’organisation des éléments constitutifs, des territorialités autochtones du Nord ? Les géographes culturels et les anthropologues ont produit de nombreux travaux sur le sujet, et les aînés et porteurs de culture dans chaque communauté maintiennent et transmettent ces connaissances (entre autres Collignon, 1996 ; Dorais, 1996 ; Saladin d’Anglure et Morin, 1996 ; Blaser et al., 2004 ; Clammer et al., 2004 ; Lacasse, 2004 ; Saladin d’Anglure, 2004 ; Scott, 2004) [7]. À défaut de pouvoir en faire une recension exhaustive ici, on peut affirmer que le savoir vernaculaire géographique des peuples du Nord est tributaire, entre autres, des éléments suivants (cultures amérindienne et inuite confondues) : l’héritage du nomadisme, de la culture orale et des ontologies non dualistes ; les systèmes de partage et de relations ; l’autochtonie ; l’adaptation ; les ressources du froid ; l’alignement régional circumpolaire ; les régimes saisonniers de clarté et de noirceur (nuit et jour polaires) ; les mammifères marins ; les migrations des caribous ; la banquise ; la forêt boréale ; la pression du réchauffement climatique et du développement ; le régime des terres (catégories 1, 2 et 3 de la Convention de la Baie James et du Nord québécois) ; les échelles de gouvernance politique (Eeyou Istchee, Nunavik, Nitassinan) ; l’attraction des villes et centres régionaux (Val d’Or, Kuujjuaq) ; la gestion interethnique du territoire ; les mécanismes internationaux pour les droits autochtones ; la langue ; la toponymie ; etc.

Pour les chercheurs nordiques, et pour toute personne appelée à agir dans le Nord, prendre en compte de tels éléments, c’est s’inscrire dans le sens du territoire. Dans ses travaux, le géographe Augustin Berque nous invite à dépasser le carcan du positivisme dans l’étude des milieux humains en proposant une approche phénoménale qui intègre la nature simultanément matérielle et subjective des paysages. S’appuyant sur la philosophie de Martin Heidegger, il souligne le rapport étroit entre cosmologie et milieu physique : « Monde et terre sont essentiellement différents l’un de l’autre, et cependant jamais séparés. Le monde se fonde sur la terre, et la terre surgit au travers du monde » (Heidegger, cité dans Berque, 2000 : 7). Par conséquent, « les termes dans lesquels nous saisissons les choses » (Ibid.) sont inséparables de leur réalité. À quels mondes nous renvoient les termes d’environnement, sila (voir Attituq Qitsualik, 1998), ressource, terre mère, Eeyou Istchee ou Nitassinan ? Quels sont les hybrides possibles ? En apprenant les grammaires du territoire dans les termes locaux, les chercheurs ne peuvent qu’enrichir leur démarche et mieux aligner leurs travaux de recherche avec les valeurs et priorités du milieu.

4. Pluralisons notre pensée

Dans le contexte politique et légal qui prévaut aujourd’hui au Canada, cette approche est non seulement souhaitable, mais elle constitue un prérequis. En 1982, la Charte canadienne des droits et libertés reconnaît et confirme les droits ancestraux ou issus de traités des peuples autochtones [8]. De même, les traités conclus en régions nordiques et l’avancement des revendications territoriales globales créent un contexte où la gestion interethnique du territoire et des ressources représente une obligation. Comme nous le rappelle Louis-Edmond Hamelin, « aucun groupe ne sort de l’aménagement polyethnique du pays » car, dans les faits, « le Québec n’a pas la capacité constitutionnelle de faire comme s’il était le seul propriétaire des terres et des ressources » (1999 : 7 et 32). Si le pluralisme est un aspect incontournable des sociétés d’aujourd’hui, les outils qui permettent de l’intégrer pleinement dans nos actions sont souvent mal maîtrisés, ou mal compris. Cette difficulté repose en partie sur l’héritage du colonialisme qui, à sa base, s’érige sur un paradoxe : alors que l’expansion économique et politique des États européens au cours des derniers siècles a favorisé le contact et le métissage entre des sociétés grandement diversifiées, le colonialisme est un système érigé sur une pensée unique. Parce qu’il n’existe pas à l’image du colonisateur, le monde du colonisé ne peut pas être reconnu et valorisé dans ses propres termes. Le colonisé est toujours l’envers négatif du colonisateur avec pour résultat qu’il doit, au pire, disparaître ou, au mieux, s’assimiler ; ce qui équivaut à une autre forme de disparition (Memmi, 1966). Entre ces deux extrêmes, le métissage est un processus qui suit assurément son cours, mais son acceptation est loin d’être garantie (Laplantine et Nouss, 2001).

Le pluralisme, quant à lui, s’appuie sur une prémisse qui s’oppose à la pensée coloniale : celle que tous les êtres ne dépendent pas d’une réalité absolue et, par conséquent, que les subjectivités et modes d’organisation sociale sont multiples. Selon leur champ d’activité, les chercheurs nordiques déploieront différentes approches et méthodes pour s’inscrire dans cette réalité, à condition qu’ils la reconnaissent. Quels aspects de la recherche, de l’aménagement ou du développement du Nord relèvent toujours de la pensée unique ? Quels aspects intègrent au contraire une vision pluraliste du monde et des phénomènes géographiques ? Que ce soit dans la conception d’un projet de recherche, d’un plan d’aménagement, ou d’un Plan Nord, « penser l’autre » (Martin et Casault, 2005) dans la structure décisionnelle, dans les échéanciers de travail, dans la langue de communication, dans les modalités d’échange, dans les lieux de réunion, etc. est un exercice subtil qui demande une attention constante à la subjectivité des acteurs – c’est-à-dire à leur contexte géographique, leur parcours personnel, professionnel ou académique, de même que les opportunités et contraintes qui régissent leur capacité d’agir. Certes le pluralisme pose des défis de taille pour toute forme de gouvernance. Toutefois, après de longues décennies de politiques assimilationnistes par le gouvernement canadien – Loi sur les Indiens, création des réserves et conseils de bande, relocalisation et sédentarisation, écoles résidentielles, etc. – le pluralisme est un rempart nécessaire pour contrer l’assimilation et pour atténuer les séquelles du colonialisme.

5. Développons l’amphidisciplinarité

Pour continuer d’élargir l’horizon du pluralisme, les chercheurs disposent déjà d’un riche bagage méthodologique. Depuis plusieurs années, l’interdisciplinarité s’impose comme une approche incontournable pour étudier la complexité des enjeux liés au Nord : santé ; changements climatiques ; boom démographique ; mixité des modes de subsistance ; transformation des régimes d’occupation territoriale ; adaptation et expansion des infrastructures urbaines, de communication et de transport ; intégration aux marchés mondiaux et ses effets sur la langue, l’emploi, l’éducation, la transmission culturelle… Autant de dossiers urgents qui font obligatoirement appel à de multiples disciplines, car il faut non seulement fournir des données adéquates pour orienter au mieux les solutions, mais aussi et surtout poser les bonnes questions. Chercheurs, gestionnaires et intervenants du milieu doivent faire preuve de créativité, car le contexte d’aujourd’hui est inusité à bien des égards.

Au sein des études nordiques, l’interdisciplinarité ne se résume pas uniquement aux échanges entre les chercheurs universitaires issus de diverses disciplines : au cours des dernières années, la construction de passerelles entre les sciences dites empiriques et les savoirs dits traditionnels a été l’un des moteurs principaux de l’avancement et de la diffusion des connaissances, et ceci, autant à l’échelle locale qu’internationale (Lévesque, 2002 ; Wenzel, 2004 ; Tester et Irniq, 2008). Pourtant, la mise en commun des perspectives entre différents détenteurs de savoirs n’est qu’un premier pas vers le pluralisme. En effet, l’interdisciplinarité peut comporter certaines limites lorsqu’elle fonctionne comme un simple mécanisme de traduction d’une pensée « autre », le plus souvent minoritaire, dans les termes propres à un système de référence dominant. Lorsque l’approche disciplinaire d’origine demeure fixe et imperméable à toute transformation, l’interdisciplinarité ne mène pas forcément à une plus grande diversité de perspectives. Loin d’être anodin, le sens de l’intégration devient alors un enjeu de pouvoir : lequel domaine ou discipline de référence – entre les savoirs autochtones et les savoirs universitaires, entre les sciences naturelles et les sciences sociales et humanités – se constituera en une force active d’intégration ou, à l’inverse, devra se contenter d’être intégré ? Certains auteurs énoncent une mise en garde contre ce qu’ils qualifient de « métissage passif », c’est-à-dire un échange à sens unique où les savoirs minoritaires sont rendus commensurables avec l’ontologie dominante et, ce faisant, servent à la renforcer au lieu de la remettre en question [9]. Au nord, le métissage passif se profile encore trop souvent dans les études environnementales lorsqu’elles abordent seulement les savoirs autochtones qui ont trait aux aspects empiriques du territoire : les valeurs, l’éthique et la cosmologie qui donnent sens au territoire et articulent l’univers physique et culturel dans lequel les ressources sont enchâssées, sont alors perçues comme débordant du cadre d’analyse environnementale puisque, supposément, elles relèvent d’autres domaines de recherche, notamment l’histoire, l’ethnographie ou les sciences religieuses. Une telle division, qui appartient à la tradition scientifique cartésienne, désarticule le fondement même de l’éthique environnementale autochtone. Par conséquent, pour maintenir l’intégrité des savoirs autochtones, l’intégration devrait donc se faire en sens inverse ou, à tout le moins, dans les deux sens.

Même si les termes « interdisciplinarité » et « multidisciplinarité » sont souvent utilisés de manière interchangeable, le dernier implique un pas de plus vers la décentralisation des systèmes de connaissance dominants. Alors que l’interdisciplinarité implique un va-et-vient entre deux pôles disciplinaires essentiellement fixes, la multidisciplinarité évoque un mouvement plus large et plus circulaire. La différence sémantique peut être conçue comme un passage d’un environnement binaire à un environnement pluriel. Il ne s’agit pas ici de sous-estimer la valeur des disciplines dans la formation scientifique : la spécialisation permet de cibler les objets de connaissance, d’en approfondir la compréhension et ainsi d’acquérir l’expertise et l’autorité nécessaires pour analyser des phénomènes complexes. Toutefois, l’acquisition de savoir dépend aussi d’une certaine flexibilité envers la frontière qui circonscrit une discipline : l’interdisciplinarité invite les individus à voyager de part et d’autre de cette frontière, mais le chercheur réellement multidisciplinaire poussera l’expérience jusqu’à développer une égale aisance dans les univers que cette frontière sépare et relie. À ce titre, les chercheurs nordiques ont sûrement encore un bout de chemin à faire. Après nous être engagés dans la voie de l’interdisciplinarité, pour ensuite pousser plus avant dans les approches multidisciplinaires, le moment est peut-être venu pour nous de tenter ce que Louis-Edmond Hamelin appelle « l’amphidisciplinarité » :

L’accroissement d’un savoir pertinent ne peut se passer de recherches pointues, mais celles-ci ont tendance à occuper la totalité du champ scientifique ; par la suite, elles influencent la nature des décisions, le type de structures à mettre en place ainsi que les faits de gestion ; ainsi, chaque projet semble mené selon des pensées sectorielles de sorte que peu d’une conception globale des choses se retrouve dans l’espace finalement aménagé […] S’avèrent donc nécessaires un savoir-penser de même qu’un personnel ayant un horizon amphidisciplinaire.

Hamelin, 2009 : 35-36

Ce néologisme s’inscrit dans le registre de l’amplitude, de la diversité, de l’adaptabilité et de la mobilité. À l’aise sur terre et dans l’eau, la grenouille et le phoque sont amphibiens. Leur circulation dans ces deux sphères n’est pas le symptôme d’une mutation incomplète, mais bien l’expression de la nécessaire continuité d’un milieu dans l’autre. Quelle que soit sa spécialisation d’origine, le chercheur amphidisciplinaire oxygène sa discipline et contribue à son renouvellement. Il amplifie son domaine en s’alimentant à d’autres, et ceci, avec la même rigueur. Au lieu d’épurer son terrain d’analyse, un tel chercheur tisse un réseau solidaire entre le monde objectif et le monde phénoménologique, entre les faits abstraits et leur perception subjective. Les dynamiques des environnements physiques, des valeurs et de l’éthique sont autant de rayons d’une même roue qui s’active. Ne niant aucun de ces rayons et s’alimentant plutôt à leur complémentarité, l’approche amphidisciplinaire peut nous emmener vers une connaissance enrichie des environnements nordiques et proposer une gestion qui intègre pleinement les dimensions économiques, écologiques, politiques et culturelles du milieu.

6. Valorisons la « petite science »

Une telle intégration appelle forcément une vision sociale et participative de la science. Au cours des dernières années, les pratiques de cogestion des ressources ont enrichi les méthodes scientifiques : des approches collaboratives émerge le concept de « science citoyenne » (Sui et al., 2013), qui aborde la complexité des niveaux de participation des acteurs locaux à la production des connaissances. En 1969, l’échelle de participation de Sherry Arnstein distinguait la non-participation, la fausse inclusion (tokenism) et le pouvoir citoyen comme autant de degrés ascendants du processus participatif en aménagement. Dans la même optique, la science citoyenne identifie quatre niveaux d’implication des participants : au premier niveau, la communauté est vue comme une simple source d’information (crowdsourcing) ; le niveau deux élargit cette contribution jusqu’à l’interprétation (distributed intelligence) ; au niveau 3, les citoyens participent à la définition des questions de recherche et à la collecte d’information (participatory science) ; finalement, le niveau 4 pousse la collaboration jusqu’à impliquer tous les acteurs dans l’analyse et la diffusion des résultats [10]. L’équilibre à maintenir entre la protection et l’exploitation du territoire ne peut être défini en faisant abstraction du contexte dans lequel les ressources sont enchâssées ; en intégrant le milieu social dans toutes les étapes d’un projet de recherche, et en favorisant son appropriation par les populations concernées, la science citoyenne constitue un rempart de plus contre la décontextualisation des données.

Ainsi, la science participative, malgré ses défis, permet une démocratisation des savoirs et donc de leur application politique car, au Canada comme au Québec, la recherche nordique a toujours été un maillon-clé de la gouvernance étatique, ceci en raison d’une économie fortement basée sur l’exploitation des ressources [11]. La pleine participation des communautés autochtones à la recherche nordique constitue un moyen de plus pour cheminer vers des économies durables, mais elle implique un certain questionnement quant à l’ampleur des projets de recherche. En effet, quelle est la dimension idéale d’une initiative de recherche (autant au niveau de l’équipe que du financement) afin d’assurer une participation optimale des gens des communautés ? Lorsqu’elles sont caractérisées par une approche « épique » à la science, les études nordiques tendent à perdre de vue les préoccupations locales. Dans un article récent, le physicien Steven Weinberg se réfère à la découverte du noyau de l’atome par Ernest Rutherford en 1911 pour réfléchir sur la relation entre l’ampleur des moyens déployés et la qualité des résultats. Pour arriver à cette découverte marquante, l’équipe de Rutherford ne comptait qu’un stagiaire postdoctoral et un étudiant de premier cycle : « This was great science, but not what one would call big science » (Weinberg, 2012). En 1961, Weinberg soulignait déjà les dangers de l’inadéquation entre les intérêts des citoyens et la Big Science financée par l’État. Plutôt que de répondre aux besoins des populations, les projets monumentaux ont souvent pour fonction première de symboliser la grandeur d’une nation :

When history looks at the 20th century, she [sic] will see science and technology as its theme. She will find in the monuments of Big Science – the huge rockets, the high-energy accelerators, the high-flux research reactors – symbols of our time just as surely as she finds in Notre-Dame a symbol of the Middle Ages. She might even see analogies between our motivations for building these tools of giant science and the motivations of the Church builders and the pyramid builders. We build our monuments in the name of scientific truth, they built theirs in the name of religious truth; we use our Big Science to add to our country’s prestige, they use their Churches for their cities’ prestige.

Weinberg, 1961 : 161

À la fois une industrie et un outil d’affirmation politique pour les gouvernements canadien et québécois, la recherche nordique doit-elle en plus servir les récits de construction nationale émanant du Sud ? Où placer et comment prioriser les besoins des populations locales dans un tel tableau ? La valorisation de projets de recherche de nature plus restreinte et avec des retombées locales est peut-être une première piste de solution.

7. Adonnons-nous à la slow research

Le fait de réfléchir sur les échelles de la recherche nordique nous amène à prendre en compte un autre facteur pour l’optimisation de ses retombées : il s’agit du facteur temps. Selon leur champ d’activité, bien des chercheurs ont l’impression de chevaucher une monture qui s’emballe, parfois même jusqu’à devenir incontrôlable. L’extrême rapidité des changements climatiques instaure un climat d’urgence dans lequel les chercheurs sont contraints à travailler : il est impossible de nier la gravité des processus en cours et, comme plusieurs le soulignent, l’heure n’est déjà plus aux tentatives de renversement des tendances, mais plutôt au développement des moyens d’adaptation (Ford et al., 2012). Et pourtant, la rapidité avec laquelle les équipes de recherche peuvent livrer des données n’est pas toujours une garantie de la qualité de celles-ci ; dans certains cas, cette course contre la montre pour la production et la diffusion des retombées de la recherche peut même compromettre l’exactitude, et donc l’applicabilité des données. Qui plus est, à défaut d’une appropriation réelle des données par les acteurs locaux, les efforts de recherche risquent de générer des savoirs qui – parce qu’ils ne génèrent aucune pratique – deviendront désuets avant de porter fruit. Récoltés, digérés et diffusés dans un horizon trop court, les résultats de recherche risquent fort de subir l’effet « tablette », c’est-à-dire d’être mis au rancart pour laisser place aux prochaines nouveautés.

Face à la complexité des enjeux climatiques, les solutions durables et adaptées aux circonstances locales peuvent prendre un certain temps à murir, surtout lorsqu’elles nécessitent des changements au plan des attitudes sociales et, par extension, des politiques. Il serait opportun d’explorer des modèles de rechange, dont un qu’on pourrait qualifier de slow research. Depuis déjà plusieurs années, le mouvement slow food gagne des adeptes et inspire, par sa philosophie, une variété de pratiques qui dépassent largement le domaine culinaire. Développé à l’origine en Italie pour contrer la propagation de la malbouffe, le slow food avance que la préservation des cuisines régionales prévient la détérioration des milieux de vie et, ce faisant, contribue au maintien du mieux-être collectif. En plus de sa fonction physiologique, l’acte alimentaire comporte une fonction psychologique, sociologique et symbolique [12]. Au-delà de la production de résultats empiriques, quelles sont les autres fonctions de la recherche en milieu nordique ? À sa base, le mouvement slow food soutient que la production industrielle de nourriture désarticule sa fonction sociale et propose un retour vers des méthodes plus artisanales afin de replacer les êtres humains au centre de cette production. En matière de recherche, les observations de ce mouvement sur la relation proportionnelle entre la vitesse des moyens de production et la déshumanisation des produits issus d’une telle chaîne porte à réflexion. Au lieu d’être les artisans d’une pensée nourrie sur plusieurs années, les chercheurs sont-ils en voie de devenir des gestionnaires de projets, répartissant différentes tâches à des apprentis qui travaillent en silo ? Une autre des prémisses du mouvement slow food est de réduire la chaîne des acteurs entre la production de nourriture et sa consommation. Encore une fois, une telle approche interpelle les chercheurs nordiques : qui produit les recherches sur le Nord ? Et qui les consomme ? L’adoption d’un rythme de recherche mieux adapté à la cadence des villages du Nord et le resserrement de la chaîne d’intermédiaires entre la production des données et leur application sont des mesures assez simples à mettre en place, mais dont les impacts positifs sont potentiellement vastes. Comme la nourriture, la recherche tisse des liens sociaux qu’il faut cultiver et faire fructifier.

Les deux dernières idées proposées dans ce manifeste sont l’expression d’une telle perspective.

8. Prenons soin de nos relations

La recherche nordique est désormais une forme de partenariat entre des acteurs multiples ; elle implique des gens issus non seulement d’ethnies différentes, mais également de cultures institutionnelles hétérogènes (municipalités nordiques, conseils de bande, ministères, corporations privées et publiques, universités, centres de recherche, etc.). Dans un tel contexte, la relation qui se tisse entre ces différents acteurs n’est pas seulement un processus parallèle aux activités de recherche, mais peut être vue comme une forme d’engagement préalable et continu qui agit sur toutes les étapes d’un projet. Dans les modèles coutumiers du Nord, la gestion du territoire passe par les rapports qu’entretiennent les groupes humains avec des lieux donnés. L’exploitation des ressources est modulée par la fréquentation régulière des sites où l’on trouve ces ressources de telle façon que, loin d’être abstraite, l’interdépendance entre les utilisateurs et le milieu est une réalité vécue et pratiquée. Toute modulation dans ce lien induit des effets et sur le territoire et sur les êtres qui l’habitent, humains ou autres. Dans un tel modèle où ce sont les liens avec un espace humanisé qui confèrent la capacité de le « gérer », les gardiens du territoire sont simultanément les gardiens d’un système de relations.

L’économie du savoir à laquelle participent désormais les chercheurs et les communautés nordiques peut grandement profiter d’une telle approche. Comme la gestion du territoire, la gestion de projets de recherche peut être conçue comme un processus s’articulant d’abord et avant tout sur la relation qui lie les acteurs de recherche entre eux. En effet, la qualité de la relation est garante de la qualité du projet et donc de la qualité des résultats. Penser la recherche nordique comme une forme de relation nous amène également à réfléchir sur le sens du don. Le maintien d’une relation implique nécessairement symétrie et régularité dans la circulation du don. L’appropriation du projet et de ses résultats doit se faire de manière équilibrée par tous les acteurs, ce qui implique bien sûr la réciprocité des services rendus. Afin de maintenir l’éthique de nos recherches en milieu interculturel, une telle réciprocité est tributaire d’une valeur incontournable : la solidarité [13].

9. Soyons solidaires

En bout de ligne, les chercheurs nordiques sont liés à leurs partenaires des communautés par bien plus que leurs travaux scientifiques : à un niveau beaucoup plus fondamental, nous sommes reliés par l’histoire et par le territoire. Cet héritage est lourd, car les abus et inégalités du passé se répercutent jusqu’à nous. Mais il nous lègue aussi des responsabilités et des intérêts communs. Malgré cela, le mot « solidarité » figure rarement dans le vocabulaire des recherches nordiques. Sommes-nous frileux, chercheurs nordiques, face à une vision engagée de la recherche ? Le temps est peut-être venu d’engager une réflexion commune sur cette question. Pour le meilleur ou pour le pire et même inégalement, le Nord et le Sud, autochtones et allochtones, composent ensemble un espace politique et économique. Longtemps fondé sur des rapports de domination, cet espace peut également se construire dans une optique de solidarité, les deux régions dépendant l’une de l’autre et fonctionnant ensemble dans une même action.

10. À placer ici : votre idée (____________________)

Le Manifeste incomplet pour la croissance de Bruce Mau prévoit un espace vacant pour les idées qui n’ont pas encore été formulées et pour les idées des autres (Mau, 1998). De la même façon, le présent manifeste pour la nordicité comprend un espace à combler par ceux et celles qui vivent ou oeuvrent dans le Nord.

Conclusion

Que dire de plus, sinon réitérer que la recherche nordique se déroule dans un milieu humanisé et culturalisé tant par le parcours des ancêtres que par le bâti des contemporains ; c’est pourquoi elle peut grandement agir sur les problématiques sociales qui touchent le Nord. En déployant leurs activités non seulement dans le Nord mais bien pour le Nord, les chercheurs nordiques peuvent se donner les moyens de dépasser l’horizon actuel des compétences et, ainsi, d’enrichir la valeur et les retombées de leurs travaux. En revanche, vision et innovation n’impliquent pas nécessairement de réinventer la roue, mais plutôt de bâtir sur les bonnes pratiques, tout en repensant celles qui s’écartent des besoins et aspirations des populations concernées. Nombreux sont les chercheurs nordiques qui, depuis des décennies, font progresser un projet citoyen et collectif. Mais il reste toujours du chemin à faire : tel que le mettent de l’avant les protocoles de recherche conçus par les organismes autochtones, la réflexion sur l’éthique doit déboucher sur un engagement concret envers de nouvelles pratiques. Le temps est venu de réfléchir sur les avancées et les stagnations de ce projet à un moment charnière du développement du Nord. Nos recherches s’inscrivent-elles dans un mouvement d’équité et de solidarité avec les cultures qui ont « fait » le Nord, ceci bien avant que chercheurs, missionnaires, industriels ou autres pionniers autoproclamés « découvrent » cette région ? Le Nord n’est pas un objet mais un espace vécu. Il en va de même pour la nordicité qui, comme le proposait Louis-Edmond Hamelin, est une manière d’être et de penser. Au coeur de cette identité réside un processus d’échange interculturel qui, à son tour, peut soutenir une identification territoriale plurielle dans un Québec qui serait à la fois solidaire et diversifié.