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Introduction

En raison du conflit meurtrier qui secoue le pays depuis mars 2011, les recettes touristiques de la Syrie ont enregistré une baisse vertigineuse au cours des deux dernières années. En effet, le tourisme a généré 1,07 G$ US en 2011 et 170 M$ US seulement en 2012, contre 6,5 G$ US en 2010 (année au cours de laquelle il représentait 12 % du PIB). Cette chute de l’activité touristique a eu un impact négatif non seulement sur l’hôtellerie, le commerce et le transport, mais également sur les secteurs agricole et industriel. À Alep, où la vieille ville attire traditionnellement de nombreux visiteurs et où l’activité est fortement tributaire du tourisme, le manque à gagner, ajouté à la destruction du patrimoine historique et à la désertion d’une partie de la population, s’est traduit par un effondrement de l’économie locale [1].

Cette ville ancienne, jouissant d’une grande tradition artisanale, a connu des périodes d’essor remarquable tout au long de son histoire. Parmi les facteurs mis en avant pour expliquer cette prospérité, ceux relevant de l’analyse territoriale ne sont pas les moindres, en particulier à l’époque ottomane (1516-1918), considérée à juste titre comme celle de l’âge d’or d’Alep. Sur le plan économique, le territoire [2] d’Alep se caractérisait, déjà à cette période, par le regroupement sur un espace restreint d’un grand nombre de petits artisans exerçant différents métiers et entretenant entre eux des relations de coopération intenses. En outre, un véritable système de régulation, fondé sur la socioculture locale et les institutions représentatives, assurait l’ajustement des comportements des acteurs aux principes collectifs qui encadraient les modes de vie et de production locaux.

Au cours du XXe siècle, Alep a connu des transformations profondes qui n’ont pas permis la poursuite de cette dynamique. D’une certaine manière, on peut même dire que les bouleversements (géographiques, organisationnels et institutionnels) subis par cette vieille cité, pendant le XXe siècle, ont induit un déclin d’une partie non négligeable de ses activités ancestrales. En dépit de cette évolution globalement peu favorable, ce vieux territoire urbain a pu se maintenir, grâce à la vivacité du capital social [3] qu’il recèle et au rôle joué par les acteurs locaux, notamment les artisans et les marchands traditionnels, qui ont constamment fait preuve d’une grande « réactivité » productive et d’un dynamisme étonnant. D’autres acteurs ont su, à la fin des années 1990, tirer profit du patrimoine local pour développer une offre territoriale spécifique. Plus précisément, ils ont mobilisé les ressources patrimoniales (sites historiques, savoir-faire ancestraux, etc.) pour créer une autre activité, complémentaire à l’artisanat traditionnel : le tourisme culturel. Les liens entre cette activité, nouvelle en Syrie, et l’artisanat traditionnel ne tiennent pas seulement à la similarité de leurs sources de développement (le patrimoine matériel et immatériel). Ces liens sont bien plus complexes et prennent la forme d’une synergie territoriale : le tourisme agit positivement sur l’artisanat traditionnel en offrant des débouchés à sa production ; en retour, les métiers artisanaux anciens favorisent la dynamique touristique sur le territoire en permettant la diversification de l’offre et en faisant bénéficier les professionnels du tourisme de leur longue expérience en matière de travail mutualisé et d’organisation en réseaux. Toutefois, pour importantes qu’elles soient, ces interactions ne peuvent produire leurs pleins effets favorables sans une redéfinition des politiques publiques, aux différentes échelles territoriales, et des modes d’action des collectivités locales. D’où la nécessité d’une gouvernance territoriale appropriée pour accompagner les dynamiques productives locales et stimuler les externalités positives, bénéfiques aux différents acteurs. Sur cette base, les questions centrales abordées dans cet article sont : quelles transformations socioéconomiques le territoire d’Alep a-t-il connues au cours du XXe siècle ? Quel est le rôle des ressources patrimoniales et du capital social dans les dynamiques de développement local à l’oeuvre jusqu’à la guerre civile actuelle ? Enfin, quel mode de gouvernance territoriale mettre en place pour stimuler les activités du tourisme pour lesquelles Alep présente encore un réel potentiel malgré la destruction en cours d’une bonne partie de son patrimoine ? Pour y répondre, nous allons mobiliser différents travaux consacrés à Alep (et notamment à son histoire économique), ainsi qu’une enquête de terrain [4] que nous y avons effectuée au cours de la première moitié de la décennie 2000.

Cet article est structuré en deux parties. Dans la première, nous nous efforçons de retracer la trajectoire socioéconomique de l’espace urbain d’Alep (dans laquelle la vieille ville tient une place centrale), en mettant en évidence le rôle des acteurs locaux et du capital social dans le processus de structuration territoriale. D’inspiration évolutionniste, l’analyse s’inscrit dans une perspective historique longue et s’appuie sur plusieurs disciplines, notamment l’économie, la sociologie et la planification territoriale. Le cadre d’analyse est délimité par les concepts de « territoire », de « développement territorial » et de « capital social ». Dans la deuxième partie, consacrée à l’examen des relations entre patrimoine et développement local, la réflexion s’articule autour des notions de « ressources territoriales » et de « gouvernance ». Dans cette partie, nous mettons l’accent sur les processus d’activation-valorisation des ressources patrimoniales d’Alep, afin de montrer comment celles-ci ont pu stimuler le dynamisme de l’économie locale. Enfin, nous introduisons l’idée d’un nouveau mode de gouvernance, orienté vers l’amélioration du capital social et du capital humain en vue de leur mobilisation en faveur d’un développement territorial à venir.

L’espace urbain d’Alep : un territoire en profonde mutation

L’artisanat est une vieille tradition à Alep, qui remonte au XIVe siècle avant J.C. Mais c’est sous l’Empire ottoman (1299-1918) que cette tradition s’affirme réellement et connaît son plein essor. Structuré autour de son activité artisanale, le territoire urbain alépin présentait déjà pratiquement tous les traits d’un véritable système socioéconomique local : un ensemble d’entreprises agglomérées dans un espace géographique restreint (espace de proximité) ; une dynamique technicoéconomique forte fondée à la fois sur la petite taille des unités productives, une division du travail assez fine et des relations de sous-traitance prenant la forme du travail à façon ; et enfin un mode de régulation efficace s’appuyant sur la socioculture locale, des réseaux (informels) de solidarité et des institutions représentatives. Chacune de ces trois dimensions (géographique, organisationnelle et socio-institutionnelle) contribuait activement à la vitalité de l’artisanat alépin (au premier rang desquels celui du textile), fondement principal de l’expansion économique de la ville à cette époque ottomane (Banat et Ferguène, 2010).

Au cours du XXe siècle, cette dynamique favorable s’est quelque peu essoufflée sous l’effet de changements importants ayant affecté négativement le territoire alépin : pertes de plusieurs métiers ancestraux, remise en cause de l’organisation spatioproductive traditionnelle, affaiblissement des réseaux de solidarité, disparition de certaines institutions représentatives… Combinée à d’autres facteurs (endogènes et exogènes), cette dégradation a fortement entravé la dynamique artisanale dans la ville d’Alep : diminution du nombre total d’artisans, disparition d’une majorité des ateliers traditionnels localisés dans les khans [5] et les qayssariyya-s [6], chute du nombre de métiers à tisser manuels, déclin de la production spécifiquement alépine, perte de plusieurs marchés traditionnels, etc.

Néanmoins, pour défavorable qu’elle fût, cette évolution n’a pas entraîné la disparition complète de l’activité artisanale à Alep. Étonnamment, on a au contraire assisté, au cours des dernières décennies, à une réactivation d’une partie non négligeable des savoir-faire anciens et à leur requalification. Tant et si bien que plusieurs métiers que l’on croyait en déclin parviennent, encore aujourd’hui, à se reproduire (voire à prospérer, pour certains) en s’appuyant sur la demande des couches sociales attachées à leur mode de vie traditionnel et sur celle émanant du tourisme, en croissance réelle à Alep et dans le reste de la Syrie (du moins jusqu’au début des événements tragiques évoqués ci-dessus). L’existence de débouchés internes et externes n’est assurément pas le seul élément favorable. D’autres facteurs endogènes (propres à l’espace urbain d’Alep) se conjuguent pour permettre à cet artisanat de continuer à produire des articles de qualité, assurant ainsi sa pérennité. Ce sont le capital social dont est doté le territoire alépin, la capacité d’adaptation au changement des artisans et, enfin, l’ouverture sur l’extérieur des marchands traditionnels qui font preuve d’un grand dynamisme en termes d’exportations. Bien que mis en sommeil aujourd’hui, ces différents facteurs n’ont pas disparu. Aussi, malgré les nombreuses difficultés qu’il rencontre, l’artisanat ancien ne peut être ignoré à Alep. Sa promotion doit être une des priorités de toute stratégie de développement futur, pensée et mise en oeuvre à l’échelle locale.

La dynamique artisanale d’Alep à l’époque ottomane : un essor remarquable imputable à plusieurs facteurs

Héritage ancestral à Alep, l’activité artisanale, on l’a dit, a connu un essor remarquable au cours de la période ottomane. Afin de mettre en lumière les facteurs à la base de cet essor, nous allons prendre le cas de l’artisanat textile que nous avons étudié de près, sachant qu’Alep a développé d’autres savoir-faire tout aussi remarquables, à l’exemple de ses célèbres savonneries.

Ville plus que millénaire, Alep était déjà au Moyen Âge l’un des plus importants centres de production de tissus et de vêtements du Levant (Lammens, 1921 ; Pficher, 1951). Elle jouissait d’une réputation remarquable grâce à ses exportations de produits de toutes sortes : vêtements en coton, étoffes de soie et de coton mélangés, toiles de tentes en coton, en lin, ou un mélange des deux, etc. (Lombard, 1978). Ce caractère très ancien de l’artisanat textile d’Alep est signalé par la majorité des travaux de recherche consacrés à l’histoire économique de la ville. Cependant, rares sont les études traitant des facteurs qui, historiquement, ont favorisé l’essor de cette activité traditionnelle. Parmi ces études, les travaux de Sauvaget (1941) et de Raymond (1985) sont particulièrement intéressants. Selon ces deux auteurs, c’est sans doute à son intégration à l’Empire ottoman, en 1516, qu’Alep doit le développement de son activité artisanale, en particulier dans le domaine de la fabrication des tissus.

Sauvaget (1941) en explique parfaitement les raisons : d’abord, devenue province d’un empire méditerranéen, Alep a bénéficié du « recul des frontières », la mettant à l’abri des convoitises ennemies. Sa sécurité était alors assurée dans un cadre territorial très vaste. Ensuite, la conquête ottomane a placé Alep dans une situation géographique privilégiée, faisant d’elle, pendant plusieurs siècles, le centre de rassemblement des armées ottomanes et l’« étape obligatoire » sur la route du pèlerinage à la Mecque. Enfin, l’intégration de la ville à l’Empire ottoman a favorisé l’ouverture d’un important marché intérieur – caractérisé par une forte demande – et a fait d’Alep le principal lieu de transit international du Levant, avec une double activité commerciale : réception et redistribution vers l’Orient des produits manufacturés importés d’Occident, et réception et redistribution vers l’Europe des produits orientaux et des matières premières produites dans son très vaste hinterland.

Conséquence de cette conjonction de facteurs, le territoire d’Alep et ses activités traditionnelles du textile ont connu, au cours du XVIe siècle, un essor remarquable. Selon différentes sources, cet essor est attesté par au moins deux éléments complémentaires, mais distincts : d’un côté, la forte extension spatiale du Souk-Mdiné, principale structure commerciale de la ville (Fukasawa, 1987 ; Masters, 1988) ; de l’autre, l’afflux massif d’artisans en provenance des villes proches, en particulier de Diyarbakir et de Mardin en Turquie (Quataert, 2004).

Malgré un ralentissement sensible de son commerce oriental au début du XVIIe siècle, Alep a réussi à maintenir son dynamisme au cours de cette période. Celui-ci se reflète, entre autres, dans l’augmentation de la production artisanale locale et la diminution des importations (Masters, 1988). L’apogée économique d’Alep est atteinte au XVIIIe siècle, époque durant laquelle l’expansion des activités traditionnelles est la plus significative. Cette expansion a pris la forme, notamment, de deux processus étroitement liés : d’un côté, le développement des activités du tissage dans le Faubourg Nord Ancien, ensemble de quartiers situés au nord de la ville intra-muros ; de l’autre, l’expansion du commerce international de la ville, notamment celui avec Marseille, le mieux connu et le plus important (Thieck, 1985 ; Fukasawa, 1987).

Vers la fin du XVIIIe siècle, la concurrence des produits européens (filés et toiles de coton) devient plus forte, surtout à partir de 1785, année de l’invention, par un Anglais nommé Samuel Crompton, d’un fil plus résistant et plus lisse. Cette invention provoque, au début du XIXe siècle, la chute des exportations alépines vers l’Europe ainsi que l’augmentation des importations syriennes : les produits américains et surtout anglais (en particulier les cotonnades) envahissent le marché syrien. Au cours du XIXe siècle, la ville d’Alep a ainsi connu sa première crise économique. Le principal indicateur illustrant cette crise est la diminution du nombre de métiers à bras : d’après Hilan (1969), 10 000 métiers à tisser fonctionnent à Alep en 1820, en 1829, il n’en reste que 6000, et seulement 4000 en 1840, d’après Bowring (1973).

Malgré cette forte baisse, trois formes de résistance, à partir du dernier quart du XIXe siècle, permettent aux artisans locaux de tenir face à la concurrence étrangère : il s’agit de l’imitation des cotonnades européennes, de l’adaptation de la production aux nouveaux goûts vestimentaires et de l’adoption d’outils modernes tels que la machine à vapeur et le métier à tisser Jacquard (Issawi, 1966). Par ailleurs, à cette même époque, Alep tire profit de l’accroissement de la demande de ses produits dans tout l’Empire ottoman, du fait notamment de la croissance démographique et du développement des voies de communication (Pascual, 1980). Grâce à ces facteurs favorables, Alep a retrouvé son dynamisme passé, à la veille de la Première Guerre mondiale : en 1913, un auteur dénombre 8190 métiers traditionnels sur lesquels travaillent entre 50 000 et 60 000 personnes (Himadeh, 1973), contre 5860 métiers en 1890 (Hamide, 1959) et seulement 4000 en 1840 (Bowring, 1973).

Après la Première Guerre mondiale, la situation évolue négativement. La victoire des Alliés a en effet engendré au Moyen-Orient de nouvelles conditions politiques et économiques. L’Empire ottoman n’est plus ce qu’il était ; il est désormais morcelé et divisé en plusieurs États : la Transjordanie et la Palestine sont placées sous mandat britannique ; la Syrie et le Liban sous mandat français. En conséquence, l’artisanat syrien se retrouve séparé de ses débouchés par des frontières politiques et des barrières douanières. Alep, coupée de son arrière-pays ottoman, perd non seulement ses marchés traditionnels, mais également son rôle de ville-pivot du commerce international. Les débouchés de son artisanat (textile et autres) se réduisent désormais au marché local et à ceux de la Mésopotamie syrienne. Ces marchés, à dominante rurale et à faible pouvoir d’achat, ne présentent pas l’échelle suffisante pour permettre aux artisans de faire face à la concurrence étrangère, particulièrement rude à ce moment.

L’économie artisanale d’Alep depuis la fin de la Première Guerre mondiale : une tendance défavorable amortie grâce au « capital social » et aux acteurs productifs traditionnels

Durant la Deuxième Guerre mondiale, l’économie d’Alep connaît une certaine prospérité, due en bonne partie à la vigueur de son activité artisanale. Toutefois, sur l’ensemble du XXe siècle, les données statistiques disponibles indiquent clairement une régression globale des artisanats traditionnels sur le territoire alépin. Ainsi, les ateliers de finition des tissus n’y existent quasiment plus, tandis que le nombre d’ateliers de préparation de fils y est passé de 63 à 11 entre 1950 et 2004 (soit une diminution d’environ 81 %). De même, le nombre total de métiers à tisser « à bras » a diminué d’environ 95 %, chutant de 6500 métiers en 1938 à environ 300 en 2004.

Les facteurs à l’origine de cette dégradation sont à la fois exogènes et endogènes. Les facteurs exogènes, qui ne seront pas examinés en détail ici, sont principalement liés : à la plus grande compétitivité et aux meilleurs prix des produits de l’industrie moderne par rapport aux produits fabriqués artisanalement ; à la transformation des habitudes vestimentaires en Syrie, comme dans les pays arabes et africains qui sont les marchés traditionnels d’Alep ; à la fermeture du marché irakien après la guerre du Golfe de 1991 ; enfin, à la baisse très sensible de la production de soie naturelle en Syrie et dans les autres pays producteurs de la région proche-orientale, notamment le Liban. Quant aux facteurs endogènes, que nous allons analyser de près, ils se résument à la déstructuration de l’organisation spatio productive traditionnelle du territoire alépin et à l’affaiblissement de l’action collective et des pratiques de concertation entre acteurs locaux.

La déstructuration de l’organisation spatioproductive traditionnelle et ses effets

Depuis des siècles, la répartition des activités artisanales dans la vieille ville d’Alep (où elles étaient très massivement concentrées) incite à délimiter plusieurs zones de production : le Faubourg Nord Ancien, la ville intra-muros, les portes de l’enceinte, les jardins et les cimetières. S’agissant de l’artisanat textile, deux zones ont toujours eu une prépondérance dans l’organisation productive de l’espace urbain : le Faubourg Nord Ancien et la ville intra-muros, notamment son coeur, nommé Mdiné-Jalloum. Par tradition, chacune de ces deux zones était spécialisée dans une ou deux phases du processus de production : alors que les opérations de préparation des fils et de tissage étaient regroupées dans le Faubourg Nord Ancien, les ateliers de finition des tissus étaient en majorité concentrés dans la ville intra-muros, précisément à Mdiné-Jalloum (Cornand, 1986). Les activités déployées dans ces deux zones s’exerçaient soit dans des ateliers ayant pignon sur rue, installés dans des khans et qayssariyya-s, soit dans des ateliers informels, au domicile de l’artisan (ce qui était largement le cas notamment des activités de tissage, pratiquées dans les maisons du Faubourg Nord Ancien jusqu’aux années 1930). Au cours du XXe siècle, cette spécialisation spatioproductive a été progressivement remise en cause, le textile traditionnel perdant sensiblement de son importance dans l’une comme dans l’autre de ses deux localisations principales (Banat, 2007).

Dans le Faubourg Nord Ancien, le nombre des qayssariyya-s consacrées aux activités textiles est passé de 43 à 4 entre 1930 et 2004, soit une régression d’environ 91 %. De même, le nombre total d’ateliers y est passé de 36 à 4 (3 tisserands et 1 moulineur) entre 1987 et 2004, soit une diminution de 89 %. Enfin, le nombre de métiers à tisser en service dans cette partie de la ville est passé de 137 à 51 entre 1950 et 1987, et seulement 6 ont conservé les anciennes techniques de production. Les trois ateliers abritant ces métiers traditionnels encore en fonction sont localisés dans les khans d’Al-Samaliyyé, d’Al-Qawwas et d’Al-Dahliz.

Comme dans le Faubourg Nord Ancien, la production textile artisanale est en régression sensible dans la ville intra-muros. Dans cette zone, cinq ateliers seulement étaient encore en activité en 2004, contre une quarantaine en 1987 (soit une diminution d’environ 87 %). Parmi eux, trois sont spécialisés dans le tissage traditionnel, utilisant sept métiers à tisser « à bras » ; ils sont localisés dans le khan d’Al-Chouna, à proximité de la citadelle, site historique visité quotidiennement (jusqu’en 2010) par des centaines de touristes. Les deux autres sont une imprimerie et un atelier d’ourdissage situés respectivement dans le khan d’Al-Oulabiyyé et dans un ancien souk. Un seul imprimeur exploite donc actuellement un atelier dans la ville intra-muros. Il s’agit d’ailleurs aujourd’hui du seul atelier formel de finition de tissus d’Alep.

Selon ce que nous avons constaté, d’autres ateliers de tissage étaient encore en service dans la vieille ville d’Alep en 2004 ; ils sont majoritairement installés à domicile et regroupés spatialement dans deux quartiers : Bâb-Al-Hadid et Bâb-Al-Nairab. Les autorités publiques locales ignorent leur nombre exact. Toutefois, les marchands traditionnels de tissus et les artisans que nous avons interrogés situent ce nombre entre 150 et 200. Outre ces ateliers de tissage à domicile et ceux déjà mentionnés dans le Faubourg Nord Ancien et la ville intra-muros, 10 autres ateliers traditionnels sont encore en activité dans la vieille ville : quatre moulineurs, deux ourdisseurs, trois teinturiers et un seul tisserand. Ce nombre est certes peu significatif, mais la présence de certains d’entre eux, notamment les teinturiers, est indispensable pour le bon déroulement du processus productif.

Deux facteurs sont à la base de cette rupture de la distribution spatiale traditionnelle de la production et de la désorganisation de l’activité artisanale dans la vieille ville. Le premier, qui témoigne d’une évolution favorable par ailleurs, consiste dans le processus de réactivation-requalification des ressources territoriales ou « territorialisées » de l’ancienne ville. Sur le plan conceptuel, la notion de « ressources territorialisées » recouvre un « ensemble de capacités que les personnes peuvent développer et qui trouvent leurs modes d’expression singuliers dans un lieu » (Bensahel et Louargant, 2007). Ces deux auteures précisent : « L’activation de ces capacités s’agrège dans un processus dynamique assurant le passage du passif à l’actif (agent et acteur). La ressource dépend donc du lieu de production social, économique, culturel et n’a d’existence que dans la manière dont la métamorphose se construit dans un espace-temps donné et dans un contexte territorial identifié. Si, à l’aval, son statut apparaît comme lisible économiquement, à l’amont il devient socialement perceptible. Sa valorisation dans des projets lui assure une inscription dans un périmètre spatial, sa diffusion génère en corollaire un marquage sur le territoire. Les marques sont les traces visibles d’un changement de statut de la ressource, et c’est là que se situent sa territorialisation et son historicité. »

Dans le cas d’Alep, les ressources territoriales correspondent essentiellement aux savoir-faire ancestraux transmis d’une génération à l’autre. Historiquement, le processus de réactivation-requalification de ces savoir-faire anciens a été entrepris par les premiers industriels d’Alep, à partir des années 1920, dans le cadre de la construction d’un nouveau territoire, désigné comme la ville « moderne » à proximité de la vieille ville. Ces pionniers de l’industrialisation et de l’extension urbaine d’Alep ont, pour ainsi dire, capté les savoir-faire de l’ancienne ville, qu’ils ont valorisés dans le cadre d’activités industrielles « à petite échelle » (Schmitz, 1990) dans la nouvelle ville, en les actualisant et en les enrichissant. Ce phénomène de réactivation-requalification des savoir-faire anciens n’a pu être mené à terme qu’en étant accompagné d’un processus de constitution d’une main-d’oeuvre industrielle nécessaire au développement des nouvelles activités mécanisées dans la ville « moderne » (Banat et Ferguène, 2010).

Concrètement, toute cette dynamique a démarré en 1922, à l’initiative d’un certain Sami Saem-El-Dahr. Fils d’un fabricant de foulards brodés, lui-même marchand réputé, Sami Saem-El-Dahr a fondé en cette année 1922, dans le quartier moderne de Jamiliyyé, la première usine de tissage mécanisé avec six machines Diedrichs, manipulées par des tisserands traditionnels qu’il a embauchés après en avoir assuré la formation. Au cours des années suivantes, ce phénomène de reconversion des artisans de la vieille ville en travailleurs salariés s’est accentué, parallèlement à la multiplication des petites unités industrielles dans la ville « moderne ». Les ressorts de ce processus résident dans le fait que, pour les marchands de l’époque comme Sami Saem-El-Dahr, l’investissement dans l’industrie de capitaux accumulés dans le commerce était un moyen de conquérir de nouveaux marchés, par une meilleure productivité. Par ailleurs, dans certains cas (notamment celui des vendeurs de fils artificiels), la création d’usines était une stratégie pour assurer des débouchés aux fils qu’ils importaient d’Europe et, partant, un moyen de lutter contre la concurrence des autres importateurs locaux (Cornand, 1986).

Ce processus de réactivation-requalification des ressources anciennes a assurément joué un rôle positif crucial dans la dynamique de construction du territoire de la nouvelle ville d’Alep. Toutefois, ayant induit une conversion (somme toute brutale) d’une masse importante d’artisans traditionnels en ouvriers salariés, il a dans le même temps fortement contribué à la perte de savoir-faire ancestraux et, par conséquent, à la disparition de nombreux métiers artisanaux. Cette évolution est certes dans la logique des choses : partout, la mécanisation des opérations techniques, en conférant une productivité supérieure aux unités industrielles, se traduit par le déclin d’anciennes activités artisanales. Mais dans le cas d’Alep, elle a été durement ressentie par de nombreux artisans de la vieille ville, obligés de fermer définitivement leurs ateliers. Dans le textile, ce fut le cas notamment de nombreux dévideurs et de moulineurs de soie et de coton, ainsi que de tréfileurs d’or et d’argent, tous installés de longue date dans le Faubourg Nord Ancien et qui ont « fermé boutique » à la suite de l’appropriation de leurs métiers et savoir-faire par l’industrie de la ville « moderne ».

Le deuxième facteur à l’origine de la rupture de l’organisation spatiale traditionnelle de la production à Alep est lié à l’expansion des activités commerciales dans l’espace de la vieille ville, en particulier le commerce de gros. Par les tensions sur l’immobilier qu’elle a induites, cette expansion a fait grimper les loyers, y compris ceux des locaux professionnels situés dans les qayssariyya-s et les khans (lieux de localisation privilégiés des métiers les plus anciens). En réaction à cette hausse des prix qu’ils n’avaient pas les moyens de subir, de nombreux artisans (notamment des tisserands traditionnels travaillant pour une clientèle rurale, paysanne ou nomade, peu fortunée) ont opté pour un exercice informel, à domicile, de leur activité. Dans la mesure où cette option pour une activité à domicile a été très souvent accompagnée d’une délocalisation des ateliers au sein même de l’espace urbain de la vieille ville (au profit surtout des quartiers de Bâb-Al-Hadid et Bâb-Al-Nairab), elle a considérablement réduit les effets positifs de l’agglomération dont jouissaient auparavant les petites unités spécialisées dans des productions similaires ou complémentaires.

Plus généralement, la remise en cause de l’organisation spatioproductive du territoire alépin s’est traduite par la perte de ce qu’on appelle aujourd’hui, dans la littérature spécialisée, les « économies externes d’agglomération », c’est-à-dire des économies dues à l’échange incessant, marchand mais aussi non marchand, de biens, de services, de connaissances et d’informations entre acteurs localisés dans une même zone de production. Ces économies externes, qui depuis l’époque ottomane ont constamment été au coeur du dynamisme économique d’Alep, sont aujourd’hui considérablement amoindries en raison de l’affaiblissement des relations entre acteurs. Les effets de cette perte se font d’autant plus sentir que le contexte sociétal alépin, assez rigide, ne facilite guère les rencontres spontanées entre acteurs locaux n’appartenant pas à la même famille, les rapports interpersonnels étant dans ce cas soumis à des conventions sociales assez strictes. Ainsi, pour illustrer cette rigidité des moeurs, il n’est pas concevable à Alep qu’une personne non membre de la famille puisse visiter un atelier artisanal donné et échanger avec le personnel en l’absence du chef.

Au-delà de cet aspect particulier, on peut dire, qu’en liaison avec les mutations économiques et urbaines que connaît cette ville depuis presque un siècle, la tendance lourde à Alep est à l’affaiblissement des liens sociaux traditionnels. Et cet affaiblissement se traduit par une perte de vitalité des réseaux productifs informels qui contribuaient beaucoup au fonctionnement efficace de la socioéconomie locale. Aussi, la diffusion de l’information au sein du territoire est-elle devenue plus difficile, et le recours à la solidarité confraternelle moins évidente. Dans ce même ordre d’idées, la faible mobilité de la main-d’oeuvre au niveau local aidant, la diffusion des innovations et des nouveaux savoir-faire semble beaucoup moins fluide qu’auparavant.

Le capital social comme mode de régulation locale : un facteur de perpétuation de certaines activités traditionnelles et de relance sur d’autres bases de l’économie locale

À l’époque ottomane, le système des corporations était dominant à Alep : il prévalait pour ainsi dire dans toutes les activités artisanales et à tous les stades de la division du travail. En d’autres termes, chaque groupe d’artisans spécialisés formait une corporation ou un corps de métier. Comme ailleurs dans d’autres grandes cités de l’Empire, chaque corporation y était placée sous la tutelle d’un responsable appelé cheikh-Al-Kar (chef du métier). Élu par les maîtres-artisans, ce chef avait pour mission de représenter la corporation auprès des autorités officielles, tout en étant responsable, devant le gouverneur ottoman, du paiement des impôts par les différents membres. Au-delà de cette première fonction, le cheikh-Al-Kar avait également un rôle d’arbitre qui tranche les litiges pouvant survenir entre les membres de sa corporation. Ce rôle, il devait l’assurer en veillant au respect de l’éthique corporative, fondée sur l’honnêteté comme valeur supérieure et sur l’exigence d’une grande qualité des produits (obtenue par la sanction des malfaçons). Bref, le cheikh-Al-Kar était une véritable institution ayant pour fonctions essentielles de défendre les intérêts de la profession placée sous son autorité (notamment auprès de l’administration ottomane), de veiller à sa réputation et… de garantir un bon fonctionnement de la concurrence interne. Comme sur d’autres plans, les changements qu’Alep a connus au cours du XXe siècle n’ont guère été favorables à cette institution du cheikh-Al-Kar. À l’heure actuelle, on n’en compte plus aucun en exercice : élu en 1928, le dernier cheikh-Al-Kar connu et dûment recensé a officiellement cessé toute fonction à la fin des années 1940 (Hamide, 1959).

Le rôle joué par le cheikh-Al-Kar était complété par celui du contremaître, deuxième institution représentative sur le territoire d’Alep. La fonction du contremaître consistait à régler au mieux les conflits entre les artisans et leurs donneurs d’ordres, ainsi qu’entre les employés et leurs patrons (dans le cas d’un rapport salarial) et à garantir aux producteurs directs un revenu décent. La démarche du contremaître consistait à rendre visite aux artisans sur leurs lieux de travail pour s’enquérir de leur situation et enregistrer leurs doléances. Lorsqu’une plainte formulée par un artisan paraissait justifiée et que le patron (c’est à dire le marchand donneur d’ordres, dans le cas très fréquent de la relation de sous-traitance) s’obstinait à ne pas lui donner satisfaction, le contremaître en informait tous les artisans travaillant pour ce même commanditaire et, en s’appuyant sur leur solidarité traditionnelle fondée sur les liens de parenté ou simplement sur les relations de voisinage, il leur recommandait de boycotter collectivement ce donneur d’ordres jusqu’à ce qu’il revienne à une meilleure attitude. À l’instar de celle de cheikh-Al-Kar, l’institution de contremaître n’a pas survécu à l’effondrement de l’Empire ottoman. La dégradation des rapports entre artisans et marchands aidant, le métier de contremaître est devenu de plus en plus difficile à exercer après la Première Guerre mondiale. Aussi, ne trouve-t-on plus aucun contremaître en fonction à Alep.

Le déclin des institutions représentatives et l’affaiblissement des réseaux informels de coopération ont assurément provoqué une perte de « rendement collectif » [7] sur le territoire d’Alep. Toutefois, pour défavorable qu’elle fût, cette évolution du système local de régulation ne s’est pas traduite par une carence totale de mécanismes d’ajustement des comportements (divergents) des différents acteurs aux principes collectifs qui gouvernent les modes de vie et de fonctionnement locaux. De fait, la disparition des anciennes institutions de régulation a été, dans une large mesure, compensée par d’autres dispositifs et instruments de gouvernance territoriale, qu’on peut résumer en reprenant la notion de « capital social » qui repose, à Alep comme ailleurs, sur le patrimoine socioculturel local ou, plus largement, régional voire national.

Selon Camagni (2007), le capital social d’un territoire est le produit du système de relations et d’interactions à l’oeuvre sur ce territoire. Il est une composante (immatérielle) de l’ensemble du capital dont disposent les acteurs locaux. Le capital social désigne les normes et les valeurs partagées qui régulent les rapports entre les acteurs locaux et facilitent la coopération à l’intérieur des groupes et entre les groupes. Il renvoie, en d’autres termes, à tout un système d’interdépendances et d’interactions entre ces acteurs, déterminé par leurs liens de proximité, que ce soit dans le cadre de la famille, du voisinage ou encore de l’appartenance aux mêmes réseaux (Coleman, 1988). Bref, le capital social est l’ensemble des institutions qui facilitent l’échange et la coopération entre les acteurs en vue d’actions finalisées. Les différentes composantes du capital social sont classées par Camagni (2007) selon deux distinctions appropriées  : la distinction formelle/informelle, qui dissocie les éléments incarnés dans des objets observables (réseaux, structures sociales…) des éléments plus abstraits tels que les représentations, les croyances communes, etc., et la distinction micro/macro, qui sépare les éléments faisant intervenir les individus en tant que tels de ceux relatifs au système local comme totalité.

S’agissant de cette deuxième distinction, précisons que chacun des deux niveaux macro et micro comporte des éléments formels et des éléments informels. Au niveau macro, il s’agit essentiellement des institutions sociales au sens ordinaire d’organisations (pour les éléments formels) et au sens institutionnaliste (North, 1990 ; Williamson, 2002), qui privilégie les conventions, les normes, les codes de comportement, etc. (pour les éléments informels). Au niveau micro, on trouve également des éléments formels (l’implication personnelle dans la vie associative, résiliaire…) et des éléments informels (l’image associée à un individu, sa réputation et toutes les formes non structurées de sa participation aux décisions collectives), mais situés cette fois à l’échelle des unités élémentaires.

Sans être créé intentionnellement à des fins économiques, le capital social contribue pleinement à la création de richesses, dans la mesure où la confiance qu’il aide à instaurer fluidifie les échanges entre acteurs (Bagnasco, 2002, cité par Camagni, 2007). En outre, en facilitant l’action visant à produire des biens publics, le capital social induit des effets de synergie et des rendements croissants, tout en contribuant à la réduction de l’incertitude et à la dynamisation du processus d’apprentissage collectif sur le territoire considéré (Camagni, 1993). Pour le dire en une phrase, le capital social est au coeur de la vitalité socioéconomique locale.

Dans le cas d’Alep, le capital social consiste désormais essentiellement en institutions informelles qui assurent de manière relativement efficace la régulation du système local. Celles-ci s’incarnent dans un ensemble de valeurs partagées qui forment le socle d’un code de conduite connu et reconnu par la majorité des acteurs de la vie économique et sociale locale. Des résultats de notre enquête, il ressort que le capital social local peut être abordé à travers trois composantes centrales : l’honnêteté (composante d’ordre moral), la solidarité familiale et communautaire (composante d’ordre sociétal) et l’exigence de qualité des produits (composante d’ordre professionnel).

L’honnêteté est une règle tacite, mais cruciale, dans les rapports entre acteurs économiques locaux. Base du code de comportement socialement en vigueur (transmis de la ville ancienne à la ville « moderne »), elle assure la confiance réciproque, indispensable à toute relation (économique ou autre) inscrite dans la durée. Soulignons ici que la persistance de la confiance entre les acteurs locaux dans le contexte alépin (malgré un fort affaiblissement des réseaux de solidarité) prouve que celle-ci n’est pas nécessairement le produit de relations socioéconomiques intenses ; elle peut aussi bien être un legs historique, approprié par les populations actuelles. Cela, notons-le au passage, ne confirme pas l’analyse de Putnam (1993), à partir des pratiques des diamantaires italiens. Dans son interprétation, cet auteur insiste en effet sur le caractère continu et intense des échanges entre ces professionnels du diamant, base selon lui de la confiance mutuelle qui leur permet de faire circuler, sans excès de formalités d’expertise des sacs de diamants de très grande valeur, leur épargnant ainsi des frais importants de sécurité et d’assurance. À Alep, il n’en va pas ainsi  : la confiance y est inscrite dans des valeurs socioculturelles locales anciennes, transmises de génération en génération. Elle est donc héritée du passé et non pas acquise à travers des expériences répétées (comme dans l’analyse de Putnam).

La deuxième composante du capital social alépin consiste dans le sens aigu de la solidarité familiale et communautaire. Également héritage de l’histoire, cette solidarité a pour effet bénéfique, sur le plan économique, une grande adaptabilité du système local aux fluctuations du marché, ainsi qu’une maîtrise des coûts salariaux : les employés de l’artisan, recrutés dans son entourage immédiat, ne sont pas exigeants en termes de rémunération ; ne comptant pas leurs heures de travail, ils participent pleinement en outre à l’activité de l’atelier. Par ailleurs, la solidarité familiale et communautaire favorise la transmission des savoir-faire d’une génération à l’autre. Ce faisant, elle assure la pérennité des activités productives qui, historiquement localisées dans la vieille ville, sont désormais (pour une partie d’entre elles) transférées dans la ville « moderne ». Tout cela explique, au demeurant, le maintien voire la vigueur de bon nombre d’activités artisanales, parallèlement au déclin d’autres.

La troisième composante du capital social d’Alep réside dans une forte exigence de qualité des produits combinée à un goût partagé du travail bien fait. Depuis longtemps, les productions d’Alep (cotonnades, savons, toiles et tissus…) sont réputées pour leur qualité et sont très demandées jusque dans les marchés lointains. Dans le contexte actuel, marqué par une intense concurrence des produits de l’industrie moderne, cette exigence de qualité se révèle cruciale pour la survie des métiers artisanaux anciens. Les artisans encore localisés dans la vieille ville tiennent d’autant plus à continuer de s’y conformer rigoureusement que le label de qualité associé à leurs produits est, pour ainsi dire, leur unique atout face à la concurrence industrielle. C’est dire l’importance de cette dimension du capital social d’Alep : l’exigence de qualité des produits est ce qui permet de conserver à l’activité artisanale sa raison d’être face au rouleau compresseur de l’industrie, tout en gardant intact le sens du travail des artisans. Au-delà, la dignité ainsi préservée de ces derniers a des retombées positives au plan non seulement des performances économiques du système local, mais aussi de sa cohésion sociale.

Telles sont donc les trois principales valeurs (héritées, partagées et transmises) qui structurent, selon nous, le capital social à Alep. Ce capital social, on l’a dit, est encore aujourd’hui le coeur du système de régulation de l’économie locale. En permettant le bon déroulement des transactions entre acteurs, il contribue puissamment à la perpétuation des activités productives traditionnelles et, conséquemment, à la reproduction, somme toute dynamique, de la socioéconomie locale dans son ensemble.

La socioéconomie locale d’Alep : une reproduction dynamique (du moins jusqu’au conflit armé actuel) assurée par les acteurs productifs traditionnels

Jusqu’au début de 2011, l’économie d’Alep, sans atteindre des performances exceptionnelles, parvenait à se reproduire à un rythme correct, pour ne pas dire satisfaisant. Cette reproduction s’appuyait, on vient de le voir, sur le capital social que recèle ce territoire urbain ancien. Mais elle reposait aussi sur le dynamisme des acteurs locaux, notamment les artisans qui ont constamment fait preuve d’une grande capacité d’évolution pour sadapter aux nouveaux défis imposés par la concurrence globalisée, et les marchands traditionnels qui, de leur côté, ont montré des aptitudes étonnantes en matière de commercialisation des produits, en général, et de conquête des marchés à l’international, en particulier.

Les artisans locaux : des acteurs productifs polyvalents et capables d’évolution

À partir de notre enquête dans la vieille ville, nous pouvons confirmer que l’artisan alépin est un acteur productif doté d’une grande aptitude à évoluer pour s’adapter. Ce caractère évolutif se manifeste concrètement de deux façons  : d’une part, dans tous les corps de métiers, on note une réelle capacité d’intégration dans les ateliers des nouveaux procédés techniques et de leur appropriation effective. D’autre part, et ceci concerne notamment le corps des tisserands, l’aptitude à l’évolution se vérifie dans la facilité que montrent les artisans à élargir la gamme des tâches qu’ils peuvent exécuter efficacement, passant ainsi du statut de travailleurs spécialisés à celui de travailleurs polyvalents.

La capacité d’intégration et d’appropriation technologiques – La mécanisation partielle des activités productives traditionnelles illustre bien cette capacité. Elle se traduit soit par l’électrification d’un outil, soit par l’acquisition d’un (ou de plusieurs) équipement(s) mécanisé(s). On assiste alors, dans un même atelier, à la coexistence d’instruments modernes ou modernisés et d’un outillage traditionnel, l’objectif du chef d’atelier étant d’améliorer la productivité de sa main-d’oeuvre et le rendement de son activité. Si cet objectif a dans l’ensemble été atteint, la contrepartie en est que, là où elle a été mise en oeuvre à grande échelle, la modernisation de l’outillage a entraîné une baisse de la qualité des produits. Par exemple, dans le cas du textile, la machine à repasser moderne ne permet le moirage que d’une seule face des Kermazut (tissu traditionnel spécifiquement alépin), alors que la presse à vis traditionnelle a l’avantage de moirer les deux côtés.

La polyvalence productive des artisans – Pour répondre aux demandes diversifiées de leurs commanditaires dans un contexte marqué par la disparition de plusieurs savoir-faire spécialisés, les artisans d’Alep ont agi stratégiquement en dépassant les séparations anciennes entre différentes sortes de métiers pointus. Ainsi, dans le domaine du tissage, la distinction faite dans le passé entre métier à deux pédales, métier à plusieurs pédales et métier Jacquard n’existe pratiquement plus à Alep, le tisserand d’aujourd’hui travaillant indifféremment sur les trois types (tout en continuant à fabriquer sur chacun un type particulier de tissu). De la sorte, les tisserands font preuve de la polyvalence productive qui leur permet de répondre rapidement et efficacement aux sollicitations des donneurs d’ordres. Comment cette polyvalence s’acquiert-elle ? Les artisans qui ont fait l’objet de notre enquête ont insisté sur le processus d’apprentissage, long et progressif, qu’ils ont suivi pour parvenir à passer ainsi d’un métier à tisser à l’autre sans trop de difficulté. Ce processus démarre très tôt, au tout début de la vie professionnelle. En tant qu’apprentis, ils commencent par s’imprégner des tâches successives qui composent le procès de production de la profession, puis ils s’exercent sur les différents métiers à tisser. Ainsi, suivant la méthode de l’apprentissage par la pratique, le jeune employé acquiert progressivement les différentes compétences techniques qui vont faire de lui un travailleur polyvalent, capable de s’adapter en cas d’introduction dans l’atelier de nouveaux procédés de fabrication dans le cadre d’une modernisation éventuelle de l’équipement.

Les marchands locaux : des commerçants ouverts sur l’international et réalisant de bonnes performances à l’exportation

Pour couvrir un marché très diversifié, les ateliers textiles d’Alep produisaient, jusqu’aux années 1970, une large gamme d’articles dont l’avantage concurrentiel consistait dans le fait d’être soit des productions spécifiques du territoire alépin, soit des produits de meilleure qualité que leurs concurrents fabriqués ailleurs. Au cours des dernières décennies, cette gamme d’articles s’est rétrécie considérablement, au point qu’on ne dénombre plus qu’une trentaine de tissus encore fabriqués sur le territoire. Ces tissus se classent en deux groupes : les coupons, d’une part, et les produits confectionnés, d’autre part : pagnes, foulards, draps, nappes, serviettes de toilette, ceintures, etc. Ces produits artisanaux ont pour débouchés trois types de clientèles :

  • des populations syriennes dont le mode de vie est demeuré traditionnel (ruraux, périurbains issus de l’exode rural, nomades…) et qui achètent régulièrement un certain nombre d’articles (serviettes de toilette, draps, vêtements, etc.) dont elles font un usage quotidien ;

  • des touristes nationaux et internationaux qui constituent une clientèle irrégulière et dont les achats sont liés à un passage à Alep ou dans d’autres grandes villes de Syrie ;

  • des clients étrangers, utilisateurs habituels de produits d’Alep, et qui les achètent dans leurs propres pays (Éthiopie, Soudan, pays du Golfe persique, Europe orientale…).

Comme à l’époque ottomane, les marchands donneurs d’ordres se chargent non seulement de l’écoulement des produits, mais aussi de la recherche de nouveaux débouchés, en Syrie et surtout à l’étranger. En d’autres termes, les marchands traditionnels sont simultanément des agents d’exportation qui jouent un rôle crucial dans l’insertion internationale du territoire d’Alep. Toutefois, au sein de la profession des marchands, il convient de distinguer différentes catégories.

Les petits marchands et les artisans-marchands peu fortunés, exerçant dans les souks traditionnels, s’adonnent principalement au commerce de détail dans leurs boutiques avec le client de passage. Lorsqu’ils exportent, c’est vers des marchés bien établis, acquis de longue date, qui leur réclament toujours le même produit. C’est le cas du marché soudanais, destination exclusive du soudanniyé, un produit fabriqué uniquement à Alep et utilisé par les familles soudanaises à l’occasion des célébrations de mariage ou d’autres événements (comme l’excision des jeunes filles). Ce premier groupe de marchands ne cherche pas à étendre ses débouchés internationaux, se contentant du marché syrien, voire alépin.

Les marchands plus riches adoptent, quant à eux, une attitude nettement plus ouverte et dynamique. Sans se détourner de leurs clients traditionnels, ils ciblent une nouvelle clientèle, autochtone « moderne » et étrangère, qu’ils s’efforcent en permanence de satisfaire en collant aux nouvelles tendances du marché. Ils n’hésitent pas à se rendre dans des pays lointains en quête de nouveaux clients, dont ils étudient les attentes pour leur proposer les produits adaptés. Ces marchands offensifs n’ont de cesse d’exiger des modifications (couleurs, motifs…) sur les articles qu’ils exportent afin d’être en phase avec l’évolution de la mode au niveau international. Faute de données statistiques fines et fiables, il est difficile d’établir le volume de la production locale d’Alep exportée. Toutefois, la présence, dans plusieurs villes européennes, de magasins où sont largement disponibles différents produits de fabrication alépine est un indice révélateur du caractère non négligeable de ces exportations. La Maison d’Alep, magasin parisien spécialisé dans le commerce des tissus traditionnels de cette ville, en est un bon exemple.

Ressources patrimoniales et développement local à Alep : un projet de tourisme culturel articulé à l’artisanat traditionnel

Foyer d’une culture urbaine raffinée, et connu comme tel depuis le milieu du IIIe millénaire av. J.-C., Alep est doté d’un riche patrimoine dont la composante archéologique en fait un musée à ciel ouvert. Les joyaux architecturaux de cette ancienne cité ont été identifiés par les institutions syriennes spécialisées et classés « patrimoine de l’humanité » par l’UNESCO, en 1986. Ils font depuis lors l’objet d’opérations de protection, de conservation et de réhabilitation. En plus de ce patrimoine matériel tangible, Alep dispose aussi d’un patrimoine immatériel reconnu, comprenant notamment des savoir-faire ancestraux non disparus, qui ont fondé historiquement le dynamisme socioéconomique de la ville.

Le contenu spécifique de ces deux sortes de patrimoine en a fait des ressources économiques, mobilisées par les acteurs locaux et utilisées simultanément dans le cadre de deux systèmes productifs : le système de production artisanale et le système de production touristique. Pour analyser cette mobilisation-valorisation des ressources, on parle d’« activation » et d’« usage » des « ressources latentes ». L’activation des ressources, précédée par leur révélation, se déroule en quatre étapes (plus une cinquième, optionnelle) qui s’enchaînent dans un processus itératif non linéaire, c’est-à-dire qui respecte un ordre dans le déroulement des séquences, mais avec la possibilité de revenir en arrière : sélection, justification, conservation, exposition et valorisation optionnelle (François, 2008). Ce processus itératif non linéaire est à la base de la construction d’une ressource territoriale spécifique. Une méconnaissance de cet enchaînement peut entraîner une activation partielle ou mal intégrée. Si le lien et le feed-back entre patrimoine et tourisme semblent naturels, la prise en compte de l’idée de processus (c’est-à-dire d’une dynamique à construire) permet une durabilité plus grande du phénomène.

De fait, parallèlement à la mobilisation des savoir-faire ancestraux pour fabriquer manuellement des articles de très grande qualité, les acteurs locaux d’Alep sont engagés dans un processus de valorisation du patrimoine historique et culturel de la ville. Cela se traduit par la construction d’une offre territoriale spécifique fondée sur un « panier de biens territorialisés » [8] qui comprend, outre donc les produits de l’artisanat traditionnel, le patrimoine local, matériel (architectural notamment) et immatériel (l’histoire riche de la ville, sa culture ancienne, ses traditions culinaires…). Ces deux sortes de ressources patrimoniales sont territorialisées au double sens où, d’une part, elles font partie intégrante de l’image du territoire d’Alep, symbolisant sa culture et son histoire et, d’autre part, elles sont pleinement intégrées dans les représentations de la ville par ses habitants. Cette territorialisation fait des ressources patrimoniales le facteur essentiel du développement touristique local : le tourisme culturel y est donc prépondérant et la valorisation touristique des objets patrimoniaux en est la traduction. Par exemple, la citadelle d’Alep est aujourd’hui un des hauts lieux du tourisme local, ayant ainsi acquis une valeur marchande complémentaire à sa valeur patrimoniale. De même, les savoir-faire ancestraux sont exploités techniquement à des fins productives et, en même temps, mis en valeur institutionnellement (dans le cadre de stratégies de marketing) à des fins touristiques.

Cette activation des mêmes ressources patrimoniales par les acteurs de deux systèmes productifs signifie que celles-ci ne sont pas des ressources spécifiques « dédiées », ayant un seul usage, mais des ressources ayant une nature « contextualisée », c’est-à-dire qu’elles donnent lieu à plusieurs types d’utilisation et d’exploitation en relation avec la construction sociale à l’échelle du territoire considéré. Toutefois, comme cela a déjà été noté, les liens entre artisanat traditionnel et tourisme ne reposent pas seulement sur le fait qu’ils bénéficient de la même ressource de développement : le patrimoine matériel et immatériel. Ces liens sont complexes et prennent la forme d’une synergie territoriale : le tourisme agit positivement sur les activités artisanales traditionnelles en leur assurant un débouché non négligeable ; et réciproquement, les activités artisanales favorisent le développement du tourisme en permettant la diversification de l’offre du territoire. Cette imbrication des deux dynamiques impose une redéfinition des modes de l’action publique sur le plan local. D’où la nécessité d’une gouvernance territoriale appropriée pour appuyer efficacement les dynamiques productives locales (artisanale, touristique…) et stimuler les externalités positives, bénéfiques aux différents acteurs qui y sont impliqués.

Le patrimoine historique d’Alep : des ressources au service d’un tourisme culturel étroitement associé à la dynamique de l’artisanat traditionnel

Alep, on l’a noté, est l’une des plus anciennes villes encore habitées au monde : elle existait déjà à l’époque dite paléobabylonienne, notamment sous le nom de Halba, de 2004 à 1595 av. J.-C. Occupée par les Hittites à cette dernière date, elle devient une étape incontournable sur la route des caravanes entre la Syrie et la Mésopotamie. En 738 av. J.-C., elle est rattachée à l’Assyrie sous le nom de Halman et en 333 (toujours av. J.-C.), elle est conquise par Alexandre le Grand, avant de passer aux mains des Séleucides, qui la rebaptisent Beroia. Pendant longtemps, elle est sous l’occupation romaine (son intégration à l’Empire datant de 65 av. J.-C.), avant de devenir au VIIe siècle de l’ère chrétienne une des principales villes du monde arabo-musulman (les Arabes l’ayant prise en 637). Ainsi, la ville d’Alep est l’héritière de nombreuses civilisations. Aujourd’hui encore, on y trouve de beaux restes de l’urbanisme hellénistique et romain (disposition rectiligne d’une partie de ses rues, importance du grand axe est-ouest, tracé général des remparts et des canalisations, emplacement des marchés centraux) et de l’architecture byzantine (monuments, églises et Grande Synagogue). Ces réalisations coexistent en harmonie avec les nombreux monuments édifiés par les Arabes  : la Grande Mosquée, bâtie en 715 sous le calife Al-Walid, reconstruite en 1129 sous le sultan Nour-ad-Din ; la Medersa Halawiyé (école coranique) construite sur l’emplacement de l’ancienne cathédrale Sainte-Hélène ; la citadelle bâtie par l’Hamdanide Saif-ad-Daoula ; les souks ; les khans, etc.

Ce patrimoine historique, dûment protégé (du moins jusqu’à ces derniers temps où hélas! la guerre civile ne l’a pas épargné), est conçu, dans la stratégie de développement local en gestation à Alep au cours des années 1990 et 2000, comme un des piliers essentiels d’une offre touristique spécifique, fondée sur un « panier de biens territorialisés » qui comprend notamment les produits issus de l’artisanat traditionnel. Davantage qu’un objet qui sert à un usage précis, c’est pour ainsi dire toute une représentation d’Alep, en tant que produit spécifique, que le touriste (étranger ou syrien) peut ainsi s’approprier en achetant un bien artisanal. Autrement dit, à travers les réalisations de l’artisanat ancien, ce que vendent les marchands locaux, c’est Alep, sa culture, son histoire… et non pas seulement des produits faits à la main et de bonne qualité. Cette stratégie qui vise à combiner le patrimoine historico-architectural et l’artisanat ancien dans un « panier de biens » spécifique repose sur trois éléments.

Le premier consiste dans le maintien de la production de certains biens traditionnels dont l’usage est spécifiquement syrien ou plus généralement arabe. L’umbaz en est un très bon exemple : c’est une sorte de manteau long porté traditionnellement par les hommes âgés. Parce qu’il revêt une dimension culturelle forte, l’umbaz n’a pas manqué d’attirer l’attention de la clientèle touristique internationale intéressée par les traditions orientales. Le touriste occidental achetant l’umbaz ne le fait pas forcément dans le but de s’en servir comme vêtement, mais plutôt pour acquérir un article de décoration illustrant l’histoire culturelle de la Syrie et des pays voisins (Jordanie, Liban, Palestine).

Le deuxième élément est d’ordre technique. En effet, les produits à usage courant (pagnes pour hammam, nappes, draps, serviettes… pour nous en tenir à l’artisanat textile) sont toujours fabriqués à Alep. Commercialisés sur le marché local, ils représentent, pour les clients syriens comme étrangers, des objets d’utilisation quotidienne de bonne qualité. Pour différencier ces produits de leurs concurrents fabriqués ailleurs, les professionnels d’Alep ont fait d’eux un symbole de leur territoire et une image de son histoire multiséculaire : une grande partie des motifs dessinés, imprimés ou tissés sur ces produits, représentent les monuments historiques de la ville et reflètent, grâce à un jeu de couleurs bien étudié, l’identité culturelle locale et le savoir-faire alépin.

Enfin, le troisième élément tient à la localisation de la majorité des boutiques de produits artisanaux dans l’enceinte de la vieille ville, classée patrimoine mondial, et notamment dans le Souk-Mdiné, dans quelques khans et dans certains quartiers anciens comme celui de Jdeidi. Cette localisation, qui ne date pas d’hier, favorise des relations directes entre les marchands et les clients (y compris les touristes étrangers) qui, au-delà de leur dimension marchande, sont autant d’échanges interculturels, les produits de l’artisanat ancestral étant vus comme des témoins de la longue histoire d’Alep et des supports de la perpétuation de sa culture ancienne. Bref, à travers les produits artisanaux, les touristes (nationaux et étrangers) ont le sentiment d’acquérir à la fois des biens fabriqués grâce à des savoir-faire ancestraux qu’il importe de sauvegarder et des souvenirs incarnant les sites historiques visités pendant leur séjour.

Le tourisme comme vecteur de valorisation du patrimoine d’Alep

Longtemps freinée par le manque de visibilité politique, l’activité touristique en Syrie a connu, à partir de la fin des années 1990, une dynamique prometteuse [9], brutalement arrêtée en mai 2011 par l’ampleur prise par l’insurrection contre le régime de Bachar El Assad. Au cours de cette décennie favorable, la stratégie du gouvernement a évolué sensiblement : ciblant dans une première étape les touristes occidentaux, elle a privilégié dans un deuxième temps les clients des pays voisins, ainsi que ceux d’Asie du Sud-Est. Par ailleurs, conscients de leur faiblesse en matière de tourisme de masse face à la concurrence de pays comme l’Égypte ou la Turquie, qui pratiquent à grande échelle ce type de tourisme, les Syriens ont opté pour d’autres formes touristiques : tourisme d’affaires, tourisme culturel, écotourisme, etc. N’eût été la situation tragique que vit le pays depuis 2011, cette stratégie aurait eu beaucoup de chances de réussir. Surtout que l’investissement dans le secteur touristique a été stimulé par diverses mesures prises au début des années 2000 : autorisation de banques privées pour faciliter l’accès au crédit, amendements de la loi sur le tourisme pour accorder des avantages spécifiques aux acteurs internationaux dans ce secteur (rémunération en devises du capital investi et transfert d’une partie des bénéfices à l’étranger), etc. Dans ce contexte, nombreux sont les hommes d’affaires alépins à la recherche d’opportunités qui se sont engagés dans l’hôtellerie et la restauration. Ce mouvement a été soutenu par l’arrivée à Alep, au cours de cette période, d’investisseurs nationaux et internationaux qui ont acheté des bâtisses anciennes, les ont rénovées et en ont fait des restaurants et des hôtels de charme. Au total, en 2010, on compte 80 hôtels en service à Alep, dont 6 sont des « 5 étoiles » : Shahba Cham Palace, Planet-Hotel, New Umayyad, Baron, Atlas et, enfin, Sheraton Alep inauguré en mars 2007.

Tout cela a assurément joué dans le sens d’un démarrage d’une dynamique touristique prometteuse. Classée au patrimoine mondial de l’humanité, élue capitale de la culture islamique pour l’année 1427 de l’Hégire (2006 dans le calendrier chrétien), Alep non seulement tient bien son rang de deuxième destination touristique syrienne, juste après Damas, mais connaît au cours de cette période une évolution très encourageante. Ce que confirment les statistiques du ministère du Tourisme montrant une progression du nombre de visiteurs à Alep, passé de 295 000 en 1999 à 372 000 en 2004. Au cours de cette dernière année, Alep a enregistré 1,3 million de nuitées environ, confirmant son classement de deuxième destination touristique du pays. Il faut néanmoins souligner que cette dynamique, tout en étant effectivement créatrice d’emplois, ne se traduit pas par une amélioration sensible du niveau de vie des salariés. En effet, comme dans bien d’autres activités à Alep, les salaires dans les établissements touristiques sont faibles, la main-d’oeuvre étant généralement peu qualifiée. Deux centres de formation professionnelle voués à l’hôtellerie (l’Institut de l’hôtellerie d’Alep et l’École professionnelle de l’hôtellerie d’Alep) sont en activité, mais la majorité des diplômés qui en sortent chaque année préfèrent aller exercer leur métier dans les pays du Golfe où les rémunérations sont bien plus élevées.

Le tourisme pratiqué à Alep est de deux sortes : le tourisme d’affaires et le tourisme culturel. Le tourisme d’affaires, le moins important en volume et en recettes, concerne surtout la partie « moderne » de la ville ; il recouvre les séjours à caractère professionnel : voyages d’affaires individuels ou en groupes, séminaires d’entreprises, foires et salons professionnels, congrès divers, etc. Le tourisme culturel, pour sa part, est une activité centrée sur la vieille ville qui, outre le fait qu’elle abrite une bonne partie du patrimoine culturel et architectural local, constitue en tant que telle, par sa configuration spatiale et son organisation socioéconomique, un inestimable patrimoine.

Ce deuxième genre de tourisme valorise plusieurs types de ressources d’Alep : d’une part, les sites historiques, qui représentent une part centrale dans tout projet de développement touristique à l’échelle du territoire ; et d’autre part, les lieux et modes de vie quotidienne de la population locale avec, notamment, les métiers et savoir-faire artisanaux qui leur sont associés et auxquels le tourisme confère une valeur d’échange en plus de leur valeur d’usage.

Les monuments et sites mobilisables dans le cadre touristique sont légion, en effet, à Alep. Il y a, entre autres, la citadelle, considérée comme l’une des plus imposantes constructions militaires arabo-musulmanes, le Souk-Mdiné, le palais Beit Joumblatt, des sites archéologiques, des monuments religieux, des khans, des hammams (notamment celui qui a pour nom Yobulga), etc. La valorisation du patrimoine bâti de la ville prend aussi la forme de l’installation de professionnels du tourisme dans les vieilles demeures. Le Beit Wakil, par exemple, est un hôtel installé dans un ancien palais arabe du XVIe siècle. De même, le musée des Arts et des Traditions populaires occupe une ancienne demeure patricienne construite au XVIIIe siècle. Cette mise en valeur des ressources historiques a induit un changement d’utilisation pour certains objets patrimoniaux et généré un usage multiple pour d’autres : quelques khans ont ainsi perdu leur fonction comme lieux d’hébergement ou comme entrepôts, pour devenir des sites purement touristiques. Le souk couvert de la vieille ville a acquis une fonction touristique, en plus de sa fonction commerciale classique. C’est également le cas de grands édifices religieux qui font toujours office de lieux de culte fréquentés par les fidèles, mais désormais érigés en étapes incontournables des circuits parcourus par les touristes à la découverte de la ville. Ceci, sans parler du phénomène des pèlerinages, en forte croissance au cours des années 2000, comme le montre le cas des nombreux chiites (d’Iran, du Liban…) se rendant à Alep spécialement pour visiter la mosquée de Nokta : selon leur croyance, celle-ci aurait accueilli le corps de l’Imam Hussein Ben-Ali, le petit fils du prophète Mohamed, tué lors de la célèbre bataille de Karbala (en Irak) en 680.

Quant à la valorisation touristique des ressources artisanales, dont l’intérêt n’est pas moindre, elle prend deux formes complémentaires : institutionnelle et technicoproductive. La valorisation institutionnelle des ressources artisanales s’effectue au moyen d’une stratégie conventionnelle de marketing touristique, fondée sur la mise en lumière du rôle historique d’Alep comme un des principaux centres des métiers et savoir-faire anciens en Syrie. Les brochures et le site Internet du ministère du Tourisme jouent un rôle essentiel à cet égard. Les collectivités locales, pour leur part, ont restauré une ancienne demeure d’Alep et en ont fait un espace de promotion de l’artisanat alépin. Il s’agit en l’occurrence du khan d’Al-Chouna, situé à proximité de la citadelle, point de passage inévitable sur le trajet des touristes. Dans ce khan, sont localisés 55 magasins-ateliers où des professionnels se livrent à diverses activités : tissage traditionnel et impression sur les tissus ; travaux de calligraphie et de tapisserie ; confection de moules, de poupées orientales… ; fabrication de chaussures, de claquettes et de vêtements ; travail de l’argent et du verre ; fabrication de cordons (utilisés notamment par les bédouins comme ceintures) ; confection de sabres et d’épées ; restauration de manuscrits, de fourrures, de peaux, de tapis… ; et, évidemment, production d’articles traditionnels divers (épices, savons…).

La valorisation technicoproductive des ressources artisanales couvre la mise en valeur par les acteurs du tourisme (hôteliers, restaurateurs…) des activités productives locales. Ce type de valorisation prend la forme du recours prioritaire, dans les établissements touristiques, aux produits de l’artisanat local traditionnel comme les serviettes, les nappes, les draps, etc. Présentée par les gestionnaires de ces établissements comme une de leurs spécificités, ce recours aux produits locaux est utilisé comme argument sur le prix (relativement élevé) de la prestation. L’hôtel Al-Mansouria est un bon exemple à cet égard. Composé de neuf suites dont chacune représente une époque historique précise (hittite, iznik, gréco-romaine, byzantine, du Vizir, bédouine, des Chevaliers, de la Favorite et ottomane), cet établissement (qui n’a rien d’un hôtel bon marché) joue sur l’interaction entre histoire et patrimoine artisanal : chaque suite représente, par sa décoration, ses meubles et surtout ses lingeries spécifiques, une phase de l’histoire politique, économique et socioculturelle d’Alep.

Synergie territoriale et gouvernance locale

Dans les développements précédents, nous avons essayé de montrer en quoi les patrimoines artisanal et architectural d’Alep, qui incarnent la longue histoire de la ville, ont un rôle déterminant dans le processus du développement socioéconomique local. Ces deux sortes de ressources, mobilisées dans le cadre de deux systèmes de production distincts mais interactifs, sont au coeur d’une forte synergie territoriale : le tourisme culturel, par les effets de la demande additionnelle qu’il suscite, agit positivement sur les activités artisanales, lesquelles, en retour, soutiennent la dynamique touristique par les effets de diversification de l’offre territoriale qu’elles induisent. Le déclin de l’un des deux systèmes, ou même l’affaiblissement de ses sources de dynamisme, a inexorablement des incidences néfastes plus ou moins fortes sur l’autre. Pour cette raison, cette notion de synergie territoriale est essentielle et doit être effectivement prise en charge dans la mise au point de toute nouvelle gouvernance à l’échelle locale.

Le système productif artisanal d’Alep, on l’a vu, a connu de profonds bouleversements, mais il a su survivre grâce au capital social du territoire et au rôle positif des acteurs locaux (notamment les artisans et les marchands). Toutefois, la vitalité de ce système dépend désormais, outre d’une issue favorable à la guerre civile actuelle, de la construction d’un système touristique performant et complémentaire. Ce qui, dans le contexte d’Alep (et de la Syrie d’une façon générale), ne peut se fonder que sur la mise en valeur des sites historiques et du patrimoine architectural. Dans cette optique, il importe évidemment de ne pas « muséifier » à l’excès la vieille ville et ses quartiers les plus authentiques, comme il convient de ne pas trop « folkloriser » la culture et les modes de vie de la population locale, au nom d’on ne sait quelle valorisation des ressources territoriales spécifiques. Il est vrai que l’usage concomitant du patrimoine historique bâti comme lieu d’habitation pour de nombreux ménages (souvent peu aisés) et comme sites touristiques est difficile à réaliser de façon harmonieuse, surtout dans les pays pauvres où la population défavorisée attend du tourisme international qu’il améliore significativement ses revenus.

S’agissant précisément des villes anciennes comme Alep, on considère que leur patrimoine bâti est constitué de deux éléments : d’une part, des objets matériels, monuments, sites architecturaux plus ou moins préservés, réhabilités et aménagés pour être visités ; d’autre part, des personnes ou groupes de personnes qui, en présence de ce patrimoine, en perçoivent la valeur et sont intéressés par sa découverte. Cette découverte n’est cependant pas instantanée, elle nécessite tout un travail de révélation qui suppose notamment la formation de spécialistes capables d’interpréter le patrimoine et d’en transmettre le sens au public. Un monument dont la valeur est méconnue du public n’est guère plus qu’un tas de pierres, même s’il a eu, en d’autres temps, une signification très forte. Il n’y a donc pas de patrimoine en soi. Le patrimoine n’existe réellement que dans cette relation privilégiée avec les personnes qui le reçoivent comme un héritage, une source de richesse issue du passé, et qui donne du sens au présent. À Alep, malheureusement, bien avant 2011 et le début du soulèvement armé, la relation entre la communauté locale et le patrimoine architectural a été altérée. Ceci s’est traduit par la dégradation de plusieurs quartiers de la vieille ville : la saleté s’est installée dans le Souk-Mdiné, en contraste total avec la propreté des lieux d’autrefois ; les anciens bâtiments sont souvent détériorés ; les démolitions successives ont rompu la continuité du tissu urbain ancien ; les constructions modernes se mélangent désormais de façon anarchique avec des lambeaux de vieux quartiers ; les souks de Jdeidi ont été défigurés par les décors ajoutés pour faire plus riche et plus « chic », etc.

Pour préserver ou restaurer le patrimoine architectural habité d’Alep et tirer pleinement profit de sa mise en valeur économique dans le cadre touristique, les autorités publiques ont engagé un processus de conservation et de rénovation, avec l’aide d’organismes étrangers spécialisés. L’Agence allemande de coopération technique (GTZ) s’est engagée financièrement, en 1992, dans la réhabilitation de la vieille ville. De même, le ministère (syrien) du Tourisme et la municipalité d’Alep cherchent à conclure des contrats de gré à gré avec des bailleurs de fonds ou des développeurs arabes et étrangers (Agha Khan, Al Kharafi, Al Futtaim, Ben Talal, Ben Walid…) intéressés par l’investissement à long terme dans des immeubles non exploités et dans des belles demeures anciennes nécessitant une rénovation en profondeur que les pouvoirs publics n’ont pas les moyens financiers de réaliser eux-mêmes. Ce mode de prise en charge du problème de la détérioration du patrimoine architectural n’a cependant pas réussi à faire prendre conscience à la population de l’intérêt que représente la conservation de ce patrimoine. Aussi, nombreux sont les habitants d’Alep réticents à l’idée d’enregistrer leurs lieux de résidence sur les listes officielles des sites archéologiques ouvertes par l’administration publique.

À la base de cette réticence, les raisons les plus fréquemment citées sont les suivantes :

  • l’enregistrement sur ces listes prive les propriétaires du droit de disposer librement de leurs biens, ce qui en induit la dépréciation sur le marché, du fait de l’interdiction de les démolir ou d’en changer quelque aspect que ce soit sans l’accord préalable de l’administration. Les propriétaires des maisons anciennes, en particulier, se sentent lésés de ce fait, car ces maisons sont souvent leur seul patrimoine ;

  • la réglementation en vigueur précise que les monuments enregistrés peuvent servir d’habitations, mais aussi à d’autres usages : artisanaux, commerciaux, culturels, éducatifs, sanitaires, touristiques, si l’autorité compétente le décide ; or, ceci va souvent à l’encontre des intérêts des propriétaires ;

  • cette même réglementation n’a pas prévu de dispositifs de prêts à taux avantageux pour les travaux de restauration du patrimoine bâti inscrit sur la liste des monuments historiques : cela est d’autant plus gênant que, faute de moyens financiers, les autorités en charge des sites archéologiques sont dans l’incapacité d’engager elles-mêmes les travaux de restauration des habitations enregistrées comme monuments, ni même d’aider leurs occupants à réaliser ces travaux ;

  • l’inexistence de plans pour gérer les zones de localisation des maisons et immeubles enregistrés comme monuments historiques est une source de paralysie au niveau de ces zones.

Le processus engagé de conservation-restauration du patrimoine architectural se révèle, à l’usage, une opération énorme, complexe et, donc, très difficile à mener à bien. Au-delà d’un indispensable retour à la paix civile, le succès de cette opération nécessite un soutien résolu des pouvoirs publics centraux et locaux ainsi qu’une mobilisation sans faille de toutes les parties prenantes  : acteurs du tourisme, bailleurs de fonds nationaux et internationaux, professionnels du patrimoine, associations et ONG concernées, etc. Pour coordonner l’action des uns et des autres, une nouvelle gouvernance locale s’avère cruciale. Au-delà de la sensibilisation de la population à l’importance du patrimoine et à sa sauvegarde, cette gouvernance doit inscrire comme prioritaires trois grands objectifs, économique, social et environnemental : promouvoir la création d’activités centrées sur le tourisme culturel à Alep et dans ses environs ; travailler à l’amélioration des conditions d’existence des catégories sociales défavorisées (grâce notamment à la création d’emplois et à la formation) ; prendre les mesures nécessaires pour protéger l’environnement (au sens écologique du terme) des dégâts qu’engendre l’activité touristique là où elle est déployée de façon irréfléchie ou non maîtrisée. Une fois de plus, le « capital humain » et le « capital social » sont les notions-clés pour élaborer et mettre en oeuvre cette nouvelle gouvernance.

Capital humain et gouvernance locale

Élaboré par Schultz (1961) et par Becker (1964), le concept de capital humain recouvre l’ensemble des connaissances, compétences et aptitudes qu’une personne, ou un groupe de personnes, peut déployer pour produire des richesses. Dit autrement, ce concept désigne un stock de ressources productives incorporées dans les individus eux-mêmes et constitué à partir d’éléments divers : le niveau de formation intellectuelle, l’expérience professionnelle, l’état de santé, etc. Toute action susceptible d’affecter positivement ce stock (études, stages, soins de santé…) est assimilable à un investissement dans le capital humain. Le développement de ce capital passe nécessairement par l’amélioration de l’accès à l’éducation, mais aussi à l’information utile, notamment par des moyens modernes de communication. S’agissant du cas d’Alep, il est clair qu’un développement territorial fondé sur la valorisation du patrimoine, dans le cadre d’une stratégie combinant tourisme culturel et artisanat traditionnel, est fortement tributaire de la création/extension d’un capital humain au niveau local, ce qui suppose une politique ambitieuse de formation de la main d’oeuvre, celle-ci devant être générale et professionnelle (c’est-à-dire appliquée notamment aux deux domaines indiqués). Mais au-delà de cet aspect essentiel, l’idée à faire partager par les autorités et la population d’Alep est qu’il est possible et souhaitable de valoriser économiquement le patrimoine de la ville (en le faisant connaître aux touristes nationaux et étrangers intéressés) tout en le préservant des dégradations de toutes sortes qui le menacent. Cela nécessite toutefois, en premier lieu, un vaste programme de qualification de la main-d’oeuvre non seulement en matière de techniques touristiques en général, mais aussi en matière particulière d’interprétation du patrimoine, de sa conservation, de sa transmission, etc. À l’évidence, une telle stratégie doit s’appuyer sur une forte implication de toutes les parties prenantes dans le projet collectif de territoire à Alep, y compris l’État central syrien. C’est pourquoi sa réussite reste conditionnelle à la mise en place d’une gouvernance appropriée au niveau territorial.

Capital social et gouvernance locale

Le capital social est utilisé ici au sens de Camagni (2007) qui, par cette notion, entend les valeurs et les normes communes qui facilitent la coopération à l’intérieur des groupes et entre ceux-ci. Ainsi conçue, cette notion englobe l’ensemble des institutions (formelles et informelles) qui ont pour effet de fluidifier les échanges de toutes sortes entre les acteurs en vue d’actions finalisées. Ainsi fondé sur le partage d’un ensemble de « manières de penser et d’agir », dans le cadre d’une appartenance commune (famille, voisinage, réseau…), le capital social est un des facteurs-clés de la vitalité du territoire dans la mesure où il favorise, au sein de la collectivité évoluant sur ce territoire, des échanges et des interactions, sources d’externalités bénéfiques à chacun des membres et à cette collectivité dans sa totalité (Coleman, 1990). Une voie privilégiée d’amélioration du capital social sur un territoire consiste dans le renforcement du potentiel des organisations de la société civile locale. Or, à l’instar du reste de la Syrie, le tissu associatif est peu développé à Alep et ne joue qu’un rôle marginal dans la gestion des affaires locales, ce qui est la rançon de la faible autonomie d’action laissée à la société civile par le régime autoritaire de Damas. Un des chantiers prioritaires de la nécessaire réforme politique (que le conflit armé actuel ne rend que plus urgente) concerne donc l’organisation autonome de la société civile au niveau local. Ce chantier passe à l’évidence par l’encouragement des initiatives ayant pour but de revitaliser le tissu des organisations socioprofessionnelles représentatives qui, à travers leur action d’animation locale, peuvent contribuer énormément à la sauvegarde des ressources patrimoniales du territoire, sans décourager leur valorisation dans le cadre d’activités créatrices de richesses, d’emplois et de revenus (artisanat traditionnel et tourisme culturel notamment). Les projets mis de l’avant dans de nombreux pays par des associations et des ONG en faveur du patrimoine peuvent servir comme source d’inspiration aux acteurs d’Alep, peu expérimentés en ce domaine. Il va sans dire, toutefois, que la dégradation de la situation engendrée par la guerre civile (particulièrement sensible à Alep) ne favorise pas un contexte propice au lancement de ce chantier. Mais une fois la paix revenue, la problématique du développement territorial ne manquera pas de se reposer avec force et, avec elle, celle du rôle de la société civile locale et, donc, du capital social. Pour peu que la nouvelle donne politique qui sortira du conflit mette fin à l’excessive centralisation du pouvoir qui a prévalu jusqu’ici, la question d’une nouvelle gouvernance locale se posera dans des termes bien plus favorables. Pour aller dans le sens du nécessaire renforcement du capital social, cette nouvelle gouvernance doit mettre en train des pratiques de « démocratie participative » et, donc, donner une impulsion à un processus d’autonomisation de la société civile. À cette condition (et sous réserve que cela se traduise par des progrès socioéconomiques palpables au profit du plus grand nombre), la population locale devrait s’approprier l’objectif de préservation du patrimoine (artisanal, architectural et autres) et de sa valorisation économique dans le cadre d’un projet de territoire combinant développement d’un tourisme culturel durable et réactivation sur des bases rénovées des métiers artisanaux ancestraux.

Conclusion

À Alep, comme dans d’autres espaces urbains des pays en développement en général et des pays arabes en particulier, la dynamique socioéconomique locale est un processus fondé sur toute une série de facteurs endogènes, mais aussi et surtout sur l’interaction et l’interdépendance des activités productives. Les ressources patrimoniales jouent un rôle central dans ce processus, car elles sont le support de ce que la littérature spécialisée appelle « synergie territoriale ». Cette dernière – et c’est là un des points importants de l’analyse proposée ici sur le cas d’Alep – est tout à fait cruciale dans l’optique d’un développement local reposant prioritairement sur les ressources patrimoniales, matérielles et immatérielles, propres au territoire concerné. Les pratiques de mutualisation des compétences et des moyens ainsi que de travail en réseaux sont des éléments essentiels à la réussite de ces dynamiques.

Tout au long des années 2000, on l’a vu, le développement d’une activité touristique à Alep a bénéficié des ressources patrimoniales (trésors architecturaux et savoir-faire, notamment) localisées en grande partie dans la vieille ville ou issues d’elle. Nonobstant la guerre civile dans laquelle la Syrie a sombré voilà deux ans, avec les conséquences tragiques qui en résultent, la question cruciale à présent est de savoir quelle gouvernance mettre en place à Alep pour coordonner et combiner au mieux les actions et les efforts déployés par les acteurs dans les deux types d’activités, touristique et artisanale, pour parvenir à un développement territorial performant d’un point de vue économique, et satisfaisant aux plans social et environnemental. S’il est relativement aisé de tracer, dans leurs grandes lignes, les contours de cette gouvernance, il est sans doute trop tôt pour en définir avec précision les différents organes et l’étendue de leurs compétences respectives. En revanche, il est quasiment acquis à présent que, dans le contexte actuel de concurrence globalisée entre territoires (localités, régions, pays…), l’avenir d’Alep dépend en bonne partie de la capacité des acteurs locaux et des autorités centrales syriennes à mettre en place un mode de gouvernance qui, régulant au mieux les contradictions entre les différentes parties prenantes, parvienne à fédérer l’ensemble des énergies autour d’un véritable projet de développement du territoire, pouvant être bénéfique à la communauté locale dans la totalité de ses composantes.