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Le cadastre a longtemps été associé exclusivement à la fiscalité immobilière et à l’enregistrement des titres fonciers. Cette vision quelque peu austère du cadastre ne reflète plus sa situation actuelle. Le cadastre a subi au cours des vingt dernières années une modernisation conceptuelle et méthodologique importante. Les cadastres sont devenus, avec le développement de la géomatique, de véritables systèmes d’information cadastraux quipermettent diverses opérations inhérentes à la gouvernance territoriale, que ce soit en matière de planification de l’aménagement, de gestion de l’urbanisation, de contrôle de l’utilisation du sol, de mise en valeur des ressources naturelles, de prévention des risques naturels.

Dans la dernière décennie, de nombreux États ont lancé des programmes de confection et de réforme de systèmes cadastraux pour faire face à des problématiques de développement économique, de réduction de la pauvreté et de décentralisation des pouvoirs gouvernementaux. Aussi, les systèmes cadastraux sont devenus eux-mêmes des objets d’études où les problématiques de recherche ont quelque peu délaissé les difficultés techniques pour s’intéresser aux dimensions institutionnelles, sociales, politiques et économiques des projets cadastraux (Steudler et al., 2004 ; Dale et McLaughlin, 1999). Ces études permettent de révéler, à plusieurs moments de l’histoire, les enjeux politiques de la géographie inhérents à la gouvernance et à l’exercice du pouvoir sur le territoire.

Historique des systèmes cadastraux

L’analyse historique des cadastres laisse entrevoir que ceux-ci ont toujours été une réponse technique aux préoccupations de l’autorité en place (royale, féodale, étatique ou autre). Les cadastres ne possèdent pas un caractère universel, étant adaptés aux besoins particuliers des sociétés qui les conçoivent. On retrace l’existence de plans cadastraux durant l’Antiquité (Égypte, Palestine, Grèce, Empire romain). Ces plans traduisaient la volonté de l’autorité à maîtriser l’occupation du sol, à mettre en valeur les terres agricoles et à recenser les ressources des territoires conquis. À la chute de l’empire romain, le cadastre disparaîtra pendant quelques siècles, jusqu’au Moyen Âge.

On identifie une seconde période de l’histoire cadastrale allant du Moyen Âge jusqu’à la Révolution française. Les cadastres sont alors constitués de livres terriers, confectionnés par les seigneurs et les grands propriétaires fonciers, pour établir et gérer les contributions et les redevances des censitaires. Ces cadastres, prenant la forme de listes ou de tableaux, sont rarement accompagnés de plans. C’est ce type de cadastres que l’on implante en Nouvelle-France pour l’administration des seigneuries (concession des terres et gestion foncière privée).

Une troisième période s’ouvre avec la Révolution française. Afin de concrétiser les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité, le pouvoir public conçoit des cadastres à caractère fiscal, dont la finalité est de remplacer les anciens impôts, établis en fonction du statut de la personne, par une contribution foncière calculée à partir des caractéristiques des immeubles (mesures, superficie, production agricole). La contribution de Napoléon a alors été importante. Sous son règne, la confection des cadastres est basée sur un arpentage général de toutes les parcelles et de leur représentation sur un plan cartographique, conformément à une approche scientifique et à des normes techniques. Cette évolution majeure dans l’histoire cadastrale demeure marquante encore aujourd’hui. Le cadastre napoléonien est la principale inspiration lors de la création du cadastre originaire du Québec en 1860.

Une quatrième période correspond à l’époque contemporaine, marquée par l’évolution des techniques et le développement du marché immobilier. À l’époque napoléonienne, on n’avait pas prévu de mécanismes de mise à jour des cadastres, afin d’y intégrer les nouveaux morcellements des terres. À cette époque, le marché immobilier n’était que très peu actif et le morcellement y était statique. Afin de suivre l’activité immobilière stimulée par la croissance des villes, des procédures de révision et de mises à jour des cadastres ont été instaurées. De nouvelles possibilités techniques ont été intégrées aux normes de confection, comme l’utilisation de photographies aériennes et les méthodes de la photogrammétrie.

Enfin, une cinquième période laisse présager les nouveaux défis qui balisent l’évolution actuelle des systèmes cadastraux. Il s’agit des cadastres polyvalents ou multiusage, comme ils sont désignés dans la littérature anglophone (Dueker et Kjerne, 1989). De tels cadastres doivent permettre l’intégration, sur la base d’un plan parcellaire, des droits fonciers (charges légales et obligations qui y sont rattachés), de l’évaluation des immeubles et de l’information relative à l’usage de la parcelle. On tente ainsi d’intégrer la gestion foncière avec les préoccupations d’aménagement, d’environnement et de développement à l’aide de système d’information géographique (SIG). Cette dernière évolution des systèmes cadastraux donne lieu à des travaux théoriques et méthodologiques majeurs qui alimentent la réflexion cadastrale.

L’évolution historique du cadastre permet de constater que cet instrument de représentation et d’inventaire du morcellement foncier n’est pas détaché de la réalité dans laquelle il s’insère. Dans une perspective géographique, le cadastre est un instrument du pouvoir et sert à connaître, contrôler et gouverner des territoires. Il est ainsi un objet d’études qui invite à réfléchir sur les enjeux politiques de la géographie.

La modernisation conceptuelle du cadastre

Depuis une vingtaine d’années, certains auteurs (Dale et McLaughlin, 1988 ; Dueker et Kjerne, 1989) et surtout la Fédération internationale des géomètres (FIG) ont fait avancer la réflexion théorique et méthodologique sur le cadastre. La FIG a initié et coordonné de nombreuses activités en faveur de la modernisation conceptuelle des systèmes cadastraux. Une contribution majeure a été formulée dans la Déclaration sur le cadastre de la FIG, publiée en 1995 et qui propose une définition du cadastre beaucoup plus large et ambitieuse :

Le cadastre est normalement un système d’information foncière, basé sur la parcelle et actualisé, qui contient un registre des intérêts fonciers (droits, restrictions et responsabilités). Il comprend habituellement une description géométrique des parcelles, qui sont reliées à des enregistrements décrivant la nature des intérêts, la propriété ou le contrôle de ces intérêts, et souvent la valeur de la parcelle et de ses améliorations. Il peut être établi à des fins fiscales (évaluation et taxation équitable), légales (transfert de propriété), pour appuyer la gestion du territoire et de l’usage du sol (planification et autres fins administratives), et mettre en oeuvre le développement durable et la protection de l’environnement.

traduit de l’anglais - FIG, 1995

Cette définition est intéressante car on y retrouve les caractéristiques traditionnelles d’un cadastre (plans de morcellement avec description géométrique des parcelles) et ses rôles historiques (fiscalité et sécurité des titres fonciers), auxquels s’ajoutent de nouvelles finalités liées à l’exercice des pouvoirs publics : la gestion du territoire, la planification de l’aménagement, la protection de l’environnement et la mise en oeuvre du développement durable. On présente le cadastre comme un système d’information foncière, et non plus comme un ensemble de plans. Le concept de cadastre est donc enrichi à l’aide de la théorie des systèmes (et plus spécifiquement des systèmes d’information géographique), ainsi que des possibilités technologiques offertes par la géomatique.

En 1996, la FIG apporte une nouvelle contribution à la réflexion cadastrale en s’intéressant au thème du développement des systèmes cadastraux dans les pays en développement. Il en est résulté la Déclaration de Bogor (FIG, 1996), qui place la reconnaissance du patrimoine immobilier des individus au centre des préoccupations de développement socio-économique. On constate ainsi que la richesse véritable des individus, des populations et des sociétés repose avant tout sur le territoire qu’ils occupent, exploitent et mettent en valeur. La réflexion cadastrale révèle alors certains enjeux économiques de la géographie.

En 1999, la FIG présente une Déclaration sur le cadastre et le développement durable (intitulée la Déclaration de Bathurst : FIG, 1999). Cette déclaration vise à préciser le rôle et les contributions des systèmes cadastraux en matière de gouvernance territoriale et d’équité sociale : élaboration des politiques foncières, gestion de la croissance urbaine, vulnérabilité face aux catastrophes naturelles, accès aux terres pour les femmes et les groupes autochtones ou minoritaires, etc. Les objectifs de la FIG sont ici ambitieux, mais ils révèlent la diversité des préoccupations politiques et sociales auxquelles les systèmes cadastraux modernes peuvent répondre. Cette déclaration a débouché sur la formulation de certains constats contribuant à la réflexion cadastrale, dont les deux suivants :

  • les droits de la propriété foncière ne comportent pas en principe le droit de négliger ou de détruire le territoire et ses ressources ;

  • le concept de propriété englobe des responsabilités sociales et environnementales, tout comme les droits de profiter de la propriété.

Le cadastre, dans cette perspective, doit favoriser l’intégration des prérogatives individuelles liées à l’exercice du droit de propriété et des responsabilités publiques inhérentes à la détention de ce droit. Il se situe dès lors au point de rencontre de différents intérêts et révèle plusieurs enjeux politiques, juridiques et économiques qui alimentent la réflexion géographique (figure 1). Les études cadastrales traitant de problématiques inhérentes à l’aménagement, à l’urbanisation, à l’environnement et à la gouvernance territoriale contribuent à mettre en évidence les liens indissociables de la géographie et du politique.

Figure 1

Les enjeux politiques, juridiques et économiques d’un système cadastral

Les enjeux politiques, juridiques et économiques d’un système cadastral

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En s’inspirant des travaux de Dale et McLaughlin (1999) sur l’administration des terres, il est possible de proposer un modèle conceptuel qui intègre ces nouveaux enjeux cadastraux : économique (évaluation et fiscalité), juridique (tenure et propriété) et politique (usage du sol). Ce modèle permet d’illustrer le concept de système d’information cadastrale (figure 2).

Figure 2

Modèle conceptuel d’un système d’information cadastrale

Modèle conceptuel d’un système d’information cadastrale
Source: Dale et McLaughlin (1999)

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Enfin, selon une vision prospective (Kaufmann et Steudler, 1998), les systèmes d’information cadastrale du futur ne seront plus limités à la seule représentation du morcellement parcellaire. Ils intégreront aussi des objets territoriaux représentant des charges, des restrictions et des obligations particulières (par exemple, des servitudes, des zones d’inondation, des bandes de protection riveraine, des sites du patrimoine, des réserves écologiques, des terres autochtones, etc.). On prévoit ainsi que les cadastres de l’avenir pourront offrir des représentations plus fidèles de la géographie foncière d’un territoire, intégrant les droits privés de la propriété foncière et les affectations publiques du territoire. Il en résultera un cadastre composé de plusieurs couches thématiques (figure 3).

Figure 3

Concept du Cadastre 2014

Concept du Cadastre 2014
Source: Kaufmann et Steudler (1998 : 33)

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Approche méthodologique des études cadastrales

L’utilisation polyvalente du cadastre n’est pas automatique du seul fait de son informatisation. Son intégration dans les institutions chargées de la gouvernance territoriale pose plusieurs difficultés d’ordre politique, juridique, organisationnel, social et technique. Il en va du questionnement sur le contrôle de l’information géographique, son utilisation, sa confidentialité, son accessibilité, etc. Les problématiques cadastrales ne sont plus uniquement techniques ; elles reflètent plutôt les difficultés inhérentes à l’organisation territoriale qu’une société veut établir sur le territoire qu’elle occupe (Steudler et al., 2004).

La recherche cadastrale rend nécessaire le développement d’un outillage méthodologique qui favorise la prise en compte des contextes sociaux, géographiques, politiques, économiques, législatifs et techniques dans lesquels s’insèrent les projets cadastraux (Williamson et Fourie, 1998). On s’inspire grandement des méthodologies issues des sciences humaines et sociales. Un système cadastral est beaucoup plus complexe que ce que l’ensemble des plans et registres le constituant ne peuvent le laisser transparaître. Ainsi, les études cadastrales reposent régulièrement sur la méthode de l’étude de cas, parce qu’elle permet de prendre en considération les caractéristiques du contexte spécifique d’utilisation du cadastre (Steudler et Kaufmann, 2002 ; Silva et Stubkjaer, 2002). Le recours à cette approche méthodologique demeure un phénomène récent puisque, historiquement, le cadastre a été traité et analysé comme un outil technique seulement, ses autres dimensions ayant été occultées.

Problématiques cadastrales à l’échelle internationale

Il existe actuellement un contexte international favorable aux réformes foncières en raison de la mondialisation des échanges (création d’un marché immobilier planétaire) et de la volonté de combattre la pauvreté par la régularisation de l’occupation informelle des terres, comme c’est le cas au Pérou (De Soto, 1989 ; 2000). Ces réformes sont l’occasion de mettre sur pied des institutions solides, fiables et pérennes, favorisant l’accès à la terre, l’occupation non équivoque du sol, le transfert sécuritaire des droits, l’obtention de crédits hypothécaires et l’utilisation rationnelle du sol (Deininger, 2003 ; Payne, 2002). Le cadastre se retrouve quasi toujours au centre de ces réformes foncières parce qu’il offre aux institutions régionales et locales le support informationnel nécessaire au renforcement de leurs capacités de gouvernance territoriale.

Quelques projets de recherche ont été réalisés (ou sont en cours) pour mieux comprendre les possibilités réelles offertes par les systèmes cadastraux face aux réformes de la gestion foncière de certains pays. Au Mexique, on constate une incohérence fondamentale entre le cadre légal de la gestion foncière et de l’aménagement du territoire et les instruments techniques de mise en oeuvre. Une récente étude (Avila Rangel, 2005) démontre que, pour un secteur périphérique de la ville en forte croissance urbaine, les plans cadastraux et le plan d’aménagement de la ville de Guanajuato ne sont pas intégrés et ne concordent pas avec la réalité du terrain révélée par des photographies aériennes. Ainsi, les plans cadastraux et le plan d’aménagement municipal offrent des représentations théoriques du territoire municipal aucunement en lien avec la géographie réelle. Ces instruments ne permettent donc pas de soutenir les processus décisionnels de la ville en vue de contrôler l’urbanisation. D’autres projets de recherche abordent les problématiques liées aux réformes des cadastres, au Honduras et au Pérou.

Perspectives québécoises de la recherche cadastrale

Au Québec, un des objectifs du programme de réforme du cadastre lancé en 1985 était de favoriser l’utilisation polyvalente du cadastre. En lui conférant un format numérique sur la base d’un système de coordonnées géographiques, le gouvernement du Québec a cherché à faciliter l’intégration du cadastre dans différents systèmes d’information géographique existants et son intégration avec d’autres couches d’information (topographie, réseaux routiers, infrastructures, affectations du sol, zonage, évaluation). Notre recherche en cours vise à cerner et à identifier les effets du nouveau cadastre du Québec sur la pratique d’aménagement et d’urbanisme des municipalités [1]. Des difficultés d’intégration sont à prévoir puisque la réglementation municipale d’urbanisme a été conçue sur la base des mécanismes de fonctionnement de l’ancien cadastre, lesquels diffèrent de ceux du nouveau. Des ajustements sont à prévoir pour éviter notamment que de simples citoyens ne fassent les frais des incohérences techniques entre ces deux instruments. Cette situation soulève une problématique d’intégration et d’harmonisation du droit privé de la propriété individuelle et du droit public de l’aménagement du territoire régional et local. Cette problématique occupe une place centrale dans la réflexion cadastrale visant à intégrer des géographies d’échelles différentes (par exemple, parcellaire et municipale).

Par ailleurs, une réflexion récente a été initiée afin d’identifier les possibilités offertes par le nouveau cadastre québécois comme instrument de renforcement des capacités de gouvernance municipale pour gérer l’urbanisation de leur territoire sur une base parcellaire. Il semble que l’urbanisme québécois incorpore des approches plus discrétionnaires et moins normatives de l’aménagement. Ainsi, l’élaboration de projets de développement urbain reposera davantage sur des négociations, des échanges d’information, des séances de consultation publique entre les promoteurs, les représentants municipaux et la population. Ces processus devront être alimentés par une connaissance géographique fine, détaillée et diversifiée. Les contributions d’un système d’information cadastrale polyvalent pour favoriser ces échanges seront, à notre avis, très appréciables. Bien qu’il soit un instrument du pouvoir public, le cadastre doit devenir un symbole de la démocratisation de la gouvernance territoriale en facilitant l’accessibilité de l’information géographique à l’ensemble de la société et la participatioin publique. Ainsi, la question se pose : est-ce que le développement de systèmes d’information cadastrale multi-complexes et accessibles favorisera la mise en oeuvre de cette idée de gouvernance territoriale à différentes échelles géographiques ? Nous aurions tendance à croire que oui, sous réserve de poursuivre la réflexion et les travaux de recherche.

Conclusion

Les études cadastrales posent plusieurs défis théoriques et méthodologiques fort stimulants. Un premier consiste à saisir puis à modéliser l’ensemble des dimensions d’un système cadastral : politique, économique, juridique, technique et sociale. La réalisation d’études visera ainsi à cerner les contributions d’un système cadastral à la gouvernance territoriale par le biais de l’intégration d’une connaissance géographique parcellaire dans des processus de décision politique à des échelles locale, régionale, nationale et internationale. En fait, la recherche cadastrale révèle une piste de réflexion portant sur la traduction en termes géographiques des préoccupations et des volontés d’une société à une époque donnée. Lors de la Révolution française, on cherchait à éliminer les privilèges de la noblesse pour implanter l’égalité et l’équité de la loi publique envers tous les citoyens. Aujourd’hui, on s’active à ce que chacun puisse exercer ses libertés individuelles inhérentes aux droits liés à la possession et l’occupation du sol à l’intérieur des balises fixées par les volontés publiques en matière d’aménagement des territoires, de gestion de l’urbanisation, de mise en valeur des ressources naturelles, de protection de l’environnement et de sécurité publique. Les études cadastrales, qui mettent en évidence la géographie foncière des territoires, apportent une contribution importante à la réflexion sur ces problématiques de recherche liées à la gouvernance politique des territoires.