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Introduction

Les programmes de mise au rancart volontaire de vieux véhicules ont comme objectif principal la réduction des émissions polluantes par le retrait anticipé des véhicules automobiles les plus âgés et les plus polluants, en encourageant leurs propriétaires, à l’aide de diverses mesures incitatives, à les retirer avant la fin de leur vie utile. Nous utilisons ici l’appellation « Programme de mise au rancart volontaire de vieux véhicules », qui se rapproche de celle employée le plus couramment dans la littérature américaine, soit Voluntary accelerated vehicle retirement program (VAVR) (Dill, 2001).

Ces programmes ont eu tôt fait de soulever des critiques quant aux iniquités socioéconomiques et environnementales pouvant être engendrées, particulièrement en ce qui a trait à la répartition inégale des coûts et bénéfices au sein de la population et des participants. La rareté des études empiriques dans la littérature scientifique et l’absence de travaux clarifiant l’aspect distributionnel de ces programmes ne permettent pas, à ce jour, de dégager des conclusions claires quant à leurs rôles en tant que générateurs d’injustices environnementales ou distributionnelles. Des différences importantes dans la conception, l’administration, les critères de participation et la durée de ces programmes viennent de surcroît complexifier la comparaison entre programmes existants. Plusieurs auteurs ont néanmoins théorisé et publié des commentaires sur l’effet de ces programmes.

Le programme canadien Adieu Bazou (2009-2011) offre de nouvelles occasions d’explorer le thème de la justice environnementale dans l’administration de tels programmes. En plus des rabais sur les véhicules neufs ou d’une prime en argent, Adieu Bazou avait la particularité d’offrir une série d’incitatifs qui encourageaient l’adoption d’un mode de transport alternatif tel qu’un rabais sur l’achat d’un vélo ou des titres de transport en commun gratuits. Un objectif supplémentaire de transfert modal distingue donc ce programme des autres en vigueur dans le monde. Cette variété d’incitatifs offre un potentiel de réduction des émissions plus élevé, ainsi qu’une plus grande variété d’options pour les propriétaires de vieux véhicules, qu’un programme proposant seulement des incitatifs au remplacement. Une plus grande variété d’options devrait attirer une plus grande participation au programme.

Cet article propose de formuler l’aspect distributionnel de la justice environnementale dans le programme de mise au rancart de vieux véhicules au Québec en s’appuyant sur des éléments d’argumentaire élaborés ailleurs, sur des résultats d’études et de rapports disponibles ainsi que sur des entretiens avec les gestionnaires du programme. L’article débute par une présentation du problème de la pollution atmosphérique ciblé par ces programmes, et ses liens avec la justice environnementale et distributionnelle dans le domaine du transport. Les programmes existants ailleurs dans le monde et les questions de justice distributionnelle et environnementale associées aux programmes existants sont ensuite présentés. Une description des particularités du programme québécois permet ensuite de traiter des questions de justice distributionnelle et environnementale s’appliquant au programme Adieu Bazou. Le potentiel du programme québécois à faciliter la participation des populations à faible revenu est exploré et les problématiques propres à ce programme sont soulevées. Les impacts potentiels sont illustrés à l’aide d’informations provenant de divers rapports et analyses sur le programme Adieu Bazou. Bien que les vieux véhicules se trouvent fréquemment dans des zones à faible revenu, le taux de participation de ces populations à de tels programmes suggère qu’elles s’abstiennent d’y prendre part par manque d’intérêt ou de capacité à utiliser les incitatifs proposés. Les groupes plus défavorisés de la population québécoise ont-ils pu bénéficier pleinement des incitatifs proposés durant cette période ? Quelles approches pourraient faciliter leur participation au programme ? Bien que les informations disponibles ne permettent pas de vider la question, elles fournissent certains éléments de réponses et permettent d’élaborer un cadre de réflexion.

La pollution associée aux vieux véhicules : impacts sur la population et logique de mise au rancart

La pollution automobile est reconnue pour sa contribution aux émissions de gaz à effet de serre (GES) et à la formation du smog urbain (Dill, 2004 ; Ewing et al., 2008). Tout comme la pollution de sources fixes (usines, raffineries…), les sources mobiles contribuent à l’exacerbation des problèmes de santé publique telle la prévalence de maladies cardiovasculaires et respiratoires (WHO, 2000). La plus grande densité des routes en zone urbaine et la forte circulation automobile qui y est associée ont pour effet d’exposer davantage les populations à faible revenu, qui résident en plus grand nombre dans les centres urbains (O’Neill et al., 2003). Malgré le fait que les vieux véhicules comptent pour une part relativement faible de l’ensemble du parc automobile, ils contribuent de façon significativement plus élevée à la pollution de l’air, notamment dans les zones urbaines (Dill, 2004 ; Ewing et al., 2008). Au Québec, les véhicules de 10 ans et plus comptaient en 2011 pour 28,5 % du parc automobile (SAAQ, 2012 : 165).

Comme les normes en matière de contrôle des émissions se resserrent au fil des ans, un renouvellement de la flotte de véhicules favorise une réduction du volume global d’émissions polluantes. Les émissions polluantes des vieux véhicules et leurs impacts sur la qualité de l’air sont plus importants que pour un véhicule récent, étant donné que les neufs sont équipés, en matière de réduction des émissions, de technologies qui n’étaient pas disponibles lors de la fabrication des véhicules plus âgés (Dill, 2004). De plus, les dispositifs antipollution ont des performances qui tendent à se détériorer avec le temps. Le modèle utilisé par l’Agence de protection de l’environnement américaine (EPA) pour quantifier les sources d’émissions mobiles montre que, pour un véhicule âgé de quatre ans, les rejets de monoxyde de carbone (CO) sont 10 fois plus élevés, les émissions de composés organiques volatils (COV), quatre fois plus, et les rejets d’oxydes d’azote (NOX), deux fois plus élevés que ce qu’ils étaient au moment de l’achat du véhicule (Dill, 2001). En présumant que les véhicules retirés de la route seront remplacés par des véhicules neufs disposant de la plus récente technologie en matière de réduction des émissions, ou que les déplacements subséquents s’effectueront en transport alternatif, les programmes de mise au rancart favoriseraient la réduction de la pollution atmosphérique.

Mobilité urbaine et aspect distributionnel de la justice environnementale

Le thème de l’équité dans les politiques de planification des transports en milieu urbain est étudié depuis les années 1960, en réponse aux courants de protestation contre la construction d’autoroutes en milieu urbain dans plusieurs villes américaines. Le plus souvent, ces autoroutes divisaient des quartiers défavorisés où résidait une population majoritairement afro-américaine (Kain, 1968 ; Meyer, 1968 ; Bullard et al., 2004). Cette dégradation de la qualité de l’espace urbain a d’abord été traitée sous l’angle de la justice sociale, où le réseau autoroutier était décrit comme un aménagement favorisant la mobilité des Américains issus des classes moyennes et aisées majoritairement blancs, banlieusards et motorisés, au détriment de celle des Américains à faible revenu, majoritairement afro-américains, peu motorisés et résidant dans les villes.

Ce thème de l’équité des politiques de transport sera revisité à partir des années 1980 dans les écrits du nouveau courant sur la justice environnementale. Ce courant se préoccupe d’une distribution équitable des impacts sociaux, économiques et environnementaux négatifs et positifs entre les différents groupes ethniques et groupes de revenus de la société (Alsnih et Stopher, 2003). Une politique de transport sera jugée équitable, ou « juste », si elle favorise les groupes économiquement et socialement désavantagés, de façon à compenser les iniquités (Litman, 2012). Les politiques favorisant les groupes les plus désavantagés de la société sont dites progressives, alors que celles leur imposant des désavantages excessifs sont dites régressives (Ibid.).

Il est souvent difficile d’établir des politiques publiques environnementales restrictives sans créer des répercussions négatives sur les populations à faible revenu. De nombreux programmes de gestion de la pollution, parce qu’ils augmentent les prix des services et des biens de consommation, contribuent à une plus importante diminution relative du pouvoir d’achat des populations à plus faible revenu (Goodstein, 2011).

Bien que la population moins bien nantie possède une plus grande part de vieux véhicules polluants (ECMT, 1999), elle fait un usage moins intensif de l’automobile que la population aisée, ses trajets ayant tendance à être plus courts et moins fréquents (Deka, 2004). D’une part, les propriétaires de vieux véhicules contribuent plus à la pollution atmosphérique que s’ils avaient des véhicules récents et, d’autre part, leur usage moindre du véhicule réduit l’importance de cette contribution. Ces énoncés révèlent la complexité de l’analyse de la distribution des effets négatifs et positifs des politiques environnementales en transport.

Justice environnementale et programmes de mise au rancart

Mis de l’avant sous la forme de projet pilote aux États-Unis, au début des années 1990, ce genre de programme s’est rapidement imposé comme un outil permettant d’atteindre les nouvelles exigences imposées par le Clean Air Act, la loi fédérale américaine sur le contrôle de la pollution atmosphérique (Dill, 2004). Les enjeux de justice environnementale soulevés par les programmes de mise au rancart sont énoncés pour la première fois dès l’apparition de ce programme (Shaheen et al., 1994). En 1990, l’entreprise Unocal (anciennement Union Oil Company) a mis en place le programme South Coast Recycled Auto Project (SCRAP) dans la région de Los Angeles. L’objectif de la compagnie était de démontrer aux autorités que la mise au rancart des vieux véhicules offrait un moyen plus efficace pour réduire les émissions polluantes que l’imposition d’une série de mesures contraignantes pour les sources d’émissions industrielles fixes, telles que les raffineries de pétrole (Dill, 2001). Le Clean Air Act de 1990 exigeait que les nouvelles émissions polluantes issues de sources industrielles fixes soient compensées par des réductions équivalentes dans les installations existantes. En réponse à ces nouvelles exigences, la compagnie Unocal a proposé de créer des mesures de compensation par la réduction de sources d’émissions polluantes mobiles. De cette façon, la compagnie pouvait retarder la mise à niveau de son système de contrôle d’émissions sur ses sites industriels en obtenant des crédits de réduction des émissions par le retrait de vieux véhicules polluants (Shaheen et al., 1994). Plus d’une douzaine de programmes semblables ont par la suite été implantés dans différents pays, le plus souvent de façon temporaire (ECMT, 1999).

Le programme est toutefois critiqué par Shaheen et ses collègues (1994) parce qu’il a pour effet de réduire la pollution atmosphérique au niveau régional, sans réduire les émissions à proximité de la raffinerie, là où réside une population à faible revenu plus exposée aux émissions de l’usine. Ainsi, les réductions d’émissions de polluants atmosphériques associées au programme n’ont qu’un effet faible et indirect sur la qualité de l’air chez les populations défavorisées résidant à proximité de l’usine. Les auteurs soulèvent de surcroît l’absence de prise en compte des impacts distributionnels dans le processus d’évaluation de ce programme de mise au rancart, ce qui ne permettrait pas d’obtenir un portrait juste de la répartition de ses coûts et bénéfices sur le territoire et sur les différents groupes de population, particulièrement ceux à faible revenu.

Les nouveaux programmes nationaux de mise au rancart requièrent de réviser les questions de justice environnementale et distributionnelle dans l’administration des programmes, entre autres parce qu’ils sont aujourd’hui administrés par des gouvernements et non par des entreprises privées. Certains gouvernements, alarmés par les perspectives de faillite des grands constructeurs automobiles touchés par le ralentissement des ventes de véhicules neufs dans la foulée de la récession économique de 2008, ont mis en place des programmes d’incitatifs au renouvellement du parc automobile. C’est le cas de la France, des États-Unis et de l’Allemagne (ITF, 2011). Les consommateurs pouvaient recevoir des montants d’argent substantiels ou des rabais à l’achat de véhicules neufs. Ces programmes offraient seulement un rabais à l’achat d’un nouveau véhicule (cash-for-replacement). Ils ont suscité beaucoup de débats dans les médias.

L’absence de prise en compte de l’impact distributionnel de ces programmes est mise en exergue par l’European Conference of Ministers of Transport (ECMT, 1999) qui s’inquiète des effets potentiellement néfastes de la réduction de l’offre de véhicules usagés sur le marché et de l’augmentation conséquente de la valeur des véhicules restants. En effet, la création d’un prix plancher artificiel (l’incitatif fourni par le programme) pour les véhicules peut avoir comme conséquence d’augmenter la valeur du véhicule (ce qui est avantageux pour le propriétaire, mais désavantageux pour l’acheteur potentiel) (ECMT, 1999). Parce que les populations au revenu moins élevé sont les plus grands consommateurs de vieux véhicules, l’impact négatif du programme pourrait être ressenti de manière plus importante par ces populations devant débourser plus pour un véhicule usagé (Shaheen et al., 1994). Par contre, aucune étude empirique quantitative cherchant à mesurer les variations du marché des véhicules usagés avant et après la mise en place d’un tel programme n’a été recensée dans la littérature. Si le programme est à petite échelle (faible proportion du parc de vieux véhicules recyclés), l’effet sur la valeur des véhicules devrait toutefois être faible (ECMT, 1999).

Blinder (2008) suggère, dans un article du New York Times, que de tels programmes de mise au rancart, s’ils sont bien construits, permettraient de réduire les inégalités de revenu en retirant de vieux véhicules des mains de leurs propriétaires à faible revenu, qui en obtiendraient de l’argent pour les remplacer ou pour utiliser d’autres modes de transport. Cet objectif semble louable considérant les contraintes aux déplacements vécues par les populations à faible revenu et les minorités ethniques aux États-Unis (Bullard et al., 2004). Un an après le début du programme américain, Fox (2009) mentionne pour sa part que, parce qu’il contraint les participants à s’acheter un véhicule neuf, ce programme ne permet pas de rejoindre les populations à faible revenu. En effet, l’ECMT (1999) souligne que les ménages à faible revenu, propriétaires d’un seul véhicule usagé, peuvent rarement remplacer ce véhicule par un neuf.

Il serait de surcroît préférable de profiter d’un programme de mise au rancart pour encourager un transfert modal qui permettrait une réduction plus importante des émissions de polluants. Pour Sinclair (2009), il était décevant d’apprendre que le programme étasunien ne permettait pas de recevoir un rabais sur des vélos au recyclage d’un véhicule ou de se départir de son vélo contre un rabais sur un nouveau vélo, de manière à relancer également l’économie chez les manufacturiers de vélos. Bien que le retrait de vieux vélos ne permette pas de réduire les émissions de GES, l’auteur suggère que la bicyclette est un moyen de transport infiniment moins polluant, disponible aux plus pauvres et qu’on doit favoriser pour réduire les émissions de GES. Les incitatifs au transport alternatif et l’effort de transfert modal sont au coeur de plusieurs programmes canadiens, ce qui pourrait faciliter la participation des populations à faible revenu.

Les programmes canadiens de mise au rancart volontaire et l’exemple québécois

Au Canada, la région de Vancouver voit en 1996 l’arrivée d’un projet pilote de mise au rancart volontaire. Baptisé BC Scrap-It (www.scrapit.ca/), le programme innove en proposant un vaste choix de récompenses telles que des titres de transport en commun, des inscriptions à des programmes de covoiturage ou de partage d’autos, des rabais à l’achat d’un vélo ainsi qu’une récompense en argent. Ce projet pilote de deux ans a été transformé en programme à long terme (BC Air Quality, 2002) et est encore actif aujourd’hui (Antweiler et Gulati, 2011).

Le programme Adieu Bazou

Dans la province de Québec, l’Association québécoise de lutte contre la pollution atmosphérique (AQLPA) a mis sur pied, en 2002, un projet pilote intitulé « Faites de l’air » ! ayant comme objectif la réduction du smog et l’amélioration de la qualité de l’air dans les grandes régions urbaines, tout en encourageant l’utilisation de modes de transport plus durables (AQLPA, 2011). Ce projet pilote, à l’image de celui de la Colombie-Britannique, offrait également des titres de transport en commun aux participants en échange de leur vieux véhicule. Le projet (renommé Adieu Bazou) est devenu un programme à part entière, et a fait l’objet d’un financement de la part du gouvernement fédéral, puis provincial.

Les lignes qui suivent documentent l’effet distributionnel du programme Adieu Bazou administré par l’AQLPA sur le territoire du Québec entre le 30 janvier 2009 et le 31 mars 2011. Ce programme se démarquait des autres exemples internationaux par la grande variété d’incitatifs offerts en échange du recyclage d’un vieux véhicule. Les participants pouvaient choisir entre un montant de 300 $, 15 mois de titre de transport en commun d’une valeur supérieure à 1000 $ (pouvant varier en fonction de l’autorité de transport présente dans la région de résidence du participant), un rabais de 350 à 490 $ à l’achat d’un vélo, jusqu’à 600 $ de rabais à l’achat d’un vélo électrique ou d’un ensemble de conversion pour électrifier un vélo traditionnel, un rabais bonifié sur l’abonnement à Communauto (service de partage d’autos), 600 $ de crédit sur l’utilisation du service de covoiturage Allo Stop ou 600 $ de rabais sur la ligne d’autocars Sherbrooke-Montréal de Transdev Canada (AQLPA, 2011). Les offres décrites ici sont celles qui étaient en vigueur durant la deuxième année du programme. Elles étaient légèrement moindres lors de la première année. Ce programme avait le potentiel de faciliter la participation des propriétaires de vieux véhicules en fournissant plus d’offres possiblement intéressantes pour les populations à faible revenu.

Adieu Bazou a fait l’objet de quelques rapports et analyses dont nous tirerons des informations sur l’aspect distributionnel du programme. Les sections qui suivent s’intéressent aux propriétaires de vieux véhicules, à la distribution de la participation et des choix d’incitatifs sur le territoire, ainsi qu’aux intentions de déplacement et d’achat de véhicules usagés. Les analyses identifiées permettent de présenter quelques constats : les populations à faible revenu participent moins, les participants choisissent plus souvent l’argent que les incitatifs de transfert modal, et les taux de participation sont plus faibles là où la qualité du service de transport en commun est la meilleure. Les propriétaires à faible revenu tendent souvent vers l’achat de vieux véhicules de remplacement, ce qui réduit l’efficacité du programme en terme de réduction des émissions de GES.

Les propriétaires de vieux véhicules

Une enquête représentative des propriétaires de vieux véhicules (pré-1996) au Canada [1] a été menée en 2009 par Environics Research Group (2009a) de manière à mieux comprendre le potentiel du programme. Le tableau 1 présente des informations sur ce qui distingue les véhicules utilisés comme véhicule principal (51 % des véhicules pré-1996) et ceux utilisés comme véhicule secondaire. Pour les ménages à plus faible revenu, le véhicule principal s’avère souvent être le seul véhicule du ménage, alors que les ménages aux revenus plus élevés auraient plutôt tendance à recycler un véhicule secondaire utilisé peu fréquemment (Environics Research Group, 2009a). Dans l’optique de réduire les émissions polluantes, recycler les vieux véhicules les plus utilisés permettrait un gain environnemental supplémentaire. Par contre, il est beaucoup plus difficile pour un ménage de se départir de son seul et unique véhicule, car cela peut avoir comme conséquence de réduire considérablement la mobilité quotidienne de ses membres.

Pour la première et la seconde années d’activité, force est de constater que les populations à plus faible revenu sont sous-représentées parmi les participants au programme par rapport à la population canadienne (tableau 2). En 2010, 25 % des participants gagnaient moins de 40 000 $ alors que ce groupe de revenu représentait quelque 37 % de la population canadienne (Environics Research Group, 2010).

Âge du véhicule et revenu : répartition égale pour les participants, mais pas pour la population

En tant que propriétaire d’une proportion considérable de la flotte de vieux véhicules, la population à faible revenu participe donc peu au programme (Environics Research Group, 2010). De plus, les participants à faible revenu ne recyclent pas une plus grande proportion de plus vieux véhicules admissibles que les autres groupes de revenu. Peu importe leur niveau de revenu, le rapport d’analyse du programme Adieu Bazou (Lachapelle et Pelletier Audette, 2013) révèle que les participants ont recyclé un pourcentage comparable de véhicules de tous les âges (figure 1).

Tableau 1

Caractéristiques des propriétaires de véhicules fabriqués avant 1996

Caractéristiques des propriétaires de véhicules fabriqués avant 1996

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Tableau 2

Comparaison entre les participants au programme et la population canadienne

Comparaison entre les participants au programme et la population canadienne

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Étant donné qu’on s’attendrait à trouver une proportion plus grande de ménages à faible revenu parmi les participants, le programme d’incitatifs semble ne pas bien répondre aux besoins et contraintes de ces populations. Des entretiens avec les gestionnaires du programme suggèrent que les raisons pour expliquer ce phénomène peuvent être nombreuses. Si l’automobile est le véhicule principal utilisé par plus d’un membre de la famille, ou si une famille a des enfants et donc des profils de déplacement plus complexes, recevoir des titres de transport en commun pour une seule personne ne peut compenser l’usage d’un véhicule automobile familial. Il en est de même pour l’acquisition d’un vélo.

Figure 1

Pourcentage des véhicules (par année de fabrication) recyclés en fonction du revenu déclaré

Pourcentage des véhicules (par année de fabrication) recyclés en fonction du revenu déclaré

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Le choix de l’incitatif de 300 $ : manque d’attrait des autres offres ?

Bien qu’on puisse s’attendre à ce que les populations à faible revenu soient particulièrement intéressées à l’idée de réduire leurs coûts de déplacement en se prévalant, par exemple, de 15 ou de 6 mois de titres de transport en commun, le rapport d’analyse sur la participation au programme (Lachapelle et Pelletier Audette, 2013) montre que ce groupe de population préfère, au même titre que les autres groupes de revenu, l’incitatif en argent comptant (300 $), de valeur pourtant inférieure.

Une analyse proposant un modèle de choix discret des incitatifs du programme Adieu Bazou (Lachapelle, 2013a) démontre une association entre le fait de résider dans une région métropolitaine de recensement (RMR) et la probabilité de choisir un incitatif au transport alternatif, particulièrement le titre de transport en commun [2]. De plus, dans les aires de diffusion où la proportion de gens utilisant le transport en commun et la marche pour aller au travail est plus élevée, on identifie des associations plus fortes au choix de l’incitatif de transport en commun (Ibid.). Ces zones où le navettage en transport en commun est plus fréquent sont en général mieux desservies par un service de transport en commun de qualité. L’accessibilité et la disponibilité des services de transport collectif étant plus développées à l’intérieur des régions métropolitaines, les participants au programme tendent à choisir en plus grand nombre l’incitatif transport en commun lorsqu’ils y résident. Étant donné que la valeur des titres de transport en commun pouvait atteindre plus de 1000 $, on aurait pu s’attendre à ce que les participants résidant dans des aires de diffusion à revenu faible choisissent davantage cette option. Même à l’intérieur des RMR, la probabilité estimée de choisir l’incitatif au transport en commun n’est que légèrement, quoique significativement, associée au fait de vivre dans une aire de diffusion au revenu plus faible. Ce serait donc en partie parce que leur localisation ne le permet pas que des populations à faible revenu ne veulent pas ou ne peuvent se prévaloir d’incitatifs au transport en commun.

Les incitatifs comme raison principale à la participation au programme

Le rapport d’analyse de Lachapelle et Pelletier Audette (2013) souligne que la valeur des incitatifs représente la principale raison de la participation au programme, et ce, peu importe le groupe de revenu (figure 2). Pourtant, même si c’est l’incitatif sélectionné le plus souvent, le montant de 300 $ semble être choisi en dernier recours par les participants, n’ayant probablement pas la possibilité de se prévaloir des autres incitatifs pourtant plus avantageux. Un sondage mené par la firme Environics Research Group (2009b : 14) à l’échelle du Canada, au début du programme Adieu Bazou, montrait que les participants qui avaient choisi l’incitatif de 300 $ étaient très satisfaits dans une plus faible proportion (47 %) que ceux ayant choisi un autre incitatif (71 %).

Figure 2

Raisons ayant favorisé la participation au programme en fonction du revenu déclaré

Raisons ayant favorisé la participation au programme en fonction du revenu déclaré

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Intentions de déplacement : importance de l’accès au transport en commun

Comme l’accessibilité aux réseaux de transport collectif varie énormément selon la localisation, et ce, même à l’intérieur des RMR, on peut supposer que cette localisation a une influence sur le fait de préférer la récompense en argent comptant au titre de transport en commun. Une analyse des intentions modales et d’achat de véhicule après la participation au programme Adieu Bazou (Lachapelle, 2013b ; Lachapelle et Pelletier Audette, 2013) permet aussi de souligner quelques points d’intérêt [3]. La figure 3 présente les probabilités estimées moyennes d’intentions modales des participants selon le niveau d’accessibilité perçue au transport en commun dans leur zone de résidence. Cette figure nous indique que les participants qui déclarent avoir facilement accès au transport en commun ont une plus grande probabilité d’avoir l’intention de l’utiliser après le recyclage de leur véhicule. Lorsque les participants répondent que la préoccupation environnementale est importante dans leur choix de recycler leur véhicule, la probabilité estimée est encore plus grande.

Les probabilités estimées moyennes d’avoir l’intention d’utiliser le transport en commun sont également bien plus élevées chez les étudiants et, de façon moindre, chez les populations aux revenus le plus élevé et le plus faible (figure 4). On peut supposer que la localisation des institutions d’enseignement à proximité des services de transport collectif de qualité motive cette intention pour les étudiants, de même que la flexibilité des choix résidentiels locatifs à proximité du transport collectif pour la durée des études. Les restrictions financières durant les études poussent de surcroît les étudiants à adopter des modes de transport moins onéreux. À l’inverse des intentions de déplacement en voiture, pour lesquelles la probabilité est plus élevée chez les groupes de la classe moyenne, les intentions de déplacement en transport en commun sont les plus faibles pour ces groupes. La forte présence des ménages de classe moyenne en banlieue peut expliquer leur manque d’accès au transport en commun et, conséquemment, les probabilités d’intentions plus faibles. Les participants gagnant de 25 000 $ à 75 000 $ avaient en effet un accès perçu au transport en commun significativement plus faible (Lachapelle et Pelletier Audette, 2013).

Figure 3

Probabilité d'intention d'utiliser le transport en commun selon la perception d'accessibilité dans la zone de résidence et selon l'importance de la préoccupation environnementale pour justifier le recyclage du véhicule

Probabilité d'intention d'utiliser le transport en commun selon la perception d'accessibilité dans la zone de résidence et selon l'importance de la préoccupation environnementale pour justifier le recyclage du véhicule

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Figure 4

Probabilité d'intention d'utiliser le transport en commun selon le revenu déclaré et la résidence dans ou hors RMR

Probabilité d'intention d'utiliser le transport en commun selon le revenu déclaré et la résidence dans ou hors RMR

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Écart entre la localisation des participants et l’accès au transport en commun : les taux de participation

Le manque d’attrait pour les incitatifs au transport alternatif peut s’expliquer par la distribution des participants sur le territoire québécois. Là encore, on fait appel à l’analyse de Lachapelle (2013a) sur les caractéristiques spatiales et sociales [4] associées aux taux de participation au programme. L’utilisation d’un taux de participation permet une compréhension plus intuitive de la fréquence relative de la participation dans chaque aire de diffusion (AD), étant donné qu’on tient compte de la population totale de l’AD au niveau du dénominateur. La figure 5 démontre que le taux de participation est considérablement plus élevé dans les RMR de Trois-Rivières, Montréal et Sherbrooke. Par contre, au sein même des RMR, on voit clairement une distinction entre les hauts taux de participation en périphérie et les bas taux de participation dans les zones urbaines centrales. Le même phénomène s’observe pour les autres régions métropolitaines du Québec bien qu’elles ne figurent pas sur la carte.

L’explication la plus plausible est le taux plus faible de motorisation dans les centres densément peuplés (d’autres modes sont plus facilement disponibles et les espaces de stationnement sont plus coûteux et disponibles en moins grand nombre), qui réduit le nombre de véhicules potentiellement admissibles au retrait volontaire. À cause de la combinaison de faible densité, de jeunes familles, de familles plus nombreuses et de ménages propriétaires de plus d’un véhicule ainsi que d’un faible taux de chômage, les banlieues des grandes régions métropolitaines sont particulièrement sujettes à avoir des taux de participation élevés. Par conséquent, les plus hauts taux de participation se trouvent dans des lieux où les incitatifs au transport alternatif sont les moins disponibles. D’autre part, des taux de motorisation moins élevés dans les zones urbaines centrales (Secrétariat aux enquêtes Origine-Destination métropolitaines, 2008) seraient reflétés dans les faibles taux de participation observés dans les zones urbaines centrales.

Intentions d’achat de véhicule : remplacement du véhicule par un véhicule usagé

Ce qui est d’autant plus problématique avec la forte sélection de l’incitatif de 300 $ est la tendance des participants à s’acheter un vieux véhicule usagé, ce qui aura comme conséquence de diminuer l’efficacité du programme en ce qui a trait aux réductions d’émissions de GES. Selon un sondage d’Environics Research Group (2009b), 40 % des participants à l’échelle nationale prévoient acheter un véhicule usagé lors de leur inscription ou l’ont déjà fait. Des données sur l’âge et le type des véhicules en fonction du revenu ne sont toutefois pas disponibles. Pour les intentions d’achat de véhicule des participants québécois au programme, l’analyse nous indique toutefois que la probabilité d’acheter un véhicule neuf augmente en fonction du revenu (Lachapelle, 2013b) (figure 6). Les personnes à faible revenu et les étudiants sans revenu déclaré sont, en conséquence, les participants les plus susceptibles de racheter un véhicule usagé. On peut soupçonner que le véhicule automobile constitue la seule option de déplacement pour une grande proportion des participants au revenu moins élevé, étant donné les forts taux de participation dans les banlieues des grands centres urbains. Les gains environnementaux associés à l’achat d’un véhicule usagé à faible coût risquent d’être très faibles. Le véhicule racheté aura vraisemblablement été fabriqué en vertu de normes d’émissions presque aussi faibles que celui qui a été recyclé. Assurer des conditions favorables au transfert modal pour les personnes à faible revenu pourrait ainsi améliorer la performance environnementale du programme.

Figure 5

Distribution des taux de participation estimés

Distribution des taux de participation estimés
Source : Statistique Canada, fichier des limites AD 2006,92-160-XWF/E

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Figure 6

Intentions d'achat d'un véhicule selon le revenu déclaré

Intentions d'achat d'un véhicule selon le revenu déclaré
Figure tirée de Lachapelle et Pelletier Audette, 2013

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Discussion et conclusion

Le programme Adieu Bazou se distingue des autres programmes de mise au rancart par l’offre d’incitatifs au transfert modal. Cette caractéristique en fait un programme plus accessible à la population à faible revenu en fournissant plus d’options, ainsi que des options pour lesquelles il n’est pas nécessaire de débourser de l’argent afin de se prévaloir de l’incitatif. Bien que les versions subséquentes d’Adieu Bazou soient considérablement différentes de la version étudiée ici dans leurs caractéristiques, quelques éléments permettent de mieux comprendre les causes et conséquences potentielles d’une participation limitée des populations à faible revenu au programme de mise au rancart.

On attend du programme une performance environnementale bonifiée par les incitatifs au transfert modal, et ceux-ci devraient de surcroît pouvoir offrir une solution de rechange supplémentaire aux propriétaires de vieux véhicules, souvent des personnes à faible revenu. La distribution inégale de la participation et des choix d’incitatifs à travers le territoire et en fonction des groupes socioéconomiques de la population québécoise met toutefois en lumière certains éléments d’iniquité distributionnelle.

Les ménages à faible revenu semblent avoir une participation limitée au programme, considérant qu’ils possèdent une grande partie des véhicules éligibles. Ils sélectionnent plus fréquemment l’incitatif de 300$ et ont tendance à l’utiliser pour se racheter un véhicule usagé. Aucune option de valeur équivalente à l’incitatif du titre de transport collectif n’est offerte à un participant potentiel qui demeure dans une région où il n’y a pas de transport en commun. L’importance du rôle de l’accessibilité au transport en commun dans le choix de l’incitatif fait en sorte que seule une faible proportion des participants ont pu s’en prévaloir. L’incitatif en argent se présente donc souvent comme la seule option d’intérêt pour les participants ne pouvant profiter d’un titre de transport en commun de valeur supérieure et ne pouvant débourser les frais associés à l’achat d’un nouveau véhicule. L’incitatif de titres de transport gratuits s’appliquant seulement à une personne, il se révèle aussi difficile à sélectionner pour des familles à faible revenu recyclant le seul véhicule utilisé par plusieurs membres de la famille.

Pour contrer ces effets négatifs du programme, un rabais sur un service d’inspection et de mise au point et sur des pièces de rechange permettrait aux familles à faible revenu de diminuer les émissions de leurs vieux véhicules, tout en maintenant leur capacité à se déplacer. Les programmes d’inspection et d’entretien tendent toutefois à rendre la vie plus difficile aux propriétaires de vieux véhicules. Ils ont notamment comme conséquence de diminuer la valeur de revente des véhicules lorsque ceux-ci ne répondent plus aux normes en vigueur. Avec des rabais sur la mise à niveau du système antipollution, la durée de vie des vieux véhicules pourrait être prolongée. Selon l’ECMT (1999), des programmes d’inspection et d’entretien devraient toujours être offerts en parallèle aux programmes de mise au rancart. En 2013, le Québec ne s’est toujours pas doté d’un programme d’inspection et d’entretien des véhicules.

L’analyse de divers programmes de transfert modal suggère d’établir des objectifs clairs et de développer une stratégie combinant un ensemble de mesures contribuant de manière complémentaire à l’atteinte des objectifs et permettant de contrebalancer les effets néfastes de chacune (Marshall et Banister, 2000). Pour tenter de réduire les émissions de polluants atmosphériques et d’effectuer un transfert modal tout en maintenant la mobilité des populations à faible revenu, les objectifs et mécanismes du programme devront être considérés attentivement.

Il est souvent difficile d’établir des politiques publiques environnementales restrictives et des programmes de gestion de la pollution sans provoquer une plus importante diminution relative du pouvoir d’achat des populations au plus faible revenu (Goodstein, 2011). Assurer que les nouveaux programmes de mise au rancart minimisent les effets négatifs sur les populations à faible revenu permettrait de maximiser la réduction d’émissions tout en maximisant l’accès à la mobilité pour l’ensemble des groupes de la population. Les gouvernements, qui financent en grande partie ces programmes, ont tout à gagner de s’assurer que les populations à faible revenu recyclent leurs véhicules, car ceux-ci sont souvent plus polluants. L’équité distributionnelle de ces programmes pourrait être améliorée par une meilleure prise en compte des contraintes des populations à faible revenu en ce qui a trait à leur participation à de tels programmes et à la sélection d’incitatifs adaptés.