Corps de l’article

L’explication du monde n’est pas seulement production et consommation, elle est aussi création et manifestation de la vie elle-même, dans ses ruptures, comme dans sa continuité.

Marcel Bélanger, De la géographie comme culture à la géographie des cultures

Les discours et les pratiques géographiques ont marqué l’évolution du territoire et de la société du Québec depuis sa création comme Nouvelle-France. Or il se trouve que parmi ces discours et ces pratiques, ceux de la géographie culturelle sont au centre non seulement de la réflexion géographique québécoise, mais aussi de la géographie humaine contemporaine toute entière (Thrift et Whatmore, 2005 ; Norton, 2005 ; Crang, 1998 ; Claval, 2001). Et comment pourrait-il en être autrement alors que nos référents géo-identitaires sont de plus en plus sollicités par une globalisation et une accélération des échanges de biens et services, des idées et individus ? Des référents géo-identitaires que la géographie culturelle québécoise déconstruit et interroge si bien et depuis si longtemps, compte tenu de notre spécificité sociogéographique, que nous postulons cette sous-discipline essentielle au devenir de la géographie québécoise et même de la société québécoise toute entière.

Afin de vérifier cette assertion, différentes questions seront investiguées. Ainsi, comment et pourquoi la géographie culturelle participe-t-elle à la dynamique socio-territoriale québécoise ? Quelles sont ses grandes caractéristiques ? Peut-on dire qu’une géographie culturelle typiquement québécoise existe ? Si oui, en quoi se distingue-t-elle des autres écoles nationales de géographie culturelle ? Enfin, quelle est sa contribution épistémologique à la géographie québécoise ?

Afin de répondre à ces questions, nous proposons ici un regard sur les thèmes, les courants de pensée et les auteurs qui ont marqué la géographie culturelle québécoise, que ce soit à titre de sujet ou d’objet, depuis la Révolution tranquille, et ce à partir d’une recension de ses principales publications. Nous chercherons ainsi à saisir l’avènement de la géographie culturelle québécoise, puis à déceler ses éventuelles évolutions thématiques, idéologiques et autres, notamment en comparaison avec la géographie culturelle qui se fait ailleurs dans le monde. De façon plus détaillée, nous nous sommes ici intéressé à la seule géographie culturelle québécoise, c’est-à-dire aux écrits dont l’objet est le Québec, les Québécois ou les Canadiens-français, ou encore parce qu’ils étaient réalisés par des géographes originaires du Québec oeuvrant dans la géographie culturelle [1].

La sélection de ces écrits s’est faite à partir d’une liste de mots-clés non exhaustive que nous croyions suffisamment explicite pour récolter tous les textes pertinents. Parmi ces mots-clés, citons : culture, géographie culturelle, paysage, territoire, lieu, identité, territorialité, symbole, langue, religion, ethnie, minorité [2]. Les textes retenus lors de cette première étape ont ensuite été lus afin de justifier leur sélection ou pour être éliminés, la sélection initiale de certains étant redevable à une pure occurrence lexicale. Ainsi, certains textes à prime abord prometteurs ont été écartés tant leurs propos semblaient trop éloignés de la géographie culturelle. D’autres, initialement moins attirants parce que trop empreints d’urbanité, de ruralité, d’économétrie, etc., se sont au contraire révélés lors de cette seconde étape hautement culturels et ont été conservés. N’ont ainsi été choisis que des textes qui, dans la lettre ou l’esprit, s’employaient à comprendre une population et les lieux qu’elle habite au moyen d’analyses diverses des processus culturels à l’oeuvre, des paysages culturels qui en résultent ou des identités culturelles qui s’en dégagent (Norton, 2005).

Pareil échantillonnage par mots-clés ou adéquation avec cette définition de la géographie culturelle a sans nul doute éliminé d’office plusieurs textes qui auraient pu nous être utiles. Or notre objectif n’était pas tant quantitatif que qualitatif. En effet, notre but étant d’apprécier l’importance épistémologique et historique de la géographie culturelle québécoise au sein de l’univers géographique québécois, ces restrictions ne nous sont pas apparues si lourdes de conséquences qu’elles invalident la représentativité de notre corpus.

Signalons enfin que les écrits recensés, au-delà des livres sélectionnés (dont plusieurs de Bureau, Louder, Morisset et Waddell), ont été choisis parmi les principales revues où, croyions-nous, la géographie culturelle québécoise, entendre ses auteurs, devait se manifester. Nous avons ainsi procédé à un rapide inventaire de quelques revues-phares, que ce soit au Québec et au Canada (Cahiers de géographie du Québec et Le géographe canadien), dans le champ de la géographie culturelle (Géographie et cultures) ou de la géographie francophone (Annales de géographie et L’Espace géographique). De plus, et lorsque cela nous était possible (certaines de ses revues ont à peine un peu plus d’une dizaine d’années, comme par exemple Géographie et cultures), nous sommes remonté jusqu’au début des années 1950.

Il va de soi que cet échantillonnage demeure fort limitatif puisque nombre de livres et de revues n’ont pas été inventoriés, notamment pour ceux situés hors de la géographie à proprement dit, ou lorsque écrits dans une autre langue que le français. Une sélection plus exhaustive pourrait certes étayer notre propos, voire nous entraîner vers des avenues ici peu ou pas empruntées. Conscient de toutes ces réserves, nous entendons bien y revenir ultérieurement et poursuivre ce qui sera à peine ébauché par ce texte. Cela dit, nous n’en croyons pas moins notre échantillon apte à nous permettre de saisir l’essentiel de la teneur et de l’évolution de la géographie culturelle québécoise [3]. Le propos de cette réflexion, somme toute, n’est donc pas de faire ici un état définitif des lieux, mais bien plutôt de donner une vision d’ensemble de la géographie culturelle québécoise et de susciter un questionnement sur son objet et son rôle.

La géographie culturelle québécoise avant 1960

Avant 1960, la géographie culturelle, à toutes fins utiles, n’existait pas comme sous-discipline à part entière au sein de la géographie québécoise. Enfin, pas telle que définie par les critères retenus à la section précédente. Pas plus, par ailleurs, que la plupart des autres qui nous sont aujourd’hui familières comme les géographies politique, sociale, urbaine, etc. Et comment aurait-il pu en être autrement alors que la géographie québécoise, de ses origines jusqu’à la fin des années 1950, était foncièrement à l’image de son époque, c’est-à-dire fréquemment fonctionnelle [4], informative et utilitaire ? Fille de son siècle, elle participait ainsi souvent, fût-ce par son silence,

  • à la pérennité d’un mode de vie foncièrement rural, sensible même chez les gens vivant en milieu urbain,

  • à une forte croissance démographique et à l’omnipotence des familles nombreuses qui subjuguaient toute velléité d’indépendance ou de rébellion en vertu du poids des responsabilités qu’elles impliquaient, sinon de l’opprobre qui attendaient ceux qui y contrevenaient,

  • à la ferveur religieuse qui nourrissait chez tous et chacun non seulement la crainte de Dieu, mais aussi et surtout celle du clergé,

  • à l’apathie sociopolitique entretenue par un pouvoir autoritaire et même parfois réactionnaire (ère de Maurice Duplessis),

  • à une éducation qui, façonnée par le clergé, le pouvoir économique anglophone et le pouvoir des politiques, ne servait pas tant à ouvrir les horizons qu’à assurer la reconduction de l’ordre établi.

Tant et si bien que la géographie québécoise d’antan renvoyait alors tout au plus à l’un des deux traits distinctifs (langue et religion) qu’elle pouvait invoquer pour caractériser ou pour situer un lieu et sa population.

Délestée d’un champ culturel qu’elle percevait peu ou pas différencié à l’échelle du Québec, la géographie québécoise d’avant la Révolution tranquille faisait donc peu de cas des multiples autres aspects culturels. Réfractaire à toute évolution qui ne pourrait qu’entraîner la « coupure des générations, le rejet et la mise en question de la culture, comme environnement et comme vie quotidienne » (Bélanger, 1977 : 119), cette géographie québécoise s’employait surtout à la description de paysages immuables par où on éludait et la théorie et l’explication. Partisane d’une déculturation profonde (Bélanger, 1977), la géographie québécoise d’alors était somme toute étrangère à la géographie culturelle qui pourtant proliférait ailleurs.

La géographie culturelle de par le monde avant 1960

En effet, depuis le milieu des années 1920, la géographie culturelle s’est affirmée un peu partout, notamment aux États-Unis grâce aux travaux de Carl Sauer et de son équipe de l’université de Berkeley. Pendant plus de 40 ans, ils dominèrent la scène mondiale de la géographie culturelle. Soutenant que chaque culture se différencie par un mode de vie unique, Sauer et ses disciples ont cherché à distinguer les régions les unes des autres à partir des activités pratiques et symboliques de leurs communautés. Pour ce faire, ils insistaient tout particulièrement sur les paysages ruraux qu’ils considéraient être les témoins privilégiés de leurs multiples occupations et usages à travers le temps. Ainsi, selon Sauer, « culture is the agent, the natural area is the medium, the cultural landscape is the result » (1925 : 46).

De tous les textes recensés et retenus, seuls ceux de Deffontaines (1953), Biays (1955) et Hamelin (1956), tous parus aux Cahiers de géographie du Québec, sont antérieurs à 1960 et peuvent être qualifiés de géographie culturelle. Trois textes qui, s’intéressant au rang comme mode de peuplement rural, puis aux genres de vie qui prévalent au Labrador septentrional et sur l’île de Southampton dans le Grand Nord, reprennent à leur compte non pas tant les édits de la géographie culturelle de Sauer et de ses collègues, que les genres de vie dans leur expression paysagère développés par l’école régionaliste française de Vidal de la Blache. Qu’en déduire si ce n’est, sans doute, que les préoccupations et les moyens élaborés outre-frontière par et pour la géographie culturelle étaient inconnus ou ignorés par la géographie québécoise d’avant 1960, confinée qu’elle était au seul topos ? La géographie québécoise d’alors était en effet intéressée par le seul milieu et l’espace en vertu de critères utilitaristes grâce auxquels on différenciait des lieux en égard à leur seule fonctionnalité, soit « leur accessibilité, leur distance, le prix de leurs terres, la présence de ressources ou d’aménités » (Claval, 2001 : 195). Ainsi, par exemple, et alors que le Québec connaissait durant les années 1950 un fort essor minier et une croissance urbaine qui commençait à s’accélérer, bien des travaux de l’époque s’employaient à parfaire nos connaissances des éléments climatologiques et géomorphologiques du Québec, voire de régions alors à peine découvertes, à identifier les gisements les plus riches ou encore à débattre de la rente de localisation (Hamelin, 1953 ; Journaux et Taillefer, 1957). Or, à la suite de la Révolution tranquille, la géographie québécoise a rapidement délaissé ce seul effet de lieu (Dupont,1996) et s’est plutôt intéressée à l’expérience humaine, renouant par le fait même avec la chôra, également dit contenu culturel ou effet de culture. La géographie québécoise étudie surtout depuis la substance, plus fondamentale et fondatrice, de ce qui constitue la géographie du Québec, soit son territoire, ses lieux et les populations qui les habitent, insistant notamment sur leurs diversités. Un peu comme si la géographie québécoise avait redécouvert, dans la foulée des expériences du BAEQ (1964-1970) dans le Bas-du-Fleuve, puis de l’adoption de lois provinciales sur la protection du territoire agricole (LPTA, 1978) et sur l’aménagement et l’urbanisme (LAU, 1979), les rapports complexes et « religieux » (au sens de religere, relier) que les individus ont à l’endroit des territoires et des paysages qu’ils habitent et qui les habitent. Comme le rappelle Dardel, « La Terre n’est pas une donnée brute à prendre comme elle se donne mais […] toujours se glisse entre l’Homme et la Terre une interprétation, une structure et un horizon du monde, un éclairage qui montre le réel dans le réel, une base à partir de laquelle la conscience prend son essor » (Dardel, 1952 : 64).

L’émergence d’une géographie culturelle québécoise

Après 1960, et en parallèle à l’institutionnalisation de la géographie dans le milieu universitaire (les départements de géographie des universités Laval, de Montréal et McGill, fondés quelque 10 ou 15 plus tôt, n’ont vraiment pris leur essor qu’à partir de cette décennie (Deshaies, 2003), la géographie culturelle est devenue un champ géographique à part entière. Un sous-champ disciplinaire rapidement propulsé au devant de la scène alors que la vocation identitaire de la géographie s’est de plus en plus manifestée à la suite de la Révolution tranquille. En effet, « préparée par une lente et laborieuse remise en question d’idées, d’idéologies, d’attitudes et de mentalités », la Révolution tranquille a provoqué « une mutation culturelle » (Coleman, 1984) qui a permis l’accession de la société québécoise à la Modernité et, par le fait même, l’affirmation de sa culture, autre que canadienne-française.

La Révolution tranquille ou l’affirmation de la culture québécoise

Si, à bien des égards, le début de la Révolution tranquille fut marquée par l’élection du gouvernement Lesage en 1960, ce mouvement, qui modifia radicalement la société québécoise, ne fut pas abrupt, mais bien plus l’aboutissement de 30 ans de réflexions et de récriminations.

Ainsi le ferment de la Révolution tranquille remonte à la crise du capitalisme des années 1930 qui a amené toute la société québécoise à s’interroger sur le rôle de l’Église catholique de l’État québécois et de l’establishment canadien anglais.

Cette même Révolution a aussi pris sa source dans la Seconde Guerre mondiale qui a suscité la modernisation des structures politiques et économiques du Québec comme en témoignent notamment l’obtention du droit de vote pour les femmes, l’éducation obligatoire pour les enfants de moins de 14 ans, la réforme des règles du travail. Ces trente années de crise, de guerre, de questionnement et de reconstruction de la société québécoise ont permis l’avènement d’un sentiment collectif plus affirmé et d’un État plus nationaliste que jamais auparavant. Un double avènement qui s’est concrétisé dès lors qu’ont convergé le déclin de l’influence cléricale et des valeurs rurales avec la montée en puissance de l’État, des mouvements syndicaux et des villes, nouveaux gardiens de la francophonie, puis l’apport des divers moyens de communication (radio, télévision, automobile).

Parmi les différentes conséquences qu’a eues cette mutation culturelle, signalons :

  • la triple libération du joug de l’Église catholique, du pouvoir économique anglophone puis d’une vision du monde passéiste et intransigeante,

  • le décuplement du rôle de l’État québécois avec, par exemple, la laïcisation des systèmes d’éducation et de santé, puis la nationalisation des compagnies d’électricité privées québécoises et la création d’Hydro-Québec,

  • l’affirmation de la culture québécoise, qu’on voulait moderne et distincte de la culture canadienne-française, plus diffuse dans le temps et dans l’espace, et surtout plus conformiste,

  • l’affirmation encore des femmes, des autochtones et de toutes les différences linguistiques, religieuses, sexuelles, etc., jusqu’alors tues ou avalisées.

Signalons encore une baisse marquée du taux de natalité, le vieillissement de la population, le déclin de la structure familiale traditionnelle et de la paroisse, puis la diversification ethnique. Quatre phénomènes qui ont particulièrement renforcé « la crainte de la disparition éventuelle de la population francophone » et qui ont contribué « aux tensions linguistiques et aux pressions pour forcer l’intégration des immigrants à la majorité francophone » (Dickinson et Young, 1992 : 317 ; Létourneau, 2000). Autant de pierres d’achoppement, avec les autres précédemment notées, de la mutation culturelle qui a eu cours lors des années 1960 afin que les Québécois redeviennent, selon la formule consacrée, « maîtres chez eux ». Autant de facteurs provoqués par un changement de valeurs ou qui ont suscité ce dernier et donc une complexification de la réalité socioterritoriale québécoise qui, en retour, a facilité la spécialisation d’une géographie universitaire et l’émergence d’une géographie culturelle.

La spécialisation de la géographie universitaire et l’émergence d’une géographie culturelle québécoise

L’avènement de discours et de pratiques géographiques spécialisés, dont une géographie culturelle du crû, est encore à situer au sein d’une vaste réforme épistémologique qui a vu l’effondrement, notamment au sein de la sphère universitaire, des frontières intellectuelles héritées du passé. Depuis, l’accent, en géographie, est mis « sur la multiplicité des voix, la prise en compte d’hypothèses subalternes », d’idéologies autres, voire contraires, d’« affirmations identitaires transgressives et hybrides » (Cosgrove, 1999 ; 51) où l’obscurité (Bureau, 1997) voire l’innommable (Bureau, 2001) sont pleinement considérés. Soit autant de phénomènes grâce auxquels la géographie québécoise a rapidement progressé lors des années 1960 et surtout au début des années 1970, développant à profusion ses moyens méthodologiques et théoriques. En attestent, par exemple, la croissance rapide des départements de géographie de l’époque, la prolifération de spécialités jusqu’alors réfrénées ou inexistantes, de même que l’accélération quasi exponentielle du nombre de revues spécialisées et de publications. Ainsi, les Cahiers de géographie du Québec, entre 1960 et 1970, ont alors vu le nombre de leurs publications passer de 1 ou 2 à 3 par an, leur nombre d’articles et de notes passer en moyenne de 3 à 6 ou 7 par numéro. Et ce sont ce foisonnement et cette spécialisation qui ont permis à la géographie culturelle québécoise de quitter le giron de la géographie humaine, à titre de simple variation thématique, pour devenir un discours et une pratique à part entière. Qui plus est, et pour nébuleuse ou hésitante qu’elle pouvait être à l’aube de sa venue, la géographie culturelle québécoise est sans doute parmi celles qui ont le plus participé à l’illustration et à la prise de conscience de la complexité de la géographie du Québec et de la pluralité de sa société, sinon qui en a le plus profité, car agent et témoin de la mutation culturelle qui alors battait son plein. C’est dire que l’avènement d’une géographie culturelle québécoise est attribuable, d’une part, aux spécificités de la géographie tant humaine que physique du Québec et, d’autre part, au contexte sociopolitique et cognitif de l’époque.

La géographie culturelle québécoise a ceci de particulier, comme nous le verrons sous peu avec l’analyse de ses publications depuis 1960, qu’elle s’emploie à étudier les représentations, les valeurs et les idéologies par lesquelles le territoire et la société, qu’il s’agisse du Québec ou de toute autre contrée, se développent et prennent forme. Un peu comme si, à la lumière des ignorances et des travers pré-Révolution tranquille, elle entendait nous prémunir contre toute nouvelle déculturation et permettre une construction socioculturelle durable et à notre image (Bélanger, 1977). Soit autant de préoccupations passablement distantes de celles qui animent la géographie culturelle outre-frontière précédemment introduite. Serait-ce que la géographie culturelle québécoise, compte tenu du moment de sa venue et de ses ambitions, est passée outre la géographie culturelle développée par Sauer pour plutôt participer de la nouvelle géographie culturelle qui s’imposait alors de plus en plus ailleurs dans le monde ?

De la géographie culturelle traditionnelle à la nouvelle géographie culturelle

Depuis la fin des années 1960, de plus en plus de géographes oeuvrant dans ce champ disciplinaire mettent en cause les postulats et les façons de faire de la géographie culturelle traditionnelle, car celle-ci leur apparaît trop archéologique, trop statique. Ces géographes – du nombre, citons Cosgrove (1978, 1997), Daniels (1994), Duncan (1993), Jackson (1989), Ley (1977), le précurseur Lowenthal (1961), Meinig (1969, 1979) et Tuan (1971, 1977, 1989) – reprochent à Sauer et à ses émules de considérer que la culture, toute puissante, façonne les gens et le paysage à son image. Or, pour les partisans de la nouvelle géographie culturelle, la culture est au contraire un processus dynamique auquel concourent tous les individus, un mélange de symboles, de croyances, de langages et de pratiques que les gens créent, et non une entité ou une chose immuable qui gouverne les êtres humains. Et il en est ainsi, soutiennent-ils, parce que les individus abordent, interprètent et représentent leurs lieux au moyen de symboles et de mots grâce auxquels se construisent et évoluent les cultures comme les milieux géographiques. Pour eux, si les cultures sont constitutives de la géographie des lieux, la géographie de ces mêmes lieux est inhérente à la dynamique culturelle qui y règne. Le territoire n’est donc pas une chose inerte ou absolue, mais bien plus une construction sociale résultant de l’interaction des gens, des institutions et des structures. Tant et si bien que les paysages sont constamment transformés par les individus qui les habitent, qui eux-mêmes sont transformés voire recréés par la géographie des lieux. Somme toute, cultures et géographies sont interdépendantes, leur existence comme leur devenir étant, selon Anderson (1999), inextricablement associés à leurs interrelations. La principale différence entre les géographies culturelles traditionnelle et nouvelle tient sans doute en ceci que la première s’intéresse à la culture et que la seconde s’intéresse, elle, aux cultures (Crang, 1998 ; Norton, 2005). Et la géographie culturelle québécoise, comme nous le verrons maintenant par le menu, est et demeure d’abord et avant tout ouverte et plurielle, et en cela davantage au diapason de la nouvelle géographie culturelle.

La géographie culturelle québécoise contemporaine

Considérations statistiques

Signalons tout d’abord, avant d’analyser à proprement dit notre corpus, que des revues retenues, L’Espace géographique ne compte aucun écrit de géographie culturelle québécoise, les Annales de géographie 4, 14 pour Le géographe canadien, puis 20 pour Géographie et cultures. Ce sont les Cahiers de géographie du Québec qui remportent la palme du plus grand nombre d’écrits de géographie culturelle québécoise avec 57. Sans doute faut-il y voir un lien avec les thématiques et les régions que favorisent l’une ou l’autre revue, les Cahiers de géographie du Québec étant la seule revue scientifique de géographie québécoise où les géographes québécois puissent s’exprimer. Une hypothèse qu’étaie le fait qu’une revue française spécialisée en géographie culturelle comme Géographie et cultures en compte 20 en un peu moins de 15 ans, dont un numéro spécial sur le Québec, paru au printemps de 1996.

Il demeure néanmoins surprenant que si peu de géographes aient choisi ou n’aient été retenus par Le Géographe canadien. Qu’en déduire si ce n’est que, de deux choses l’une, soit les géographes intéressés par la géographie culturelle québécoise favorisent les Cahiers de géographie du Québec, ceci entraînant cela, soit Le Géographe canadien, à la lecture des articles qu’il a publiés dans le champ qui ici nous intéresse, demeure peu intéressé par celui-ci, surtout si spécifiquement québécois. En effet, les articles de géographie culturelle québécoise publiés par cette dernière revue sont pour la plupart ou bien largement théorique ou méthodologique (Villeneuve et Dufournaud, 1974 ; Gilbert, 1986 ; Gilbert et Langlois, 2006 ; Berdoulay et al., 1989 ; Berdoulay et Sénécal, 1993 ; Lafaille, 1986 et 1989), ou bien associés aux seuls paramètres traditionnellement considérés que sont la langue et la religion, et encore dans un contexte largement comparatif où sont confrontées diverses réalités canadiennes à des réalités québécoises (De Koninck et Soltész, 1973 ; Langlois, 1993 ; Phipps, Langlois et Jiang, 1994 ; Heibert,1994 ; Gilbert, 1995 et 2001 ; Desbiens, 2004). Cela dit, notre propos n’étant pas d’encenser ou de critiquer l’une ou l’autre revue, nous laissons à d’autres le soin de sonder cette frilosité des géographes québécois ou le conservatisme éditorial de certaines revues.

Signalons également que, des 20 livres retenus ici comme étant de géographie culturelle québécoise, 18 sont l’oeuvre de quatre auteurs (huit pour Bureau, puis neuf pour les Louder, Waddell et Morisset). L’explication de ce petit nombre et de cette concentration est peut-être à trouver parmi nos critères de sélection. Il est encore possible que ce phénomène soit la conséquence de la jeunesse de la géographie culturelle québécoise, peu de géographes y oeuvrant, et encore depuis suffisamment longtemps ou avec suffisamment d’ambition et de souffle, certains pourraient même dire d’inconscience, pour réaliser ces oeuvres de plus longue haleine. Inconscience, avançons-nous car, compte tenu de la nature mouvante et largement subjective de l’objet de la géographie culturelle, tous ne s’y risquent pas. La nature plus éphémère de l’article, sa moindre diffusion, sont peut-être à ce titre plus réconfortantes. Peut-être faut-il encore y voir la conséquence du publish or perish qui prévaut en géographie comme ailleurs. Nous y reviendrons peut-être un jour, comme sur le fait que Louder et Waddell, respectivement d’origine états-usienne et écossaise, se soient si totalement investis de notre réalité francophone.

Ajoutons qu’il y a très peu de publications de géographie culturelle québécoise à proprement dit avant le milieu des années 1970 (tableau 1). On dénombre en effet seulement six écrits, soit ceux de De Koninck et Soltész (1973) et de Villeneuve et Dufournaud (1974) dans Le Géographe canadien, puis ceux de Ribeiro (1961-2), Deffontaines (1967), Frost (1969) et Morrissonneau (1973) dans les Cahiers de géographie du Québec. Faut-il en déduire que les géographes s’intéressant à la chose culturelle avant 1975 étaient jusqu’alors trop timides pour emprunter une avenue encore fort incertaine ou trop peu nombreux, les programmes universitaires de géographie n’ayant pas encore eu, avant cette période, le temps de produire des professionnels du champ ?

Tableau 1

Répartition des publications de la géographie culturelle québécoise sélectionnées

 

1960 ‑ 19741

1975 ‑ 1979

1980 ‑ 1989

1990 ‑ 1999

2000 ‑ 2006

Nombre de publications totales en géographie culturelle québécoise

6

13

26

44

26

Moyenne annuelle

0,4

2,6

2,6

4,4

3,7

1

La discrétisation retenue aux fins de cette schématisation, pour inégales que soient ses classes, a été choisie de manière à illustrer le plus possible les diverses périodes qui nous sont apparues structurantes de la géographie culturelle québécoise au regard de son évolution, attendu que la dernière période comptera elle aussi éventuellement dix années.

-> Voir la liste des tableaux

Principaux thèmes explorés par la géographie culturelle québécoise

Plus significatif encore, les thèmes abordés et les ressorts théoriques, méthodologiques puis idéologiques qui ont été empruntés pour leur traitement illustrent clairement l’importance grandissante de la géographie culturelle québécoise au sein de la discipline, si ce n’est au sein de la société.

Si nous reprenons et adaptons la schématisation thématique de Norton (2005), la répartition des 115 écrits ici sériés peut se lire comme suit (tableau 2).

Tableau 2

Schématisation thématique de la production québécoise en géographie culturelle entre 1960 et 2006 (selon le corpus sélectionné)

Thèmes

Concepts-clés et sous-thèmes

Nombre d'écrits

Répartition livres/revues

Nombre par décennie

Principaux auteurs

1-

Paysage

Genre de vie

Culture

Région

Paysage

7

0/7

3/1950

2/1960

1/1990

1/2000

Deffontaines

2-

Langue

Minorités linguistiques

Amérique française

Paysage

Culture-temps

Mode de vie

Multiculturalisme

Francophonie

Colonisation

32

7/25

3/1970

4/1980

16/1990

9/2000

Louder

Waddell

Gilbert

3-

Religion

Comportement

Perception

Sentiment d'appartenance

2

0/2

2/1990

 

4-

Autochtones

Nord

Relation

Humanité/Nature

Genre de vie

Rapport de force et équité interculturelle

14

4/10

2/1970

3/1980

4/1990

5/2000

Hamelin

Morisset

Morissonneau

Desbiens

5-

Mobilité

Migration

Peuplement eurogène

Pluriethnicité

3

0/3

1/1970

1/1980

1/1990

 

6-

Femmes

Pouvoir et autorité

Contrôle et justice

Patriarcat/féminisme

3

0/3

2/1980

1/1990

Gilbert

Villeneuve

7-

Perception

Représentation

Symboles

Imaginaire

Sens du lieu

Toponymie

15

7/8

1/1970

4/1980

6/1990

4/2000

Bureau

8-

Théorie

Épistémologie

Méthodologie

Rôle et objet de la géographie culturelle

Déconstruction et reconstruction du discours

9

0/9

1/1960

1/1970

5/1980

1/1990

1/2000

Bélanger

9-

Lieu

Territorialité

Global/local

Sentiment d'appartenance

Valeurs ruralité et urbanité

Tourisme et paysage

20

1/19

5/1980

9/1990

6/2000

Bureau

Bédard

10-

Idéologie politique

Postmodernité

Canadiannité/québécité

Valeurs

Rapports de force

Pluralité et ouverture

6

0/6

2/1980

3/1990

1/2000

Bernier

Dupont

Gilbert

-> Voir la liste des tableaux

Des dix catégories thématiques ici dégagées avec tout ce que cela appelle d’arbitraire, seule la première peut être apparentée à la géographie culturelle traditionnelle. Toutes les autres participent, d’une façon ou d’une autre, de la nouvelle géographie culturelle. Et il en est ainsi car seuls les textes de la catégorie Paysage-Genre de vie s’emploient d’abord et avant tout à décrire des paysages immuables, confinés qu’ils sont au seul contenant, et donc à l’enveloppe paysagère. Tous les autres s’intéressent plutôt à la dynamique de ces mêmes paysages, et donc au monde intérieur des typicités culturelles qui les animent. En effet, les thématiques 2 à 10 proposent diverses analyses des processus culturels d’identification et de métamorphose, qu’il s’agisse de milieux spécifiques (urbain, rural, région x ou y) ou de modes de vie différents. Du nombre, deux grands groupes peuvent être distingués, plus spécifiquement socio-ethniques ou théoriques.

La géographie culturelle québécoise socio-ethnique

Du lot, la thématique traitant des langues, minorités linguistiques ou de l’Amérique française est de loin, et sans surprise, la plus populaire. Et comment aurait-il pu en être autrement compte tenu de l’importance culturelle, économique, politique, sociale et autres qu’a le français pour les Québécois et tous les francophones d’Amérique du Nord ? Il faut toutefois noter que, malgré le grand nombre de publications ici recensées, peu d’auteurs s’y sont au total intéressés et ceux qui l’ont le plus fait, soit Louder et Waddell, ne sont pas, rappelons-le, des Québécois d’origine. Serait-ce que cette thématique est si partie prenante du quotidien des Québécois que ceux-ci ne veulent pas en faire leur objet d’étude ? Faute d’intérêt, donc, ou encore faute de distanciation critique, ce qui pourrait par exemple expliquer que le troisième auteur en importance dans ce champ (Gilbert) aborde surtout cette thématique chez les Franco-Ontariens ? N’est-ce pas plutôt une question d’échelles et de rapports de force qui prévaut, ce thème n’étant prisé que lorsqu’il renvoie à une minorité (les francophones au sein de l’Amérique du Nord, la minorité franco-ontarienne, la minorité anglo-québécoise, etc.) ? Cela dit, cette thématique semble toujours bien vivante comme en fait foi le rythme des publications du genre.

Les autres thématiques plus spécialement socio-ethniques explorées par les géographes québécois sont ensuite, en ordre décroissant du nombre de publications, les Autochtones et le Nord, les femmes, la mobilité et la migration, puis les religions. Soit autant de thématiques où il est d’abord et avant tout question d’inégalités et de justice sociospatiales. Si le nombre de publications traitant des Autochtones ne nous a pas surpris outre mesure, il n’en va pas de même pour leur répartition dans le temps. En effet, les questions autochtones abondent dans l’actualité depuis une dizaine d’années, notamment avec la création récente du Nunavut et les nombreux conflits qui prévalent autour de plusieurs traités.

Ce qui nous a également surpris, c’est le très petit nombre de publications sur les femmes et la mobilité, soit trois chacune. Et là, rien n’a été récemment publié. Faut-il en déduire que les injustices et iniquités dont ont longtemps souffert les femmes sont toutes réglées ? Ou n’est-ce pas plutôt parce que cette thématique, au départ associée aux rapports homme-femme que certains géographes situent au coeur même de la culture, est aujourd’hui davantage sociale et intéressée, par exemple, par les moins bien nantis de notre société, tant et si bien qu’elle serait donc publiée ailleurs ? [5] De la même façon, et alors que nos milieux et nos modes de vie nous amènent à être plus mobiles que jamais, pourquoi si peu de questionnements sur le déracinement éventuel auquel ils peuvent mener ? Sur la mutation des référents et des symboles qui les accompagnent, ou plutôt qui nous accompagnent lors de nos migrations pendulaires ou définitives ?

Enfin, que seulement trois écrits aient abordé la question des religions est sans doute représentatif du peu d’intérêt que ce thème suscite au Québec depuis que la Révolution tranquille l’a écarté après toutes ces décennies d’obscurantisme ou de rigorisme entretenus par le clergé. Or le retour en force du questionnement sur les valeurs et le sentiment d’appartenance ne témoigne-t-il pas pourtant d’un retour en force du religieux ? Incapable que nous serions de le nommer, le religieux reviendrait-il sous d’autres habits ?

La géographie culturelle québécoise théorique

Un deuxième grand groupe de thématiques et de publications peut ensuite être dégagé de notre corpus. Celui-ci se distingue en vertu de textes plus théoriques ou fondamentaux, moins directement associés à une région, un groupe social ou ethnique, etc. On y retrouve quatre grands thèmes qui, au contraire des précédents, ont été plus également investigués, et ce surtout après 1990.

Le thème le plus populaire est celui du lieu et de la territorialité. Vingt écrits explorent ainsi le sentiment d’appartenance à un lieu, que ce soit en faisant valoir les valeurs qui y ont cours, ou comment celui-là et celles-ci peuvent varier en vertu de la nouvelle dynamique scalaire, de la métamorphose des milieux urbains et ruraux, ou encore de la mutation des paysages en égard aux prérogatives du tourisme. Le même thème ou presque vient en second lieu avec 16 publications alors que, de façon plus abstraite, cette même territorialité est explorée à partir des perceptions et des représentations qui en sont faites. S’intéressant plus spécialement aux divers symboles associés au sens de tout lieu, l’imaginaire géographique est alors abordé de multiples façons. Bureau s’y illustre tout particulièrement, que ce soit à partir d’une relecture des mythes et utopies inhérents à la géographie du Québec et du Canada (1984), d’une investigation des ressorts cognitifs et autres de notre géographicité (1993, 1997, 2001), ou d’une analyse des perceptions et représentations littérales qui ont été faites de nos contrées (1999, 2004). Suit un thème où divers auteurs se sont employés, à neuf reprises et surtout entre 1977 et 1989, à explorer et à faire valoir, de manière plus épistémologique et méthodique, le rôle, l’objet et les moyens de la géographie culturelle. Un peu comme si, depuis, la nécessité de se faire reconnaître à sa juste valeur n’était plus aussi nécessaire ou urgente pour la géographie culturelle québécoise. Or est-ce bien le cas ?

Les idéologies politiques et les grands paradigmes constituent enfin le thème le moins exploré de ce deuxième grand groupe avec six publications. Soit un très petit nombre, à notre avis, compte tenu qu’il se veut, en quelque sorte, le répondant politique et paradigmatique aussi bien de l’avènement de la géographie culturelle québécoise que de tous les autres thèmes précédemment amenés. Si ce petit nombre d’écrits peut être attribuable aux artifices de notre sériation (nous aurions pu en effet le grossir en lui associant la thématique épistémologie, théorie et méthodologie, fort apparentée), nous le croyons plutôt lié au fait que les aspects politiques de la géographie culturelle québécoise se retrouvent soit en filigrane de tous les autres thèmes ci-dessus mentionnés, soit en géographie politique, à proprement dit. Nous le croyons également associé au fait que les aspects paradigmatiques de la géographie culturelle québécoise sont l’objet d’une réflexion géographie plus franchement épistémologique qui déborde cette seule sous-discipline et qui se tient sous d’autres cieux.

Une exception notable

Cela dit, le texte de Bélanger (1977) ressort nettement de tous ceux consultés dans le cadre de cette brève réflexion. Il nous semble avoir en quelque sorte anticipé d’une quinzaine d’années le phénomène de déculturation, puis de reculturation que d’autres ont exploré par la suite, que ce soit sous l’angle épistémologique ou socioterritorial. Ce texte se distingue encore en ceci que, résolument moderniste, il en appelle d’une théorie de la culture, seul moyen susceptible, selon l’auteur, d’apporter des explications satisfaisantes aux phénomènes de culture. Bélanger propose à cet effet une approche socioculturelle qui, embrassant du même souffle et les images et les formes afférentes aux conditions de la vie quotidienne, s’emploie notamment à dégager les processus d’identification et de métamorphose d’ordre culturel. Et pour y parvenir, il suggère une grille d’analyse fondée sur la relation dialectique et structurée qu’il y a entre les « dimensions écologique et sociétale du développement », les « dimensions du communautaire et du collectif au niveau idéologique », puis les « dimensions des formes de concentration et des formes de dispersion au niveau morphologique » (1977 : 119). Par opposition, les écrits, par exemple, de Waddell, Louder et Morisset, plus impressionnistes et postmodernistes avant la lettre, se veulent résolument anti-théoriciens et partisans d’une déconstruction de toute théorie, surtout lorsqu’elle concerne la dynamique culturelle d’un lieu ou d’une population. Seul le texte de Gilbert (1986) présente la même exigence de rigueur que celui de Bélanger, et encore s’agit-il d’un désir plus spécifiquement méthodologique.

Traits communs à notre corpus

Si trois grandes familles de thèmes peuvent être identifiées – géographie culturelle québécoise traditionnelle (1), géographie culturelle québécoise socioethnique (2-6), géographie culturelle québécoise théorique (7-10) – certains traits communs s’imposent. On constate tout d’abord une croissance sensible du nombre de publications en géographie culturelle québécoise après 1975, puis de façon quasi exponentielle après 1985. Une croissance qui n’est toutefois pas notable pour tous les thèmes.

Ce qui ressort ensuite avec force de notre corpus, c’est son ouverture à tout ce qui particularise la géographie culturelle québécoise comme objet d’étude. Une ouverture que nous croyons directement associée, d’une part, à la diversité culturelle québécoise, largement alimentée à la dualité, puis à la pluralité culturelle canadienne, et, d’autre part, à l’avènement du féminisme, du postmodernisme, du postcolonialisme puis du poststructuralisme, grâce auxquels il a été possible de passer d’une cartographie culturelle, bidimensionnelle, à une géographie des cultures. Un passage qui, par exemple, a permis de remplacer le concept d’histoire par celui de mémoire, postulé davantage en connexion avec le présent et le futur. Et donc de parvenir à une dynamisation spatiotemporelle de la géographie québécoise, plus spécialement lorsque culturelle, grâce à laquelle les lieux peuvent être considérés en tant que phénomènes vécus aux significations variables selon les acteurs. Un passage qui a encore permis de réaliser que la géographie culturelle demeure passablement éthique, en ceci que les croyances collectives et les valeurs partagées conditionnent l’organisation de l’espace, des paysages et de leur aménagement comme territoires, et donc encouragent des normes et des horizons d’attente (Claval, 2001). Un passage qui a surtout permis un approfondissement de la différence géographique pouvant être interpellée pour caractériser un lieu, une population, etc., notamment avec les concepts d’hybridité et de transnationalité, de flux et de mouvements d’idées et d’individus, de dynamique pluriscalaire.

Enfin, la plupart des textes ici recensés participent foncièrement d’une quête de sens et d’appartenance. En effet, alors que les différences de la société du Québec sont de plus en plus systématiquement interpellées par la géographie culturelle québécoise, cette dernière apparaît fondamentalement animée par des questions de territorialisation puis, plus récemment, de déterritorialisation et de reterritorialisation. Soit une vocation largement géo-identitaire selon nous et qui, imputable aux circonstances épistémologiques comme sociopolitiques de sa survenue, constitue l’essentiel du rôle de la géographie culturelle québécoise.

Rôle et objet de la géographie culturelle québécoise

Si la géographie culturelle a longtemps été confondue avec la géographie humaine, surtout dans le monde anglophone, cela n’est pas le cas dans le monde francophone. Tout au plus pourrait-on la présenter comme une redéfinition de la géographie humaine. Redéfinition, avançons-nous, car la géographie culturelle, à tout le moins telle que pratiquée et entendue au Québec, s’apparente à la seule sous-discipline géographique à ne pas avoir été tentée par l’ailleurs ou à ne pas avoir succombé à la spécialisation théorique ou méthodologique. Originale et indépendante, la géographie culturelle québécoise s’inscrit en quelque sorte sur un cours quelque peu parallèle et donc distinct à celui des autres sous-disciplines de la géographie auxquelles elle emprunte néanmoins allègrement. D’où sa fluidité, sa mouvance et, peut-être, la difficulté qu’il y a pour plusieurs à la saisir.

De fait, la géographie culturelle québécoise ne semble avoir aucun intérêt à débattre de la supériorité des méthodes quantitatives ou qualitatives, des idéologies modernes, postmodernes ou hypermodernes et ainsi de suite, car toutes permettent, dans la mesure de leurs moyens, de mieux saisir comment les gens comprennent et signifient le monde. C’est pourquoi la géographie culturelle québécoise, transgressant les frontières traditionnelles de la géographie culturelle et subvertissant celles de la géographie toute entière, surtout depuis 1977, se révèle largement ouverte et métissée. Rares sont ainsi les textes répertoriés qui ne pourraient pas correspondre à deux ou trois des thèmes ici retenus, voire être apparentés à la géographie économique, historique, politique, régionale, sociale, urbaine ou à l’aménagement du territoire. Comment par exemple catégoriser sans équivoque ces textes où il est simultanément question de l’industrie du tourisme, de géographies non visuelles, de géographie de la consommation et de promotion iconographique (Bédard, 2002b, Geronimi, 2003) ? Au point que la géographie culturelle québécoise ne semble plus avoir de limites et qu’après le tout-est-politique, ce serait maintenant l’ère du tout-est-culturel. Nous n’irons pas jusque-là, de loin s’en faut, car cette liberté n’est pas sans conséquences peu heureuses, notamment l’absence d’un cadre théorique fort pouvant structurer ses impulsions et organiser sa réflexion, tel que souhaité par Bélanger (1977). Cela étant, cette ouverture et cette liberté de la géographie culturelle québécoise, qu’elles soient thématiques, théoriques ou idéologiques, sont directement imputables à la complexité et à la mouvance de son objet. Soit tous les tenants et aboutissants des processus culturels inhérents aux rapports Humanité/Nature, Espace/Société et surtout Territoire/Culture, grâce auxquels il est possible de mieux comprendre la nécessité pour nous « d’être quelque part et de quelque part » (Dupont 1996 : 10), puis notre besoin de signifier ce même monde, et nous par la même occasion, en le géographisant au moyen d’espaces, de territoires, de lieux et de paysages. Et la géographie culturelle québécoise, au regard de ce qui a été ici dégagé, peut non seulement permettre à la culture québécoise de croire en elle, mais encore et surtout de prospérer en pratiquant en meilleure connaissance de cause la géographicité de son espace et de sa société.

Conclusion

Ouverte et libre, voire libertaire, la géographie culturelle québécoise s’évertue à régénérer nos référents géo-identitaires. En effet, que ce soit avec sa prise de conscience de notre altérité intérieure en termes d’ethnies, de modes de vie, de régions, de valeurs, etc., ou encore avec son affirmation d’un nous collectif, hétérogène – au su de ces mêmes différences –, source de sens et de vitalité, toujours la géographie culturelle québécoise nous incite à repositionner notre culture, à réaffirmer notre identité. Et ces incessantes déconstruction puis reconstruction de la dynamique socioterritoriale de notre habiter et de notre habitat qu’elle préconise témoignent de l’importance sociétale et géographique de cette géographie culturelle québécoise. N’est-elle pas la sous-discipline géographique la plus intéressée et et la plus habilitée à explorer et à faire valoir les signifiés et les signifiants géographiques qui particularisent notre espace et notre population ?

Y a-t-il pour autant une géographie culturelle québécoise type ? Peut-être, répondrions-nous, car si le corpus analysé laisse clairement entendre que la géographie culturelle québécoise n’a pas d’équivalent parmi la géographie québécoise, nous aimerions pouvoir bonifier notre échantillon, notamment en analysant des contributions autres de ces mêmes auteurs, si ce n’est auprès de revues anglophones comme Journal of Cultural Geography et Progress in Human Geography, par exemple, mais encore auprès de revues d’ethnologie, d’anthropologie, de sociologie, etc., où publient également les géographes culturels québécois, pour éprouver ce qui a ici été dégagé. Cela dit, la géographie culturelle québécoise se distingue des autres écoles nationales de géographie culturelle dans la mesure où elle ne semble pas être passée par les différentes étapes évolutives que celles-là ont franchies. Ainsi, la géographie culturelle traditionnelle, typique à Vidal de la Blache, à Schlüter puis à Sauer, et qui a dominé la scène de 1900 à 1960, a eu peu ou pas d’échos au Québec. Survenue plus tard dans le siècle, dans l’effervescence d’une société anxieuse de prendre en mains sa destinée, et par l’entremise de géographes fraîchement émoulus, pour plusieurs, d’universités anglaises ou états-uniennes (Bureau, Louder, Waddell, par exemple) où s’adonnait déjà la new cultural geography, la géographie culturelle québécoise a fait sien les principes et les thématiques de cette dernière. Ce même contexte, les particularités socioterritoriales de sa géographie, sa position à la rencontre simultanée de l’anglophonie et de la francophonie, de l’Europe et de l’Amérique, de l’urbanité et de la ruralité, puis des XIXe et XXe siècles (une passation décalée jusqu’aux années 1950 compte tenu de l’emprise d’un clergé traditionnaliste et d’un double pouvoir politique et économique à qui profitait largement ce retard), sont encore d’autres traits qui singularisent le propos de la géographie culturelle québécoise. Il s’agit là toutefois d’une constatation qui gagnerait à être étayée au moyen d’une étude comparative plus systématique avec d’autres écoles nationales, notamment les géographies culturelles allemande, états-unienne ou française, afin de voir si leurs discours et leurs pratiques sont vraiment différents. Il pourrait enfin être intéressant de reprendre notre réflexion au moyen d’une définition autre de la géographie culturelle, et donc d’un corpus éventuellement différent afin de tester ce que nous avons dégagé.

Nonobstant ces réserves et ces questions, la géographie culturelle québécoise a ceci de formidable qu’elle nous permet de saisir et de réaliser la géographicité de notre objet et de notre rôle à partir de ce qui les transcende l’un et l’autre, soit la vie humaine et ses valeurs, sans quoi rien ne ferait sens. Cette originalité et l’importance de sa contribution sont telles qu’il nous apparaît logique de croire que la géographie culturelle dans son ensemble a pu bénéficier de son apport, sinon de souhaiter qu’elle profite des travaux des géographes québécois dans ce champ.