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Marion Crane roule vers son amant. La pluie dégouline sur l’autoroute angoissante. Elle décide de s’arrêter à l’écart afin d’éviter une avarie. Elle choisit le Bates. Le Motel Bates. La fin de son voyage et de son existence. Elle ne se doute encore de rien, mais elle va mourir dans ce lieu dont la noirceur a contaminé son propriétaire, Norman Bates, psychopathe et tueur à ses heures perdues. Cette scène du film Psychose, du réalisateur Alfred Hitchcock, fut ma première confrontation avec l’objet «motel». Je devais avoir treize ans et me suis dit, à l’époque, que le Bates n’était probablement pas le genre d’endroit où j’irais séjourner avec une demoiselle. Quant au rideau de douche, je préfère ne pas l’évoquer ayant, aujourd’hui encore, des frissons dans le dos... Il aura donc fallu quelques lignes d’encre noire pour me mettre à nouveau sur la route des motels. Du cinéma à la philosophie, il n’y avait qu’un pas à franchir et une porte à ouvrir. Ce que fit Bruce Bégout en me faisant pénétrer dans l’univers d’un «lieu commun», celui des malfaisants, des amants en cavale ou autres forfaitures sociales (John Edgar Hoover, en 1940, y vit un «camp du crime»). Le motel comme objet de la phénoménologie, mais aussi comme objet pour la géographie, celle qui lit les lieux pour comprendre le monde. Écoutons son auteur dans ses premières explorations:

Certes, d’autres lieux auraient pu tout aussi bien nous aider à l’investigation des marges de notre expérience quotidienne: centres commerciaux, stations-service, restauroutes, etc. Une logique similaire d’occupation du territoire circule en effet dans ces parages de la ville sans identité: celle de l’éclatement de la centralité au profit d’un espace transitif et mobile ou prédomine la perte du lien avec le monde (p.14).

Voilà qui, d’emblée, nous plonge au coeur des vicissitudes de l’urbanité contemporaine, celles de Georges Simmel – dont l’auteur s’inspire à maintes reprises – où l’on retrouve un homo urbanus sur des routes interminables, en quête d’un ailleurs qui n’est ni un Éden, ni une utopie, mais seulement une alternative à la mobilité automobile, un contexte social que Bruce Bégout qualifie très joliment de «bougeotte» ou, plus subtilement, de «dérive géographique».

Onze chapitres (et quatre malheureuses photos inconsistantes) viennent ainsi organiser le fil du propos qui progresse selon une approche tantôt historique, où l’on apprend, entre autres choses, que le premier motel est né en 1901 dans l’Arizona afin de loger des mineurs du cuivre, et tantôt thématique, d’où émergent quatre points de convergence: la standardisation des lieux comme une réponse à la métamorphose de la ville et des suburbs; le rôle de l’automobile dans les nouvelles façons de vivre des territoires dont on peut dire qu’ils sont contre la ville dans les deux acceptions de cette préposition; les évolutions fonctionnelles de cette contraction de motor et hotel et ses applications spatiales aux États-Unis (Holiday Inn en 1951) et en France (Formule 1 à partir de 1985); enfin, l’intérêt d’une approche à la loupe lorsque l’on prétend jeter un regard sur des micro-réalités urbaines de notre monde contemporain.

L’écriture simple fait la part belle aux aphorismes et aux généralités ce qui, dans ce cas, ne constitue pas une faiblesse de la pensée mais, au contraire, une base compacte d’interrogations. La démarche est clairement affichée (il s’agit d’une approche phénoménologique) et les témoins régulièrement sollicités. Les chapitres 7 (le motel dans quelques expressions artistiques) et le chapitre 9 (la mondialisation du «mode de vie motel» sous des enveloppes adaptées à une culture globale) sont particulièrement éloquents. Le chapitre 5 n’est pas en reste et contribue à alimenter les réflexions du vieux débat sédentarisation/mobilité spatiale. Seul le chapitre 8 laissera le lecteur au bord de la route, car l’auteur, sur fond de «standardisation» et de «serialisation», tente de nous convaincre qu’une relation de connivence existe entre les dynamiques de la société américaine et la démarche du serial killer! Par ailleurs, dans quelques énonciations un peu hâtives (je pense au «caisson vide» du chapitre 2 et, un plus loin, au Formule 1 identifié comme une «cage») on sent poindre ce que certains chercheurs décrivent comme «une crise du regard» plus qu’une crise du paysage, c’est-à-dire une incapacité à fonder de nouveaux schèmes de perception dans un contexte de mutations des pratiques territoriales (Alain Roger, Alain Girard, Lucien Chabason). Les lieux ne seraient pas moins habitables qu’auparavant; nous n’aurions tout simplement pas les codes pour apprécier quelques établissements humains; en témoignent cette vogue du patrimoine et cette remise en cause de tout ce qui érode l’académisme architectural. Le motel sous toutes ses formes dérange encore, mais commence, sans nul doute, à pénétrer les représentations collectives par le biais de la télévision et de la littérature, en devenant une sorte de haut-lieu pour qui doit visiter les États-Unis.

Voici donc un écrit pour le moins inclassable, naviguant entre plusieurs univers des sciences humaines sans jamais véritablement les citer ou s’y arrêter. C’est la raison pour laquelle le sociologue, l’historien, le géographe, l’ethnologue ou encore le philosophe n’auront à aucun moment – du moins est-ce ma conviction – le sentiment d’une solitude, celle qui, justement, semble ronger les habitants temporaires de ces motels élevés au rang de festish pour reprendre les travaux dénudés du photographe Chas Ray Krider[1]. Reste qu’il faudra, pour moi, prolonger les deux étapes initiatiques – cinématographique et livresque – et leur ajouter celle, décisive pour le géographe, du pédestre. C’est déjà une des vertus de cet essai.