Corps de l’article

Comment concevoir, avec la géographie, une théorie des hommes qui s’affiche, aussi, comme celle de leurs relations ? Comment, avec quel outil, quel moyen, quel concept, passer de la géographie comme expérience de la condition humaine, cette épreuve de soi et des autres à travers le monde, aux mots pour la dire, soit à la science géographique comme sa pensée ?

L’intention de ce travail est d’explorer comment, à travers la définition que nous en avancerons, l’habiter pourrait ouvrir une voie en ce sens. En l’impliquant comme concept, nous y mettrons l’opportunité d’une approche synthétique de la géographie, ce qui ne revient pas à en faire une science de synthèse. Car nous emploierons le mot synthèse selon la définition qu’en propose Norbert Élias : « pouvoir propre à l’homme de se rendre présent ce qui, en fait, n’est pas présent hicetnunc et de le relier à ce qui est effectivement présent hicetnunc » (1996 : 84). L’habiter devra être le principe de cette synthèse, à la fois comme son axe de cohérence et le mode de différenciation de ses diverses notions. En tant que tel, il est ce qui réunit pour séparer, aussi bien que ce qui sépare pour articuler. Dans la présente réflexion, il ne s’agit pas d’analyser précisément les pans de cette science géographique, mais de les évoquer simplement, pour suggérer comment on peut les lier. Nous privilégierons donc cette dynamique d’une approche globale et cohérente qui définit, en partie du moins, le contenu d’une approche scientifique.

Une telle ambition n’est pas nouvelle en géographie, bien que l’histoire de cette science ne soit pas couramment traversée de grandes fresques théoriques. Après le possibilisme, théorie qui tut son nom, la logique de science sociale, très largement promue par Roger Brunet, lui servit de perspective fertilisante. De son côté, Jacques Lévy défend le point de vue de l’espace, en particulier à travers le prisme de la distance, comme principe de compréhension de l’analyse spatiale et de la science géographique. Notre projet s’inspire de ces démarches en tant qu’approches globales. Quant à sa propre source, il la trouve aux travaux sur le tourisme de l’équipe MIT (2002 et 2005), en particulier sur sa définition comme déplacement, c’est-à-dire comme changement de lieu pour, du coup, habiliter l’intime liaison entre les lieux et les territoires. Dès lors, cette lecture ouvre la porte d’une réorientation possible de la science géographique.

L’émergence de l’habiter comme concept central répond ainsi à une double révolution géographique que le levier du déplacement a enclenchée. La première est celle de cette expérience renouvelée du monde par l’accès progressif à la société à habitants mobiles. Jamais, dans l’histoire du monde, les hommes n’ont autant qu’aujourd’hui, c’est-à-dire plus qu’hier et probablement moins que demain, pu accéder à de tels degrés de liberté dans le choix même des lieux qu’ils fréquentent. Au-delà des faits eux-mêmes, on peut y voir un renversement de point de vue qui implique, pleinement aussi, les habitants qui ne bougent pas. C’est que, s’ils sont apparemment immobiles, les mobilités des autres transforment la portée géographique de leur immobilité, comme non-déplacement, en quelque sorte. Cela implique de procéder à un bouleversement de l’approche géographique (Knafou et al.1997) par l’hypothèse que chaque habitant est porteur d’une géographie qui lui est propre, celle des différents lieux qu’il a pu fréquenter et comment il l’a fait. Et cela le qualifie. Le rapport au monde peut, ainsi, se saisir comme donnée singulière à chacun et la science géographique comme l’un des moyens d’y avoir accès. Du coup, une telle science est conduite sur les pistes de l’entreprise analytique (Ferrier, 1998) aussi bien que sur celles du déconstructivisme : Freud, Lacan ou encore Derrida seraient-ils désormais au rendez-vous de cette science-là ?

La seconde révolution est donc celle de la science géographique elle-même, et cela n’est rien d’autre que cohérent. Mais le renversement de point de vue n’est pas seul en cause. Il n’est que de peu d’intérêt, en effet, s’il ne conduit qu’à produire de nouveaux flots de connaissances, cultivant le courant de spécialisation qui caractérise une partie des évolutions scientifiques du moment. Quand l’inexplicable inexpliqué s’accumule (Stril-Revel, 1990), le travail scientifique ne peut être utile autrement qu’en s’attachant à inventer les concepts synthétiques, ceux des grandes perspectives, quitte à les remettre en cause à chaque ouvrage : habiter ?

Cette invite suggère aux géographes de dépasser la « dialectique des déterminants verticaux et horizontaux », pour reprendre les termes de Geneviève et Philippe Pinchemel (1997 : 354) : d’un côté, l’analyse spatiale et les approches holistiques ; de l’autre, celle des représentations et autres valeurs, et les approches solipsistes. En outre, cette partition réfléchit, finalement, celle des grands partages catégoriels des sciences humaines et sociales, entre interactionnisme d’une part, et cognitivisme de l’autre, selon ces autres termes de Denise Pumain (2003). Le rôle de la science géographique dans ce concert est donc aussi en cause.

L’intérêt de la production de l’habiter comme nouveau concept n’est donc légitime qu’à la lumière de ce double défi, à la fois humain et scientifique. Quelle différence, au demeurant, y a-t-il entre les deux, s’il y en a une ? C’est, en tout cas, en ce sens que nous voudrions en donner ne serait-ce qu’un aperçu (Lazzarotti, 2006).

Une rapide archéologie de l’habiter

Habiter : le mot est courant et usité dans de nombreux champs sémantiques. On le trouve dans celui de l’architecture, en particulier dans le sens de logement, certes, mais il est aussi celui des traducteurs de la Bible (Jean, I, 14, par exemple). Et ces deux registres n’en épuisent pas l’usage, loin de là.

Tout au long du XXe siècle, en effet, il est intégré aux sciences sociales et humaines, bien qu’il ne figure au coeur du dispositif épistémologique d’aucune d’entre elles. Un bref panorama convoque la philosophie et, prioritairement, la phénoménologie ontologique de Martin Heidegger (1996), mais aussi celle de la perception de Maurice Merleau-Ponty (2003). Il lui adjoint les sciences politiques, celles de Henri Lefebvre (1972) entre autres et, de manière tangentielle, les sciences sociales, notamment par le biais de l’habitus bourdieusien (1979). En outre, en considérant les travaux de Hubert de Radkowsky (2002), on sera convaincu que l’anthropologie n’est pas en reste. Pas plus, d’ailleurs, que l’urbanisme (Paquot, 2000). Encore cette énumération ne donne-t-elle qu’une idée de l’éventail des sciences concernées à un moment ou un autre, par un biais ou un autre. Mais cet éventail suffit, déjà, à se représenter la relative ubiquité scientifique du mot. Et l’on en prendra encore mieux acte en soulignant que sa diffusion dépasse les frontières et les sciences nationales : habiter se dit wohnen en Allemand, to dwell en anglais, etc.

Tout cela situe son importance, comme moyen d’aborder sous toutes ses coutures le problème de la relation des hommes au monde, qui est aussi celui des hommes à eux-mêmes à travers le monde (Knafou, 1998), bien au-delà des aspects purement matériels que le rationalisme sec, le positivisme dogmatique et le matérialisme borné du siècle passé avaient tenté, et avec quelques succès provisoires, d’imposer à tous. D’un certain point de vue, l’habiter est le premier bénéficiaire de leur effondrement quand il n’est pas, lui-même, l’un de ses artisans.

De fait, si aucune science n’a encore prétendu se poser en science de l’habiter, rassemblant ses bribes en un centre structurant, le temps semble bien venu d’y réfléchir sérieusement.

La science géographique n’est étrangère ni à cette histoire ni au renouvellement problématique que l’habiter suggère. Paul Vidal de la Blache, Albert Demangeon (1952) ou encore Maurice Le Lannou (1949) en explorèrent, en leurs temps, quelques contours. Plus récemment et ailleurs, les travaux géographiques se sont ouverts à d’autres explorations. La problématique de la perception est abordée, en particulier à l’initiative d’auteurs anglo-saxons, Yi Fu Tuan (1990) et Edward Relph (1976) par exemple. Celle développée par Heidegger a été amplement reprise, d’abord dans l’indifférence par Éric Dardel (1990). Augustin Berque (2000) d’une part, et André-Frédéric Hoyaux (2000) de l’autre, privilégiant l’introspection sur le rapport aux autres, en sont aujourd’hui les principaux tenants dans une logique qui fouille dans le « mystère de la nature humaine » les clés majeures de la compréhension des hommes. Fait rarissime, enfin, le mot fait l’objet d’un débat contradictoire dans les pages des Annales de Géographie, Hoyaux et Lévy s’y répondant l’un à l’autre (Hoyaux, 2002 ; Lévy, 2002).

Autrement encore, l’habiter apparaît dans un double emploi. Le premier est celui de la prise en compte des mobilités géographiques. En le rapportant à l’émergence décrite comme celle de la « société à individus mobiles », Mathis Stock (2001) peut alors définir l’habiter comme l’ « ensemble des pratiques géographiques ». Le second est celui de l’entrée dans les problèmes sociaux par le concept d’espace. L’intérêt de l’habiter est d’être compris comme les « spatialités des acteurs individuels » (Lévy et Lussault, 2003 : 440).

L’hypothèse que nous voudrions proposer et à partir de laquelle il conviendrait d’avancer dans ce projet géographique est de donner au mot une connotation existentielle et politique. Habiter reviendrait ainsi à se construire en construisant le monde, dans l’implication réflexive de chacun et de tous. Pour chaque homme, cela revient à se demander : dans quel lieu être à une place, l’avoir, la chercher ou la trouver ou bien encore la prendre ? Un postulat, notons-le, conditionne la portée véridique de cette question, la légitime en même temps qu’il en valide la pertinence. Il est celui de la consubstantialité de l’homme et du monde que résume, finalement, dans sa redoutable simplicité, cette interrogation posée le 9 octobre 1996 par Mireille Bruston [1]  : « pourquoi faire là-bas ce que l’on ne fait pas ici ? » Il faut en conclure que l’on ne fait pas là-bas ce que l’on fait ici. Et s’il faut en déduire que le où l’on est met en cause le comment on y est, on peut aussi s’entendre sur le fait qu’à l’intersection de l’un et de l’autre, se trouve un des lieux du qui l’on est

Du coup, et encore, valider la consubstantialité des hommes et du monde, c’est établir à travers l’humaine condition géographique un lien existentiel et politique entre eux deux. Dès lors, travailler avec l’habiter, c’est explorer les multiples et subtiles modalités du passage de l’un à l’autre : de l’homme au monde, du monde aux hommes, des hommes aux hommes par le monde, etc.

Les propositions qui suivent ne sont désormais que la déclinaison des conséquences de cette définition. La science géographique y trouve ses fondements autant que son projet. Qu’est-ce à dire ?

Un triangle : trois instances géographiques

Guy Di Méo introduit la notion d’instance en géographie pour l’ancrer dans le domaine de la praxis, à la croisée de trois expériences spatiales : pratique quotidienne, connaissance des cartes et reconnaissance des paysages. L’instance géographique forme ainsi le « substrat du territoire » (1998 : 169), le fondement de ce qui le construit en collaboration avec les instances économique et idéologique. L’usage que nous voudrions faire du mot retient l’idée qu’il désigne, à la fois, des champs propres, doués de leur propre cohérence de fonctionnement, alors même qu’ils fonctionnent aussi en pleine et entière relation. Dès lors, à partir des différents modes et temps de l’habiter, c’est-à-dire à partir des différentes manifestations que peut prendre l’habiter, nous voudrions explorer ce qui suit comme la déclinaison de trois grandes instances de la science géographique.

L’espace habité, écriture de la terre

L’espace est une vaste notion qui concerne plus d’une science. Celui de la géographie est spécifique en ce sens qu’il est l’espace terrestre informé par les hommes. En tant que tel, on peut le reconnaître à la fois comme porteur de connaissances et de pouvoir d’organisation, selon les termes de Joël de Rosnay (1975) encore repris par Di Méo (1998). Plus précisément, cette information de la terre se fait selon des graphes, ces signes tracés pour écrire qui composent l’écriture sur la terre, stricto sensu, et produisent le monde comme une géo-graphie.

Ces graphes se présentent sous des traits visibles et matérialisés, mais ne s’y achèvent pas. Ils donnent corps aux lieux et aux territoires en même temps qu’ils en soutiennent le sens qui, géographiquement, doit être compris comme celui de la mesure de la distance. De fait, comme convention humaine, le plus souvent tacite, elle sert de principe pour définir les lieux, comme mesures collectives que se donnent les hommes pour vivre ensemble. Le choix et l’usage de ces mesures se juxtaposent à la surface du monde. Certaines perdent de leur pertinence et d’autres les remplacent pour signifier d’autres modalités d’être dans le lieu : ainsi se dessinent les territoires, c’est-à-dire un ensemble de lieux à travers lesquels il est possible de circuler.

Ainsi conçus, les lieux et les territoires sont donc co-constitués. Le même principe, la mesure des distances et ses changements, préside à la constitution des uns et des autres, des uns par les autres. Il est ce qui fonde le partage du monde, c’est-à-dire, à la fois, les mesures qui le réunissent et le font seul et unique, et celles qui le séparent et l’inscrivent dans une multitude de localités différentes. Il est donc possible de proposer une définition du monde qui ne reprenne ni l’approche géopolitique d’Olivier Dollfus (1995) par exemple, ni l’approche culturelle, voire culturaliste, de Samuel Huntington (1997) entre autres, ni l’approche économiste, comme Fernand Braudel (1979) a pu l’initier, ni l’approche sociétale, à la manière de Marie-Françoise Durand et de ses collègues (1992), pour ne citer que quelques lectures dans une abondance de vues. Ainsi, le monde ne serait pas seulement l’ensemble des lieux et des territoires qui le partagent, mais intégrerait aussi les modes mêmes qui établissent ce partage et touchent aux rapports à l’espace, au temps et, finalement, aux autres. En compréhension, on pourrait donc le définir comme synthèse de l’humanité habitante. En tant que tel, il est la somme des lieux et des territoires, certes, mais sa présence est aussi affirmée dans chacun d’entre eux. Le cas des lieux du patrimoine mondial, à la fois très locaux mais aussi, et par définition, mondiaux, l’illustre parfaitement : pas plus que les lieux et les territoires, le monde n’est une surface… Mais si l’on s’accorde avec Dardel (1990), Denis Retaillé (1997) ou encore Doreen Massey pour montrer que « space is not a surface » (1998 : 37), c’est aussi pour préciser que l’espace habité géographique, quant à lui, a une surface.

Dans cette logique, on peut considérer le monde contemporain comme immense : ses mesures ne sont jamais fixées, jamais achevées. Certaines peuvent bien disparaître quand d’autres sont inventées, expérimentées et légitimées. Du coup, ses configurations peuvent varier d’autant. Et ainsi, ce qui semble bien caractériser le monde contemporain est que, peut-être, jamais les lieux n’ont eu autant de marges d’expression, en tant que singularités du monde, alors même que jamais le monde, en tant que principe de réunion, n’a été aussi efficace. La question de la relation des lieux au monde ne se pose donc pas tant en termes d’opposition – les lieux comme ce qui différencie, le monde comme ce qui uniformise – que d’articulation.

On comprend, dès lors, une autre qualité de ce monde-là : il est indécis. Autrement dit, par définition, il n’est pas possible d’anticiper ce qui va être inventé et, encore moins peut-être, les effets de ce qui va l’être. La relation entre les lieux et les territoires comporte une part d’inconnu à venir qui implique celui du monde. Il en est de même en ce qui concerne la relation des lieux au monde, les attentats de Sarajevo ou de New York le rappelant, à près d’un siècle d’intervalle.

Finalement, entre l’écriture du monde, qui tend à inscrire dans la terre les graphes stables du déroulement de son histoire, et l’indécision fondamentale de celui de l’histoire des relations humaines à travers lui, la science géographique trouve son champ à la croisée de deux tendances contradictoires nourries au breuvage d’une agitation permanente et problématique. D’un côté, la graphie du monde, comme tentative pour durer au-delà de la mort : n’oublions pas qu’un siècle suffit, à peu de choses près, à renouveler la totalité des hommes sur terre. De l’autre, cette même graphie est aussi l’enjeu des hommes vivants et du drame de leurs relations.

Les lieux, les territoires et le monde qualifient l’espace habité et le partagent. Cela en fait bien le trait d’une part de l’existence humaine, l’humaine condition géographique des hommes. Et le mot condition vaut alors aux deux sens du terme : d’une part comme ce qui, autrement, ne pourrait être, la condition sine qua non ; de l’autre, comme les modalités spécifiques, parmi d’autres, de ce qui est. La science géographique, quant à elle, peut donc en faire les catégories fondamentales de sa pensée.

L’habitant, un monde inversé

Après s’être demandé comment les hommes, en l’habitant, faisaient le monde, on peut se proposer d’envisager, réflexivement, comment le monde peut faire les hommes qui l’habitent. Et cela revient à proposer une conception géographique de l’homme à partir de sa dimension géographique. Elle s’incarne dans la notion d’habitant.

Cette question prend, dans le monde contemporain, allure de nécessité. Disons donc qu’aujourd’hui, un lieu ne fait plus l’homme quand les hommes se font dans et par plusieurs lieux. Le renversement du rapport des habitants au monde qu’entraîne l’accès à ce que nous appellerons donc une société à habitants mobiles implique de prendre acte que les hommes habitent des lieux différents et que, en outre, ils les habitent différemment, puis d’en rendre compte.

Il devient alors possible d’accéder aux singularités de chaque homme par sa propre géographie, c’est-à-dire par ce qui le définit comme habitant. La science géographique peut se faire comme approche des hommes et non plus des lieux au point que l’on pourra se demander à quelles conditions il devient possible de faire une géographie des hommes comme la science géographique classique a pu faire celle des régions. Comment, en effet, qualifier les hommes en tant qu’habitants de l’espace habité ? Comment décrire cet espace habité propre qui singularise chaque habitant ?

Cela se pourra, d’une part, par la lecture des lieux fréquentés, autrement dit par celle des territoires singuliers, celui de chaque habitant. Tracer la carte d’identité d’un habitant revient à l’aborder dans sa triple dimension, locale, territoriale et mondiale : l’habitant se définit par un espace habité propre, mais qui réfléchit aussi l’espace habité du monde et, à l’occasion, contribue à l’infléchir. Du coup, cette démarche sollicite une approche géographique de l’identité, considérée comme le rapport de soi à soi qui passe par le monde.

Cette part géographique de l’identité se définit autant par un contenu, géographique en l’occurrence, que par les modalités de construction de ce contenu : comment a‑t‑on accès au monde ? On proposera alors de nommer signature géographique ce qui relève, tout à la fois, des modalités de l’accès au monde, qui peuvent être de natures rationnelles, religieuses, émotionnelles, pathologiques, etc., et de celles de l’inscription de chaque habitant dans celui-ci : ce qui fait de chaque habitant un géo-graphe : le et le comment s’y cristallisent bien en un qui. Et le style de vie de chacun, ses mobilités ou ses immobilités aussi bien que les fondements qui les soutiennent, les justifient voire les légitiment, participent de ce processus.

La logique d’une telle démarche aboutit clairement à remettre en cause la dichotomie classique entre monde intérieur, celui des représentations, et monde extérieur, celui de l’analyse spatiale. Ce sera, peut-être, en posant la question des effets du monde dans l’homme qui sont, par exemple, ceux des émotions qu’il suscite. Être saisi ou transporté par la beauté d’un paysage, avoir peur d’être ici ou là, etc. sont autant de ses manifestations chez chaque habitant ainsi, directement, mis en cause. Une analyse de l’émotion géographique devient, de ce point de vue, tout à fait envisageable (Lamarche et Mercier, 2000).

Et, finalement, la distinction entre un dehors et un dedans semble bien s’estomper, pour considérer l’habitant comme auteur de son propre géo-graphe, c’est-à-dire comme le principe de synthèse originale et sa source même. Ce faisant, il est aussi l’un des producteurs du monde. L’habitant, auteur de sa propre géographie, est dans le monde autant que le monde est dans lui. Et ses effets sur le monde ne méritent pas moins d’être abordés. Dès lors, c’est en pensant à ces effets à double sens qu’il semble que la compréhension d’un habitant par sa géographie, celle-ci étant explorée par la science géographique, puisse, au mieux, être conçue dans la logique d’un monde inversé : l’habitant dans l’espace habité ; l’espace habité dans l’habitant.

Fondamentalement donc, nous venons de montrer qu’il devient possible d’accéder à la problématique existentielle de chaque homme à partir des traits de sa géographie. La notion de place joue alors un rôle central. Tout homme, parce qu’il est au monde, est, a, cherche, trouve, prend ou invente une place, là où il est, au mieux, soi-même dans le monde, habitant plus ou moins conscient et volontaire de ses lieux et territoires, comme nous le verrons par la suite. Cela dit, il faut comprendre cette notion dans son sens le plus large, qui intègre l’inscription d’un emplacement et la mobilité d’un déplacement. Ainsi, la place d’un homme dessine sa carte d’identité, qui suggère les modalités de sa construction, celle de son placement. Elle implique alors ses propres choix, qui réfléchissent ceux de son être global et en désigne, géographiquement, les contours. Et cette part de choix prend une importance renforcée dans le cadre de la société à habitants mobiles, en même temps que se cultivent une sensibilité et un désir de géographies, grandissants à mesure que point, de plus en plus expressément, c’est-à-dire de manière plus réaliste et réalisable, la formulation géographique d’un des grands dilemmes existentiels des habitants : où être en place ?

L’analyse de cette interrogation et des réponses singulières qu’y apporte chaque habitant ouvre alors une perspective tout à fait neuve et passionnante à la recherche géographique. Nous pourrions en parler comme d’un projet de géo-analyse qui est celui d’une analyse des hommes à partir de ce qu’ils disent d’eux en tant qu’habitants, à travers les faits de leur dimension géographique. Elle vise à dégager les déterminations géographiques des existences humaines, mais aussi celle de leurs déterminants. Nous avons esquissé une telle démarche à notre propos (2001), d’une part, puis l’avons expérimentée à partir de l’exemple de Franz Schubert (Lazzarotti, 2004).

La cohabitation et le rapport aux autres

Se construire en construisant le monde, c’est aussi construire les relations humaines dans, à partir et au travers de l’espace habité. Si, par le verbe, les rencontres humaines se jouent dans un mot à mot, si, par la sexualité, celles-ci se jouent dans un corps à corps, alors, par le monde, elles se jouent dans un face à face qui, d’une manière ou d’une autre, directement ou indirectement, expose le corps des hommes. Le plus souvent, du reste, les rencontres humaines se jouent dans ces trois registres, si ce n’est davantage, en même temps.

Mais ne retenons, pour la nécessité de l’analyse, que la dimension qui nous engage, celle du face à face. Ce qu’il y a de frappant est que de telles rencontres, qui mettent en cause deux hommes, au moins, impliquent une troisième dimension qui est celle des lieux, donc du monde. Il n’y a pas de rencontre humaine qui ne convoque le monde (Lazzarotti, 2000) ou, pour dire les choses de manière plus crédible encore, la dimension géographique est l’implicite de toute rencontre entre deux hommes. Du coup, il faut convenir de ce point de vue qu’un tel lieu n’est pas seulement le cadre, la topographie de la rencontre. Il n’est pas la scène d’un sempiternel théâtre du globe où des acteurs se croisent, mais la modalité avec laquelle deux auteurs échangent. De cela, il faut tirer une double conséquence. La première est que la dimension géographique de la rencontre est, en tant que telle, unique. On peut supposer qu’il est des échanges qui ne peuvent se faire que par cette voie. La seconde découle de la première : le lieu n’est pas seulement un décor, mais, pour partie, l’enjeu de l’échange ou, au moins, l’un d’eux. Et cela suggère une autre qualité du monde, celle de sa dimension topologique. Chaque habitant, par ses pratiques et les rencontres qui s’ensuivent, et chaque rencontre, par l’indécis de son résultat, mettent en cause l’ensemble du monde. Bien sûr, le monde ne sort pas renouvelé de chaque rencontre, mais il ne faudrait pas, inversement, négliger le fait que la construction du monde se fait aussi au jour le jour.

De fait, à travers le monde se joue bien une part des relations humaines, c’est-à-dire dans sa dimension géographique, la cohabitation. Et, réciproquement, les relations humaines se jouent par et dans le rapport au monde. Et cela prend une double portée. La première tient aux modalités de relation entre chaque habitant et les autres. Autrement dit, le monde est l’une des manières dont chaque habitant rencontre les autres, quelles que soient les modalités mêmes de cette rencontre, avec ou contre : être soi-même dans le monde, c’est être soi-même parmi les autres.

Le second enjeu touche aux manières mêmes de construire le lien collectif entre les hommes. Quelle part y prend le monde ? Comment telle ou telle conception du monde conditionne-t-elle les modalités du lien collectif entre les hommes ? Cette conception est, d’abord, une conception de l’organisation et du fonctionnement de l’espace habité. Le monocentrisme, d’une part, et le polycentrisme, de l’autre, en illustrent quelques grands schémas. Mais ceux-ci sont aussi pleinement liés aux fondements qui les instituent et participent à leur mise en place. On peut décrire quelques-unes de ces conceptions. D’un côté, ce sera le primat de la transcendance : le monde tient à une force supra-humaine qui s’impose aux hommes. L’invocation d’un dieu relève des formules de ce type. De l’autre, ce peut être le primat de l’immanence : le monde est un donné, une condition à priori de l’existence humaine. Dans ce cas, la nature est souvent convoquée comme juge suprême. Dans tous les cas cependant, il faut convenir que, au-delà des croyances, l’énonciation de mots comme dieu ou nature renvoie à la réalité sociale qui en définit les contours et légitime, ainsi, une conception partiale du monde. De ce point de vue, ce type de mondialité équivaut bien à « l’universalisation d’un intérêt particulier », selon les analyses qu’en donne Pierre Bourdieu (2001). Tout en déniant les fondements politiques mêmes du monde, elle en situe les enjeux effectifs. Comme fondement des relations humaines, la cohabitation se révèle donc dans sa dimension pleinement et résolument politique.

Le coeur des enjeux et des problématiques de la cohabitation des hommes se découvre ainsi peu à peu. À une conception résolument fermée et achevée qui met en cause des données présentées comme immuables et définitives, résumant les contours d’une cohabitation fermée, s’oppose celles fondées sur le rapport aux autres, ouverte et évolutive, appelant les logiques d’une cohabitation en devenir. Personne ne peut se satisfaire d’une telle dichotomie, mais présentons-la, dans le cadre de ce travail, comme une esquisse de ce qui pourrait être une théorie géographique du vivre ensemble quand, à travers l’enjeu du monde, les relations de solidarité s’entrecroisent avec celles de la concurrence.

Cela dit, même dans cet état, il est permis de développer un points essentiel : comme l’indéterminisme (Popper, 1984) rate rarement son rendez-vous des relations humaines, l’ordre établi n’est maintenu qu’au prix d’un contrôle. Dès lors, les tenants de la géographie structurale québécoise ont bien raison d’insister sur l’importance du « contrôle politique de la mobilité », comme jeu et enjeu essentiels des pouvoirs en place (Desmarais, 2001).

Espace habité, habitant et cohabitation fondent les trois instances d’une cartographie triangulaire, voire trilogique, de la science géographique de l’habiter. À ce titre, on a pu esquisser quelques-unes de leurs logiques et de leurs principes de fonctionnement, dans l’autonomie relative des uns et des autres. L’espace habité, chaque habitant et la cohabitation impliquent la géographie selon des procédures différentes et avec des sens différents. Il n’empêche que, tel que défini, le concept d’habiter suggère, aussi, de réfléchir aux liens qui les relient et à la manière même dont ces liens fonctionnent.

Un cercle : le rapport d’habitation

Plutôt que de considérer les trois instances séparément et d’en développer l’étude comme autant de branches, s’ignorant au passage, de la même prétendue science, le travail scientifique de synthèse consiste, aujourd’hui, à explorer les jalons de leur articulation. De fait, force est de constater à quel point les uns et les autres interagissent en permanence et se transforment, à l’occasion, selon une logique constructiviste en permanence entretenue. Mais comment, dès lors, attraper cette fluidité, cette circulation d’informations qui vaut comme autant de formations ? Qu’est-ce qui s’échange et comment ?

Des savoirs géographiques

La notion de savoir géographique ne se saisit jamais mieux que par défaut, quand elle manque, quand elle nous manque, à l’occasion de telle ou telle expérience étrange. À cet égard, Alfred Schütz (2003) est peut-être l’un de ceux qui a le mieux mis en évidence l’importance des savoirs géographiques, donc celle de leur manque, pour qui vient à changer de lieu, de gré et, à fortiori, de force. Ignorer comment est disposé un lieu, comment on y circule, comment il fonctionne, qui on y rencontre, comment et pour quoi, n’est-ce pas cela même qui définit ce que c’est que d’être perdu ?

Dès lors, on peut définir un savoir géographique comme une connaissance géographiquement orientée, c’est-à-dire une connaissance dont le sens prend corps dans la relation à l’espace habité géographique. Être dans un lieu, c’est en comprendre le plan pour s’y orienter et en maîtriser, un tant soit peu, les usages afin d’y trouver une place. Au-delà du simple repérage, la maîtrise des savoirs d’un lieu est indispensable à celui qui y habite, que ce soit en tant que résidant plus ou moins installé ou simple passant. Les savoirs géographiques dont il est question s’inscrivent dans une triple formulation. Elle est celle de savoir-être, savoir-faire et de savoir-vivre-ensemble. Car le rapport à soi et le rapport aux autres se jouent aussi dans toutes les manières d’habiter un lieu. Du coup, cela situe les savoirs géographiques bien au-delà d’une simple valeur d’usage. Ils sont autant de clés d’un lieu et valent également comme celles des hommes qui y habitent et tiennent, par conséquent, pour informations stratégiques, aussi précieuses qu’essentielles.

De ce point de vue, les habitants disposent doublement de ces savoirs géographiques. C’est ce qu’ont pu aborder les travaux d’Isabelle Berry et Agnès Béboulet (2000). Ces savoirs accumulés constituent ce que l’on pourrait définir comme un capital et leur énumération donne une idée de la mémoire géographique d’un habitant. Cette mémoire tient lieu de stock de savoirs, les uns transmis comme par patrimoine, les autres acquis par les mots ou bien par l’expérience du monde. C’est finalement toute l’histoire géographique d’un homme et, parfois au-delà de lui-même, celle d’un itinéraire familial qui, moment après moment, vient constituer le capital géographique de chacun. La valeur de ce capital est, dès lors, variable.

À la limite cantonnée à l’usage d’un seul lieu, l’histoire géographique peut, à l’inverse, prendre une dimension mondiale. Or la différence entre les deux met en cause la capacité de chacun à mobiliser ses propres savoirs afin d’en acquérir de nouveaux, en particulier en expérimentant d’autres lieux, mais pas seulement : on considérera cette catégorie comme celle des compétences géographiques. Cette différence concerne directement la manière dont chaque habitant s’inscrit dans l’espace habité, autrement dit non plus seulement où, mais comment il l’habite. Dans cette logique, ce qui s’engage avec les compétences géographiques est la capacité d’être ici ou là, la capacité de se déplacer, donc celle de changer de lieu et d’en tirer un profit, qui peut être financier ou tout autre.

On l’aura compris, la différence entre capital, d’une part, et compétence, de l’autre, n’est sans doute pas aussi simple que l’impression qui veut en être donnée. Mais, malgré cela, on se rend compte que, autour et avec la notion de savoirs, s’opère une sorte de transformation qui fait des informations de l’espace habité des matériaux constitutifs des habitants, alors même que la réciproque devient possible, en particulier par transfert, quand les savoirs géographiques des uns sont imposés à d’autres comme savoirs légitimes et dominants, autrement dit comme mesure des lieux et de leurs fondements. Le contrôle des savoirs est ainsi une des clés du contrôle des lieux, c’est-à-dire des hommes par les lieux.

Des pratiques géographiques

D’une manière générale, Michel Foucault définit les « ensembles pratiques » comme ce que les hommes : « font et comment ils le font » (2004 : 83). Mathis Stock (2001) a abordé, géographiquement, cette notion de front. Et l’on peut, alors, définir une pratique géographique comme un geste du corps, à l’occasion un geste par le corps qui, rapporté à une catégorie de l’espace habité, lieu, territoire, voire monde, se fait action. De fait, il y a bien action sur le lieu, une action qui le met en cause et l’implique dans le déroulement même de l’action, autrement dit, une action, directement ou implicitement, géographiquement orientée. Parmi toutes les pratiques géographiques, la mobilité, comme déplacement, et l’immobilité, comme maintien de l’emplacement, comptent parmi les plus caractéristiques et les plus essentielles. Mais si elles apparaissent le plus visiblement, si elles sont celles dont la portée géographique est la plus aisément reconnaissable, elles ne sont pas les seules. Car si toute pratique géographique n’est pas expressément, voire exclusivement, portée vers un lieu, toute pratique, par définition même et comme engagement du corps, est porteuse d’une géographie.

On peut alors reprendre les deux traits d’analyse qu’en fait Foucault dans le prolongement de son texte. Il distingue, en effet, une dimension technologique, impliquant la mise en oeuvre d’une rationalité, et une dimension stratégique, mettant en cause l’exercice d’une liberté. Dans les deux cas, les pratiques géographiques se trouvent donc au croisement de deux réalités qui s’y incarnent. La première est celle d’un habitant et de ses savoirs géographiques ; la seconde, celle d’un lieu et de ses ordres.

Autrement dit, les pratiques géographiques sont bien des savoirs géographiques mis en oeuvre, en action. Du coup, si la dimension stratégique des pratiques mobilise les données d’un capital géographique en fonction duquel se définit la rationalité de la pratique, la liberté, quant à elle, relève davantage de la compétence des habitants, précisément celle d’inventer une nouvelle manière de composer les structures de leurs connaissances et de les éprouver. La relation entre les savoirs et les pratiques géographiques est donc, tout à la fois, intime et subtile.

Ainsi les pratiques géographiques prennent une portée collective au point que l’on peut concevoir que celles d’un seul engagent celle de tous les autres habitants. Car toute pratique valide le lieu ; elle le confirme. Mais elle pourra aussi le contester, le déranger, voire le nier. L’enjeu est alors celui des savoirs légitimes et dominants, les mesures mêmes du lieu, ce qu’il est licite ou légal d’y faire ; autrement dit, comment il est géographiquement correct d’y être.

La mise en oeuvre de pratiques engage donc directement celle des savoirs qui les fondent. Il apparaît donc clairement que les savoirs incarnés en pratique s’inscrivent dans une valeur d’échange entre les hommes, voire comme mode de rencontre et d’apprentissage de l’un et de l’autre. Observer des pratiques, c’est recevoir des savoirs et, le cas échéant, c’est aussi se constituer comme habitant à travers eux. C’est pourquoi il faut reconnaître la double nature simultanée des savoirs et des pratiques géographiques : ils sont, en même temps, des énoncés d’ordre, porteurs d’un pouvoir oppressif, celui des ordres locaux – on ne fait pas n’importe quoi n’importe où –, mais ils sont aussi des outils de la construction réciproque des habitants, de la cohabitation et des espaces habités.

Dès lors, la circulation des savoirs géographiques par les pratiques géographiques – qui ne sont pas le seul mode, mais celui que la science géographique peut se donner comme point d’entrée, si ce n’est mode spécifique d’observation – s’organise comme échange constant d’une instance vers l’autre pour constituer la réalité même de ce que l’on peut, désormais, qualifier de rapport d’habitation. Les habitants apprennent des espaces habités qu’ils pratiquent selon leurs propres capitaux et cela s’adresse à tous. Les changements qui, à l’occasion, en résultent sont, à leur tour, transformés en espaces habités, selon les compétences des habitants.

Les deux figures du triangle, et de ses instances, et du cercle, et de ses boucles, ne s’opposent donc pas, mais se synthétisent au terme d’une analyse qui ne pourrait se passer ni de l’une ni de l’autre. En outre, cette lecture n’est pas vaine. Car la perspective d’une structuration triangulaire des hommes et du monde place, immanquablement, la dynamique de réflexivité au coeur même de la science géographique. Du reste, elle ne fait que reproduire le schéma à l’oeuvre dans toute expérience géographique : celui du rapport à soi et aux autres, conjointement, à travers l’espace habité. Du coup, on peut y voir aussi la possibilité de changer les uns par les autres ; celle d’agir sur soi par le monde autant que par soi sur lui, etc. Ce qui se joue à travers ce jeu d’échange et de transformation est, finalement, toute l’histoire géographique du monde. Elle est partagée entre des moments où la stabilité l’emporte et des moments de révolution d’où émerge un nouvel âge géographique. On n’y reviendra pas ici tant le projet est immense, mais on peut le noter quand même, car on comprend alors mieux pourquoi et comment l’espace habité, les habitants et les cohabitations sont, à la fois, toujours identiques en tant que catégories, et jamais les mêmes en tant qu’expérience.

C’est cette réflexivité qui confère à l’habiter sa profonde singularité en même temps que sa force conceptuelle. Conjuguées, d’abord, selon les modes du participe, passé et présent, elles le sont, aussi, comme infinitif substantivé, c’est-à-dire comme réalité à la fois active et passive, étant et devenant. Et c’est la raison pour laquelle ce choix qui marque de sa désuétude le mot et son emploi, le fait aussi remarquer très exactement pour ce qu’il est, celui d’un mot qui « exprime l’idée verbale elle-même, et non son résultat seulement », selon la définition qu’en donne Alain Frontier (1997 : 582). De quel meilleur mot la science géographique dispose-t-elle aujourd’hui ?

« Cela n’est pas de la géographie » : le mot de la fin ?

Et si la stupidité d’une telle formule, souvent employée comme ultime argument de censure par une nomenklatura universitaire à bout de souffle et de projet, en avait caché, ironiquement, le formidable intérêt (Beaujeau-Garnier, 1984) ? Car si les pratiques géographiques des hommes, considérées désormais comme la formulation géographique d’enjeux humains fondamentaux, si l’affirmation de chaque habitant et la mise en condition des relations humaines passent par cette écriture du monde qu’est l’espace habité, tout, bien sûr, n’est pas géographique. Qu’est-ce à penser ?

Que l’étude des géo-graphes qui font l’espace habité est encore celle de la transformation d’une énergie humaine en sa matérialisation sensée. Que c’est alors toute la relation entre le sol et la pensée, mais aussi entre la pensée, les mots et le corps qui est interrogée, dans la continuité d’un des plus grands desseins philosophiques, mais de manière non conventionnelle. En effet, au-delà de la seule graphie, mais par elle, l’espace habité relève bien de l’écriture. Il est écriture, d’une part, en tant que graphie produite par les pratiques humaines, c’est-à-dire engageant des forces du corps, elles-mêmes mues par ce qui peut s’analyser comme autant de savoirs. Il l’est, d’autre part, comme mode de formulation des idées des uns et des autres, mais aussi comme leur adresse (Bureau, 1996) : l’écriture géographique du monde met en cause le rapport à l’autre. Du coup, la part du lecteur, c’est-à-dire celle de celui ou de ceux à qui s’adresse l’écriture est au moins aussi importante que celle de l’auteur (Derrida, 1979). Il l’est, enfin, parce que, en tant que marque matérielle, il est une des manières que les hommes ont pu inventer pour détourner, en partie, le terme de leur mort et produire, ainsi, ces traits communs qui unissent les vivants au-delà même de leurs propres vies. Écrire sur la terre, dessiner ou effacer des frontières, construire des villes, repousser l’océan ou définir une esthétique paysagère, c’est entrer dans l’espoir d’une durée, celle d’un temps toujours plus long. Cela n’est pas seulement laisser une trace, c’est inventer sa marque et laisser, de sa vie, les lettres de son passage.

Du coup, la science géographique invite à s’interroger sur la relation des mots à l’espace habité. Du coup, cela permet d’envisager ce que ce langage et cette écriture géographiques ont de spécifique, autrement dit sur ce qu’ils peuvent signifier et qu’aucun autre langage ne pourrait dire. Symétriquement, cela revient aussi à en explorer les limites, les bords, en particulier par le contact des autres langages et dans leurs perspectives. Par exemple, il y a ce qui ne peut être dit que par la géographie ; ce qui peut l’être, aussi, par la géographie ; et il faut envisager ce qui ne peut pas l’être par la géographie. Il faut, ensuite, considérer le sens particulier que peut prendre, à être dit par la géographie, ce qui s’exprime et qui, peut-être, changerait de sens, au moins partiellement, à travers une autre formulation. Aucun langage n’est sémantiquement équivalent. Et il faut en outre supposer qu’il existe des je-ne-sais-quoi, comme autant d’énergies encore dispersées et encore insondables qui, sans mots ni lieux, ne peuvent être nullement formulés. Cela revient encore à considérer qu’aucun langage, à lui seul, ne peut épuiser la totalité du sens. Du coup, on peut clairement envisager que c’est, précisément, de cette imperfection fondamentale, donc des nécessités de croisements de formulations et de langages, que se donne l’une des origines du sens en même temps que l’une des pistes de sa recherche. Et, dans ce mouvement, la science géographique pourrait bien être le point de départ d’une route qui ne s’amplifiera véritablement qu’à la croisée d’autres voies.

Envisager ce que pourrait être l’une d’entre elles, implique, un peu paradoxalement, un bref retour en arrière. Synthétiser par l’habiter, triangle et cercle, c’est poser le principe qu’un fonds commun de savoirs les constitue et les traverse. Mis en graphes dans les espaces habités ou mis en pratiques par les habitants, ces savoirs sont, ainsi, les manifestations mêmes de l’expérience géographique du monde et en même temps celles à partir desquelles la science géographique peut se constituer. Dès lors, on peut se laisser aller à une autre hypothèse : et si ces savoirs pouvaient s’exprimer autrement que par des géo-graphes ? Autrement dit, est-il possible d’envisager l’existence d’espaces habités qui ne soient pas géographiques, c’est-à-dire dont l’existence ne viendrait pas d’une écriture géo-graphique, et quels seraient les effets de ces changements de formulation ? Quel serait, en outre, l’intérêt de leur étude, comment la science géographique pourrait-elle y contribuer et quel profit pourrait-elle y prendre ?

Prenons l’exemple de l’allégorie dite de la caverne, du début du livre VII de la République de Platon. Elle décrit, par une métaphore géographique, le passage des hommes enchaînés aux philosophes (Lazzarotti, 2005). Doit-on n’y voir qu’une élégante figure de style qui ferait de la représentation géographique une pirouette rhétorique sans autre portée ? En première lecture, on peut considérer que le recours à une géographie permet, en sensibilisant l’idée, de la rendre plus facilement accessible à la compréhension, ce qui, grosso modo, est la définition courante de la métaphore. Le procédé est pédagogique, démonstratif et, à ce titre, poétique au mieux. De fait, sur les bases d’une séparation du corps et de l’esprit, dont la tradition philosophique occidentale est si friande, la métaphore ne peut que relever d’une commodité de discours.

Mais on peut solliciter une autre hypothèse, celle-là même que suggère, implicitement, Kant (1991) quand il montre que l’orientation dans la pensée tient, finalement, d’une démarche que l’on pourrait qualifier de géographique, tant la structure même de la pensée y est considérée à la manière d’une cartographie. Cela conduit à réexaminer la portée et le sens de la métaphore géographique pour les considérer comme ce qui participe, aussi, à l’essence même de cette pensée pour être ce sans quoi elle ne pourrait être mise à jour. Et cela implique d’envisager l’hypothèse selon laquelle Platon a recours à une telle métaphore parce qu’il n’a pas d’autres choix pour penser et dire ce qu’il a à penser. Ses mots disent sa pensée en la localisant, ouvrant les voies de sens multiples : que dit-il qu’il ne montre pas ? Que montre-t-il qu’il ne dit pas ? Comment ce qui est dit et ce qui est montré se combinent-ils pour donner un vertigineux supplément de sens à l’ensemble ?

Il faut ainsi considérer qu’il ne s’agit plus seulement d’une caverne ou d’un soleil mais, au-delà même de leur charge symbolique du moment, de deux lieux dont le passage de l’un à l’autre, pratique géographique s’il en est, participe à la transformation des hommes. Il invente un espace habité non géographique, mais qui utilise les principes de la structuration triangulaire et du rapport d’habitation, parce qu’ils sont l’implicite de toute expérience, donc de toute pensée humaine géographique stricto sensu, ou non.

Ce faisant, le choix du Grec n’est pas négatif, comme par défaut. Au contraire, il enrichit incroyablement la portée d’un propos par un texte dont la lecture ne cesse d’inspirer des générations d’hommes. C’est, précisément, que le croisement du sensible et des idées démultiplie sa portée significative, autorisant donc ses multiples lectures et leurs mises en abîme. Autrement dit, nous pensons que Platon n’avait guère d’autres solutions, en même temps qu’il n’en avait pas, à sa disposition, de plus riches.

Pourquoi en rester là ? Ce que nous voulons avancer est l’hypothèse que la structuration que met à jour l’analyse géographique de l’expérience humaine à partir du concept d’habiter peut se retrouver à travers d’autres expériences humaines, d’autres quêtes encore, et sous des formulations différentes. Cette hypothèse, nous la désignerons comme celle d’une structuration topique fondamentale de toute humanité. Exprimée sous diverses formulations, l’étude de l’habiter géographique y conduirait de manière privilégiée, mais toujours parmi d’autres. Un des exemples les plus illustratifs est ce que l’on retrouve chez Sigmund Freud quand, après avoir inventé le mot, il donne lieu à l’inconscient à travers la métaphore géographique de l’antichambre qui dessine clairement les contours de la cartographie de l’âme humaine et donne l’idée qu’il se fait de son fonctionnement. C’est que, en l’occurrence, la meilleure approche lui semble bien celle de la représentation spatiale (2001 : 355).

Avancer dans l’hypothèse d’une structuration topique fondamentale de l’humain, c’est ainsi envisager que les principes que l’on a cru déceler dans l’écriture des lieux et des territoires du monde géographique entrent également dans la composition d’autres écritures. C’est supposer qu’il n’y a pas de pensées qui ne soient, d’une manière ou d’une autre, explicitement ou implicitement, construites selon des principes identiques à ceux que l’on a pu mettre en lumière à propos des lieux et des territoires, comme catégories du monde, comme ce qui en conditionne le contenu.

Et ainsi, croiser les mots et le monde, ce qui est la définition même de la métaphore géographique, et le monde et les mots, ce qui constitue alors l’essence même d’une science géographique considérée comme savoir-dire, ce n’est pas seulement chercher le commentaire, au mieux, ou l’impossible paraphrase, dans le pire des cas. Ce n’est pas seulement dire avec des mots, c’est-à-dire autrement, ce qui se pratique et ce qui s’écrit, géographiquement. En l’occurrence, l’expérience humaine du monde est faite de mots, de pratiques et d’écritures dont on peut penser que la superposition trouve ses ressorts dans une inachevable quête de sens. Toujours en contrepoint, tantôt en confirmation, tantôt en contradiction, et dans toutes les combinaisons possibles, les uns et les autres se croisent, se heurtent, se colorent ou s’écoeurent. Dès lors, on peut considérer isolément la géographie, mais ce sera pour mieux l’articuler aux autres modes de cette expérience.

Et cette entrée par la géographie se révèle, du coup, d’une portée insoupçonnée, en particulier dans la manière dont se résout le topisme des hommes. Si le monde est bien ce qui a lieu et mots, comment nommer ce qui n’a ni mot, ni lieu : inconscient ? Comment nommer ce qui a des mots, mais pas de lieu : utopie, dieu ? Comment nommer ce lieu inventé pour dire ce que les mots sont impuissants à formuler : musique, peinture ?

Conclusion

Révéler l’habiter comme concept central d’une science géographique possible, c’est l’instituer au croisement d’une double portée. D’une part, il s’agit d’en rendre compte comme dimension de l’expérience humaine du monde, dans ses portées existentielles, politiques et stratégiques. Habiter le monde, c’est s’y placer soi-même, c’est-à-dire rencontrer les autres. Et les savoirs qui en résultent en sont les conditions mêmes. Dès lors, c’est reconnaître dans la géographie une des formulations possibles des grands dilemmes existentiels de l’humain : où et comment être soi-même dans le monde, autrement dit parmi les autres ?

Symétriquement, d’autre part, l’habiter peut être construit en concept scientifique autour duquel l’expérience géographique du monde, prise comme centre d’intérêt, est mise scientifiquement en mots. La définition des notions et leurs articulations, telle qu’on a pu les suggérer ici, deviennent l’un des moyens d’y parvenir, dans la perspective asymptotique d’une science indifférente, pour reprendre l’expression de Jacques Lacan (1973). De ce point de vue, la référence au savoir s’impose plus que jamais sans tomber, pour autant, dans l’écueil de la naïveté intellectuelle de leur absolu. Comprenons-le, plutôt, au sens que lui signifie Norbert Élias, soit comme « les moyens humains d’orientation » (1996 : 9).

Mais l’indifférence scientifique ne se pose, finalement, que comme avantage secondaire, comme résultat de cette autonomie conceptuelle que l’habiter, pour présenter quelque intérêt scientifique, doit tendre à conférer à cette science géographique. C’est que, aujourd’hui comme toujours, l’évolution du monde et celle de sa science se croisent : à la promotion de la société à habitants mobiles, conçue comme nouvel âge géographique, répond celle de la science géographique de l’habiter, comme sa nouvelle modernité. Séparer pour articuler : tel semble, en effet, l’inspiration fondamentale d’un tel projet. Et l’habiter, comme possibilité d’une telle synthèse, devient alors l’une des modalités contemporaines de sa mise en oeuvre.