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À la mémoire de Joël Bonnemaison (1940-1997) « humain authentique »

Retour à l’authentique

En Yuanxing III des Jin de l’Est (402 p.C.), rentré depuis peu dans sa campagne natale, Tao Yuanming écrivit ce poème, le cinquième de Boisson (Yinjiu[2]

Jie lu zai renjing

J’ai tressé ma chaumière en milieu humain

Er wu che ma xuan

Mais de chars et chevaux nul vacarme

Wen jun he neng er

Tu demandes comment cela se peut

Xin yuan di zi pian

D’un coeur distant, le sol même s’écarterait

Cai ju dong li xia

Cueillant un chrysanthème à l’est au pied de la haie

You ran jian Nanshan

Longuement au loin je vois le mont Sud

Shan qi ri xi jia

Il exhale un accord au soleil couchant

Fei niao xiang yu huan

Des vols d’oiseaux s’assemblent au retour

Ci zhong you zhen yi

En ceci est l’authenticité

Yu bian yi wang yan

Voudrais-je en discourir, j’ai déjà perdu la parole

À l’avant-dernier vers, ci zhong désigne l’ensemble de la scène qui précède : un lieu et un moment liant plusieurs échelles d’espace et de temps, lesquelles sont à la fois données à la lettre et suscitées par métaphore. Ce crépuscule sur le Lushan, avec les oiseaux qui rentrent au nid, c’est aussi l’apaisement du poète qui, délaissant la vie publique, est revenu chez lui vers l’âge mûr. Au même vers, zhen yi, « l’intention authentique », c’est indistinctement celle du poète lui-même (qui a voulu rentrer au pays), celle des oiseaux que la nature porte à retrouver leur nid vers la fin du jour, et celle de la montagne dont le souffle cosmique (qi), dans l’accord du soleil retrouvant la terre, assure que tout cela est « bel et bon » (jia). Dans ce « retour ensemble » (xiang yu huan) est la vérité humaine des choses et du poète. L’authenticité.

L’authenticité, ce n’est donc pas la froide identité de l’objet. Cela n’est pas l’exactitude scientifique, abstraite si faire se peut de l’existence humaine ; c’est la vérité d’une existence en accord avec les choses, et dans laquelle les choses se tiennent. Ce n’est pas le fonctionnement objectal d’une mécanique universelle, dans la neutralité d’un espace et d’un temps absolus ; cela n’est pas non plus le déploiement fantasmatique d’une subjectivité se projetant, tous azimuts, dans le présent éternel de son propre arbitraire ; ce sont les lieux et les moments d’histoire vive que tissent les choses dans l’échelle de leurs rapports avec l’existence que nous avons choisie. Cela va de nos propres gestes à la course du soleil dans le ciel, de nos voyages aux migrations des oiseaux, de la brume qui s’élève le soir à nos retours au foyer. C’est tout cela, concrètement exprimé dans un moment et dans un lieu singuliers. Faudrait-il le dire, cet accord où toutes choses ensemble s’en reviennent ? Non, il faut plutôt le sentir [3]  ; mais il n’est pas interdit de le sentir à travers la parole d’un poète.

Si toutefois l’on n’entendait plus rien à cette parole du temps des Six-Dynasties, reste que l’on peut ouvrir nos propres dictionnaires. On y verra que le grec authentês voulait dire à la fois, dans le sens actif, « qui agit de lui-même » et, dans le sens passif, « que l’on accomplit de sa main ». Authentique est ainsi la souveraineté de la personne agissant, dans un rapport direct entre la chose agie et cette souveraineté. Un travail ou un propos forcés ne sont pas authentiques, pas plus que ne sont authentiques les choses qui nous ont été imposées par la ruse ou la convention. Par quoi l’on entrevoit que l’authenticité suppose et notre libre arbitre, et l’effort de construire nous-mêmes notre rapport avec les choses. Elle ne coule pas de source, et elle ne s’hérite pas ; elle veut dire assumer notre propre existence, dans sa juste échelle au sein de la réalité.

Manifestations de l’authenticité

Si Tao Yuanming semble bien exprimer un mythe universel – le retour à l’authenticité de la campagne, opposée aux vanités de la ville –, il est non moins évident qu’il ne l’exprime pas dans les mêmes termes que, par exemple, un acheteur de mas provençal en France au XXIe siècle [4]. Les temps ont changé, les termes de l’authenticité aussi. Même aujourd’hui, cela ne se manifeste pas de la même façon des deux côtés de l’Atlantique Nord, pour ne rien évoquer des mers du sud. Selon les cultures, l’authentique en effet n’a pas les mêmes ancrages, ni dans l’espace, ni dans le temps. Cela revient à dire qu’il est affaire de lieu et de moment ; plus : que l’authenticité se manifeste, toujours, dans son propre espace-temps. Sinon, le fait même que les choses évoluent dans le temps, et qu’elles varient dans l’espace, voudrait dire qu’autrui est moins authentique que nous le sommes, et que nous-mêmes le sommes de moins en moins. Certes, c’est la crainte de cela justement qu’exprime la montée en force, dans les cultures contemporaines, de l’attachement aux vieilles choses ; par exemple sous forme d’achat de maisons paysannes, ou de politiques du patrimoine. Cet attachement semble croître en raison directe avec la destruction de ces vieilles choses par la modernité  ; laquelle, en la matière, s’est exprimée notamment par l’idéologie du progrès universel dans un espace universel, comme le mouvement moderne en architecture au siècle dernier, ou aujourd’hui celui de la mondialisation. Dans un pareil contexte, qu’il s’agisse des formes architecturales, des modes de vie, des manières de penser ou des langues, le pluralisme culturel apparaît comme un refuge de l’authenticité ; refuge qu’agresseraient la mondialisation et en particulier l’hégémonie des modèles nord-américains. Les terroirs contre le MacDo, voilà l’image qu’un Français se fait habituellement de l’authenticité.

À prendre du recul, cependant, il apparaîtra que cette image est elle-même bien vernaculaire. Si l’on détruit en France des MacDonalds, c’est parce que cette chaîne de prêt-à-manger (comme on dit à Londres, mais pas en France) y rencontre un autre milieu que par exemple en Chine, pays où la question de l’authenticité se pose autrement ; ou qu’en Australie, où l’identité de la chaîne des monts McDonnell ne risque pas d’en être affectée [5]. L’on voit ainsi qu’une société choisit elle-même les motifs de son identité, motifs qui seront autres dans une autre société. Cela, c’est l’évidence ; mais il est moins évident que, selon les sociétés, c’est la nature même du rapport avec les choses qui varie. Jusque dans la conception de l’authenticité !

Cette conception se traduit dans les pratiques et les politiques du patrimoine culturel. Un Européen visitant la Chine, par exemple, ne pourra que s’étonner de l’abondance des reconstitutions mettant l’histoire en scène comme un décor de théâtre, c’est-à-dire comme ce qu’il appellerait, lui, du faux. Du toc, de l’inauthentique. Cela va de ces morceaux de ville à l’ancienne pour les touristes à ces oiseaux en plastique dans un jardin classé. Parallèlement, notre Européen déplorera que l’on applique, à Pékin entre autres, un urbanisme de la table rase, où l’on remplace à tour de bras les formes héritées de l’histoire par des formes nées du moment. Certes, c’est à un Européen, Le Corbusier, que l’on doit les déclarations les plus percutantes en faveur de la table rase  ; par exemple lorsqu’il publia, dans les années 1920, son plan pour la restructuration de Paris, dont il proposait de remplacer le tissu ancien par des gratte-ciel égrenés sur une trame d’avenues orthogonales ; mais justement, ce Plan Voisin [6] fut jugé scandaleux, et il ne fut jamais appliqué. Or ce qui s’applique aujourd’hui à Pékin, dans la perspective des Jeux olympiques de 2008, c’est bien une sorte de Plan Voisin [7], tempéré dans le centre historique par le placage de formes apocryphes mimant le passé. Quel sens du patrimoine, quel sens de l’authenticité peuvent donc bien avoir les Chinois, pour faire et pour supporter de telles choses ? [8]

Dans son essai L’attitude des Chinois à l’égard du passé, Simon Leys (1991) parle à ce propos de « présence spirituelle et absence physique du passé » (p. 12) : « le passé […] semble donc habiter les gens plutôt que les pierres. Ce passé est à la fois spirituellement actif et physiquement invisible » (p. 15). « L’éternité ne doit pas habiter l’architecture, elle doit habiter l’architecte » (p. 16). Joint à un « très ancien phénomène d’iconoclasme massif qui fut récurrent tout au long des âges » (p. 16) - on peut y ranger les méthodes urbanistiques que nous venons de voir –, cette disposition « se montra particulièrement propice à l’activité des faussaires qui purent ainsi développer une industrie florissante » (p. 28) ; mais si Leys envisage ainsi une « fonction culturelle des faux » (p. 29) dans la civilisation chinoise, il laisse le lecteur sur sa faim : « la place manque ici pour traiter de cette fascinante question » (p. 28)  ; il se borne à constater que, pour les Chinois, « la survie ne doit pas se chercher dans une surnature ni ne saurait s’appuyer sur les monuments et les choses - l’homme ne survit que dans l’homme, c’est-à-dire en pratique, dans la mémoire de la postérité, par le truchement de la chose écrite. […] La continuité n’est pas assurée par l’immortalité des objets inanimés, elle se réalise dans la fluidité des générations successives » (pp. 34-35).

Ce sont des réflexions voisines que suggère, au Japon, la reconstruction périodique (vicésimale) du temple d’Ise [9]. En comparaison avec un monument tel que les thermes de Cluny à Paris, dont les briques datent du IIIe siècle, l’authenticité réside ici moins dans la matière – qui est renouvelée tous les vingt ans – que dans la perpétuation du rite. Celui-ci ne se borne pas à reproduire, dans l’espace, les formes d’une architecture archaïque ; l’essentiel est que ce soit le rite lui-même, c’est-à-dire cette forme dans le temps qu’est un comportement, qui se perpétue dans la société, de par les gestes des vivants. Au contraire, les thermes de Cluny sont un objet dissocié de la vie contemporaine ; et cette déconnexion même est la condition de sa survivance en monument historique, derrière ses grilles.

Ces quelques exemples suffiront à montrer que, selon les cultures, l’authenticité compose différemment l’espace, le temps, les choses et les personnes. Et cela, dans les termes mêmes des politiques du patrimoine explicitement instituées ; telle cette catégorie de mukei bunkazai, « biens culturels sans forme (matérielle) », laquelle, au Japon, comprend non seulement des arts et des métiers, mais jusqu’aux personnes qui les pratiquent ; par exemple des potiers, ou des acteurs de kabuki. Cette catégorie est aussi importante que celle des yûkei bunkazai, « biens culturels ayant forme », lesquels comprennent l’essentiel de ce qui en Occident fait l’objet d’une protection patrimoniale : monuments, oeuvres d’art, sites naturels ou historiques ; autrement dit, toutes choses que l’on peut définir comme des objets. L’authenticité, là, réside avant tout dans la conservation de la matière-étendue [10] originelle de tels objets. Au contraire, dans les mukei bunkazai, l’authenticité consiste en la capacité de personnes en vie d’accomplir indéfiniment des gestes chargés d’histoire.

Poussons la comparaison à son terme. « Accomplir indéfiniment des gestes chargés d’histoire », cela peut très bien conduire, entre autres, à la production d’objets qui seraient en Europe considérés comme inauthentiques : ces faux dont parle Simon Leys. Mais inversement, l’accent mis en Europe sur l’originalité de la matière-étendue porte à la fétichiser. L’objet sera authentique, certes ; mais que reste-t-il d’authentique dans une société qui se prive ainsi elle-même de la faculté de faire, aujourd’hui, aussi bel et bon que d’autres le firent jadis ou ailleurs, et qui place donc, ipso facto, ce qu’elle fait elle-même, ce qu’elle est elle-même, sous le signe du vain, du toc, de l’inauthentique ?

La transmission de l’authenticité

La frontière n’est pas nette entre les deux types idéaux que nous venons d’entrevoir. En Chine aussi l’on peut s’attacher à l’identité de certains objets, tandis qu’en Europe aussi l’on est capable de reprendre l’ancien au présent – témoin Viollet-le-Duc, qui, entre autres, termina Notre-Dame. C’est affaire d’équilibre général, et cet équilibre évolue dans le temps. Voilà qui n’est pas facile à définir ! Par où l’on voit que l’authenticité n’est pas l’identité, chose plus définissable objectivement, voire totalement explicite quand il s’agit de papiers d’identité. Pourtant l’identité aussi garde une certaine fluidité. Par exemple, elle peut se transmettre ; et il est clair que, selon les cultures, elle se transmet différemment. Tant pour les personnes – témoin les modes multiples de l’anthroponymie – que pour l’identité des choses.

À cet égard, il faut certainement établir une frontière entre les sociétés sans écriture et les sociétés à écriture. Dans les premières, l’identité des choses ne peut s’établir que dans le témoignage oral des vivants ; par elle-même elle ne peut subsister, ni même exister. Autrement dit, elle tient davantage de l’authentique et moins de l’identique. Un bon exemple en est donné par le rapport indissoluble qui, dans certain groupe aborigène étudié par Sylvie Poirier, se maintient entre le rêve, le mythe et le territoire (Poirier, 1996) : là, rien ne saurait être apocryphe, puisque tout est repris directement par la vie – celle des personnes comme celle du groupe. Chez les Kukatja en effet, le territoire est empreint du mythe, qui continue d’être nourri par les rêves des personnes vivantes ; en ce sens que si un rêve en est jugé digne par la collectivité, ce rêve rejoint le corpus mythologique. Il devient rêve authentique, mularrpa kapukurri, aussi authentique (mularrpa) que le mythe, Tjukurrpa, mot que l’anthropologie kartiya [11] traduit du reste par Temps du Rêve. Quant à elle, l’authenticité du Tjukurrpa ne fait pas de doute, puisque l’expérience quotidienne la confirme dans les formes matérielles du territoire. Celles-ci, en retour, sont animées quotidiennement par la cosmogonie du Tjukurrpa. Ainsi toutes choses ensemble s’en reviennent, ou du moins s’en revenaient avant que n’y interférât le non-poème des Kartiya [12].

Cet exemple est en effet antipodal au paradigme occidental moderne, lequel à cet égard juxtapose une étendue matérielle définissable en elle-même (c’est-à-dire comme objet spatial : la res extensa cartésienne), un déroulement des faits arrêtés en preuves matérielles (c’est-à-dire également des objets, mais ceux-là jugés temporels), et la dimension purement arbitraire de la subjectivité, projetable tous azimuts sur n’importe quel objet spatial ou temporel. En principe, du moins ; car en réalité, le temps pose ici problème  : il doit, pour être objectivé, passer par la dimension spatiale de la res extensa : le document, la trace, le cadran de l’horloge, le fossile… C’est-à-dire par l’arrêt sur objet cartésien [13], qui évacue en fait la temporalité ; défaut que, plus tard, relèveront Bergson (en introduisant le thème de la durée) puis surtout Heidegger, qui, dans Être et temps, réfuta radicalement le pur espace (reiner Raum) de Descartes. Parallèlement, le temps et l’espace absolus de Newton étaient remplacés par l’espace-temps d’Einstein. Ainsi, le paradigme occidental moderne classique s’est délabré au XXe siècle, du moins quant à ses fondements onto-cosmologiques. Reste, et c’est notre tâche, à en tirer les conséquences au niveau de nos pratiques, voire de nos rêves.

Là, c’est le moins qu’on puisse dire, nous n’avons pas encore comblé l’abîme que la modernité a creusé entre le subjectif et l’objectif, le sensible et le rationnel. Nous y avons perdu non seulement la faculté d’allier nos rêves à la réalité, mais jusqu’à celle de concevoir un lien entre l’authenticité propre aux choses – réduite à une pure identité matérielle – et celle que nous vivons nous-mêmes, réduite à son tour à une identité purement individuelle ; ce qui fait qu’il n’y a plus, pour nous, de réalité que dans la juxtaposition incohérente, acosmique, d’objets individuels avec des sujets individuels projetant leur arbitraire dans une étendue neutre.

En puissance, du moins ; car en fait, l’expérience quotidienne ne cesse de montrer que les territoires humains ne sont pas neutres. Ils sont concrets, c’est-à-dire que les gens et les choses y croissent ensemble [14]. De cette concrétude – de cette dynamique temporelle autant que spatiale – naissent des liens qui ne passent pas au crible analytique de la modernité ; ils lui demeurent aporétiques [15]. En effet, la modernité forclôt – elle locks out, ferme la porte au nez (à) – tout ce qui ne se réduit pas à la définition matérielle de l’objet ; laquelle, bornée à elle-même, n’est pourtant qu’une abstraction. Tant que nous sommes vivants, les choses existent au-delà de ce bornage ; car, concrètes, elles concernent notre être. Et cela, ce n’est pas une simple affaire de projection mentale du sujet sur l’objet ; c’est une affaire vitale, où notre corporéité joue un rôle que le paradigme moderne classique – juxtaposant la res cogitans à la res extensa – est incapable de prendre en compte [16]. Or ce croître-ensemble des gens et des choses, c’est lui qui fait justement que les choses ne se bornent pas à des objets matériels ; car au-delà de cette limite, elles sont toujours aussi quelque peu un mythe, c’est-à-dire qu’elle atteignent un niveau de réalité qui ne nous touche pas seulement par les sens, mais également par le sens [17]. Qui veut dire quelque chose. Autrement dit, nous touche par l’esprit. Voilà le principe qu’énonçait le peintre Zong Bing, auteur, vers 440, du premier traité sur le paysage [18] dans l’histoire de l’humanité  :

Zhi yu shanshui, zhi you er qu ling [19].

(Quant au paysage, tout en ayant substance, il tend vers l’esprit) [20].

Ce principe de Zong Bing, c’est celui de la réalité. À savoir que l’authenticité des choses, contrairement à l’identité fermée de l’objet moderne, c’est aussi la nôtre. Elle se transmet à notre être comme celui-ci imprègne l’existence des choses : par tous les pores.

Le travail de la localité

Ainsi, dans la réalité, quelque chose dépasse l’objet, nous touche, mais aussi empreint les lieux où s’établit notre rapport avec les choses. C’est même à partir des lieux, qui jamais ne se laissent réduire à une collection d’objets, que ce rapport est le plus directement appréhendable. Encore faut-il ne pas forclore la question comme le fit le paradigme moderne, en présupposant aux lieux un espace universel ou une étendue neutre (cela revient au même). La géographie, qui se voulut pourtant science des lieux avec Vidal de la Blache, est exemplairement tombée dans ce travers avec les prétentions hégémoniques initiales du mouvement quantitativiste, dans les années 1960 ; mais elle a réagi peu après devant l’évidence, en redécouvrant que les lieux ne sont pas réductibles à l’espace, notamment avec un livre qui fit date, Space and place, d’Yi-Fu Tuan (1977). À peu d’années près, l’architecture a connu des retournements voisins. Dans les deux cas, l’on peut parler d’un désaveu de l’universalité de l’espace ; désaveu qui a mis ces deux disciplines au diapason de la remise en question, au siècle dernier, du paradigme moderne classique en physique par la relativité einsteinienne, et en ontologie par l’existentialisme heideggérien.

Pour ma part, c’est la lecture d’un article de l’architecte Maki Fumihiko, paru à l’automne 1978 dans la revue Sekai, qui devait m’ouvrir à ces questions [21]. Ce texte débutait par une réflexion sur ce que l’on ressent à progresser vers l’intérieur des quartiers montueux de Yamanote, à Tokyo, par leurs venelles étroites et sinueuses : « on a l’impression d’être monté bien plus haut qu’en réalité » (jissai no takasa ijô no tôtatsukan, p. 147). Pour Maki (1978), c’était l’effet d’une « densité des replis de l’espace » (kûkan no hida no nômitsusa, ibid.) engendrée par la combinaison complexe d’éléments divers : relief, chemins, haies, murs, arbres, etc. en « zones frontières multistrates » (tajû-na kyôkai iki, ibid.). L’analyse de ces combinaisons devait le conduire à mettre en avant le concept d’okusei, qu’on peut rendre approximativement par intériorité profonde ou profondeur intime. Selon Maki, cette okusei, qui est centripète, caractérise la spatialité nippone. Elle est particulièrement sensible dans l’architecture religieuse, où elle s’induit notamment par la traversée du bois sacré (chinju no mori) qui, entourant un sanctuaire shintô, le cache et le protège – tout à l’inverse d’une église européenne, dont clocher et façade, s’offrant directement à la vue, produisent un effet centrifuge (Berque, 1982 ; Berque et Sauzet, 2004).

La dynamique centripète de cette profondeur intime est éminemment créatrice de ce que Maki appelle bashosei, c’est-à-dire localité au sens d’effet de lieu (basho), de sensation d’être en un lieu, ou de puissance des lieux. En ce dernier sens, la question rejoint celle du génie du lieu, que j’aborderai plus loin. Ici nous concerne la différence d’un lieu doué d’une telle localité avec la position d’un objet dans un espace neutre : elle est abyssale [22]. Comme le montre Maki, dans ce qu’il appelle okusei et bashosei, les modalités de la progression vers le but comptent plus que le but lui-même ; c’est-à-dire, dans le cas du sanctuaire shintô, plus que l’accès au bâtiment [23]. À Ise par exemple, avec son bois clair et net, le bâtiment [24] neuf produit moins d’effet que l’approche du site, où l’on chemine sous les profondeurs de cèdres immenses par l’âge et par la taille. Toute la force du lieu est ici dans l’okusei qu’engendre cette progression ; tandis qu’à la limite, le temple pourrait être considéré comme un objet interchangeable (du moins sous la même forme, comme le veut le rite !). Son identité substantielle, au fond, n’importe guère ; ce qui compte, c’est le tissu insubstantiel des relations qui engendrent sa localité.

C’est effectivement une logique de l’insubstantiel que la philosophie de Nishida Kitarô (1870-1945) mit en avant sous le nom de logique du lieu (basho no ronri) ou de logique du prédicat (jutsugo no ronri[25]. Celle-ci était par lui opposée à la logique aristotélicienne de l’identité du sujet ou de la substance (A n’est pas non-A), qui a fondé le paradigme occidental moderne. La logique du lieu serait donc celle d’un dépassement de la modernité (kindai no chôkoku), thème que les disciples de Nishida, particulièrement dans l’école de pensée dite de Kyôto (Kyôto gakuha[26], mirent en avant pendant la guerre de quinze ans (jûgo nen sensô), c’est-à-dire la guerre d’agression en Chine et, dans la foulée, la guerre du Pacifique. On voit que ce thème rapporte au nationalisme [27]  ; mais que Nishida lui-même ait effectivement versé dans le nationalisme n’infirme en rien la validité de sa logique du basho, comme – la question rappelle le cas de Heidegger – le jugeraient volontiers les moutons intellectuels [28]. Je professe même qu’au contraire, c’en est la confirmation ; à savoir que la logique du basho, c’est la logique de notre appartenance à un monde, et de notre possession par les prédicats de cette mondanité. À moins, certes, que nous nous donnions des repères à l’extérieur de ce monde, par les voies de la transcendance ou celles de l’objectivation des choses ; mais Nishida, lui, réagissait historiquement contre le paradigme occidental moderne – effectivement issu de la combinaison de ces deux voies –, et il alla donc jusqu’à inverser ledit paradigme : à l’absolutisation de l’objet, il opposa l’absolutisation du monde. Or comme – c’est là sa thèse fondamentale – le monde n’est justement pas un objet, mais nous comprend aussi forcément nous-mêmes comme sujets, il aboutit fort logiquement (mais cela, en toute inconscience), à l’absolutisation de son propre monde : le Japon de ces années-là [29].

Car le monde, c’est toujours celui de notre propre existence. On ne peut en avoir d’autre, et c’est bien en cela que le monde est un absolu ; mais c’est un absolu contingent, c’est-à-dire que nous pourrions tout aussi bien être pris, engloutis (botsunyû, comme l’écrit Nishida) dans un autre monde que dans celui qui est le nôtre. Pour concevoir cette contingence, il faut se préoccuper de l’échelle des choses (par exemple, en anthropologue, se dire que l’absolu des uns n’est pas celui des autres) ; mais la philosophie de Nishida est une négation obstinée – pour inconsciente qu’elle fût – de tout principe d’échelle [30]. Effectivement, puisqu’il réagissait historiquement contre l’absolutisation de l’objet moderne, qui se rapporte et se réduit au mesurable, il ne pouvait qu’exalter outre mesure l’incommensurable…

Autrement dit, comme le dualisme moderne, mais pour la raison inverse, la logique du lieu nishidienne rate le principe de la réalité humaine, qu’avait si bien énoncé Zong Bing ; à savoir que les choses, à la fois, sont leur propre substance et le sens qu’elles ont pour nous [31]. L’on ne saurait les réduire à leur seule substance (autrement dit en faire de purs objets), ni les réduire à la représentation que nous nous en faisons dans notre seule subjectivité (où flotteraient de purs signifiants). C’est dans la contingence historique et la concrétude écouménale – ce qui par définition nous comprend aussi – que les choses atteignent à la réalité.

Du moins la logique du lieu – qui en cela dépasse effectivement la modernité – nous aura-t-elle montré comment cela peut se faire : par le travail concret de la localité, qui des sujets fait des prédicats, et des choses fait jaillir le sens. Mais la localité de la logique du lieu selon Nishida n’est en fait qu’un aspect de ce travail ; c’en est le côté mondain seul, dans lequel – par absolutisation justement de la mondanité – tend à disparaître, à s’engloutir la base même qui le rend possible [32]  ; à savoir son sujet (hupokeimenon : ce qui est mis dessous), sa substance (substantia : ce qui se tient dessous), sa terre. La vanité de cette absolutisation ressortira de l’exemple suivant, celui d’un syllogisme où l’identité du prédicat subsume (engloutit) celle du sujet :

Génie du lieu et dérive ontologique

La logique susdite rend compte effectivement de bien des phénomènes humains : des imitations, des modes, des effets de paradigme, du conformisme, du moutonnisme, du snobisme… bref, de la mondanité en ce qu’elle a de vain, d’inauthentique. Il est clair néanmoins qu’elle n’explique pas toute réalité humaine, et qu’en particulier, elle est radicalement incapable de prendre en compte l’authenticité de la création, qu’elle soit individuelle ou collective. Incapable, ainsi, de nous dire pourquoi un lieu, au sein du monde, peut ne pas être comme les autres ; c’est-à-dire justement être un lieu, et non pas un espace indifférencié, où toutes choses se résoudraient dans l’identité ; ce qui vaut évidemment aussi pour les personnes, comme pour les cultures. Si je m’appelle Augustin, et possède en cela le même prédicat s’appeler Augustin que tous les autres Augustins, il est clair que mon être ne se résout pas en cette seule identité prédicative ; et si les Chinois mangent beaucoup au MacDo, il est clair qu’ils ne deviendront pas Américains pour autant. Il n’est pas moins clair, pourtant, que je ne serais pas moi-même si je ne m’appelais Augustin, et qu’à ne manger qu’au MacDo, les Chinois perdraient quelque chose d’eux-mêmes, comme de leur côté les Québécois si, audit casse-croûte [33], ils se mettaient à dire On partage l’addition ? au lieu de On splitte-tu a’facture ? Car en réalité, les prédicats aussi – et tous les signes sont des prédicats à propos des choses – ont beaucoup à voir avec l’identité des substances…

En réalité, donc, il nous faut comprendre comment logique du prédicat et logique du sujet se marient en une véritable logique du lieu, ou une logique des lieux concrets, celle où les choses et les gens seraient également authentiques. Autrefois, les lieux eux-mêmes pouvaient engendrer l’identité des personnes. Ils avaient ce génie, qui se transmettait aux humains. Pour reprendre ainsi l’exemple des Kukatja :

Ancêtres des humains, les nomades tjukurrpa ont non seulement donné un sens au territoire en y circonscrivant des « espaces », mais ils ont aussi semé lors de leur passage les principes reproducteurs, les murrungkurr (« esprits-enfants » ou « petits êtres », en kukatja) ou kuruwalpa (« esprits-enfants » en warlpiri). Les esprits-enfants s’incarnent dans les espèces vivantes et chaque être humain est l’incarnation de l’un d’eux. Les murrungkurr vivent de préférence dans les arbres ou les points d’eau. Après une série de métamorphoses, ils s’introduisent dans le corps des femmes, adoptant dès lors une forme humaine. L’endroit où cela se produit, – en d’autres termes, où la femme réalise qu’elle porte un enfant – devient le site de conception de l’enfant à naître. D’ores et déjà, l’enfant est l’incarnation du héros ancestral ayant séjourné au lieudit.

Poirier, 1996 : 55

Et du reste, c’est bien en exaltant leur localité que, lors de la décolonisation, de telles sociétés se sont efforcées de reconstruire leur authenticité bafouée. Comme, à propos de Tanna en Vanuatu, l’écrit Joël Bonnemaison (1997 : 11-13) :

Pour les groupes coutumiers, le départ du pouvoir blanc signifiait qu’il fallait revenir au pouvoir noir de la coutume qui précédait le choc colonial. Il tâchèrent donc de retrouver l’héritage de leur mémoire et de leur culture ancestrale, devenant ainsi les « ethnologues » de leur propre société. Des meetings incessants et interminables rassemblèrent les sages, qui se souvenaient des paroles des anciens. On s’efforça dans chaque territoire de retrouver les lieux de fondation de la société traditionnelle et les « really man », les hommes véritables, qui avaient le droit de les occuper.

Une doctrine se dégagea de cet immense effort de mémoire collective pour retrouver un passé que de nombreux observateurs considéraient comme définitivement englouti. Ce fut la doctrine des hommes-lieux, en bislama les « man-ples », ceux dont les racines plongent droit dans la terre qu’ils occupent et dont les banians de la place de danse portent le nom. À ceux-ci, affirma-t-on, le pouvoir sur l’île devait revenir.

La variété des systèmes d’identification de la personne que recensent les anthropologues ne permet certes pas d’extrapoler, tels quels, ceux du microcosme de Tanna vers la planète ; mais on peut néanmoins trouver, mutatis mutandis, une homologie entre ce qui se passa sur cette île et la fracture que la modernité a provoquée, à l’échelle de l’histoire humaine, dans le rapport des sociétés à leurs lieux. En Tanna, les « hommes-lieux », les man ples, furent opposés à « ceux qui flottent », les man i flot [34]  :

La métaphore des hommes-lieux engendra son contraire, celle des hommes flottants, c’est-à-dire des hommes qui n’occupent plus leurs lieux et territoires de fondation. Les hommes flottants se définissent en bislama surtout par la négative : « i no man ples », ou encore comme « man i drip » (ceux qui sont à la dérive). Ils n’ont plus de racines ou de terres véritables, ce sont des « modernes », installés dans l’errance physique et spirituelle des peuples de l’au-delà des mers.

Bonnemaison, 1997 : 13

Quand donc, nous autres modernes, sommes-nous devenus man i flot ? Suivant les repères qu’on se donne, la réponse peut varier grandement ; c’est qu’il s’agit en fait d’un très long processus, au cours duquel des choses apparemment sans rapport en sont venues, par une complexe interaction, à orienter l’histoire en un certain sens. On peut relever par exemple, parmi les raisons les plus anciennes, le type d’écriture qui nous vient des Phéniciens : transcrivant phonétiquement la parole humaine, l’alphabet ne dépend en rien des manifestations localisées de la nature. Il n’a donc rien à voir avec ce que les Kukatja nomment kuruwarri, et qui désigne pour eux :

Les forces vitales du Tjukurrpa, ce qui explique que dans certains contextes ces deux termes soient synonymes. Plus spécifiquement, kuruwarri signifie dessin ou marque. Les motifs peints sur les objets sacrés ou sur le corps des hommes et des femmes lors des mises en scènes rituelles sont kuruwarri. Davantage qu’une simple représentation, de tels dessins sont une manifestation directe des êtres ancestraux et de leurs actions ; ils transmettent l’essence tjukurrpa. […] Bien qu’elles paraissent davantage mises en valeur dans les contextes rituels, les marques kuruwarri sont aussi partout présentes sur le territoire. À preuve, les dessins « naturels » que l’on retrouve sur certaines pierres sont kuruwarri à partir du moment où l’on tente de les interpréter comme autant de messages légués par les êtres tjukurrpa.

Poirier, 1996 : 56

Interpréter les dess(e)ins de la nature, c’est également l’origine de l’écriture chinoise, cette langue graphique [35] née de la divination appliquée aux carapaces de tortues. Or cela oriente le rapport de la culture à la nature en un tout autre sens que l’alphabet :

La tortue est un animal cosmologique pour les Chinois : elle se trouve à la base des stèles mortuaires, elle est le symbole de l’oeuf cosmique, de la totalité du monde spatial ; la tortue a une forme globale ronde comme le ciel, son plastron est carré comme la terre, en outre, sa carapace est constituée de neuf écailles, correspondant aux neuf continents de l’espace mythique chinois. La tortue est donc une image de l’ordre universel. Par conséquent, ses surfaces sont transmettrices des forces divines. Ces espaces et ces signes ne sont d’évidence pas verbaux  : les divinités ne parlent pas la langue des hommes. Le devin se distingue de celui qui parle, de celui qui donne les ordres ou du prophète, c’est-à-dire celui qui dit. Il est un simple interprète [36].

Escandre, 2001 : 7-8

En effet, dans le fil de cette origine,

De par l’essence particulière de son écriture, la pensée chinoise s’inscrit dans le réel au lieu de s’y superposer. Cette proximité ou fusion avec les choses relève sans doute elle-même de la représentation, mais elle n’en détermine pas moins une forme de pensée qui, au lieu d’élaborer des objets dans la distance critique, tend au contraire à rester immergée dans le réel pour mieux en ressentir et en préserver l’harmonie.

Cheng, 1997 : 32

La distance critique, c’est au contraire ce que s’est donné la pensée occidentale à partir du moment où la métaphysique platonicienne a instauré un chôrismos, un écart entre monde sensible et monde intelligible, mettant la vérité à la seule portée du logos. Le paradigme scientifique du XVIIe siècle en a fait la condition première de notre civilisation technologique, dont les moyens matériels ont exprimé concrètement cette indépendance ontologique à l’égard des lieux que contenait en puissance le dualisme cartésien, avec la dichotomie qu’il établissait entre la transcendance de la chose pensante et la matérialité de la chose étendue. C’est en ce sens que l’on peut dire, avec Radkowski, que les modernes sont les premiers purs nomades (Radkowski, 2002). Les authentiques man i flot. Mais dans un tel monde, né de l’abstraction, peut-il y avoir encore authenticité ?

Acosmisme et inauthenticité

Dans les textes, écrits voici une quarantaine d’années, qui composent Vers le nomadisme, Radkowski développe l’idée que les nomades modernes seraient perpétuellement sur la piste d’une prise au lieu d’être, comme leurs prédécesseurs sédentaires, sur le chemin d’un véritable lieu ; ce qui vouerait les lieux modernes à n’être que de la fausse monnaie. Cette vision peut se schématiser ainsi :

Modernes

Prémodernes

Nomades

Sédentaires

Sur la piste

Par un chemin

Visant une prise

À partir d’un lieu, et retour à ce lieu

Lieux inauthentiques

Lieux authentiques

Cette vision est une allégorie de la thèse wébérienne du passage de la rationalité axiologique (Wertrationalität) des sociétés traditionnelles, laquelle exprime des valeurs, à la rationalité instrumentale des modernes (Zweckrationalität), laquelle vise un objet ou un but (Zweck). Dans cette dernière, les lieux sont effectivement réduits à de simples emplacements, ceux des objets qui constituent la réalité moderne. On sait comment Heidegger, dès Être et temps, a stigmatisé ces Stellen, dépourvues de tout lien ontologique avec les choses comme avec nous-mêmes [37]. On sait aussi comment il leur a opposé d’abord la Platz de la chose familière, toujours sous la main (zuhandene), puis l’Ort authentique de l’oeuvre humaine, qui non seulement ne se positionne pas dans un espace préalable, le reiner Raum, ce pur espace de la vision moderne, mais tout au contraire spacie (räumt), c’est-à-dire déploie un espace à partir de l’oeuvre elle-même :

Le lieu n’existe pas avant le pont. Sans doute, avant que le pont soit là, y a-t-il le long du fleuve beaucoup d’endroits qui peuvent être occupés pas une chose ou une autre. Finalement, l’un d’entre eux devient un lieu et cela grâce au pont. Ainsi ce n’est pas le pont qui d’abord prend place en un lieu pour s’y tenir, mais c’est seulement à partir du pont lui-même que naît un lieu [38].

Heidegger, 1958 : 182-183

On se figure toutefois moins volontiers que c’est la rationalité instrumentale en elle-même, c’est-à-dire focalisée sur la prise de l’objet, qui voue la modernité toute entière – et pas seulement ses Stellen – à l’inauthenticité. En effet puisque, dans la réalité humaine, les lieux participent ontologiquement des choses et de nous-mêmes, la dissociation qui les réduit à de simples Stellen retentit et sur les choses, et sur nous-mêmes. Elle entraîne une décosmisation générale, plus radicale même que ce que Weber qualifia d’Entzauberung (désenvoûtement) et Heidegger d’Entweltlichung (démondanisation). Voilà ce dont Zhuangzi eut le pressentiment, voici près de 2500 ans [39], et qui le terrifia :

Zhuang Zhou [Zhuangzi] se promenait à Diaoling dans un enclos de châtaigniers. Il vit une pie étrange, qui venait par le sud. Son envergure atteignait sept pieds, ses yeux un pouce de diamètre. Frôlant le front de Zhuang Zhou, elle se posa dans le bois de châtaigniers. Zhuang Zhou se dit : « Quel oiseau est-ce là ? Il a de grandes ailes, mais ne s’envole pas. Il a de grands yeux, mais il ne voit pas. » Retroussant sa robe, il s’approcha rapidement, l’arbalète à la main, et visa. Il vit une cigale qui profitait de l’ombre, oubliant son propre corps (wang qi shen). Une mante religieuse, agrippée à une feuille qui l’abritait, la guettait en oubliant sa propre forme (wang qi xing). La pie étrange, à son tour, allait en faire sa proie, voyant son intérêt mais oubliant sa propre nature (wang qi zhen). Zhuang Zhou fut pris de peur. Il se dit : « Aïe ! Les êtres, au fond, s’impliquent les uns les autres. Le profit appelle la perte. » Jetant son arbalète, il s’enfuit. Le garde le poursuivit en l’injuriant [40].

Dans cette scène, obnubilé par son seul intérêt, chacun – Zhuangzi y compris, qui guettant la pie se fait prendre par le garde pour un voleur de châtaignes – en oublie que dans le cosmos, toutes choses se tiennent. Il n’est d’authenticité (zhen) que dans cette interrelation. La cigale, la mante, la pie, le chasseur sont tous inauthentiques, parce qu’ils ne voient les choses que par un seul côté : celui de leur intérêt immédiat, en oubliant leur place dans le cosmos.

Inutile d’épiloguer : la fable parle d’elle-même [41]. Cet acosmisme, la Zweckrationalität moderne l’a poussé à un degré inconnu de toute autre civilisation dans l’histoire. Certes, nous commençons à en reconnaître quelque peu les effets écologiques ; mais nous sommes loin encore d’imaginer à quel point il conditionne la totalité de notre être, dans notre rapport avec autrui, avec les choses, avec les lieux [42]. Et pour cause ! Notre ontologie de man i flot ne nous livre-t-elle pas, chaque jour moins authentiques, au pur espace d’une mécanique de marché ?

Les quelques notations qui précèdent ne sont qu’un bref repérage de certaines des perspectives qu’il nous faudrait explorer pour sortir, un jour peut-être, de cet enclos des châtaigniers.