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Ce manuel consacré à la géopolitique des Amériques se compose de 21 chapitres courts et très structurés afin d’en rendre l’assimilation plus aisée. Pour chaque chapitre, une courte introduction permet de présenter les contextes et les enjeux, des repères chronologiques, des définitions de termes clés et des cartes viennent éclairer le propos. Des encarts offrent de nombreux éclairages précis sur des problématiques particulières. Ce parti pris éditorial reflète la fonction de base du livre, celle d’être un manuel universitaire. On n’y trouvera donc pas une thèse scientifique développée tout au long du texte, mais bien plutôt la présentation, sous un éclairage géopolitique, de la géographie des Amériques, en tant qu’effort de vulgarisation pour un public étudiant.

Les auteurs ont retenu quatre axes pour rendre compte de la géographie contemporaine des Amériques, avec comme préoccupation constante l’analyse des tensions et des relations entre Nord et Sud, mais aussi entre les parties de ces ensembles : deux parties transversales et deux parties régionales, avec un accent particulier sur les États-Unis. Ce découpage, qui laisse de côté le Canada, certes une puissance moyenne, ainsi que le Groenland en dehors du découpage régional proposé, se lit comme suit :

  • La construction des territoires et des grandes aires culturelles ;

  • Centres et périphéries dans les Amériques ;

  • L'Amérique latine entre développement, indépendances et dépendances ;

  • Les États-Unis : économie et société, des Amériques au monde.

Le livre se pose d’emblée dans le champ d’analyse géopolitique pour comprendre les enjeux et les modalités de ces relations parfois conflictuelles. Il s’agit d’un choix original pour ce genre universitaire, mais dont la pertinence est vite démontrée par les auteurs. Certes, la première partie est historique et s’attache à décortiquer les grands faits politiques et culturels à l’origine des limites imparfaites, mouvantes, mises ici ou là pour traiter de cette masse continentale baptisée America par Waldseemüller en 1507 à Saint-Dié (France). Il s’agit donc d’une Amérique construite par l’Europe ou, si l’on veut, par des Européens qui l’ont objectivée comme telle depuis cinq siècles, qui y ont détruit les cultures préexistantes pour d’abord tenter de reproduire les cultures européennes avant que le métissage et l’éloignement ne permettent l’avènement de véritables sociétés nouvelles, américaines. Les Américains d’aujourd’hui (au sens des habitants des Amériques, à ne pas réduire aux seuls États-uniens) ne sont plus européens, encore que de nombreuses bourgeoisies locales soient restées fidèles à des manières de voir européennes. Le processus de construction de ces nouvelles identités, parfois exaltées, mais parfois aussi source de division comme lors de la dislocation de l’empire espagnol des Amériques sous les pressions des différentes oligarchies locales, est important à saisir pour bien évaluer le poids des divisions politiques contemporaines.

La construction de l’ouvrage est on ne peut plus commode pour comprendre la manière dont fonctionne la vie politique et économique sur cet espace américain, et comment s’y sont construites les relations avec le reste du monde (diplomatie, guerres, extraversion économique, migrations, hégémonie). Mais à force de sectionner le savoir (tout de même, vingt-et-un chapitres !), ne risque-t-on pas de construire des raccourcis, des images parfois réductrices, d’évoquer des déterminismes risqués, surtout auprès d’un public étudiant ? Prenons, par exemple, le chapitre sur le capitalisme nord-américain : fondements culturels, caractéristiques (grandes entreprises, innovation, etc.), État et régulation. Une belle triade, mais comment oublier la puissance du système de consommation qui alimente ce capitalisme principalement fondé sur l’exploitation rapide et destructrice des ressources naturelles, sur la destruction perpétuelle des richesses produites comme moteur de la croissance ? Comment ne pas évoquer le rapport particulier à l’espace physique conçu comme une ressource dont on a pu dire, selon les points de vue, qu’elle est remarquablement exploitée ou bien pillée, et qui se traduit aujourd’hui par une forte pollution, une dégradation de l’environnement, une crise de l’eau dans la moitié ouest du pays ? Comment ne pas souligner la structure particulière du rapport économique avec les voisins dont on exploite la force de travail (maquiladoras), mais dont on allait jusqu’à contrôler les projets d’aménagement et de réforme économique par le biais d’interventions militaires ? Le tronçonnage du savoir géopolitique à vocation encyclopédique pose parfois de sérieux problèmes de cohérence scientifique.

Cela étant, disposer dans un même livre d’une comparaison, même rapide, des systèmes de construction nationale entre colonies espagnoles, portugaise et britanniques sur ce nouveau monde européen, les indépendances et leurs rêves, puis la période du fractionnement et de l’organisation politico-économique actuelle, est un réel atout. Et même, pour les auteurs, une performance. D’autant que les chronologies, les définitions, les encarts fonctionnent comme une forme légère d’hypertexte qui n’est pas désagréable, aussi bien pour ouvrir un peu la maquette de ce qui aurait vite pu devenir un catalogue de données, que tout simplement pour donner en quelques clés des informations de premier plan pour le texte.

On saura gré aux auteurs d’avoir souvent souligné les débats au sein des communautés de chercheurs, pour que le lecteur puisse mesurer le caractère parfois relatif du savoir : sur la dialectique de la notion de déclin ; sur la pertinence du recours au concept de balkanisation de la société qui mettrait à mal le mythe d’une identité états-unienne ; sur la profondeur de la territorialisation des communautés, etc. Il y a beaucoup de ce savoir en chantier qu’on n’aime plus voir présenté comme une évidence, un état de fait intangible, une donnée immuable. Quelques facilités se faufilent encore dans ce travail collectif de qualité : notamment, la diversité (pourtant parfois très relative) des agricultures, avec les sociétés rurales en difficulté qui ne rend pas compte, par exemple, du poids de l’agrobusiness aux États-Unis, ni des choix politiques du Brésil face aux États-Unis, alors que Brasilia met tout en oeuvre pour devenir la deuxième puissance agricole du monde, ni des retombées politiques et environnementales des politiques de développement des ressources aux États-Unis, ni même de la diversité des politiques de soutien des différents pays à leur secteur agricole.

Des partis pris seraient intéressants à débattre. À propos des États-Unis, les auteurs ont insisté avec justesse sur les changements des structures géopolitiques. Ainsi, ils recensent ce qu’ils appellent l’émergence de nouveaux territoires : l’hyperghetto, les territoires des gangs, les gated communities où des communautés locales décident unilatéralement de privatiser l’espace public ou de retrancher leur espace de vie du territoire public [1]. Une seule allusion au film de Martin Scorsese, Gangs of New York (2002) qui raconte la vie dans le Five Points de 1846, aurait brisé ce sensationnalisme du prétendu nouveau. On pourrait ainsi regretter que ce livre, qui par ailleurs trace de nombreuses pistes de recherche pour approfondir certaines questions, ne présente pas de filmographie. Parmi les milliers de documents disponibles sur tout le continent américain, il y a des chefs-d’oeuvre du cinéma qui pourraient rendre compte, mieux qu’un livre, de la vigueur et de la complexité de la géopolitique sur le territoire américain, ou à partir du territoire américain.

On le voit, c’est toute une conception du savoir et de sa transmission qui mériterait débat ici, après la lecture de ce livre brillant, riche, bien mené malgré les défauts du genre, et qui se révèle être, de ce point de vue, une réussite éditoriale.