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Introduction

Les paysages fluviaux sont de véritables palimpsestes (Valette, 2002) caractérisés par un écheveau d’aménagements, dont il est parfois difficile de reconstituer la chronologie et la logique. Il en résulte une superposition d’ouvrages : digues, épis, barrages, seuils, quais, canaux, certains fonctionnels, d’autres partiellement hérités. Tous ces artefacts résultent des politiques de gestion dont l’accumulation au cours du temps a engendré des modifications et des déséquilibres dans le fonctionnement des hydrosystèmes actuels (Malavoi, 2007 ; Génot, 2010). Ces critiques et remises en cause de ce paradigme d’aménagement interventionniste sont renforcées par les changements environnementaux en cours, notamment ceux consécutifs au dérèglement climatique. Ainsi, un certain nombre de nouvelles politiques de rechange aux aménagements des cours d’eau voient le jour en France, en particulier sous l’impulsion des normes la DCE (Directive-cadre sur l’Eau, 23 octobre 2000) qui fixe aux États de l’Union européenne l’objectif du bon état écologique des écosystèmes aquatiques.

Dans cette optique, la restauration apparaît comme une réponse au « mauvais état écologique », car la DCE impose une exigence de conformité à travers des plans ou mesures de gestion. Après les critiques de décennies d’aménagement interventionnistes sur les fleuves et estuaires, face aux exigences réglementaires et aux demandes sociétales d’une reconquête d’un bon état écologique, la restauration écologique constitue-t-elle un nouveau paradigme de gestion des cours d’eau ? Dans les environnements fluvio-estuariens (EFE), plus précisément sur la Garonne et la Gironde (sud-ouest de la France), de nouvelles mesures de gestion se traduisent, au niveau opérationnel, par le développement d’expérimentations de dépoldérisation dans l’estuaire de la Gironde et de reconquête des espaces liberté du fleuve sur des secteurs en amont de la Garonne.

Toutes ces démarches volontaristes de restaurations fluviales laissent présager un certain nombre d’avantages : retrouver le bon état écologique au sens DCE, rompre avec le paradigme aménagiste, favoriser une autorégulation des milieux, etc. Notre objectif, ici, est de discuter des promesses que peut offrir ce nouveau paradigme de « restauration écologique ». Au-delà des nombreux avantages et de l’intérêt que suscitent ces nouvelles formes de gestion, n’existe-t-il pas des paradoxes et des ambiguïtés propres à la restauration ?

Pour répondre à cette question, nous développons une approche analytique et intégrative dépassant les frontières disciplinaires et mobilisant des connaissances en géohistoire, géographie, écologie, sociologie et géochimie. [1] Certaines disciplines montrent l’intérêt que peuvent susciter les opérations de restauration, tandis que d’autres soulèvent des ambiguïtés et des contradictions dans la démarche. Par ailleurs, notre approche est également comparative, intégrant des travaux sur le secteur estuarien de la Gironde et un secteur fluvial de la Garonne.

Terrains d’étude et méthodologie

Les territoires de la moyenne Garonne toulousaine et de l’estuaire de la Gironde (figure 1) constituent les deux terrains d’étude que nous avons regroupés sous le vocable d’environnement fluvio-estuarien en raison de la différence toponymique entre Garonne et Gironde, estuaire qui reçoit les eaux de deux cours d’eau : la Garonne et la Dordogne.

Le terrain de recherche amont se situe entre la confluence de l’Ariège et celle du Tarn. Ce territoire est une zone à forts enjeux socioéconomiques en raison de sa localisation à proximité de la métropole régionale toulousaine. Cette portion de la vallée correspond à une vaste zone d’expansion des crues de la Garonne, largement dissymétrique. Le fleuve vient butter régulièrement contre la rive gauche, alors que la rive droite, en dehors du secteur urbain toulousain, se caractérise par une agriculture intensive irriguée (céréaliculture, vergers). Sur les secteurs plus bas et plus fréquemment inondés, la sylviculture (peupleraies), les boisements alluviaux, ainsi que de nombreux bras morts et îles dominent largement (Valette et al., 2014). Quelque 55 sites de bras morts sont répertoriés comme zones humides par le Syndicat mixte d’étude et d’aménagement de la Garonne (SMEAG), ce qui contribue à créer une biodiversité remarquable, protégée par différents dispositifs (ZNIEFF, ZICO, APPB, Natura 2000). Ce vaste territoire occupé par divers usages urbains, agricoles, populicoles et désigné « zone verte » de la Garonne, dans le Schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux (SDAGE), fait l’objet aujourd’hui de nombreuses réflexions pour sa restauration.

À l’aval du bassin versant, le second site d’étude est celui de la Gironde, le plus vaste estuaire d’Europe. D’une longueur de 70 km, sa surface varie de 450 km2 à marée basse à 635 km2 à marée haute, soit une variation de sa largeur entre 6 et 10 km. Ce territoire abrite une biodiversité remarquable. C’est, en particulier, le dernier estuaire d’Europe de l’ouest où les 11 espèces de poissons migrateurs sont encore représentées. De nombreuses îles et marais tapissent les paysages estuariens. Les eaux se caractérisent par une très forte turbidité liée à la présence d’un « bouchon vaseux » qui représente un stock de sédiments compris entre 2 et 5 M t par an. Piégés dans l’estuaire, ces sédiments transitent au gré des débits et de la marée, posant des problèmes de qualité d’eau, en termes de réduction d’oxygène dissous et de contamination métallique, notamment. Au plan socioéconomique, la navigation joue un rôle important pour les différents complexes industriels. Par ailleurs, l’influence urbaine de la métropole bordelaise, la viticulture et la pêche artisanale jouent également un rôle économique non négligeable dans ce territoire qui compte 1,2 M d’habitants.

Figure 1

Présentation géographique de l’EFE Garonne-Gironde

Présentation géographique de l’EFE Garonne-Gironde

Adapté par le Département de géographie de l’Université Laval.

Réalisation : Philippe Valette, 2015

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Du fait de leur attrait et de leur vulnérabilité, ces deux territoires ont suscité de multiples aménagements au cours de l’histoire. Un regard géohistorique permet de montrer la durée et l’impact du paradigme aménagiste interventionniste sur l’EFE.

Figure 2

Évolution du tracé de la Garonne entre Verdun et Bourret (Tarn-et-Garonne) de la fin du XIXe siècle à aujourd’hui

Évolution du tracé de la Garonne entre Verdun et Bourret (Tarn-et-Garonne) de la fin du XIXe siècle à aujourd’hui
Mélodie David, 2013

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Regards géohistoriques sur les usages et les aménagements de l’efe

Bien que constituant des milieux très différents par leurs caractéristiques naturelles, la Garonne et la Gironde ont fait l’objet, au cours du temps, d’interventions anthropiques similaires, parfois concomitantes. Un regard géohistorique laisse apparaître, en filigrane, les référentiels d’aménagement qui se sont succédés dans l’histoire : fixer, assécher, protéger, réguler et creuser.

Fixer le tracé

Parmi les aménagements majeurs réalisés dans l’EFE, la fixation des berges a permis de lutter contre la mobilité du fleuve, de préserver les terres riveraines et de sécuriser la navigation. De l’époque moderne jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, le lit de la Gironde est parsemé de nombreuses îles, bancs de sables et vasards (îles en formation) qui marquent son instabilité et posent des problèmes à la navigation (Fischer, 1929). En amont, pour la Garonne, les problèmes sont identiques. Le géoréférencenment de cartes anciennes à travers un système d’information géographique (David et al., 2013) révèle cette instabilité chronique du cours d’eau (figure 2).

Le travail de fixation des berges s’étend de la période moderne jusque dans les années 1960 pour la Garonne, et jusqu’en 1975 pour la Gironde. Pour celle-ci, cette action se traduit par l’aménagement d’épis le long des berges, par le rattachement d’îles entre elles, puis le rattachement de ces dernières à la terre ferme. L’enjeu de tous ces aménagements est de favoriser l’accès des bateaux au port de Bordeaux, par la mise en place de fascines à la période moderne puis, plus tard, de rescindements et d’enrochements (figure 3). Les aménagements entrepris ont souvent été détruits par le fleuve et les marées, au point qu’au XIXe siècle, la question de l’entretien des ouvrages est omniprésente (Archives Départementales de la Gironde, série S ; Fischer, 1929 ; Barbier et Villerot, 1982).

Figure 3

Travaux d’amélioration de la Gironde en 1889 : rescindement et refoulement des sédiments (Île Cazeau)

Travaux d’amélioration de la Gironde en 1889 : rescindement et refoulement des sédiments (Île Cazeau)

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Sur la Garonne, la fixation des berges s’est traduite par la mise en place d’épis, de « gardes terrain » (berges en fascines), de rattachement d’îles et de fermeture de bras secondaires. Ces aménagements ont été réalisés au coup par coup dans un souci de favoriser la navigation, qui y a toujours été difficile et dangereuse (Valette, 2002). Le déclin puis la disparition de la navigation dans la seconde moitié du XIXe siècle ont laissé la porte ouverte à de nouveaux aménagements et usages. À partir des années 1950 jusqu’en 1985, les berges du fleuve dans le secteur du Tarn et Garonne sont fixées lourdement par des enrochements et la construction d’épis dans le but de fixer les terres pour favoriser l’agriculture intensive dans la plaine alluviale (Valette, 2002, Valette et al., 2014).

Figure 4

Assèchements des marais de l’estuaire de la Gironde (St-Ciers et St-Cristoly)

Assèchements des marais de l’estuaire de la Gironde (St-Ciers et St-Cristoly)
Source : Extraits de la carte de Masse en 1724 (Archives Départementales de la Gironde, 1Fi 480, 1 Fi 485)

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Fixer pour conquérir des terres

La seconde action anthropique d’ampleur dans l’EFE au cours de l’histoire correspond à l’assèchement des zones humides pour la conquête des terres agricoles de part et d’autre du fleuve. Pour la partie estuarienne, ces aménagements font partie des plus anciens (Coquillas, 2001) puisque les premières poldérisations apparaissent dès le XVIe siècle et s’étendent fortement jusqu’au XVIIIe siècle. Au-delà de la période moderne, jusqu’à la fin du XXe siècle, ces assèchements ont été ponctuels et moins massifs. L’objectif était d’isoler les marais des zones extérieures (estuaire) et de drainer l’eau par des canaux à travers la mise en place d’un vaste réseau d’écluses. Ces aménagements de grande ampleur se sont doublés de la création d’associations syndicales de propriétaires dès le milieu du XVIIe siècle. Les terres asséchées ont alors été mises en valeur de différentes manières : sel, jonc, pêche, élevage et, finalement, céréaliculture intensive depuis la seconde moitié du XXe siècle. La carte de Masse, datée du début du XVIIIe siècle, constitue un document précieux qui permet de montrer l’étendue de l’assèchement durant cette période (figure 4).

En amont, dans la Garonne, l’assèchement consiste à conquérir des terres agricoles par drainage des terres hautes, moins fréquemment submergées. Ce vaste mouvement s’étend dans la moyenne Garonne toulousaine à partir de la seconde moitié du XVIIIe  siècle et s’intensifie surtout à partir des années 1960, à travers le développement de l’agriculture intensive irriguée (Valette, 2002).

Protéger

L’action de protéger consiste à édifier des digues. Il s’agit de contenir l’inondation de la Garonne en amont, mais aussi de contenir les effets des tempêtes et des fortes marées sur la Gironde. Si cette action est postérieure à la fixation sur la Garonne, elle est en revanche concomitante sur la Gironde.

Sur les territoires estuariens, l’assèchement des marais et la poldérisation se doublent de la construction de digues, du XVIe au XVIIIe siècle. De nombreuses associations syndicales de propriétaires riverains sont créées à cette époque pour édifier plus de 300 km de digues. Ces dernières, situées sur la rive droite, la rive gauche et les îles de l’estuaire, permettent une mise en valeur agricole des terres.

Sur les territoires de la Garonne amont, jusque dans la seconde moitié du XIXe siècle, les digues édifiées sont, dans un premier temps, privées. Chaque propriétaire protège, par ses propres moyens, sa parcelle contre les inondations. À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, l’administration des Ponts et Chaussées organise un réseau de digues par la création d’associations syndicales, non sans difficultés (Valette, 2011).

Réguler les débits et creuser

Les deux dernières actions anthropiques caractéristiques de l’aménagement de l’EFE, à savoir réguler les débits et creuser le lit, participent de la même fonction : améliorer le chenal de navigation. Sur la Gironde, l’amélioration de la passe de navigation est complexe, car il s’agit de faire passer les courants de flot et de jusant dans un même chenal. Certains aménagements sont bien pensés pour le courant de jusant (marée descendante), alors qu’ils sont détruits par le courant de flot (marée montante) et inversement. Jusque dans la seconde moitié du XXe siècle, les aménagements montrent un certain tâtonnement et d’éternels recommencements (Fischer, 1929, Barbier et Villerot, 1982). Plusieurs tentatives ont été effectuées, comme la construction de digues insubmersibles, d’épis et de barrages de bras secondaires entre les îles pour rejeter le courant dans le bras principal (figure 5).

Figure 5

Digues submersibles reliant les îles de la Gironde

Digues submersibles reliant les îles de la Gironde
Source : Extrait de l’Atlas de la Gironde en 1888 (Archives départementales de la Gironde, 1Fi 1046 08)

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Sur la Garonne, l’amélioration de la passe de navigation consiste à resserrer la largeur du lit pour concentrer le courant en un seul chenal. Même si la tâche semble plus simple que pour l’estuaire, de multiples tentatives et de nombreux échecs sont à noter face à l’instabilité chronique du lit du fleuve.

L’action de creuser, de draguer les fonds, consiste à approfondir le chenal pour l’adapter aux tirants d’eau des bateaux. Sur la Gironde, cette action anthropique débutée au milieu du XIXe siècle persiste de nos jours. Actuellement, le dragage est permanent et il s’agit d’entretenir la profondeur du chenal de navigation (100 km de long, 300 m de large et 8,5 M de m3 prélevés par an). Au XIXe siècle, les matériaux enlevés par dragage ont servi à l’édification et la consolidation des îles (comblement des bras, comblement des berges érodées) afin de favoriser les atterrissements (figure 3).

Pour la partie amont, sur la Garonne, les dragages sont faits au XIXe siècle pour favoriser la navigation. Durant la seconde moitié du XXe siècle, cette activité devient industrielle et se développe à l’intérieur du lit mineur. Les sites d’extraction et de stockage sont disséminés le long des berges et amodiés à des entreprises privées. Jusque dans les années 1990, on estime qu’environ 25 M m3 ont été prélevés tout le long du fleuve garonnais.

Au final, le constat géohistorique laisse apparaître un EFE fortement transformé, marqué par une accélération dans les aménagements autour de la deuxième moitié du XXe siècle (figure 6). Les interventions successives des sociétés riveraines au cours de l’histoire ont donné la priorité aux référentiels favorisant le commerce fluvial et le développement d’une agriculture productiviste comme source de richesse, ainsi qu’aux discours hygiénistes sur les assèchements des zones humides.

Figure 6

Anthropisation de l’EFE, de la période moderne à aujourd’hui

Anthropisation de l’EFE, de la période moderne à aujourd’hui

Adapté par le Département de géographie de l’Université Laval.

Réalisation : Philippe Valette, 2015

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Les principaux impacts environnementaux liés au paradigme d’aménagement interventionniste se sont traduits par la modification de l’écoulement (rapidité des crues), la disparition ou la régression de la ripisylve, l’incision du lit mineur (érosion des berges, ouvrages menacés, etc.), l’assèchement des marais, la migration du bouchon vaseux, etc. Ces dysfonctionnements, auxquels on peut rajouter les effets du réchauffement climatique actuel (effet des surcotes marines, modification du régime des crues, inondations, etc.), posent la question de la restauration écologique comme nouveau paradigme de gestion.

La restauration écologique de l’efe : vers un nouveau paradigme aménagiste ?

Depuis quelques années, un nouveau modèle de gestion et d’aménagement se développe autour de la notion de restauration. De nombreux termes sont associés à la restauration, comme la réhabilitation, la renaturation, la reconquête… Tous ont en commun la « stratégie du préfixe re » (Gramond, 2014) qui accentue une notion de réparation des erreurs du passé.

Face à ces multiples termes, nous retenons celui de restauration écologique, défini par la Society for Ecological Restoration International (SER International) comme « le travail par lequel on accompagne et facilite le rétablissement d’un écosystème qui a été dégradé, endommagé ou détruit » (Clewell et al., 2004 ; Clewell et Aronson, 2010). La restauration écologique correspond aux « interventions humaines variées dont le but est de reconstituer des écosystèmes terrestres ou aquatiques dégradés, voire entièrement détruits par l’homme » (Ramade, 1993).

Cette approche s’est développée dans les années 1970 et la première conférence de la SER International s’est tenue en 1989, même si, en France, certains aspects de la restauration sont apparus dès la fin du XIXe siècle ; par exemple la création du service de Restauration des terrains en montagne. De nos jours, de nombreuses manifestations scientifiques s’organisent autour de cette question, notamment, « Restauration écologique : quand conserver ne suffit plus! » colloque Natureparif, avril 2012) et « L’ingénierie écologique est […] une thématique en plein essor » « de même que la publication de Rey et al. (2014) sur l’ingénierie écologique ».

Depuis la fin des années 1990, les cours d’eau français, grands ou petits, font l’objet de nombreuses restaurations (Morandi, 2014). Dans ce vaste mouvement, le bassin hydrographique de la Garonne semble en retard par rapport aux autres bassins, comme ceux du Rhône, du Rhin ou de la Loire (Morandi, 2014). Dans ce contexte, il est intéressant de voir comment cette démarche s’élabore dans l’EFE, notamment sous l’impulsion d’associations ou de diverses institutions (syndicats mixtes, conseils départementaux, collectivités territoriales).

Dépoldérisation, espace de liberté : des réflexions en cours au sein de l’efe

Rompre avec les modes de gestion et d’aménagement qui ont prévalu par le passé dans l’EFE implique une révision de la vocation des zones latérales fluviales et estuariennes. Dans l’estuaire, la rupture accidentelle de digues a permis d’amorcer une dynamique de restauration de zones soumises au battement des marées (vasières ou marais intertidaux). On parle ainsi de dépoldérisation, mouvement de rétrocession des polders à la mer, une pratique à visée environnementale, protectrice, touristique ou compensatoire, qui se développe en Europe face à l’élévation du niveau de la mer (Goeldner-Gianella, 2007 ; Goeldner-Gianella et Verger, 2009). Les territoires estuariens de la Gironde font aussi l’objet de réflexions sur la mise en place de zones d’inondation visant à protéger les zones densément urbanisées contre les risques accrus de submersion marine liés au changement climatique. L’idée de « rendre des terres à la mer » est même évoquée dans les documents d’élaboration du SAGE [2] de l’estuaire (SMIDDEST, 2007).

En Garonne, les annexes fluviales se sont en grande partie asséchées avec l’aménagement systématique des berges, renforçant l’intérêt récent de les conserver ou de les restaurer. Dans le cadre d’une démarche de restauration écologique, il s’agit alors de sauvegarder, rouvrir ces anciens bras ou, selon le niveau d’ambition, de mettre en place un espace de liberté (espace de divagation) afin de favoriser des recharges sédimentaires occasionnées par les crues.

Plusieurs sites de l’EFE font donc aujourd’hui l’objet de réflexions ou de restauration écologique. Le marais de Mortagne et l’île Nouvelle sont des exemples de dépoldérisation dans l’estuaire de la Gironde (figure 1). L’histoire de l’aménagement de l’île Nouvelle est ancienne puisque deux îles, Sans Pain et Bouchaud, ont été réunies par l’aménagement d’une digue, au début du XIXe siècle, d’où le toponyme île Nouvelle. Le polder de Mortagne est plus récent puisque endigué et drainé entre 1960 et 1985 à des fins d’exploitation agricole. Après la destruction partielle de la digue par la violente tempête Martin de 1999, la décision a été prise de ne pas la reconstruire. L’expérience de renaturation de l’île Nouvelle procède de la même dynamique, une brèche s’étant ouverte et élargie dans la digue nord de l’île à la suite des tempêtes Klaus et Xinthia, en 2009 et 2010.

En amont sur la Garonne, la roselière des Gourgues à Fenouillet (Haute-Garonne) sur un site d’ancien bras a été réhabilitée (figure 1). Le premier plan de gestion date de 2009 et un batardeau a été aménagé sur le petit cours d’eau du Ricotier pour pérenniser l’alimentation en eau de la roselière. Autre exemple, la question de la réouverture d’un ancien bras se pose à Bourret (Tarn-et-Garonne, figure 1). En 1960, un bras artificiel est creusé et le bras mort de Lespinacie s’isole progressivement jusqu’à aujourd’hui. Plusieurs tentatives et des réflexions sont en cours au sujet de sa réouverture.

Toutes ces initiatives de restauration sous-entendent la promesse de gains écologiques : maintenir des défenses contre les inondations, les tempêtes et les surcotes, restaurer les paysages maritimes et fluviaux, restaurer des fonctions écologiques. Dans le cadre des programmes GaGiLau et Adapt’Eau, des équipes d’écologie aquatique ont plus spécifiquement travaillé sur le rôle de ces milieux vis-à-vis des poissons.

Un effet de la restauration de fonctions écologiques : l’accueil des poissons juvéniles

À l’état naturel, les marais estuariens sont réputés pour accueillir de fortes abondances de jeunes poissons et leur fournir des conditions privilégiées de croissance et de refuge; ce sont de véritables nourriceries (Cattrijsse et Hampel, 2006). C’est pourquoi les recherches sur la remise en eau des polders ont été orientées autour de deux questions : observe-t-on un retour de la fonction nourricière des marais dépoldérisés et, si oui, est-ce à un niveau équivalent à celui des marais naturels de référence ? Quelles phases se succèdent après la remise en eau, avec quels avantages respectifs pour les poissons ? L’enjeu de ces questions n’est pas exclusivement écologique. En effet, parmi les espèces concernées par la fonction nourricerie, certaines comme le bar ou l’anguille ont une forte valeur halieutique et sont exploitées commercialement.

En 2011 et 2012, des campagnes de pêches réalisées sur les sites dépoldérisés de Mortagne et de l’île Nouvelle ont permis de recenser 15 et 12 espèces de poissons respectivement (Rimond, 2013). Cette richesse en espèces est comparable à celle des vasières naturelles proches de chaque site, ce qui est un indicateur très positif de la recolonisation par les poissons. En outre, parmi eux, figurent à la fois des espèces marines, estuariennes, migratrices et d’eau douce (tableau 1).

Tableau 1

Liste des espèces de poissons recensés dans le marais de Mortagne et dans la partie dépoldésirée de l’Île Nouvelle, en 2011-2012

Liste des espèces de poissons recensés dans le marais de Mortagne et dans la partie dépoldésirée de l’Île Nouvelle, en 2011-2012

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Le résultat des pêches sur les poissons marins (diversité et nombre) montre que l’île Nouvelle est bien moins sollicitée que le marais de Mortagne pour la fonction de nourricerie (tableau 1). Ceci s’explique par l’incapacité de la plupart des poissons marins de supporter les faibles salinités, inférieures à 10 %, qui règnent dans l’environnement proche de l’île Nouvelle.

Malgré leur éloignement l’un de l’autre, le marais de Mortagne et l’île Nouvelle présentent une caractéristique commune qui les différencie de la plupart des autres habitats estuariens : leur abondance en mulet porc, une espèce migratrice dont le cycle de vie alterne entre le milieu marin et l’eau douce. Le mulet porc représente à lui seul plus de 50 % de la masse totale des poissons capturés (59 % pour Mortagne et jusqu’à 85 % pour l’île Nouvelle). Cette abondance peut notamment s’expliquer par la présence d’algues microscopiques, qui se développent rapidement à la surface des vases après une dépoldérisation (Zheng et al., 2004) et à partir desquelles les mulets peuvent s’alimenter.

Si l’on compare les abondances moyennes de jeunes bars capturés dans différents habitats des zones centrales et rivulaires de l’estuaire de la Gironde, le marais dépoldérisé de Mortagne est l’un des habitats où les jeunes bars sont recensés avec les plus forts effectifs (figure 7).

Figure 7

Abondances moyennes des jeunes bars dans différents types d'habitats rivulaires de la Gironde, calculées à partir de cinq campagnes de pêche réalisées en 2011-2012

Abondances moyennes des jeunes bars dans différents types d'habitats rivulaires de la Gironde, calculées à partir de cinq campagnes de pêche réalisées en 2011-2012
Alain Lechêne, 2015

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Quinze ans après sa dépoldérisation, le marais de Mortagne joue donc à nouveau un rôle de nourricerie pour plusieurs espèces de poissons. Les peuplements de poissons de l’île Nouvelle ont eux aussi retrouvé rapidement un caractère estuarien, même si la situation amont de ce site dépoldérisé accueille naturellement peu de poissons marins.

Comme pour les marais estuariens, dans le cours amont de la Garonne, l’intérêt écologique des annexes fluviales est influencé par la fréquence et la régularité de leur connexion avec le chenal principal du fleuve. Une méthode a été élaborée pour prioriser la protection des annexes hydrauliques existantes à partir des peuplements de poissons qui les fréquentent. Cette méthode repose sur un indice synthétique de biodiversité qui intègre, en leur donnant une égale importance, quatre facettes de la biodiversité : la diversité taxonomique, la diversité fonctionnelle, la diversité patrimoniale et l’intérêt socioéconomique (Maire et al., 2013). À partir d’échantillonnages de peuplements de poissons réalisés dans 40 annexes hydrauliques réparties régulièrement le long de l’axe principal de la Garonne, l’utilisation de l’indice synthétique montre que les annexes les moins connectées sont celles qui participent le moins à la biodiversité des poissons (figure 8). L’indice révèle également que les annexes fluviales situées le plus à l’aval du bassin versant présentent un plus fort intérêt pour la conservation (Maire et al., 2013).

Figure 8

Distribution des valeurs de l'indice synthétique de biodiversité dans les annexes hydrauliques fluviales de la Garonne en fonction de leur degré de connectivité

Distribution des valeurs de l'indice synthétique de biodiversité dans les annexes hydrauliques fluviales de la Garonne en fonction de leur degré de connectivité

Note : La valeur de l'indice peut varier théoriquement de 0 à 4.

Alain Lechêne, 2015 (d'après Pascal Lafaille, 2013)

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Augmenter la connectivité des annexes fluviales par la réouverture de bras morts est donc bien une mesure adéquate pour maintenir et promouvoir la biodiversité des poissons.

Ces études de la fonction d’accueil des poissons juvéniles dans le cadre de sites dépoldérisés de l’estuaire de la Gironde ou de la reconnexion des annexes hydrauliques sur la Garonne montrent donc bien l’intérêt que revêt la restauration, d’un point de vue écologique. Néanmoins, sous l’angle d’autres regards disciplinaires (géochimie et sociologie), un certain nombre d’ambiguïtés, de paradoxes et de difficultés apparaissent, qui sont en contradiction avec les promesses sous-jacentes de la restauration écologique.

Les paradoxes et ambiguïtés de la restauration : regards géochimiques, sociologiques

Évaluation du risque géochimique dans le cadre d’opérations de dépoldérisation

La dépoldérisation suppose de laisser l’eau reprendre ses droits sur les terres riveraines, ce qui est susceptible de présenter un risque de contamination géochimique important. La Gironde est en effet connue pour être affectée par une pollution polymétallique historique liée à différentes pressions : pressions industrielles provenant du bassin du Lot (Blanc et al., 1999, Schäfer et al., 2002 ; Coynel et al., 2009), pressions liées au lessivage des terrains agricoles dans la partie aval de la Garonne et pressions urbaines dues aux rejets de stations d’épuration de l’agglomération bordelaise (Deycard et al., 2014).

Pour évaluer ce risque géochimique, 50 échantillons de sol ont été prélevés sur l’ensemble de l’île Nouvelle et analysés pour les 7 métaux prioritaires de la Directive-cadre sur l’eau : chrome (Cr), nickel (Ni), cuivre (Cu), zinc (Zn), arsenic (As), cadmium (Cd) et plomb (Pb). Des échantillons ont également été prélevés sur l’île de Patiras, aux mêmes caractéristiques que l’île Nouvelle avant dépoldérisation, et dans le Médoc. Les teneurs en métaux totaux ont été comparées au bruit de fond géochimique ambiant pour évaluer leur niveau de contamination.

Alors que les sols de l’île Nouvelle ont connu un usage viticole, comme dans le Médoc, les valeurs en cuivre et en cadmium diffèrent (figure 9). Le cadmium est plus concentré sur l’île Nouvelle (UG2) où les teneurs les plus fortes sont mesurées à son extrémité sud (sites IN31 à IN34). Au contraire, le cuivre est fortement concentré dans les sols médocains, comparativement à ceux de l’île Nouvelle. Quant à l’arsenic, il est également plus présent dans les sols de l’île.

Les facteurs d’enrichissement (FE) (Reimann et De Caritat, 2005) renseignent sur la quantité de métal contenu dans les sols par rapport au bruit de fond géochimique régional. Il ressort que les sols de l’île Nouvelle présentent des valeurs d’enrichissement de 1 à 7. Nickel, chrome, arsenic et modérément zinc, présentent les plus faibles FE. À l’inverse, cuivre (même si plus faible que dans le Médoc) et surtout cadmium présentent les plus forts enrichissements, suggérant un apport anthropique. Les sols situés au sud de l’île Nouvelle (UG2) présentent en moyenne 7,3 fois plus de cadmium que le bruit de fond géochimique.

Figure 9

Concentrations totales des 7 métaux prioritaires de la DCE : comparaison entre les sols de l'île Nouvelle, de l'île de Patiras et des sols viticoles du Médoc

Concentrations totales des 7 métaux prioritaires de la DCE : comparaison entre les sols de l'île Nouvelle, de l'île de Patiras et des sols viticoles du Médoc
Anastasia Ivanovsky, 2015

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Dans le cas présent, l’évaluation du risque géochimique laisse par conséquent entrevoir une potentielle rétroaction négative en contradiction avec les promesses sous-entendues de la restauration, notamment en termes de gain écologique. Remobiliser les sédiments de l’estuaire par une action de restauration ne ferait, dans certains cas, qu’aggraver la pollution polymétallique.

Toutefois, si l’hydrosystème est susceptible de réagir de façon différenciée face à ce type de restauration, du point de vue de la société, un certain nombre de problèmes apparaissent également.

L’horizon incertain d’une gouvernance des zones humides estuariennes – regards sociologiques

L’hypothèse d’un changement de paradigme aménagiste marqué par l’avènement, depuis les années 2010, d’un référentiel (Muller, 2000) de restauration des fleuves a été confronté à une analyse sociologique des représentations sociales, des stratégies d’acteurs et des politiques publiques relatives à la gestion du fleuve Garonne et de l’estuaire de la Gironde.

Sur la Gironde, plusieurs facteurs ont contribué à un regain d’attention sur les zones humides estuariennes. Premièrement, l’occurrence répétée d’événements extrêmes (tempêtes Martin en 1999 et Xynthia en 2010) a créé un choc social révélateur de la vulnérabilité de certaines zones urbanisées ou anthropisées. Deuxièmement, plusieurs mesures réglementaires contraignantes ont été adoptées pour la protection des zones humides, comme notamment l’arrêté Zones humides (Arrêté 1er octobre 2009) avec l’exigence d’une « compensation » systématique des zones humides affectées par des aménagements. Enfin, la dépoldérisation est considérée comme une valorisation écologique possible des zones estuariennes.

Cet ensemble de facteurs en faveur de la protection des zones humides semble donner à voir un changement de paradigme aménagiste qui privilégierait, de manière stratégique et raisonnée, la dépoldérisation et le repli stratégique contre la protection systématique par des digues ; qui privilégierait aussi la création de zones d’expansions de crues en amont et en aval des zones urbanisées pour les protéger des inondations et des submersions.

Pour autant, ce processus apparent de reconquête des zones humides estuariennes se trouve confronté, dans la réalité, à de nombreux obstacles sociaux et politiques. L’apparente fermeté administrative pour réhabiliter les zones humides s’est heurtée, dans l’estuaire de la Gironde, à une forte contestation sociale et politique focalisée sur plusieurs fronts. Face à la proposition de définition et de délimitation des zones humides requises pour le SAGE de l’estuaire, une coalition (viticulteurs, céréaliculteurs, maires ruraux) a vivement contesté les cartes réalisées pour le SAGE et largement contribué à son rejet en 2009. Après négociations, dans le SAGE finalement adopté en 2011, la carte des zones humides a été supprimée du document opposable et déplacée en annexes pour consultation.

À cette cristallisation des oppositions sur la délimitation des zones humides, s’est ajoutée une contestation, toujours vive, des projets de zones d’expansion de crues prévues dans le PAPI (Programme d’actions de prévention contre les inondations) en cours d’instruction, visant à protéger les zones urbanisées de la Communauté urbaine de Bordeaux (CUB). D’autre part, la dépoldérisation, tout comme la création de zones d’expansion de crues, sont considérées par les nostalgiques des aménagements de protection comme un renoncement au progrès et un aveu d’impuissance face aux tempêtes menaçant les digues.

Finalement, sur l’estuaire de la Gironde, au modèle de gestion écosystémique des zones humides porté par les gestionnaires et devenu dominant depuis le Millenium Ecosystem Assesment de 2000, s’oppose la contestation des excès des contraintes administratives par les défenseurs des intérêts organisés de l’estuaire. La protection effective des zones humides et la reconnaissance des vertus de la renaturation des espaces estuariens restent encore largement un horizon à atteindre.

La restauration, remède contre les crues de la garonne : regards sociologiques

Parallèlement à celle conduite sur la Gironde, une autre enquête sociologique a été menée en 2013 auprès d’acteurs institutionnels du linéaire de la Garonne. Le thème de la restauration écologique émerge régulièrement des discours comme étant une des solutions à la prévention des crues. La restauration et la protection des zones humides sont devenues des thèmes incontournables pour la majorité des acteurs de l’eau, bien que chez les élus, elles suscitent de nombreuses réserves. La vision « conservationniste » des zones humides peine à convaincre les gestionnaires de l’eau, notamment dans les zones périurbaines où les décideurs sont davantage préoccupés par la sécurisation de l’approvisionnement en eau potable, la disponibilité de la ressource pour les usages ou la protection des riverains face aux risques d’inondation. Concernant la gestion de l’eau, l’atteinte du bon état écologique, souhaitée pour 2015 dans le cadre de la DCE, représente l’objectif principal de plusieurs organismes gestionnaires, privilégiant ainsi les actions de restauration ou de valorisation écologique sur le territoire fluvial. Cependant, la montée de l’argument des changements climatiques déplace le débat, contribuant à réintroduire des problématiques jugées plus concrètes aux yeux de plusieurs acteurs de l’EFE. Les changements climatiques permettent de défendre des intérêts contradictoires en véhiculant toutes les options et en justifiant pêle-mêle le stockage d’eau, la modification des pratiques agricoles et des actions de restauration du milieu naturel fluvial.

La question de la restauration écologique sur la Garonne reste donc en débat quant à sa réelle efficacité comme référentiel gestionnaire, notamment face aux impacts des changements climatiques. Le thème de l’adaptation aux changements climatiques apparaît comme un levier émergent de négociation des politiques de gestion de l’eau (Simonet et Salles, 2014). Dès lors, la restauration écologique discutée dans un tel cadre peut également apparaître comme un objet de controverse plutôt que comme une option affirmée d’aménagement du territoire fluvial garonnais.

Discussion

Ces divers regards analytiques disciplinaires laissent apparaître des conceptions différentes sur la restauration écologique. Les uns démontrent l’intérêt de la restauration, alors que les autres insistent sur les difficultés ou les paradoxes. Au final, les promesses sous-jacentes au paradigme de la restauration n’enlèvent pas les ambiguïtés. Si l’argument central de la restauration est de contribuer à une bonne qualité écologique de l’eau, la question est de savoir de quelle qualité il s’agit. Nous avons montré qu’une restauration favorable à la biodiversité des poissons risquerait de favoriser la pollution polymétallique par la remise en suspension des sédiments. Par ailleurs, la volonté gestionnaire de restauration écologique se heurte à des contestations et des résistances politiques locales opposées à une nouvelle forme d’aménagement qui menace les situations acquises.

L’approche interdisciplinaire permet d’avoir une vision globale, de soulever et de dépasser la question de la restauration écologique avec, comme souci, l’intégration des connaissances qui plaident contre une approche déterministe, trop exclusivement écologique. Dans le cadre de la restauration écologique, il nous semble nécessaire d’intégrer la démarche dans un temps long. Temps long du passé, « on ne refait pas un écosystème qui est le fruit d’une histoire millénaire » (Katz, 2007). Temps long de la prospective, « il s’agit bien d’anticiper les différentes trajectoires envisageables pour le milieu » (Larrère, 2014). La stabilité du fleuve, revendiquée par les sociétés riveraines depuis plusieurs siècles, s’oppose à la dynamique naturelle de l’EFE (dynamique fluviale, marées, tempêtes, archipels). Certaines restaurations concernent des territoires fortement anthropisés depuis très longtemps. Il s’agit alors de réhabiliter une « nature socialisée », en contradiction avec l’image de « nature » souvent revendiquée par certains acteurs d’opérations de restauration écologique (Valette et al., 2014). Cette contradiction liée au temps long ancien apparaît assez peu dans les initiatives de restauration en cours des EFE.

Par ailleurs, le temps long prospectif permet d’intégrer les réflexions sur la restauration dans des trajectoires d’évolution, avec l’objectif de minimiser les effets non souhaités de la restauration. Par exemple, le cas de la dépoldérisation de l’île Nouvelle, replacé dans une trajectoire temporelle, sous-entend la disparition partielle et progressive de l’île. Autre exemple, le désenrochement de la Garonne amont, replacé dans une trajectoire d’évolution, permet d’entrevoir un comblement plus rapide de la retenue de Malause, qui alimente en eau la centrale nucléaire de Golfech.

En outre, l’évaluation et le suivi de ces opérations de restauration sont nécessaires pour ancrer la démarche dans une trajectoire temporelle. Si cette dernière semble effective sur l’estuaire de la Gironde, ce n’est pas encore le cas pour la Garonne. Beaucoup d’opérations de restauration ne font pas l’objet de suivis, ce qui, à terme, peut provoquer des rétroactions négatives.

Enfin, ces éléments se doublent de difficultés quant aux choix de l’échelle d’intervention. Aujourd’hui, la restauration de l’EFE concerne uniquement des sites ponctuels (île Nouvelle, Mortagne, bras mort…). Il s’agit de différentes expérimentations de restauration qui apparaissent largement opportunistes (rupture de digues, acteurs concernés et sensibilisés), au coup par coup avec peu ou pas de réflexions et de réalisations à l’échelle globale. On peut alors établir ici un parallèle avec les aménagements de fixation du lit au coup par coup des XVIIIe et XIXe siècles. Procéder à des restaurations écologiques de l’EFE supposerait de prioriser les sites en fonction de l’objectif visé.

Pour beaucoup, la restauration écologique semble être une bonne voie au regard des lourds aménagements anciens et des dommages subis par les hydrosystèmes (paradigme d’aménagement interventionniste). Un regard critique et interdisciplinaire du paradigme de la restauration peut soulever des paradoxes, et dans ce cas, les gains écologiques promis ne sont pas au rendez-vous. Restaurer l’EFE pourrait revenir à « la fabrication, la création » d’une fausse nature où l’humain devient pilote, c’est-à-dire où il infléchit « les processus naturels au profit des humains » (Larrère, 2014). Dans ce cadre, la restauration écologique devient une restauration alibi qui correspond à un aménagement de plus. Au final, intégrer une trajectoire temporelle dans les réflexions sur la restauration permet d’éviter une approche trop fixiste et normative. Penser la restauration à travers une trajectoire temporelle permet de raisonner en termes de capacité de réponse mouvante et incertaine, tout en ouvrant sur les futurs possibles et des scénarios prospectifs.