Corps de l’article

Derrière le pupitre, la mince silhouette n’en imposait guère ; mais lorsque la voix s’élevait, grave, nette, rapide, la qualité d’écoute était d’emblée exceptionnelle. Les apprentis géographes, tassés dans l’amphithéâtre Emmanuel de Martonne, « le grand amphi », venaient semaine après semaine et toujours subjugués, entendre une grande leçon de géographie humaine, une démonstration brillante, solidement documentée, proposant des vues nouvelles puissamment argumentées, traversée de loin en loin par un bref trait d’humour. Ils savaient qu’ils voyaient, en action, une formidable machine intellectuelle, une intelligence fulgurante au service d’une impeccable pédagogie, ils savaient aussi, que l’année suivante, la matière du cours se retrouverait en librairie, pratiquement identique. Pierre George était un maître dans la grande tradition de la Sorbonne, un de ces grands professeurs que l’on respectait, non pour la position qu’ils occupaient, mais pour la qualité et le rayonnement de leur enseignement. Un demi-siècle plus tard, ses disciples lui conservent cette admiration, qui n’exclut pas la distance critique. C’est précisément la raison pour laquelle on choisit d’évoquer ici, quelques points controversés de l’oeuvre de Pierre George : sa place au sein de l’école française de géographie, ses emprunts au marxisme, ses prises de position sur la raison d’être de la géographie.

La pensée géographique de Pierre George : rupture ou continuité ?

Dans le brillant essai qu’il consacrait à l’évolution de la géographie humaine en 1964, Paul Claval en « jeune turc » déterminé, faisait de Pierre George l’héritier de la géographie classique française, plus descriptive qu’explicative (Claval, 1964). À l’époque, ce jugement avait heurté nombre de jeunes géographes qui avaient suivi l’enseignement de Pierre George. Il ne correspondait pas à leur « vécu », dirait-on aujourd’hui. En effet, ils étaient sous le charme d’une pensée vigoureuse qui présentait une géographie résolument actuelle, nettement démarquée des conceptions qui prévalaient dans les traités antérieurs, une géographie vivante et ambitieuse dans son projet généralisant. On étudiait non plus les villes et les campagnes, mais la ville et la campagne, on affirmait vigoureusement que des systèmes économiques différents produisaient des géographies différentes ; l’habitat auquel les géographes avaient consacré tant de minutieuses études n’apparaissait plus que comme un épiphénomène. Celui qui paraissait avoir recueilli l’héritage, c’était Maurice Le Lannou qui proposait la géographie humaine comme l’étude de l’homme habitant et qui affirmait la primauté des études régionales (Le Lannou, 1949).

Dans la critique qu’il consacre alors au livre de Maurice Le Lannou, Pierre George ne récuse pas les prescriptions qu’Albert Demangeon inscrivait dans l’esquisse du grand traité de géographie humaine laissé inachevé : la mise en valeur des ressources par les sociétés humaines ; l’évolution des grands types de civilisations et la répartition sur la terre des hommes et des établissements humains.

Mais Pierre George se situe bien au-delà des positions classiques (George [Réflexions…], 1950) : 1) il affirme la primauté de l’instance économique : plus qu’habitant, l’homme est d’abord producteur et consommateur ; 2) il insiste fortement sur la prégnance du système social et des rapports de production ; 3) la géographie ne saurait se réduire à un simple classement « d’armoires régionales » : de l’évidente nécessité d’une géographie humaine générale.

Ces prises de position vont inspirer les livres de Pierre George, c’est particulièrement évident dans le plan même de ses différents précis. Bien attendu, elles révèlent l’inspiration marxiste. Au cours des années 1930, fortement engagé dans le mouvement antifasciste, Pierre George a adhéré au Parti communiste et sa conception du monde est marquée par cet engagement fort : la géographie de Pierre George n’est pas celle de Vidal ou d’Albert Demangeon. Lorsque Paul Claval énonce que « le marxisme s’accorde très bien avec le possibilisme par l’accent qu’il met sur l’action créatrice de l’homme », son analyse est bien courte ; les rapports de production ne sont pas un simple succédané des genres de vie.

Il faut souligner ici que l’inspiration marxiste n’est nullement revendiquée dans l’enseignement de Pierre George ; dans les cours qu’il donne autour de 1960, elle n’est pas apparente. Il s’est d’ailleurs éloigné du Parti communiste en 1956, après l’invasion de la Hongrie. Ses premiers disciples en étaient pratiquement tous membres ; ce ne sera pas le cas d’un grand nombre de ses étudiants de la seconde génération qui ne sont pas marxistes, mais pour qui la primauté de l’économique et du social ne fait guère de doute : les idées de l’école des Annales sont dominantes, et tous les manuels d’histoire des classes terminales en France commencent par un exposé des structures économiques, même ceux qui sont dirigés par des chrétiens notoires. Il est juste de dire aussi que l’on se pose peu de questions épistémologiques alors dans la géographie française et que, sur ce plan, l’essai de Paul Claval en 1964 réveillera la réflexion.

Même dans les ouvrages antérieurs à 1956, l’énoncé marxiste n’est pas explicité. Le ton n’est jamais militant ; ainsi dans les ouvrages sur les pays de l’Est, la sympathie est évidente (et l’esprit critique bien absent), mais rien qui s’apparente aux charges virulentes de Jean Tricart sur l’Allemagne fédérale dans l’ouvrage que Pierre George et Jean Tricart publient sur l’Europe centrale (1954). L’absence d’énoncés explicites est frappante : on parle bien entendu des rapports de domination ville/campagne, mais on ne réfère jamais à Marx ; on utilise très rarement les catégories fondamentales de l’analyse marxiste. La critique du livre de Maurice Le Lannou est l’une des rares occasions où Pierre George parle explicitement des rapports sociaux de production. On chercherait en vain une mention de la « lutte des classes ».

Pierre George considère que les lois qui gouvernent la répartition des hommes et des activités sont hors de la géographie, elles sont économicosociales : « il n’y a pas de lois géographiques ». Ce constat conduit à ne pas discuter ce qui est « à l’amont de la géographie ». Paul Claval n’a pas tort de regretter que le géographe soit ainsi retenu au seuil de ce qui lui permettrait d’expliquer vraiment le monde. Plusieurs des disciples de Pierre George déploreront aussi cette excessive réserve. D’une part, à partir des années 1960, il devint impératif de préciser sa posture intellectuelle. De Foucault à Guattari, on est sommé de dire « qui parle ? D’où parle-t-on ? ». D’autre part, les préoccupations épistémologiques mettent l’accent sur la place de la théorie dans la recherche.

Dans une récente entrevue, le sociologue Manuel Castells déclarait « Pierre George était un grand géographe urbain, mais c’était très empirique » (Pflieger, 2006). Cette limitation, plusieurs géographes l’ont ressentie dans les années 1960, trouvant chez les économistes et les sociologues de précieux adjuvants. L’exemple de Manuel Castells est, à cet égard, intéressant. Sans le suivre dans ses outrances structuralo-marxistes qui conduisirent à Monopolville, et sans adhérer aveuglément à la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, il était intéressant de voir l’utilisation qu’il en faisait ; ce n’était pas le grand sésame qui résolvait les questions de localisation, mais la dialectique tendances/contre tendances apportait des pistes précieuses. Manuel Castells, qui a depuis longtemps abjuré le marxisme utilise toujours des " éléments utiles " comme les rapports de production, les relations entre l’État et les acteurs sociaux, le rôle de la technique, etc. Pourquoi en effet se priver de la théorie vue comme un outil et non comme un dogme, même si elle est « en dehors de la géographie ?». Pourquoi, comme le demandait Paul Claval, rester au seuil de l’explication ? La condition était bien sûr, de ne pas céder, comme le craignait Pierre George, à la tentation normative dans laquelle il voyait un « détournement de la géographie ».

Avec le recul de quelques décennies, les critiques et les perceptions ont été mises en perspective. Sans doute, les jeunes géographes que le jugement péremptoire de Paul Claval avait heurtés, ont-ils mis un peu d’eau dans leur vin. Le projet de géographie générale de Pierre George leur semble peut-être plus timide qu’ils ne le pensaient alors. Dans le texte Pierre George et l’analyse des réseaux urbains, Jean-Claude Boyer caractérise bien l’angle d’attaque que favorise Pierre George, non pas des sujets généraux comme « le rôle des petites villes dans l’organisation de l’espace européen » mais des études privilégiant le cadre régional, « l’étude des flux, s’identifiant à une nouvelle géographie régionale, celle des espaces polarisés » (George, 1990). Cette « fidélité régionale » montre certes que Pierre George n’a pas répudié l’héritage classique, mais il ne s’y est pas cantonné. Dans la réédition de son essai en 1976, Paul Claval tempère son jugement, en particulier à propos de la géographie sociale, notant « qu’il ne correspond plus à l’ensemble des conceptions énoncées par ce maître de la géographie française contemporaine ».

Le refus du constructivisme : le cas de la géographie appliquée

Dans l’essai déjà cité, Paul Claval énonce que « la géographie socioéconomique de Pierre George n’est pas tournée vers l’action ». Celui-ci n’écrit-il pas : « Les lois de l’évolution des systèmes économiques ne sont pas géographiques. On ne saurait évoquer la géographie comme guide ou justification ? ». Et Paul Claval de conclure : « Pour lui, comme pour la géographie classique, la géographie n’a pas d’application ». Le jugement, bien sommaire, rend-il compte d’une pensée plus complexe et qui d’ailleurs a notablement évolué ?

Pierre George a, comme beaucoup, rappelé la fatale perversion d’une géographie politique justifiant les agressions du Japon impérial et de l’Allemagne hitlérienne. Au cours des années 1950, plusieurs prises de position marquent son rejet de la géographie appliquée. L’article de 1961 dans les Annales de géographie constitue le réquisitoire le plus net, condamnant fermement l’usage de l’épithète (George, 1961). Les charges peuvent être ainsi sommairement résumées :

  • il faut distinguer entre la recherche et ce que l’on en fait ; ce ne sont pas les géographes qui appliquent, mais les hommes et les organismes de pouvoir. « Les sciences auxiliaires de la géographie ne sauraient être qualifiées de « géographies appliquées » ; il donne l’exemple de la géomorphologie, « la limite de la compétence se situe justement là où commence l’application ; on peut très bien analyser les rives et l’érosion des versants, mais qu’en est-il de la dynamique des fluides, de la résistance du béton, etc. ? » ;

  • de la même manière, la planification dépasse la seule compétence du géographe ;

  • la géographie, surtout, ne peut renoncer, sous prétexte d’une spécialisation appliquée, à son essence qui est la synthèse de données complexes ;

  • la géographie appliquée est une aventure où elle risque l’écartèlement, la dilution, la perte d’identité.

Cette vive opposition à la géographie appliquée est-elle originelle ? S’est-elle, au contraire, forgée dans une conjoncture particulière ? Il est au moins permis d’avancer l’hypothèse que c’est au cours des années 1945-1950 qu’elle s’est consolidée. Dans l’itinéraire qu’il esquisse en conclusion de son livre, par ailleurs si pudique Le métier de géographe (1990), Pierre George écrit que les « bouleversements de l’économie nationale, de la géographie politique de l’Europe (l’)amènent à renoncer à la recherche solitaire et aux spéculations sur l’âge des surfaces et l’origine des meulières ». Il tourne la page « non sans regret, mais sans remord » pour se consacrer aux problèmes associés, notamment « au grand élan de la reconstruction et de la modernisation transformant les paysages, déplaçant les populations et bouleversant les rapports villes/campagnes. En fait, on trouve des traces de la nouvelle orientation dès avant 1945. Pierre George s’est joint à un petit groupe d’économistes, de géographes et d’ingénieurs qui s’interrogent sur les problèmes de localisation industrielle et se lancent dans des études qu’ils vont poursuivre pendant plusieurs années sous l’égide du ministère de l’Économie nationale.

Si l’on cherchait dans ce même numéro des Cahiers de géographie, des arguments au jugement de Raymond Guglielmo sur le rôle fondateur de Pierre George en géographie industrielle, on les trouve dans la série de rapports qu’il livre à ce groupe :

  • sur la localisation de l’industrie en Belgique (1941) ;

  • sur la répartition géographique de la main-d’oeuvre industrielle en France (1943) ;

  • sur le problème du logement et de la décentralisation industrielle (1944) ;

  • sur l’étude statistique de la dimension des établissements industriels (1944) ;

  • sur la décentralisation industrielle et des problèmes scolaires (1945) ;

  • sur les problèmes de la localisation des industries dans divers pays d’Europe (1948).

L’industrie et la question de la décentralisation industrielle, évidemment cruciales alors que la France entreprend un vaste effort de reconstruction, sont au coeur de la réflexion de ce groupe. Jean-François Gravier donne à son livre le titre-choc qui leur donnera un fort écho Paris et le désert français (1947). Pierre George approfondit, en 1945, le rapport de 1944 sur l’étude statistique des dimensions des établissements industriels qui met en lumière le rôle des PME et pour chaque branche industrielle, tente de mesurer une taille optimale des établissements, connaissance nécessaire à toute prescription sur la localisation des industries. Ce qui donne tout son sens à ce rapport, c’est qu’il est repris dans le mémoire cosigné par Gabriel Dessus, Pierre George et Jacques Weulersse intitulé Matériaux pour une géographie volontaire de l’industrie française (1949). Un titre éloquent qu’illustrent les propositions concrètes présentées en particulier par Gabriel Dessus, mais auxquelles adhèrent les trois auteurs : on n’est pas ici dans la tour d’ivoire des universités. Ce qui est proposé, c’est une série de réflexions informées et coordonnées sur la nécessaire redistribution de l’industrie française, l’indispensable décongestion des centres (desserrement), le rééquilibrage territorial, décentralisation plus que dispersion, favorisant notamment les villes de 10 000 à 50 000 habitants proches des métropoles régionales. En somme, et bien qu’appelant modestement à d’autres études, ce vigoureux mémoire annonce, en filigrane, les orientations de la politique française de décentralisation industrielle (lois de 1955) et même la politique des métropoles d’équilibre. Ce constat, Pierre George l’a fait lui-même en contrant, non sans quelque amertume, les vigoureuses attaques dont le travail des trois auteurs fut alors l’objet. On les accusait, rien de moins, de vouloir délester les grandes villes industrielles, et surtout Paris, de leur population ouvrière, et donc de vouloir en changer la couleur politique. Pierre George, toujours pudique, n’a pas désigné précisément l’origine de ces attaques, mais elles ne pouvaient provenir, pour l’essentiel, que du Parti communiste. Pierre George est alors un militant discipliné ; à cette époque de guerre froide –1949 est l’année du blocus de Berlin – un militant qui ne reconnaît pas ses erreurs devient vite un « social traître », honni. Le militant s’est, de toute évidence, rangé et le géographe en a tiré une leçon : ne pas engager la discipline dans des combats douteux qui l’affaiblissent.

Il s’est rangé, mais on perçoit encore quelques regrets dans une allusion voilée aux études passées, en conclusion à l’analyse critique du livre de Maurice Le Lannou : « C’est la géographie régionale qui est appelée à faire figure de géographie appliquée, des enquêtes sur les conditions de localisation des industries, sur le découpage de la France en régions économiques ou administratives ont déjà, timidement, suggéré ce rôle en France ». Puis, il a tourné la page.

Prescrit-il alors, une géographie contemplative ? Certes non ; c’est le sens de la géographie active proposé en 1964 avec trois de ses disciples, dont le rôle est de « fournir des éléments de diagnostic, éclairer des rapports de force, des perspectives et éventuellement, des options en fonction du souci du patrimoine » (George et al., 1964). Ce que ses détracteurs retiendront, ce sont surtout les bilans qu’il préconise, lui reprochant assez méchamment de faire du géographe un notaire, oubliant au passage l’aspect prospectif de cette géographie active. Mais était-ce suffisant ? L’idée d’impartialité, le souci d’être « au-dessus de la mêlée » relèvent-ils de l’illusion ? Plusieurs des disciples l’ont pensé, y compris certains coauteurs de la géographie active.

Pour mémoire, on notera qu’au Québec, la condamnation de la géographie appliquée n’a guère soulevé de débats, et Pierre George ne s’y est pas attardé lors de ses séjours à Montréal et à Québec. Très tôt, les géographes avaient suscité la création d’un Service de la géographie au gouvernement provincial, producteur d’études et d’emplois. Les propositions de Michel Philipponneau, auteur d’une géographie appliquée des Cantons de l’Est, avaient reçu un accueil favorable. En outre, la demande sociale était là ; la géographie ne trouvait pas dans l’enseignement les mêmes débouchés qu’en France, elle était en situation de concurrence avec des disciplines dotées d’une corporation professionnelle. La géographie active promise par Pierre George n’était-elle pas réservée aux universitaires d’élite, bref, une autre mouture de la géographie des professeurs ? Les étudiants demandaient des capacités opérationnelles, la maîtrise des techniques, alors que se développait la cartographie par ordinateur, la télédétection ; la cause était entendue. La position de Pierre George a légèrement évolué dans les décennies suivantes. Dans la revue Hérodote, en 1984, il plaide pour une géographie responsable, une géographie du mouvement, tout en restant fidèle à sa position bien établie : « la géographie ne saurait être entraînée dans le sillage de disciplines qui lui sont épistémologiquement étrangères ».

Pierre George et l’illusion quantitative

Au fond, c’est un combat identique contre l’élaboration de constructions par le chiffre qui sont étrangères à la géographie. Louis Poirier, qui n’était pas encore Julien Gracq, jeune enseignant à Caen, se réjouissait dans les années 1930 d’avoir choisi une science jeune, presque à l’état naissant, sans spécialisation absolue, tenant sous le regard une complexité vivante sans se laisser emprisonner ni dessécher dans un réseau de chiffres, de techniques (Gracq, 1992).

Chiffres et techniques font une entrée tonitruante au cours des années 1960, avec une ambition conquérante qui inquiète Pierre George ; non qu’il récuse la mesure (il l’a utilisée) ou l’utilisation d’outils puissants dont les possibilités sont immenses (« précision, efficacité, étendue… »). Il voit les avantages en termes de vérification d’hypothèses comme de cartographie informée. Mais il met en garde contre les dangers. L’argumentation peut se résumer ainsi :

  • éviter la confiance aveugle dans des données plus ou moins fiables, incomplètes, orientées ;

  • tout n’est pas mesuré, « on mesure ce qu’on veut mesurer parce qu’on fait un choix théorique préalable ». C’est être happé par le piège de l’a priori, de l’idéologie rampante qui habite ce néo-positivisme ;

  • une démarche ainsi biaisée conduit à l’élaboration de modèles qui sont des constructions éloignées de la réalité géographique ; on sombre dans un nouveau déterminisme, celui du chiffre.

L’argumentation ne manque pas de poids, elle vise souvent très juste. C’est vrai que les données sont souvent sélectives et orientées, on sait combien elles sont déficientes en ce qui concerne l’appareil productif, la recherche glisse facilement vers les secteurs où elles sont aisément mobilisables. On est loin de l’ambition totalisante de la géographie. Il est vrai aussi que l’abondance des données et la précipitation à les traiter amènent souvent la négligence ou l’oubli de la « vérification préalable des rapports organiques ou structurels réels ». En outre, dans sa pratique ordinaire, notamment lors de la grande époque des analyses factorielles en milieu urbain, on ne se préoccupe guère des enjeux, des conflits. Bien entendu, Pierre George ne récuse nullement l’usage de la mesure ni celui de l’informatique. Il souligne au contraire leur utilité dans la construction de l’image géographique. Il faut « se servir avec esprit critique du nombre, du quotient et du modèle ».

Ce n’est donc pas un combat d’arrière-garde teinté d’obscurantisme. Toutefois, l’argumentation de Pierre George n’est pas sans faille ; elle est même parfois un peu superficielle, sinon naïve, dans la critique des sondages, du raisonnement probabiliste, des techniques. Surtout, on retrouve la difficile relation qu’il entretient avec la théorie. Or, la révolution quantitative n’aura été vraiment importante que parce qu’elle a contribué à renouveler le débat épistémologique et méthodologique. Dans les sciences humaines aussi, la théorie, dès qu’elle ne se fait pas dogme, est indispensable aux chercheurs.

La géographie quantitative n’a pas imbibé, « digéré » la géographie comme beaucoup l’annonçaient, comme semblait parfois le craindre Pierre George. Elle a fait sa place, a apporté des outils, mais la vitalité de la géographie est bien au-delà. Pierre George avait pressenti, de façon peut-être excessive, ce reclassement en écrivant « Quand les méthodes et les réalisations de l’informatique se seront banalisées, on s’apercevra que la documentation élaborée par l’ordinateur se place au même niveau que la carte de base ». On peut supposer qu’il a vu, avec satisfaction dans la période récente, la valorisation du qualitatif et l’essor des méthodes associées. Il n’est pas sans intérêt de rappeler que dans tout ce débat, Pierre George a accueilli, dans ses collections, des ouvrages consacrés à la théorie et au quantitatif.

Pierre George a embrassé le métier de géographe quand la civilisation occidentale semblait un aboutissement ; le monde avait pris sa forme qu’on croyait immuable, ce qui explique l’attrait exercé par la géographie physique, le temps long et ce qu’il appelle « la géographie de l’immobile ». Quand le monde se remet en marche, il ne résiste pas à « l’appel des sciences de l’homme » : il laboure tout le champ de la géographie humaine dont il est en France pendant vingt-cinq ans le maître incontesté. Chemin faisant, il mesure la part de « mirage » dans les promesses de l’après-guerre, et dans ses propres convictions politiques ; il retrouve certes « une indépendance de jugement un moment obérée », non sans blessure ; comme le blesse, en 1968, l’attaque de l’institution universitaire à laquelle il est si profondément attaché : sans doute n’est-il pas assez cynique pour penser, comme le Guépard de Lampedusa, « qu’il faut que tout change pour que rien ne change ». S’il ne renonce pas aux études pointues, il retourne par exemple scruter le Tricastin de ses premières recherches ; il prend de la hauteur et livre des méditations sur l’environnement, le destin de l’Occident. Devant les rapides bouleversements de l’aventure humaine, il réaffirme que « l’histoire est une spirale à géométrie variable dans les courbes de laquelle la géographie a toujours sa place ». La plume se veut parfois un peu nostalgique, mais la pensée distinguée est toujours vigoureuse, dans le droit fil d’une oeuvre considérable qui force le respect et l’admiration. Alors que ses cendres ont été dispersées sur les plaines du Bas-Rhône, il est toujours pour beaucoup de ses élèves, Monsieur George.