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Introduction

Quelles qu’aient été les motivations réelles de leur établissement – de la formation ou consolidation des frontières étatiques à la constitution de réserves foncières et environnementales stratégiques –, beaucoup d’aires protégées créées dans diverses régions du monde se sont constituées en une forme de domination spatiale ayant mis à l’écart, de manière plus ou moins violente, des populations locales et autochtones historiquement et culturellement liées à ces espaces. Privées de l’accès à leurs territoires traditionnels, ainsi que de leur contrôle, ces populations se sont alors proposées, au cours des dernières décennies, de réinvestir et de se réapproprier ces juridictions, contestant à l’État la légitimité d’administrer des territoires leur ayant été subrepticement usurpés au cours du temps (Aagesen, 1998 ; Muller, 2003 ; Martin, 2006 ; Åge Riseth, 2007).

Amené à repenser le cadre d’exercice de ses fonctions au sein des aires protégées, l’État s’est alors ouvert peu ou prou au principe de gestion participative. Bien que les réalités locales varient considérablement d’un État à l’autre mais aussi d’une région à l’autre à l’intérieur d’un même État (Héritier, 2011), cette ouverture graduelle devrait néanmoins conduire, à terme, vers de nouvelles formes de partage des responsabilités à l’intérieur des espaces concernés. Une nouvelle gouvernance environnementale, relayée mais aussi encouragée par une Union mondiale pour la nature (UICN) désormais sensibilisée à la question autochtone (Aylwin et Cuadra, 2011), serait donc en gestation.

Les enjeux et perspectives de ces débats seront discutés et analysés dans cet article à travers une étude de cas émanant du Chili où, depuis la fin des années 1990, le Conseil de toutes les terres (CTT-Consejo de Todas las Tierra [1]) soutient des communautés mapuches de divers secteurs d’Araucanie dans la récupération d’aires protégées qu’elles revendiquent comme partie intégrante de leurs territoires. Il est important de préciser, d’emblée, le contexte politique particulièrement tendu dans lequel prennent place ces mobilisations. État de tradition jacobine peu enclin à céder du terrain ou à reconnaître en son sein une quelconque forme de contre-pouvoir, le Chili s’est autant caractérisé par la puissance des revendications territoriales mapuches que par la criminalisation de ces demandes par le pouvoir exécutif (Le Bonniec, 2003). Un tel contexte impose indiscutablement aux organisations et communautés autochtones du pays un cadre contraignant quant à l’atteinte de leurs objectifs.

Afin de mettre en perspective ces contraintes, je m’appuierai sur les résultats d’un travail de terrain mené entre 2007 et 2009 dans les Andes du Chili central, aux abords de la Réserve nationale Alto Bío-Bío, aujourd’hui revendiquée par plusieurs communautés autochtones adjacentes. Mais avant de revenir sur cette expérience, et pour mieux la mettre en contexte, je m’intéresserai au processus ayant conduit à la formation d’un réseau d’aires protégées en territoire mapuche. J’y décrirai les modalités de « mise en ordre » du territoire mapuche et les successives générations d’aires protégées établies dans la région. Je me concentrerai ensuite sur la manière dont le mouvement mapuche contemporain remet en question cette réalité et je préciserai les termes et la teneur du débat sur la gestion des aires protégées au regard des droits autochtones. Cet éclairage chilien sur la gestion – participative ? – des aires protégées en contexte autochtone devrait permettre de mieux appréhender les limites et potentialités d’un tel processus.

La formation d’un réseau d’aires protégées en Araucanie

L’édification des Andes en frontière, au cours du XIXe siècle, a indiscutablement contribué à désarticuler le territoire mapuche qui, avant son annexion aux juridictions nationales chilienne et argentine, s’étendait des plaines du Chili central aux vastes étendues des pampas de la Patagonie argentine. Postérieurement, la formation d’aires protégées de part et d’autre du massif andin participa à la consolidation du tracé frontalier. En Araucanie, notamment, dans le coeur historique du territoire mapuche sur le versant chilien, on trouve aujourd’hui un réseau relativement dense d’aires protégées établies à des fins diverses, par des acteurs aux idéologies variées et en différents moments de l’histoire régionale. Le but, dans cette partie, sera d’analyser le rôle et la fonction de ce réseau d’aires protégées dans le système de domination imposé à la société mapuche au cours de l’histoire.

Annexion et « mise en ordre » du territoire mapuche

Les indépendances du Chili et de l’Argentine au début du XIXe siècle ne furent pas synonymes d’une remise en cause immédiate de l’autonomie territoriale reconnue aux Mapuches en 1641 par la Couronne espagnole dans le Traité de Quilin [2]. De fait, ce n’est que dans la deuxième moitié du XIXe siècle, dans un mouvement de consolidation de la frontière internationale séparant ces deux États, que la situation évolua. Côté chilien, la campagne militaire de Pacification de l’Araucanie (1861-1884) permit d’annexer à la juridiction nationale l’ensemble des terres situées au sud du fleuve Bío-Bío, qui constituait la frontière septentrionale du territoire mapuche depuis l’arrivée des premiers conquistadors (Bengoa, 1985) [3] (figure 1).

Avant même que cette campagne ne s’achève, une loi visant à organiser la distribution des terres conquises fut promulguée le 4 décembre 1866. Elle reposait sur un principe simple: aux militaires succéderaient des topographes et des ingénieurs qui auraient à charge de délimiter les terres mapuches et d’en établir un cadastre. Ce cadastre servirait ensuite à l’établissement de titres de propriété – les Títulos de Merced (TM) – devant assurer aux autochtones un accès à la terre. Il fallut toutefois attendre 1884 et la reddition définitive des Mapuches pour voir l’attribution des premiers titres. Le processus se prolongea jusqu’en 1929, donnant lieu à la distribution de 3078 TM, pour une superficie équivalente à environ 500 000 ha, soit à peine 6 % du territoire d’origine (González, 1986).

Figure 1

Le territoire mapuche historique au Chili

Le territoire mapuche historique au Chili
Réalisation : Sepúlveda, 2012

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Le but étant d’ouvrir l’outre-Bío-Bío à la colonisation, les terres restantes furent déclarées fiscales, c’est-à-dire propriété de l’État qui pourrait les répartir à sa convenance. Car, par-delà une revendication idéologique de l’unité territoriale et des frontières « naturelles » du Chili, l’annexion de l’Araucanie visait à apporter une solution au problème très concret de l’expansion de l’aire de production agricole. À la fin des années 1840, l’ouverture de nouveaux marchés, en Californie et en Australie, avait eu pour effet de stimuler la production céréalière chilienne dont la croissance s’était vue néanmoins limitée par la disponibilité de terres. Dans un tel contexte, l’outre-Bío-Bío se présentait comme un vaste territoire qui, une fois rattaché à la juridiction nationale, pourrait être mis au service d’une économie exportatrice en pleine croissance. En raison de son potentiel agricole, l’Araucanie devint même le centre de gravité de la production céréalière nationale, lui valant le surnom de « grenier du Chili » (Bengoa, 1985 ; Camus, 2006).

Plusieurs générations d’aires protégées

Les colons, recrutés pour certains jusque dans les bureaux d’émigration installés en Europe, affluèrent en masse, dans le chaos et l’anarchie de mouvements migratoires qui se traduisirent, in situ, par la disparition de milliers d’hectares de forêts primaires brûlées pour laisser place au développement agricole (Camus, 2006). Précédant les topographes, les colons prirent amplement le pas sur le processus de reconnaissance des droits fonciers autochtones. Dès 1873, alors qu’aucun titre de propriété n’avait été encore distribué aux communautés mapuches, les terres d’Araucanie furent mises aux enchères par lots de plusieurs centaines d’hectares (Blancpain, 1996). Souvent, les terres non distribuées lors de ces grandes ventes servirent à l’établissement des premières aires protégées du pays, qui ne furent pas véritablement créées dans le but de contrecarrer les conséquences écologiques d’une exploitation forestière caractérisée par sa spontanéité.

La formation de la Réserve forestière Malleco, en 1907, permit notamment à l’État de reprendre le contrôle d’une ressource forestière alors exploitée par de petites sociétés qui, sans détenir un quelconque droit de propriété sur les terres concernées, en avaient néanmoins l’usufruit. D’autres, comme les réserves forestières de Villarrica et de l’Alto Bío-Bío, eurent également pour fonction d’éviter les espaces vacants le long d’une frontière encore mal controlée à cette époque. La création des premières aires protégées en Araucanie semble ainsi avoir répondu au besoin d’un État désireux de sécuriser sa frontière et de réaffirmer sa souveraineté sur des ressources qu’il cherchait à préserver à des fins d’exploitation future, dans une perspective dite « ressourciste » (Ramousse et Salin, 2007). Ce cadre de pensée évolua lentement, à partir des années 1930, dans un contexte où la mise en avant des valeurs écologiques et paysagères prit peu à peu le pas sur la valorisation économique et le principe de rentabilité (Camus, 2006). C’est à cette époque qu’apparurent les premiers parcs nationaux, comme le Parc national Tolhuaca, fondé en 1935 sur une portion de la Réserve forestière Malleco et au sein duquel l’établissement de scieries fut interdit (figure 2).

Mais cette tendance s’affirma plus franchement dans le courant des années 1960. En 1967, par exemple, un détachement de la Réserve forestière Villarrica donna naissance au Parc national Huerquehue, en considération du « besoin urgent de conserver et protéger la végétation arborée et la faune autochtone existante sur le territoire national et se trouvant en voie d’extinction » (extrait du Décret n°347 du 01/06/1967 – traduction libre). En 1973, l’administration des aires protégées fut transférée à la Corporation nationale forestière (CONAF) [4] puis dotée, en 1984, d’un cadre normatif – le Système national d’aires naturelles protégées de l’État (SNASPE) – dont l’entrée en vigueur a néanmoins été conditionnée par la promulgation d’une réforme des statuts de la CONAF n’ayant pas encore eu lieu à ce jour (Aylwin et Cuadra, 2011). Mais, en pratique, ce sont bien les catégories définies dans ce cadre qui font office de référence, ce qui s’est notamment traduit par la transformation des anciennes réserves forestières en réserves nationales (tableau 1).

Figure 2

Aires protégées créées en Araucanie

Aires protégées créées en Araucanie
Source : CONAF Chile

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Tableau 1

Aires protégées officiellement reconnues au Chili

Aires protégées officiellement reconnues au Chili
Source : Aylwin et Cuadra, 2011

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Plus récemment, certaines ONG écologistes, comme le Comité Nacional Pro Defensa de la Fauna y Flora (CODEFF) et le World Wildlife Fund (WWF) soutiennent également, en parallèle, de nombreuses initiatives privées pour la conservation des forêts primaires du grand sud chilien (Catalan, 2006). Elles sont ainsi parvenues à constituer un vaste réseau régional d’aires protégées privées dont elles assurent la supervision, rivalisant à ce titre avec l’État en matière de protection de l’environnement. Malgré l’implication de communautés mapuches dans plusieurs de ces initiatives (Meza, 2009 ; Aylwin et Cuadra, 2011), il ne s’est pas encore produit de renversement d’une tendance historique d’exclusion ayant relégué les peuples autochtones à la périphérie des aires protégées. En Araucanie, les communautés mapuches demeurent effectivement en proie à un mode de gestion les ayant privées, au moins théoriquement, d’un droit d’accès et d’usage d’une partie importante de leurs territoires.

Un dispositif du pouvoir colonial contesté

En 2000, on dénombrait au Chili 18 aires protégées publiques concernées par la présence de communautés autochtones – totalisant une superficie de 1 585 436 ha, soit 10,93 % de l’ensemble du SNASPE – dont neuf dans les régions correspondant au territoire mapuche historique (Valenzuela et Contreras, 2000). Mais, par-delà ce constat, l’intégration des communautés autochtones à la gestion des aires protégées reste fort limitée. Une inflexion a néanmoins été marquée vers la fin des années 1990, où l’on vit poindre, sous l’impulsion d’un mouvement mapuche inscrivant la récupération des aires protégées à l’agenda de ses mobilisations, la prise en compte des communautés locales et du principe de gestion participative dans l’administration de ces espaces.

Transgressant l’étroitesse du cadre national chilien, certains représentants mapuches n’ont pas hésité à aller puiser à l’international, dans un jeu stratégique de changement d’échelles, les ressources nécessaires à la résolution de leurs demandes locales. Ils ont ainsi contribué à l’impulsion d’un mouvement « autochtones-sans-frontière » pour la reconnaissance de leurs droits dans la gestion des aires protégées (Verdeaux et Roussel, 2006). En conséquence, notons, par exemple, qu’entre l’édition de 1982 du Congrès international des parcs nationaux et celle de 2003, les discussions ont progressivement transité de la mise en place d’accords entre « peuples de la forêt » et administrations des aires protégées vers la reconnaissance du principe de consentement préalable, libre et informé lors de la création de nouveaux parcs ou réserves.

Par ailleurs, la dernière édition du Congrès latino-américain des parcs nationaux et autres aires protégées, célébrée en 2007 en Argentine, fut marquée par l’organisation parallèle d’un forum autochtone à l’issu duquel un document faisant acte de la position de ses délégués fut officiellement présenté. En considération des traités internationaux relatifs aux droits des peuples autochtones (Convention n°169 de l’OIT, Déclaration sur les droits des peuples autochtones de l’ONU, etc.), l’attention est portée sur « la nécessité de création de la figure de Territoire autochtone de conservation, en tant que nouvelle catégorie de gestion, sous contrôle de nos organisations […], régulée par le droit autochtone comme outil de contrôle et d’administration de ces territoires » (Nahuel, 2008: 22-23 – traduction libre de l’espagnol). Dès 2008, lors de son Congrès mondial de Barcelone, l’UICN officialisa cette catégorie (Aylwin et Cuadra, 2011).

Dans le sillage de ces débats menés sur la scène internationale, le Chili a progressivement intégré la prise en compte des communautés autochtones à la gestion des aires protégées. Le premier pas concret en la matière date précisément de 1997 lorsque, dans le rapport chilien du premier Congrès latino-américain des parcs nationaux et autres aires protégées, il fut précisé que la participation des communautés autochtones aux bénéfices générés par la présence d’aires protégées devait être considérée « à court terme » (CONAF, 1997). Par la suite, un premier atelier national intitulé « Aires naturelles protégées – Communautés autochtones » eut lieu en 1999 (Valenzuela et Contreras, 2000). Il est fort probable que les conclusions de cette activité aient influencé, voire précipité, la formalisation, trois ans plus tard, du principe de gestion participative dans les politiques institutionnelles.

Le premier document de travail de l’institution faisant ouvertement référence à la participation des communautés locales dans la gestion des aires protégées ne date effectivement que de 2002. Plusieurs niveaux de participation y sont définis, mais le rôle administrateur de l’État, à travers la CONAF, y est constamment réaffirmé (Araya, 2002). On remarquera, à ce titre, que le Chili se rattache – avec un certain retard – à un mouvement d’institutionnalisation de régimes dits de coadministration, expérimentés depuis le début des années 1980 au moins dans des pays comme le Canada (Notzke, 1995 ; Martin, 2006) et l’Australie (Muller, 2003).

De manière générique, la coadministration peut être définie comme un processus par lequel « des acteurs ou parties prenantes négocient, définissent et garantissent le partage entre eux, d’une façon équitable, des fonctions, droits, et responsabilités de gestion d’un territoire, d’une zone ou d’un ensemble donné de ressources naturelles » (Guyot, 2010 : 168). Pour sa part, Héritier insiste sur le rééquilibrage au moins symbolique des rapports de domination que permet l’enclenchement d’un tel processus qui, précise-t-il, « s’inscrit essentiellement dans une relation de pouvoir, conduisant à une recomposition des relations et des processus d’échanges entre deux acteurs ou groupes d’acteurs et aboutissant, de ce fait, à l’acceptation du pouvoir ou à un repositionnement [du] “champ du pouvoir” » (2011: 447).

En pratique, la gestion participative peut ainsi se décliner de multiples façons et doit alors être comprise comme un gradient de possibilités allant de l’information simple au partenariat dans la prise de décision et l’exécution conjointe de mesures relatives à l’usage d’une ressource donnée ou d’un secteur déterminé (Notzke, 1995 ; Héritier, 2011). Cinq niveaux de participation ont ainsi été officialisés au Chili (tableau 2).

Dans les faits, le niveau de consultation est le seul ayant été véritablement acquis. Partout sur le territoire national, des conseils consultatifs se mettent en effet en place au sein des aires protégées (Aylwin et Cuadra, 2011). Composés de membres des diverses institutions publiques et privées, mais aussi de représentants des communautés locales, ces conseils se réunissent d’une à trois fois par an, selon les nécessités et les circonstances. Convoquée par la CONAF, cette réunion périodique est orchestrée par l’un des fonctionnaires désignés de l’institution, qui détermine systématiquement l’ordre du jour. Il y a donc, dans cette instance, un ordre hiérarchique clairement établi, que seule l’adoption d’une convention entre les parties – niveau 3 de participation – permet momentanément de transgresser.

D’une durée limitée dans le temps, ces conventions ont pour vocation de statuer sur des demandes ponctuelles que l’administration cherche en fait à réguler afin de ne pas se voir dépassée dans ses prérogatives. Bien qu’elles ne permettent pas de redéfinir et rééquilibrer les relations de pouvoir au sein des aires protégées, ces conventions ont malgré tout été investies par certaines organisations autochtones comme un véritable instrument d’empowerment. C’est ainsi, par exemple, que le CTT est parvenu à négocier, en septembre 2000, la signature d’un contrat d’association reconnaissant un droit d’usage des ressources de la Réserve nationale Villarrica à 11 communautés mapuches voisines. Depuis, au moins cinq autres contrats auraient été formalisés dans plusieurs aires protégées de la région (Ibid.) [5], dont la Réserve nationale Alto Bío-Bío qui servira d’illustration à la suite de mes propos.

Tableau 2

Régimes de coadministration en vigueur au Chili

Régimes de coadministration en vigueur au Chili
Source : Araya, 2002

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Le cas de la Réserve nationale Alto Bío-Bío

Soutenus par les dirigeants du CTT, les représentants de trois communautés mapuche-pehuenches [6] de la commune de Lonquimay signèrent avec la CONAF, en mai 2007, un contrat d’association qui leur permit de « mettre un pied » dans les enceintes de la Réserve nationale Alto Bío-Bío et de prendre place dans le débat sur la gestion d’une aire protégée qu’ils revendiquent comme partie intégrante de leur territoire ancestral. Cet épisode ouvrit toutefois la porte à des jeux complexes d’influences et de relations de pouvoir, de négociations et de stratégies sur lesquels je reviendrai dans cette dernière partie. Je croiserai, pour ce faire, l’ensemble des données collectées lors d’enquêtes de terrain menées entre 2007 et 2009 à l’intérieur et aux abords de l’aire protégée, via la consultation d’archives et la réalisation d’entretiens formels et informels avec l’ensemble des acteurs locaux. Telle une controverse pleine d’espérance mais non exempte de difficultés, le parcours des communautés pehuenches sur les sentiers de la Réserve nationale Alto Bío-Bío peut être interprété comme une pièce en trois actes, entre l’émergence et le reflux du processus participatif et organisationnel.

Acte 1 : l’émergence du Conseil pewenche de Lonquimay

La Réserve forestière de l’Alto Bío-Bío a été fondée le 12 novembre 1912 sur les terrains disponibles du Lot B de colonisation de la sous-délégation de Lonquimay. À cette date, seules les communautés de Marimenuco et Pehuenco s’étaient vu attribuer un TM – en 1905 et 1908 respectivement. Leurs voisines de Piedra Blanca et Pino Solo n’eurent pas la même chance et la création de l’aire protégée eut pour effet de les convertir en occupants illégaux de leurs propres terres. Mais en 1929, alors que l’afflux continu de colons devenait une source de conflits, les autorités décrétèrent la désaffectation de 6000 ha de la réserve afin de résoudre la question foncière. Aucune délimitation précise ne fut cependant signalée et, dans la pratique, le processus de distribution des terres désaffectées ne commença que dix ans plus tard, dans une course à la légalisation des droits d’usage.

Si les familles pehuenches de Pino Solo purent ainsi légaliser leurs possessions en 1966, leurs voisines de Piedra Blanca dûrent en revanche attendre davantage. Embourbées dans d’inextricables conflits d’appropriation avec certains colons du secteur, elles eurent même recours aux tribunaux où elles obtinrent finalement gain de cause en 1987. En définitive, la régularisation de la situation foncière de l’ensemble des habitants du secteur, par la distribution de parcelles de colonisation agricole sur près de 5200 ha de terres désaffectées, se solda par une évolution considérable des formes de la réserve, aboutissant à son morcellement actuel en trois lots de terrain discontinus d’une superficie totale d’environ 31 000 ha (figure 3). Pour autant, les problèmes d’accès à la terre ne furent pas définitivement réglés.

Dans un contexte de croissance démographique ininterrompue, l’ouverture au principe de légalisation des occupations de fait laissa place à un inexorable processus de colonisation perçant aujourd’hui aux marges les plus reculées de l’aire protégée, qui constitue le seul réservoir de terres encore disponibles. Dès le début des années 1990, la CONAF fut sollicitée par un nombre croissant d’usagers cherchant à accéder aux terres de la réserve pour y laisser paître leur bétail le temps de la saison estivale – les veranadas. Occasionnelle en ses débuts, l’opération se répéta d’année en année, contribuant à inscrire durablement la présence des communautés voisines à l’intérieur de l’aire protégée. Or, l’assignation de secteurs déterminés aux mêmes groupes d’usagers eut pour effet de créer un sentiment d’appartenance et d’exclusivité fondé sur une différenciation entre « colons » et « autochtones ». L’appartenance ethnique se dressa ainsi, au fil du temps, en une sorte de marqueur spatial, dans un accès concurrentiel aux terres de la réserve.

C’est dans ce contexte que, le 28 novembre 2006, plusieurs dizaines de membres des communautés pehuenches du secteur bloquèrent durant quelques heures la route internationale reliant Lonquimay (Chili) à Zapala (Argentine), aux abords du poste de douane de Liucura. Cette manifestation musclée signa l’acte de naissance du Conseil pewenche de Lonquimay (CPL) dont l’un des principaux objectifs était de récupérer tout ou partie de la Réserve nationale Alto Bío-Bío. Quelques mois auparavant, un document cristallisant l’ensemble des attentes de ces communautés avait été présenté sous le nom d’« Agenda pewenche ». Faisant allusion à la réserve, il y est stipulé que « la déclaration d’une partie importante du territoire ancestral pewenche en tant qu’aire protégée constitue un acte illégal et arbitraire, considérant qu’il nie les fondements de la culture mapuche pewenche et leur porte atteinte en empêchant les activités de collecte d’aliments et le déplacement systématique vers les zones d’extension des communautés » (Consejo Pewenche de Lonquimay, 2006, traduction libre de l’espagnol).

Figure 3

Formation de la propriété aux abords de la Réserve nationale Alto Bío-Bío

Formation de la propriété aux abords de la Réserve nationale Alto Bío-Bío
Source : Mapas IGM 1:50.000 (3830-7045 / 3830-7100)

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Regroupant initialement une soixantaine de membres des communautés de Pehuenco et de Piedra Banca, le CPL fut rejoint, dans le courant de l’année 2007, par la plupart des familles de Pino Solo. Outre leur situation de voisinage vis-à-vis de la Réserve nationale Alto Bío-Bío, ces trois communautés sont aujourd’hui interconnectées par des liens de parenté multilatéraux remontant à plusieurs générations. Cette donnée est essentielle car elle explique, dans une très large mesure, les logiques d’articulation et établissements d’alliances ayant présidé à la formation de l’organisation. De plus, il est également important, pour comprendre l’émergence du CPL, de souligner les liens formels qu’entretiennent ses dirigeants avec le CTT dont l’expérience et la notoriété contribuèrent indiscutablement à la propulsion de l’organisation.

Acte 2 : le contrat d’association avec la CONAF

Dans le sillage des mobilisations du CTT et d’un vaste projet territorial visant à renverser la logique foncière enclenchée depuis le processus de colonisation, les dirigeants pehuenches poussèrent plus loin les niveaux de participation lors des négociations engagées avec la CONAF. Il est important, à ce stade, d’insister sur le fait que, contrairement aux autres catégories d’aires protégées dont les objectifs de préservation tendent à restreindre toute forme d’intervention anthropique, les réserves nationales sont entendues comme des entités au sein desquelles une gestion durable des ressources peut être envisagée sur la base d’un partenariat avec les communautés locales.

S’appuyant sur les différents traités internationaux relatifs aux droits des peuples autochtones, les dirigeants pehuenches n’envisagèrent cependant la coadministration de la Réserve nationale Alto Bío-Bío que comme un premier pas vers une forme de dévolution définitive de leur territoire. En ce sens, leur but était bien de « pehuenchiser » la réserve, de la faire basculer du côté des juridictions autochtones et d’en reconquérir la souveraineté. Profitant des acquis du CTT en la matière, ils parvinrent à négocier un contrat d’association avec la CONAF, quelques mois à peine après le début de leurs mobilisations. Signé le 23 mai 2007 avec les représentants des communautés de Pehuenco, Piedra Blanca et Pino Solo, ce contrat fut conçu comme une convention cadre appelant, a posteriori, la formalisation de plusieurs conventions spécifiques pour chacune des communautés engagées.

Tout en accordant la réalisation d’activités sortant du cadre conventionnel (extraction de bois mort, collecte de plantes, tracé de nouveaux sentiers, etc.), ce document ne manqua pas de rappeler, dans son préambule, que l’administration de l’aire protégée demeurait du domaine de compétence de la CONAF. Tout au plus, il permit donc de légitimer une situation de fait sans pour autant remettre en cause l’ordre hiérarchique établi. Hautement symbolique, cette convention marqua malgré tout un pas fondamental en reconnaissant et officialisant la présence pehuenche au sein de la réserve. Les dirigeants du CPL, pour leur part, l’ont incontestablement investie comme un instrument au service de leurs revendications territoriales, comme cela transparaît dans l’un des points du document dans lequel ils sont parvenus à insérer :

La connaissance de la diversité a établi des liens indissolubles ayant garanti la durabilité biologique au sein des territoires ancestralement utilisés. Pour les communautés mapuches d’identité pehuenche, les aires naturelles protégées sont un territoire dans lequel elles ont développé, depuis des générations, des activités communautaires d’ordre religieux, économique, social, médicinal et spirituel.

Consejo Pewenche de Lonquimay, 2006, traduction libre de l’espagnol

Dans la pratique, ce recentrage du discours sur la spécificité culturelle pehuenche et la singularité du rapport au milieu constitua la base théorique d’une discrimination « à l’envers » visant à exclure les colons du débat sur la gestion de l’aire protégée. Ceux-ci ne sont effectivement censés partager ni la même culture, ni la même relation à l’égard de l’environnement. On remarque toutefois que, par-delà les discours, l’économie familiale des colons du secteur est relativement identique à celle des communautés pehuenches avec lesquelles ils partagent souvent la même pauvreté. Les colons, en effet, mènent aussi leurs animaux paître aux veranadas et collectent les pignons de l’araucaria (voir la note 6). De surcroît, l’existence d’un nombre important de foyers « mixtes », ainsi que l’adhésion massive des Pehuenches aux temples pentecôtistes implantés depuis plusieurs décennies dans le secteur, rendent d’autant plus floues et superficielles les frontières identitaires entre les deux groupes (Sepúlveda, 2012).

Dans un contexte marqué par un accès concurrentiel à un même espace ou à une ressource donnée, la mise en relief exacerbée des différences culturelles peut ainsi constituer une plus-value conférant aux autochtones une légitimité accrue (Kent, 2008 ; Guyot, 2011). Mais au-delà des dispositifs discursifs, il convient de s’intéresser au cadre dans lequel ladite convention fut signée, car le lieu de sa célébration n’eut effectivement rien de neutre. Contrariant les normes établies en la matière, les dirigeants du CPL ont réussi à faire venir les représentants de la CONAF à Lonquimay, dans la communauté de Pehuenco. Ils les ont, en somme, invités dans leur territoire à formaliser un accord qui, d’habitude, se négocie entre quatre murs, dans les bureaux de l’institution. Le choix du lieu, éminemment stratégique, traduit en soi l’importance et les enjeux d’une réunion ayant permis aux dirigeants du CPL de s’affirmer face aux représentants de la CONAF qu’ils soumirent à leurs propres règles. Ils parvinrent ainsi à renverser, symboliquement au moins, les termes d’une relation leur étant habituellement défavorables.

Acte 3 : l’échec du nguillatun et le reflux de l’organisation

Dans les mois qui suivirent la signature de la convention cadre, les dirigeants des communautés affiliées au CPL s’attelèrent à définir le contenu de chacune des conventions spécifiques qu’elles formalisèrent dans un document précisant leurs attentes. Remis à la CONAF dans le courant de l’année 2008, ce document fait état de la demande de restitution de trois secteurs de veranadas parfaitement individualisés pour chacune des communautés. En outre, un quatrième secteur y est revendiqué au nom du CPL en tant que « territoire sacré ». Connu sous le nom de Cerro Bayo, ce haut-lieu est présenté dans le document comme ayant été le refuge des derniers résistants mapuches de la campagne de « pacification ». Aux yeux des membres de l’organisation, cette revendication collective revêt une charge hautement symbolique cristallisant l’enjeu de leurs mobilisations.

Aussi, lors d’une mission de reconnaissance en janvier 2008, ils y réalisèrent une cérémonie au cours de laquelle ils plantèrent le drapeau mapuche, telle une forme de marquage et de réappropriation symboliques (figure 4). Cette manifestation, assurément plus politique que religieuse, eut précisément lieu à l’endroit où devait être réalisé, un mois plus tard et en vertu de la convention signée avec la CONAF, un nguillatun – cérémonie la plus importante du complexe rituel mapuche – auquel de nombreux invités avaient d’ores et déjà été conviés. Il semble, toutefois, que les dirigeants du CPL avaient sous-estimé la capacité des colons de s’interposer dans leur projet. Ayant également des intérêts à défendre à Cerro Bayo, ceux-ci avaient bien compris qu’en laissant s’y dérouler le nguillatun, ils laissaient en fait leurs rivaux s’y installer et en prendre définitivement le contrôle. Leur détermination les rendit intraitables et, s’inspirant d’une praxis dont ils avaient par le passé souffert les conséquences, ils bloquèrent l’accès à la réserve, faisant barrage, à leur tour, sur la route internationale.

Figure 4

Réappropriation de Cerro Bayo par le CPL

Réappropriation de Cerro Bayo par le CPL
Cliché : Sepúlveda, 2008

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La CONAF, qui dans un premier temps avait donné son accord pour l’activité, s’était finalement rétractée l’avant-veille de la célébration, notamment sous la pression du maire de Lonquimay, peu enclin à voir se consolider l’un des bras les plus actifs du CTT dans le territoire sous sa juridiction. Mais ce revirement n’affecta en rien la volonté des dirigeants pehuenches qui, avec ou sans autorisation formelle, n’avaient de toute façon pas l’intention de renoncer à leur projet. C’est ainsi qu’ils allèrent buter, littéralement, contre le barrage dressé par leurs opposants, face auxquels ils se retrouvèrent finalement seuls et « désarmés ». La CONAF, débordée par le déroulement d’une situation qu’elle n’avait pas su prévoir ni gérer à temps, autorisa l’administrateur de la réserve à quitter les lieux, redoutant d’être pris à parti. L’Intendante d’Araucanie [7], pour sa part, donna ordre aux forces de police de ne pas intervenir dans ce que l’on considéra comme un conflit intraethnique.

En effet, outre les colons du secteur incarnant l’antithèse d’un mouvement autochtone ancré dans la tradition, de nombreuses familles pehuenches issues des mêmes communautés étaient venues alimenter la constitution d’un véritable front d’opposition au projet du CPL. Converties de longue date à l’Évangile, ces familles avaient clairement refusé la réindianisation prônée par les dirigeants du CPL. Exclues de facto du processus de récupération de l’aire protégée, elles se rallièrent alors presque naturellement aux colons avec lesquels elles partageaient une même dévotion pour le culte pentecôtiste. L’appartenance religieuse ne fut pourtant pas la cause fondamentale des regroupements observés, entièrement réglés par l’ordre de la parenté et des affinités sélectives. Une lecture plus attentive de ce conflit révèle effectivement que celui-ci se structurait sur des systèmes d’alliances relativement complexes, recoupant, dans chacune des communautés, les rivalités existantes entre plusieurs factions ou segments lignagers. La Réserve nationale Alto Bío-Bío était devenue, en somme, l’enjeu d’un conflit intertribal (Sepúlveda, 2012).

Le grand nguillatun eut finalement lieu dans la communauté de Pehuenco et les dirigeants du CPL semblent avoir définitivement abandonné l’idée d’occuper un jour Cerro Bayo. À la suite de cet échec, certains d’entre eux voulurent réintégrer le conseil consultatif de la réserve, délaissé de longue date, afin d’y négocier les conventions spécifiques. Mais la plupart des membres de l’organisation s’y refusèrent, décidant de maintenir le bras de fer avec l’institution. Ce qu’a permis de révéler cette expérience, en définitive, ce sont les limites du champ d’action de la CONAF qui, en méconnaissance des dynamiques locales et des enjeux territoriaux soulevés par la constitution de l’aire protégée, a contribué au raffermissement de lignes de faille à la fois inter et intraethniques. Si cet épisode a alors eu pour conséquence de freiner le processus participatif et de mettre un terme au projet du CPL, il a néanmoins démontré les capacités des communautés locales à sanctionner l’institution et reprendre, l’espace de quelques jours, le contrôle de la Réserve nationale Alto Bío-Bío.

Conclusion

Sous l’impulsion d’un mouvement mapuche contestant l’établissement d’aires protégées dans son territoire historique, l’État chilien semble s’ouvrir timidement, en ce début de siècle, au principe de gestion participative. Le terrain conquis par les organisations autochtones ne s’en tient encore toutefois qu’à la légalisation de situations de fait. Cette réalité ne diffère guère, à ce titre, d’autres expériences ailleurs dans le monde, où l’on note aussi parfois une certaine réticence des pouvoirs publics à laisser davantage de prérogatives aux acteurs locaux (Martin, 2006 ; Åge Riseth, 2007 ; Fouache et al., 2009). Des situations contrastées existent cependant à l’intérieur même des États, selon les régions mais aussi selon le type d’aires protégées concernées. Comme l’a démontré Héritier (2011) pour les cas canadien, australien et néo-zélandais, il arrive que résistances et conflits cohabitent avec des initiatives visant clairement à reconnaître la légitimité des peuples autochtones et de leur compétence gestionnaire.

Des catégories spécifiques d’aires protégées fondées sur le principe de sécurisation foncière et de reconnaissance de la propriété autochtone ont effectivement été instituées dans plusieurs pays à travers le monde. L’Australie, notamment, inaugurait en 1998 sa première Aire protégée autochtone à Nantawarrina. En 2003, on en recensait déjà une douzaine sur l’ensemble du territoire national (Muller, 2003). Au Pérou, également, les Réserves communales sont apparues comme une catégorie d’aire protégée spécialement conçue pour être administrée par les communautés autochtones (Kent, 2008). Impensable aujourd’hui au Chili, ce renversement de perspective avait pourtant été proposé dès 1998 par Aagesen. Bien que la législation en vigueur n’entrevoie toujours pas ce type d’arrangements, certaines communautés mapuches, soutenues par des ONG écologistes, ont néanmoins pris les devants, en fondant, sur leurs terres, des aires protégées qu’elles administrent directement.

Une initiative pionnière a notamment été prise dans la Région de Los Lagos où, depuis 2000, un réseau de parcs communautaires relie sept communautés du secteur côtier de Maicolpué (Cárdenas, 2006). Plus récemment, en 2009, un projet de Parc Pehuenche a également été lancé dans la communauté de Quinquen, à Lonquimay. À terme, il devrait permettre de renforcer le contrôle de la communauté sur son territoire (Aylwin et Cuadra, 2011). Toutefois, l’absence de reconnaissance légale restreint considérablement les possibilités de consolidation et de développement de ce type d’initiatives, qui ne sont encore qu’expérimentales au Chili.