Corps de l’article

La richesse des exposés et des échanges lors des Chantiers de la géographie qui se sont tenus les 28 et 29 avril 2006 à l’Université Laval a suscité chez nous une réflexion sur l’évolution de la géographie depuis une cinquantaine d’années. Évoquer l’histoire récente de la géographie n’est toutefois pas sans difficulté car cette discipline est certainement celle qui, en sciences sociales, a connu au cours des dernières décennies, les changements les plus profonds. Ces changements, déjà en 1958, Fernand Braudel les appelait de ses voeux  :

La géographie se pense trop souvent comme un monde en soi, et c’est dommage. Elle aurait besoin d’un Vidal de la Blache qui, cette fois, au lieu de penser temps et espace, penserait espace et réalité sociale. C’est aux problèmes d’ensemble des sciences de l’homme que, dès lors, serait donné le pas dans la recherche géographique.

Braudel, 1958 : 752

En 1984, Paul Claval écrivait que « la période de restructuration s’achève et que la géographie est maintenant une science sociale dont le rôle s’affirme sans cesse davantage » (p. 5). En 1997, Rémy Knafou observait que la géographie a fait « une migration unique dans l’histoire des sciences » :

Pour simplifier beaucoup, on dira qu’en un demi-siècle la géographie est passée du champ des sciences de la nature à celui des sciences sociales en une migration unique dans l’histoire des sciences et dont les géographes eux-mêmes n’ont pas fini de mesurer les conséquences. Il est donc logique que les non-géographes aient parfois quelque mal à prendre conscience des changements fondamentaux enregistrés par la géographie qui n’est plus la discipline présentant le cadre – principalement naturel – immuable à l’échelle historique dans lequel se joue l’action humaine. Aujourd’hui, la géographie se donne le plus souvent comme objectif d’analyser la dimension spatiale des sociétés. De Vidal de la Blache qui écrivait avant la Première Guerre mondiale à nos jours, on est ainsi passé d’une géographie qui naturalisait la société à une géographie qui socialise la nature, c’est-à-dire qui la traite comme une composante de la société.

Knafou, 1997 : 11

Alors que Claval écrit que « la période de structuration s’achève », Knafou considère que les géographes sont loin d’en avoir pris toute la mesure. Le fait de dire que la géographie est une science sociale ne change pas en effet la nature de la réalité disciplinaire (Deshaies, 1988). La géographie a-t-elle terminé sa migration ? Sinon, quelles en sont les difficultés principales ? C’est à ces questions que le présent texte voudrait apporter quelques éléments de réponse.

Après avoir tenté une identification sommaire des tendances de fond dans l’évolution récente de la géographie, le travail consistera à identifier l’idée directrice dans ces tendances et à décrire certains défis théoriques, épistémologiques et méthodologiques à relever dans les circonstances.

Tendances de fond dans l’évolution récente de la géographie

Pour les géographes formés avant les années 1960 et 1970, l’évolution de la géographie depuis une cinquantaine d’années peut leur apparaître trop rapide, alors que les géographes ayant terminé leurs études après les années 1990 considèrent probablement que les progrès se réalisent à un rythme assez lent en s’appuyant sur les acquis des années antérieures. Sans prétendre à l’exhaustivité, plusieurs mutations substantielles peuvent être identifiées et énumérées pour décrire l’évolution de la géographie dans la seconde moitiée du XXe siècle :

  • La discipline s’est modifiée avec le développement des techniques, des outils et des méthodes (quantitatives particulièrement), avec la diffusion des théories qui visent une explication synthétique de l’ensemble de la vie sociale, avec la mise en valeur de multiples approches qui ont suscité des analyses diachroniques, fonctionnalistes, structurales, systémiques, dialectiques, causales, herméneutiques, actancielles, etc., avec l’ouverture de la géographie sur les autres sciences sociales, avec le développement d’approches selon les genres (femmes, personnes âgées, enfants, homosexuels, sdf, etc.).

  • Une démarche axée sur le concret, reposant sur l’observation visuelle sur le terrain, a cédé de plus en plus sa place à une autre plus articulée sur la réflexion théorique au sujet de phénomènes peu visibles dans l’espace. Peu de géographes peuvent maintenant reprendre la formule ancienne qui veut que « la géographie s’apprenne par les pieds », sans provoquer un tollé.

  • La géographie a favorisé graduellement un recentrage de ses travaux sur l’analyse sociale et culturelle, sans oublier pour autant son intérêt pour la géographie régionale et surtout l’analyse spatiale déjà privilégiée depuis les années 1960. En effet, l’analyse géographique a élargi ses champs d’intérêt aux pratiques socioterritoriales, aux représentations et aux discours. Ces deux derniers aspects font maintenant partie des préoccupations quotidiennes des géographes, car ils sont essentiels à une meilleure compréhension des comportements spatiaux et des territoires.

  • Il faut noter une croissance d’intérêt pour les questions reliées à la nature à la suite des problèmes environnementaux comme les diverses pollutions et les changements climatiques, qui ont aussi provoqué une conscience civique de plus en plus affinée et exigeante en travaux de recherche. Les risques et les catastrophes naturelles sont également devenus l’objet d’une préoccupation majeure pour en évaluer leur fréquence et leur impact sur les sociétés, le tout dans une optique prévisionnelle.

  • La mesure et la mathématisation des phénomènes qualitatifs (attitudes, perceptions, représentations, etc.) grâce aux techniques non paramétriques (échelle de Likert, analyse des correspondances, analyse de variance multivariée, etc.) permet désormais de transcender le dualisme quantitatif/qualitatif.

Ces changements dans la pratique géographique doivent être mis en contexte. Même si, au Québec, la majorité des recherches géographiques dans les années 1940 et 1950 ne comportaient habituellement pas de long développement théorique, elles étaient une démarche d’intelligence de la réalité et portaient en elles-mêmes leur propre théorie, sans pour autant que celle-ci soit toujours explicitée. En effet, la théorie est en partie préexistante à tout savoir scientifique, comme l’avait déjà écrit Émile Durkheim. Maintenant, les géographes s’interrogent habituellement sur la construction de leur regard au début de leurs recherches et de leurs écrits. Cette distanciation du sujet par rapport à l’objet est à l’origine de trois types de recherches. Le premier type, la recherche empirique, qui prolonge jusqu’à un certain point les recherches antérieures, vise à la vérification empirique de théorie qui, comme l’écrit Lévy (2001 : 921), « cristallise […] une démarche à mettre en oeuvre ». Cette démarche consiste à définir une problématique, à développer un cadre théorique articulant un ensemble d’hypothèses à vérifier (infirmer) et à préciser la meilleure stratégie de recherche en ce sens. Le second type a pour objectif d’améliorer ou de développer une ou des théories pour mieux rendre compte de la réalité. Alors que le premier type consiste à confronter la théorie à la réalité, le second met les théories en réflexion. C’est là un type de recherche purement théorique d’une très grande utilité pour le premier type. Le troisième type, plus épistémologique, concerne l’analyse de la valeur des pratiques scientifiques de la discipline, de sa place parmi les sciences et de sa finalité dans la société, notamment par rapport aux enjeux sociaux.

Ces trois genres de recherches se côtoient tout en s’appuyant mutuellement, car ils ne peuvent pas se développer en silo. Par ailleurs, comme ils ne sont pas indépendantes des enjeux sociaux, deux questions importantes seront toujours présentes : quelles sont les constructions théoriques les plus pertinentes qu’il serait nécessaire de revisiter, ou peut-être de carrément reconstruire ? Y-a-t-il des inquiétudes récentes dans la société qui devraient solliciter l’attention des géographes pour des théories nouvelles ?

Après cet essai d’identification des tendances de fond dans la dynamique disciplinaire, force est de conclure que la géographie s’est complexifiée de façon importante. Ce foisonnement, malgré une apparence de dispersion, d’éclatement, de confusion et de désordre, a laissé des traces indélébiles sur la pratique géographique. Cette complexité théorique et méthodologique de la géographie exige des échanges plus nombreux et plus soutenus entre les géographes et avec les autres disciplines.

Sens à découvrir dans cette évolution récente

Cette multiplicité nous incite à dégager un ordre ou une idée directrice. Ne peut-on pas, en effet, se demander si cette évolution présente une continuité ou si elle comporte une série de ruptures ? Pour répondre à cette question, il s’agit d’abord de mettre en relation les divers éléments identifiés et recensés dans la section précédente.

La figure 1 constitue un essai en ce sens. Elle illustre les multiples relations entre les types de recherches. À sa manière, cet exercice de classification souligne l’intérêt pour le géographe d’identifier le genre qu’il veut pratiquer dans un travail donné et d’expliciter sa démarche méthodologique. De nombreux débats prennent leur origine dans le fait que les géographes n’explicitent pas suffisamment le genre et la démarche de leur recherche. Dans un contexte où la géographie n’est plus monolithique, le chercheur doit davantage exposer les finalités de sa recherche, spécifier ses choix théoriques et ses grilles d’analyse, formuler explicitement ses hypothèses, bien décrire le contexte de l’observation et préciser les méthodes et les techniques de collecte de l’information ainsi que leur traitement. La figure fait également ressortir que les divers types de recherche s’appuient réciproquement au lieu de s’opposer et qu’elles appellent nécessairement la communication et les échanges entre les chercheurs. Car en fin de compte, la finalité de la recherche, quelle soit théorique, épistémologique ou méthodologique, est de rendre compte de la réalité par la vérification empirique. La société d’ailleurs n’en attend pas moins. En ce sens la recherche purement théorique ou épistémologique est d’une importance seconde sans être secondaire.

Figure 1

Relation entre les divers types de recherche et la démarche méthodologique

Relation entre les divers types de recherche et la démarche méthodologique

Conception : Laurent Deshaies

-> Voir la liste des figures

La figure 2, pour sa part, vise à extraire l’idée directrice de chacune des tendances de fond identifiées précédemment. La technique utilisée fut le regroupement des mots-clés et leur mise en relation. À cette fin, les mots-clés furent d’abord listés et regroupés empiriquement dans le tableau 1. Ensuite, il fallut remettre de l’ordre dans les mots-clés et les catégories définies dans ce tableau grâce à une mise en relation signalée par des flèches. La mise en relation nécessite cependant l’introduction d’un ensemble de mots intégrateurs choisis en fonction de la relation des acteurs aux territoires.

Tableau 1

Classement des mots-clés de l'évolution de la géographie depuis une cinquantaine d'années

Aspects se rapportant à la démarche géographique

Aspects liés à l'organisation de la réalité

Aspects liés à la société

Théories générales, particulières et de moyenne portée

Analyses diachronique, dialectique, causale et herméneutique

Mesure et mathématisation

Techniques, outils, quantification

Terrain concret visible et aspects peu visibles

Fonctionnalisme

Structure

Système

Nature

Niveaux géographiques

Risques et catastrophes d'origine naturelle

Comportements spatiaux et territoriaux

Représentations et discours

Analyse sociale

Analyse actancielle

-> Voir la liste des tableaux

Figure 2

Synthèse des tendances de la géographie

Synthèse des tendances de la géographie

Conception : Laurent Deshaies

-> Voir la liste des figures

En effet, pour assurer une certaine cohérence, il fallait introduire l’idée, fondamentale, que les liens entre les acteurs et les structures (ou autres termes à peu près équivalents) pouvaient constituer un objet d’étude pour la géographie. La figure 3 met en évidence cette idée sur plusieurs plans. D’abord, elle illustre que la pratique géographique s’articule autour de trois dimensions (et non de deux) : les acteurs (sociétés) ; les territoires qui se distinguent par des structures, des fonctions et une organisation systémique, enfin, les relations entre les deux dimensions précédentes. L’accent mis sur les relations permet d’éviter le danger d’un dualisme comme celui de la nature et de la culture. Ces dimensions constituent un axe perpendiculaire à un axe disciplinaire. La dimension des relations se situe à la jonction de ces deux axes, jonction où l’on retrouve à la fois les relations entre les acteurs et les territoires, et les relations entre les aspects théoriques et méthodologiques de la discipline géographique. La tâche de la géographie est de travailler à l’élaboration de modèles relationnels et de les parfaire constamment pour pouvoir rendre de plus en plus compte de la réalité sociale.

Comment ne pas voir dans cette idée directrice une certaine ressemblance avec certains titres d’ouvrages sociologiques, comme par exemple L’acteur et le système de Michel Crozier et Erhard Friedberg (1977) ? Ainsi, la géographie, consoeur de la sociologie, loge parmi les sciences sociales dont l’objet commun d’étude est la société et ses composantes (figure 3). Selon cette figure, les sciences sociales seraient donc une par l’objet commun d’étude, diversifiées et complémentaires dans leur approche de la société. Cette optique ajoute un nouveau schéma au cinq déjà recensés par Pierre Dagenais en 1973. Cela signifie aussi qu’il faut éliminer l’idée qu’on puisse faire une géographie totale, même si on doit tenter dans la mesure du possible de la faire la plus globale possible. La géographie doit plutôt penser socialement tout en agissant et en pratiquant géographiquement. Elle doit maintenant se pratiquer avec modestie face à la complexité de la réalité sans toutefois être à la remorque des autres sciences sociales et de la sociologie en particulier.

Figure 3

Les sciences sociales par rapport à leur objet commun d’étude

Les sciences sociales par rapport à leur objet commun d’étude

NB : Ce schéma de l'unité et de l'indépendance des sciences sociales dans l'étude de l'être humain et des sociétés ne préjuge en rien de leur importance relative

Conception : Laurent Deshaies

-> Voir la liste des figures

Le géographe doit recentrer plus modestement, avec l’aide des autres scientifiques, sa réflexion théorique et méthodologique sur des questions sociales de recherche (problèmes) ou des questionnements sociaux (problématiques) et sur leurs contextes géographiques et environnementaux et, aussi, choisir des théories dans le coffre à outils des sciences sociales pour les développer en fonction de son objet propre et mettre en évidence les hypothèses à vérifier (infirmer) empiriquement. Mais il apparaît quand même évident que la recherche géographique est plus qu’une affaire de séquence par rapport à un questionnement social et qu’elle doit développer ses propres cadres théoriques, épistémologiques et méthodologiques autour d’une idée centrale porteuse d’avenir et d’action.

Défis d’une géographie actancielle ou relationnelle

La tentative d’identification de l’idée directrice dans les mutations de la discipline donne un résultat qui se situe dans la continuité d’une certaine définition de la géographie depuis plus d’un siècle. L’étude des relations entre les acteurs et les territoires prolonge effectivement, mais jusqu’à un certain point, celle des relations humanité/nature. Il faut cependant souligner l’enrichissement sur le plan théorique et méthodologique et la mise en évidence de la pertinence de l’étude des comportements territoriaux, des représentations et des discours. Le défi nouveau pour la géographie actuelle est d’élaborer une grille de lecture qui permette d’analyser les relations entre les acteurs et les territoires. Il est possible de décomposer ce nouveau défi en deux : les relations entre les acteurs et la nature et les relations entre les acteurs et les territoires.

Un premier aspect de ce défi concerne l’intérêt accru des citoyens pour les questions environnementales. Celles-ci sont un problème de société avant d’être une question d’écologie. L’analyse des relations humanité/nature (milieu ou espace) doit être renouvelée sur de nouvelles bases. Depuis un siècle, beaucoup de géographes ont retenu cette idée de relations entre les sociétés humaines et la nature en considérant qu’il s’agissait d’un binôme alors que nous avons affaire à un trinôme : humains, nature et relations (Risi, 1985). C’est ce dernier terme qui doit en fait retenir l’attention des géographes et autres scientifiques. Il faut dépasser un dualisme primaire et improductif, et tenter de définir et de développer un modèle relationnel qui devrait à moyen et à long terme renouveler le discours théorique et servir à redéfinir les politiques environnementales et les pratiques professionnelles. Il est donc nécessaire de repenser les liens entre les sociétés et le milieu naturel au-delà des perspectives climatiques, hydrologiques, biogéographiques, géomorphologiques et pédologiques, ce qui n’enlève rien à la pertinence, l’importance et la valeur intrinsèque de chacune de ces sciences autonomes. La direction à prendre se justifie amplement avec les risques et les catastrophes de plus grande ampleur, les progrès techniques faisant reculer les limites écologiques et les contraintes de la rareté des milieux se faisant maintenant sentir à l’échelon mondial. Ainsi l’analyse géographique ne doit pas seulement porter sur l’adaptation des sociétés humaines à la nature ou sur l’harmonie entre les deux, mais aussi, et surtout, sur la dysharmonie et les dysfonctionnements des relations. À titre de suggestion, la figure 4 illustre sommairement le potentiel d’un modèle relationnel entre la société et la nature. C’est là une figure qu’on peut développer et approfondir. Les axes d’analyse sont nombreux : influence du milieu naturel sur la société, influence d’un milieu naturel modifié par les humains, influence diversifiée de la société sur le milieu naturel, modifié ou non. Le tableau 2 prolonge la figure 4 en indiquant quelques thèmes d’analyse appropriés aux différents modes de relations que pourrait approfondir davantage la recherche géographique qui possède déjà une expertise.

Tableau 2

Exemples de thèmes au sujet des relations société humaine/nature

Mode interprétatif

Mode évaluatif

Mode actif (gestion et action)

Mode réactif

Images mentales et représentations du milieu naturel

Analyse paysagère

Analyse des géosystèmes

Potentiel et contraintes

Étude d'impacts

Éthique de l'environnement

Planification écologique

Modifications de la nature par l'occupation et les activités humaines

Pollutions diverses

Dégradation et perturbation de la nature (déforestation, surexploitation)

Développement durable

Problèmes humains résultant des stress environnementaux

Réactions aux catastrophes (inondations, volcans, tornades, avalanches, éboulis, glissements)

Zonage, mesures préventives et de mitigation

-> Voir la liste des tableaux

Si la première catégorie concerne les représentations et la seconde les projets au sujet du milieu naturel, les deux dernières catégories se rapportent aux pratiques et aux comportements humains. Bref, les développements récents de la géographie humaine fournissent davantage de moyens pour approfondir cette question des relations.

L’évolution de la géographie depuis une cinquantaine d’années a favorisé une regloba-lisation des relations entre les sociétés humaines et la nature dans le cadre plus large des relations entre les sociétés (et les acteurs) et leurs territoires. Le deuxième aspect du défi se situe à ce niveau. La notion de territoire intègre non seulement l’idée de nature ou d’espace d’une géographie plus traditionnelle, mais aussi les objets humains (artificiels) et leur valorisation différentielle par les acteurs. Par ailleurs, le centre d’intérêts des géographes s’est déplacé, en partie, des territoires vers les acteurs. Il serait en effet paradoxal de parler des structures, des fonctions et des systèmes en évacuant les producteurs de territoires. Les interactions et les interdépendances, bref les relations, font partie de la scène où se meuvent les acteurs. C’est par l’intermédiaire des acteurs qu’il faut maintenant aborder l’analyse des territoires. L’accent peut être certes mis de façon temporaire sur les acteurs, parfois sur les structures, mais, en aucun cas, le géographe ne doit retenir un seul terme de l’action et éviter l’étude des relations entre les deux termes. Ces acteurs sont l’individu, la famille, les groupes– depuis l’entreprise jusqu’aux associations variables en degré de formalité pour leur fonctionnement (gang, clan, etc.) –, les collectivités locales et régionales, l’État. Ces divers acteurs se caractérisent donc par une vision de leur destinée et des pratiques territoriales diversifiées. Depuis une vingtaine d’années, les géographes n’ont pas tous oublié les acteurs dans leur analyse, malgré le titre de l’ouvrage de Gumuchian, Grasset, Lajarge et Roux (2003), Les acteurs, ces oubliés du territoire. Jusqu’à présent, les géographes ont privilégié certains acteurs, notamment les individus dans les institutions publiques et parapubliques, les collectivités locales et les groupes communautaires. On semble avoir nettement sous-estimé l’importance et l’intérêt des entreprises et des entrepreneurs, compte tenu de leur grand nombre (les entreprises sont près de 470 000 juste au Québec) (Deshaies, 1997). Comme pour les relations entre les sociétés humaines et la nature, il est aussi nécessaire de développer un modèle relationnel entre les acteurs et les territoires. Il y a là une distance à problématiser. Avant de réfléchir sur ce sujet, abordons la question des échelles et des niveaux géographiques.

Figure 4

Types de relations société/nature : un essai de modélisation

Types de relations société/nature : un essai de modélisation

Conception : Laurent Deshaies

-> Voir la liste des figures

Les géographes sont depuis longtemps sensibles à l’existence des niveaux géographiques. Une distinction doit être faite entre l’échelle cartographique qui exprime une fraction entre un objet sur la carte et le même objet dans la réalité, et l’échelon d’observation qui fait référence au niveau d’analyse de la réalité géographique (local, régional, national, international, etc.). D’autre part, il faut aussi parler de l’étendue géographique des phénomènes, d’ailleurs très variables en nature. L’approche multiniveau fait-elle référence simultanément à l’échelon d’observation et à la dimension spatiale des phénomènes ? Cette approche valorisée depuis quelques années interroge le statut de la géographie régionale. Alors que celle-ci a parfois eu tendance à se limiter à un échelon d’observation en voulant souvent en faire un système fermé, l’approche multiniveau met l’accent sur le caractère multiscalaire de l’analyse. La géographie régionale a plutôt offert une vision monoscalaire en imposant au point de départ un cadre spatial d’analyse. Mais là aussi, il y a eu d’heureuses exceptions parmi les travaux des géographes. L’approche mutiniveau présente certes un avantage sur la géographie régionale, mais les acteurs n’ont pas tous le même intérêt pour chacun des niveaux. L’approche mutiniveau demeure très difficile à mener pour diverses raisons : le nombre et la diversité de niveaux, leur degré de temporalité, l’absence d’emboîtement, leur pertinence variable selon les acteurs, l’interférence de plusieurs niveaux dans un même lieu, etc. En effet, comme le niveau global s’inscrit souvent dans le niveau local, et inversement, l’approche multiniveau ne résout pas tous les problèmes. Il n’en demeure pas moins que le géographe doit tenir compte des différents contextes géographiques en utilisant les échelons d’observation dans un va-et-vient entre la petite et la grande échelle.

En acceptant l’idée fondamentale des relations entre les acteurs et les territoires, l’élaboration d’un modèle relationnel devient essentielle pour la poursuite de la recherche en géographie. Selon nous, les travaux d’Edgar Morin sur la théorie de la complexité sont, à ce sujet, fort utiles (Robin, 2000) dans une telle élaboration. À titre d’hypothèse, nous retenons l’idée que la notion de projet peut constituer un point de départ pour établir un pont entre les acteurs et les territoires. Ainsi, on peut regrouper des mots dans une chaîne dans le but de créer un éventuel modèle relationnel :

  1. acteurs

  2. projets (représentations, discours et stratégies)

  3. conflits (négociation, compromis et consensus)

  4. insertion du projet dans le territoire (réalisation et cohabitation)

  5. attachement/appartenance/identité.

Cette chaîne s’articule sur deux axes : celui des acteurs et celui de l’action proprement dite. Ces deux axes rejoignent l’idée de construction territoriale, non seulement en termes matériels et physiques, mais aussi en termes existentiels, car dans le rapport au territoire l’humain se construit dans son être individuel et collectif (Deshaies, 2001). Les projets des acteurs sont collectifs et individuels et il a deux types de projets individuels : les projets ayant une portée sociale et les projets privés ou domestiques des acteurs comme usager ou consommateur. D’après cet enchaînement, on retrouve deux moments : d’abord un processus de communication (relations) avec les territoires et ceux qui les habitent, processus qui peut dans un deuxième temps se muer en un processus de communion (identité) [1].

Conclusion

À travers la pluralité et la complexité des discours, des courants et des orientations géographiques par rapport auxquels il est maintenant nécessaire de situer les recherches des géographes, une idée directrice émerge de façon évidente : la géographie est une science des personnes et des sociétés humaines dans leurs rapports aux territoires. Il est possible d’en faire presque un postulat. Pour reprendre les mots de Michel Lussault (2003 : 39):

La géographie peut désormais s’affirmer comme une science sociale, car elle s’occupe des acteurs, de leurs actes, de leurs interactions avec d’autres acteurs […]. Il importe de postuler que la prise en compte de l’acteur et de l’action est centrale pour la géographie, alors même que les différentes traditions disciplinaires ont eu tendance à marginaliser cette question et les multiples phénomènes qu’elle recouvre.

Cet auteur souligne également que plusieurs géographes auraient « intégré pleinement le paradigme actoriel », même si une « fraction non négligeable du savoir géographique demeure peu concernée par les problématiques de l’action » (2003 : 40).

Nous croyons que les présents défis de la discipline gravitent autour de la difficulté à finaliser ce passage, même si l’orientation prise en ce sens est suffisamment claire et largement admise chez les géographes pratiquant la géographie humaine.

Pour mieux participer à cette nouvelle orientation qui ne fait plus aucun doute, les départements et les instituts de géographie ont intérêt à renouveler de façon substantielle leur enseignement de l’histoire de la géographie des dernières cinquante années en partant des problèmes théoriques, épistémologiques et méthodologiques du moment présent, tout en s’appuyant sur une histoire rétrospective de la discipline et les travaux en épistémologie des sciences sociales (Berthelot, 2001). C’est là un défi pédagogique majeur afin que la discipline puisse rattraper son retard de jeunesse dans les sciences sociales.