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Au-delà de Hanoï ! Tous les chercheurs vietnamistes des années 1980 en rêvaient. Les choses se sont tassées un peu avec le début de la période Doi Moi à partir de 1986, puis davantage en 1995 avec la normalisation des relations entre les États-Unis et le Viêt Nam et l’adhésion de ce dernier à l’ASEAN. Depuis, malgré quelques reculs politico-économiques temporaires, les portes se sont relativement bien ouvertes pour les chercheurs et d’immenses chantiers d’amélioration des connaissances sur le pays ont été lancés, un peu comme les multiples tours en construction qui occupent le ciel d’Ho Chi Minh-ville. Le chantier présenté ici par Kerkvliet et Marr est tout à fait original. Un peu comme pour Viêt Nam contemporain (collectif dirigé par Stéphane Dovert et Benoît de Tréglodé, 2003) dont j’avais aussi fait la recension dans ces pages, l’ouvrage aborde le Viêt Nam pour ce qu’il est aujourd’hui : « it deserves to be approached on its own terms, not as a foreign memory » (p. vii). La préface est tout particulièrement importante à cet égard car les directeurs y décrivent succinctement l’évolution de cette dynamique et les changements qui se sont produits, d’une part, dans l’accès aux sources locales (journaux, documents administratifs, archives lorsqu’elles existent, et même l’accès au terrain !) et, d’autre part, la montée d’une nouvelle génération de chercheurs vietnamisant, y compris des Vietnamiens eux-mêmes, élevés après la guerre et disposant de plus de recul face à leur passé.

S’agissant de la forme proprement dite, le livre, une édition conjointe de l’Institute for Southeast Asian Studies (ISEAS) de Singapour et du Nordic Institute of Asian Studies (NIAS), se présente dans une facture tout à fait correcte. Les onze textes qui constituent le recueil ont été présentés à la rencontre Vietnam Update qui s’est déroulée à Canberra (Australie) en 2002. Dans la foulée d’une rencontre similaire tenue à Singapour en 2001 et dont le thème était « les organisations qui établissent des liens entre la population et le gouvernement », l’objectif était d’aborder les questions d’autorité en étudiant les gouvernements locaux sous un angle nouveau, à savoir en partant du niveau local. Le résultat est fort intéressant sur plusieurs aspects.

Les deux premiers chapitres (respectivement de Kerkvliet et de Marr), même s’ils ont un caractère davantage informatif, constituent des textes de référence fort importants autant pour la suite du livre que pour ceux qui ont besoin de connaître le fonctionnement administratif des instances locales au Viêt Nam. Y sont aussi mis en évidence les pratiques et les éléments qui, à cette échelle, conditionnent l’exercice du pouvoir et l’expérience du… non-pouvoir, toutes choses que l’on ne peut manquer de considérer si l’on veut se faire une idée juste de l’organisation administrative et politique au Viêt Nam. Le portrait que les auteurs en brossent est très bien structuré et illustré d’exemples. Le chapitre suivant, écrit par Martin Grossheim, complète avantageusement ce tableau sous l’angle historique.

Le parti pris pour l’observation des instances politiques locales permet par ailleurs de dégager des informations et des réflexions originales sur des sujets rarement abordés selon cet angle : la collectivisation (Truong Huyen Chi) et la décollectivisation (Nathalie Hicks) ; la corruption (Pham Quang Minh dans la province de Hai Duong et David Koh à Hanoï même) ; les questions ethniques (Tran Thi Thu Trang au sujet des Muong ainsi que Thomas Sikor pour les Thai noirs). Au total, l’ouvrage montre très bien que la politique locale au Viêt Nam est encore largement déconnectée de la population, parce que l’élite locale hésite encore à rendre compte de ses actes à une population qu’elle ne s’empresse pas non plus de consulter. Selon Tran Thi Thu Trang, qui traite de cette question chez les Muong, les Vietnamiens sont privés de plusieurs avantages de la démocratie locale «because they are trapped in unequal power structures». Cela tient, d’après elle, à « the concentration of power in commune executives and the local population’s differential access to information » (p. 138).

L’analyse du pouvoir local au Viêt Nam est enfin complétée par l’étude des élites à Ho Chi Minh-ville par Martin Gainsborough et par celle de Edmund J. Malesky sur les investissements directs étrangers. Dans l’ensemble, toutes ces contributions seront utiles à tous ceux qui s’intéressent aux transformations territoriales actuelles du Viêt Nam et ses trajectoires futures.