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Devoir de vacances. Des adolescents marchent d’un pas décidé sur une plage de sable fin. Ils s’arrêtent; ils reconnaissent le terrain et bientôt ils repèrent un espace vide. Chacun étale méticuleusement sa serviette. D’un coup naît un lieu approprié, composé d’un rectangle de tissu, lieu d’identification – mais aussi territoire abstrait, mélange de suavité, de découvertes, d’attentes, de liaisons autorisées ou de fantasmes inavouables. Un rapide coup d’oeil découvre une multitude d’autres petits rectangles, comme un patchwork de micro-territoires régis par une autorité propre et nettement délimités dans un ensemble vaste, la plage et le bord de mer, espace plus étendu que la serviette – soulignant ainsi le jeu des échelles dans l’approche du terrain.

Espace public s’il en est, le rivage est à proprement parler le terrain où se déroulent les opérations, plage où l’on trouve à proximité, selon une distance patiemment négociée, des solitaires en attente, des amoureux enlacés, une exubérance d’enfants rieurs, des retraités causeurs ou des formations serrées, presque claniques, comme ces adolescents regroupés autour d’un parasol. Terrain de contact et d’observations aventureuses pour qui sait voir. Dispute silencieuse où chacun essaye lentement de gagner quelques centimètres sur le voisin: le lieu de chaque individu et les limites de l’entre-soi sont au coeur du débat.

En première approche, on pourrait croire que le terrain – comme espace des pratiques ordinaires et support d’un paysage immédiatement perceptible – est uniquement concret, qu’il se donne à voir simplement, sans calcul ni souci de pertinence théorique, qu’il est en somme le lieu et l’école de la vie, mélange disputé de privé et de public, socle sensible de l’observation et territoire privilégié de l’enquête directe. Mais le terrain n’existe pas sans l’individu qui l’observe. Il dépend de celui qui l’appréhende, de sa culture, de son histoire, de son éducation; à peine perçu, il est déjà construit, façonné, délimité, théorisé. Il y aurait par conséquent une nécessaire pédagogie du terrain qui en ferait à la fois l’espace obligatoire de la rencontre sensible et le lieu de la vérification, dialectique subtile entre le concret et l’abstrait, entre le naturel et le construit. De fait, l’intérêt principal du concept de terrain, mais aussi la source de sa complexité, c’est qu’il nécessite, dès qu’on l’approche, de prendre en compte simultanément ses caractéristiques objectives et subjectives. Son caractère objectif dépend directement de sa matérialité, et sa nature subjective découle de l’expérience individuelle, que celle-ci se situe sur un plan sensible, affectif ou symbolique. Mais le terrain est aussi un territoire social qui se construit collectivement et qui participe à l’intelligibilité du monde; et à ce titre, il est porteur d’une forte charge symbolique. En ce sens, il se présente à la fois comme un support concret, un produit construit et un objet symbolique, facteur d’identification et de représentation.

Dans un premier temps, une démarche réflexive sur le thème du terrain nous conduira à délimiter les différents sens du mot et à répertorier leur usage dans les sciences sociales. Cet essai de clarification nous mènera dans un deuxième temps à une lecture historique mettant en valeur les stratégies, les idéologies et les représentations qui ont mobilisé les hommes de terrain depuis le XVIIIe siècle, et tout particulièrement les géographes et les ethnologues. Après avoir souligné les pièges que peut révéler une approche non maîtrisée du terrain en France, nous montrerons enfin les limites des politiques de proximité dans leur rapport à l’espace local, et notamment aux quartiers défavorisés des périphéries urbaines françaises.

Un concept ouvert aux significations multiples

Le concept de terrain est d’une polysémie foisonnante; il recouvre une charge émotive intense et une dimension idéologique non négligeable dans la mesure où il peut servir à légitimer toute forme d’intervention politique. En tant que substantif, le terme terrain (ou terrein, orthographe préférée par l’Académie jusqu’au XVIIIe siècle) apparaît dans l’ancien français au milieu du XIIe siècle; il est issu de l’adjectif latin terrenus qui signifie formé de terre. Comme le mot terre aujourd’hui, le terrain – au sens d’étendue physique – est considéré tantôt du point de vue de la totalité, tantôt du point de vue de la partie. C’est aussi bien la surface de la terre considérée dans sa forme (ses mouvements et ses accidents) et ses qualités (fertile, légère, compacte, lourde, perméable), qu’une portion déterminée de cette surface destinée à un usage particulier, le boisement ou la jachère par exemple. À l’instar de la terre, le terrain est associé à la production: «Ce sont les hommes qui font l’État, et c’est le terrain qui nourrit les hommes», note Jean-Jacques Rousseau dans Le contrat Social en 1762.

Dans la science géologique naissante, le terrain au sens d’étendue de terre, est un terme général employé pour désigner tout amas rocheux qui affleure à la surface du globe et constitue une forme de relief. Dès le XVIIIe siècle, Jean-Étienne Guettard, artisan géologue, l’utilise pour désigner un ensemble de couches sédimentaires accumulées durant une époque donnée. Ses successeurs, Alexandre Brongniart et Constant Prévost, précisent cet usage au milieu du XIXe siècle en notant avec le plus grand soin l’âge des roches considérées (Blanckaert, 1996). On commence à parler des terrains crétacés des Pyrénées, ou plus généralement des terrains plissés de la fin de l’ère primaire. Mais le terrain, c’est également le support, le lieu de l’observation de l’objet géologique; c’est l’étendue sur laquelle on procède à l’investigation.

Précisément, on retrouve cette dernière acception du mot terrain dans le vocabulaire militaire du XVIIe siècle et de la période des Lumières. Avant la bataille, on reconnaît le terrain. Ensuite, on se dispute le terrain: on en cède des fragments, ou en gagne. On le ratisse et après, si l’on est un rustre, on se conduit en terrain conquis… Montesquieu, dans L’esprit des lois – dont la première édition est publiée à Genève en 1748 – relève que la monarchie «a des places fortes qui défendent ses frontières et des armées pour défendre ses places fortes […], et que le plus petit terrein s’y dispute avec art, avec courage et opiniâtreté». En France, cette approche du terrain sera partiellement reprise par l’École de guerre et les différentes écoles d’officiers à la fin du XIXe siècle, et précisée grâce à la carte d’état-major dont le rôle d’appui sera primordial dans la définition de la stratégie militaire. Le capitaine De Gaulle, lui-même, se penchera sur la pertinence tactique du choix du «compartiment de terrain» et préconisera dès le début des années 1930 l’utilisation massive de l’arme blindée sur «les terrains de manoeuvre».

Paradoxalement, le terrain est aussi l’objet du regard amoureux. Le langage de la séduction n’hésite pas à filer la métaphore: le même Montesquieu est très attentif à ces femmes du royaume qui, contrairement aux Persanes, «disputent le terrein quelquefois des mois entiers», ou à ces hommes qui gagnent du terrain dans le coeur de leur belle en progressant avec prudence et précaution; tout se joue dans la distance et dans l’art subtil de faire les choses tout en préservant la pudeur féminine (Brunet et al., 1998). Avant d’entreprendre, il faut tâter le terrain; c’est bien ce que préconise Don Giovanni dans l’opéra de Mozart: «Ritiriamoci un poco/E scopriamo terren» (Retirons-nous un peu et scrutons le terrain).

Au XIXe siècle et au début du XXe siècle, les poètes et les romanciers français sont particulièrement attentifs au terrain. Plusieurs d’entre eux n’hésitent pas à utiliser les travaux des géographes régionalistes comme si le terrain déterminait d’une manière ou d’une autre la sensibilité des personnages et les prédisposait à agir de telle ou telle façon. Dans Le lys dans la vallée par exemple, Balzac accorde une place considérable à la description du paysage en considérant que le terrain et l’environnement paysager ont une influence directe sur la psychologie des personnages. Dans Les fleurs du mal, Baudelaire évoque des «terrains cendreux, calcinés, sans verdure» pour rendre compte d’un état d’âme particulier.

Plus près de nous, l’essai de Jean-Pierre Richard, publié en 1996 sous le titre Terrains de lecture, montre que le terrain n’est pas seulement soumis au glissement superficiel du sol, mais qu’il se prête aussi aux glissements de sens et aux analogies sous diverses expressions métaphoriques. Dans son avant-propos, l’auteur note avec délectation: «Terrains de lecture: ce sont d’abord les oeuvres mêmes où s’avance le lecteur, avec le sol de leurs mots, leurs reliefs de style, l’espace verbal, en somme, qu’elles ouvrent à la marche mentale – pensée, rêverie, désir. Mais d’autres ouvrages introduisent à une sorte de terrain aussi: ceux qui se fondent de manière plus forte, plus évidente, sur l’existence d’un rapport singulier avec ce que Merleau-Ponty nommait la chair du monde. Ces livres-là, même s’ils semblent parler de tout autre chose, ne sauraient être vraiment compris hors d’une attention, flottante certes, précise cependant, soucieuse de logique, de cohérence interne» (Richard, 1996: 9).

Dans le domaine apparemment plus concret de l’urbanisme, le terrain est associé au XXe siècle à une fonction précise, sinon à un projet urbain ou à un simple équipement. En passant de la notion de champ à celle de terrain, on le réduit souvent à une parcelle d’usage spécialisé, comme le terrain de foire (dénommé initialement le champ de foire). Le terrain vague n’est souvent qu’un reliquat d’une ancienne exploitation agricole; il correspond à une parcelle vacante devenue friche urbaine ouverte à toutes les divagations. On parle aussi de terrain d’aviation et de terrain de manoeuvre. Les terrains de sport ont une place à part dans la mesure où ils peuvent être l’objet d’une appropriation collective presque incontrôlée, partiellement tolérée, mais limitée dans le temps. La localisation des terrains de foot dans les villages est intéressante: dans la première moitié du XXe siècle, ils étaient souvent installés sur les champs de foire et ils ont progressivement pris leur place. Ces terrains qui servent de lieux d’attraction et de rassemblement ne sont pas clos. Mais l’enfermement se précise quand le terrain se transforme en stade. Il s’agit alors d’une enclave fermée qui se définit comme un équipement public. À l’occasion des grands matchs, le terrain de foot – devenu stade – peut être la cible privilégiée d’une explosion populaire, tout au moins l’espace temporaire de débordements très violents, voire de mouvements extrémistes insupportables. De temps à autre, on y voit fleurir des injures racistes assorties de croix celtiques ou de croix gammées. Le souvenir tragique de la finale européenne qui s’est jouée dans le stade du Heyzel à Bruxelles en 1985 hante encore les esprits.

En sciences sociales, le mot terrain est synonyme de domaine, de thème ou de sujet. La métaphore ruraliste classique lui substitue, ici aussi, le terme de champ. «C’est mon terrain d’étude» s’exclame le jeune chercheur qui craint que ses collègues ne marchent sur ses plates-bandes. Ce faisant, dans le champ qui est le sien, il a tendance à s’approprier le terrain pour mieux rendre compte des choses concrètes, des observations et des enquêtes qu’il met en oeuvre, avec le risque de s’éloigner de ses hypothèses qui devraient orienter son travail et permettre une compréhension fine du terrain.

Plus généralement, dès la constitution de la géographie comme discipline universitaire, les géographes ont considéré le milieu naturel et les formes de son humanisation comme leur champ d’investigation par excellence. Le terrain, par sa démultiplication même, constitue le facteur central de légitimation du savoir disciplinaire. Il est le lieu de la pratique et de la mise en oeuvre de savoir-faire en s’appuyant au départ sur deux méthodes de production de données: l’observation et l’enquête. Pour tout dire, il est le moment d’une expérience forte; il suscite un puissant investissement émotionnel et des techniques de plus en plus sophistiquées qui orientent la recherche tout en la limitant. Au début, les géographes parlent de leur terrain propre en faisant référence au site, à la situation, à la nature du sol et à ses contraintes. Pour décrire les aspects du relief, lors de la traditionnelle excursion de terrain, ils sont conduits à préciser par exemple s’il s’agit de terrains plats ou de terrains accidentés, de terrains secs caillouteux ou de terrains argileux détrempés. L’excursion elle-même est une sorte de rituel dont les modalités pratiques sont l’orientation, le parcours, la station, le coup d’oeil surplombant, l’observation de la carte et la photographie. Le compte rendu en constitue le second volet avec le commentairede terrain, les photographies et la restitution graphique (croquis et transects notamment). L’approche inductive qui s’appuie sur des cas singuliers pour remonter à des propositions générales est évidemment favorisée par cette pratique du terrain. Mais elle peut conduire in fine à des allers et retours entre théorie et pratique particulièrement fructueux.

Par exemple, en se fondant sur un ensemble d’éléments empiriques tirés du terrain, à partir de mesures concernant un cours d’eau et le façonnement de ses berges, le géographe Jean Tricart procède à des expérimentations en laboratoire (1977: 105). Il lui importe de faire une simulation du terrain, c’est-à-dire de reproduire un phénomène naturel en l’isolant de son contexte pour mieux maîtriser les paramètres qui le déterminent et aboutir finalement à des corrélations s’exprimant sous la forme de relations de cause à effet. La simulation permet d’établir des modèles qui seront ensuite confrontés au terrain en grandeur réelle, modèles physiques analogiques ou modèles mathématiques correspondant à une formalisation du phénomène naturel. Selon la pente et le type de couverture végétale, on peut comparer les formes du ruissellement sur les différents bassins versants et les dégâts engendrés. Autrement dit, le terrain est devenu un milieu contrôlé et reproductible qui permet au géographe de valider ses énoncés théoriques.

Mais il va de soi qu’on ne peut établir d’expérimentation scientifiquement rigoureuse en utilisant la simulation en géographie humaine et, plus généralement dans le champ social, pour des raisons éthiques et de simple faisabilité. La prévision dans ce domaine fait appel à des modèles statistiques dont la géographie contemporaine a fait l’une de ses finalités. Mais il est clair que le modèle simplifie considérablement l’objet qu’il prétend représenter. Seule une confrontation répétée avec le terrain et les hommes qui lui donnent vie permet d’entrer dans la complexité et de définir les limites de validité du modèle.

Pour finir, la relation d’intense proximité que certains géographes entretiennent avec le terrain peut être interprétée en termes analytiques. Elle mettrait ainsi en avant les enjeux psychiques qui sont liés à l’engagement physique, quasiment corporel, du chercheur vis-à-vis de son objet (Volvey, 2003). Cette manière de coller à la réalité rendrait compte symboliquement d’un espace transférentiel qui permettrait de rendre visible une configuration psychique originale, les multiples images mobilisées, ou simplement évoquées, renvoyant aux supports symboliques de l’expérience archaïque (Winnicott, 1975).

L’ethnologue vs le géographe

Un retour sur le discours et les pratiques des ethnologues des siècles préédents n’est pas sans intérêt pour mettre en perspective les travaux des géographes. Il permet de voir que le terrain n’est pas une donnée hors du temps, mais qu’il possède en lui-même une histoire. L’ouvrage collectif intitulé Le terrain des sciences humaines est significatif à cet égard (Blanckaert, 1996); il montre combien la relation de l’homme de science à son objet a évolué. On y voit qu’aux XVIIIe et XIXe siècles, le recours au terrain est un gage de scientificité; c’est lui qui légitime le propos des explorateurs. Mais ce terrain est soumis à une forme d’observation si rigoureuse qu’il en semble totalement objectivé, comme s’il relevait des sciences naturelles. Il est vrai que les enquêtes de l’époque sont très étroitement cadrées: elles consistent en une recension froide des faits et toute pulsion exotique en est rejetée. Tout commentaire bavard est banni. Cette sécheresse d’exposition est induite par les guides d’enquêtes, ou par ce que les sociétés de géographie nommaient alors les Instructions générales aux voyageurs. Le psychologique y apparaît comme une source d’erreur dans la mesure où il peut troubler l’observation et conduire à l’arbitraire. L’initiative personnelle est combattue; on attend une soumission zélée au formulaire, quitte à s’enfermer dans un luxe de détails futiles. Le regard enthousiaste de l’aventurier doit être bridé par la rigueur de l’inventaire et la froideur du chiffre. Selon une logique positiviste, l’observateur ne fait que répondre à une chaîne de principes qui sont censés réguler la science. Il doit rassembler le plus de savoir possible et compléter une banque de données dont le corpus doit être immédiatement accessible.

Comme l’indique Claude Morisot à propos de Victor Jacquemont, délégué en Inde par le Muséum d’histoire naturelle dans les années 1820, l’Europe projetait à l’époque, à travers ses explorateurs, une conception transcendante du savoir fondée sur le désintéressement, la rigueur morale et le dépassement des tensions censées pervertir les relations entre les peuples (Morisot, 1994: 195). En se mettant au service de la science, les travaux des ethnologues et ceux des géographes qui les suivent devaient acquérir une dimension quasi sacrée, tout au moins s’élever au-dessus des conflits qui affaiblissent les nations. Ce faisant, dans le contexte politique et culturel du XIXe siècle, leur approche est celui d’un occidental européen sur des peuples lointains; elle est imprégnée d’ethnocentrisme, et de facto d’une dimension coloniale. Le voyageur-explorateur n’a même pas l’idée de s’interroger sur les effets de son passage, souvent dévastateur, ni même sur son droit à parcourir ces espaces nouveaux. Spontanément, il se fait l’allié du militaire et du colon. À l’occasion, il s’affirme nationaliste dans la défense de son terrain face aux concurrents qui s’y risqueraient, comme si les lieux étudiés lui appartenaient.

À l’époque, le terrain du chercheur, qu’il soit ethnologue ou géographe, est en réalité directement lié à des intérêts économiques et à des prétentions militaires. Comme l’ont souligné les spécialistes de géopolitique, il porte des ambitions de puissance; il participe de stratégies diplomatiques plus ou moins avouées et il permet de s’initier à de nouvelles techniques de gouvernement (Lacoste, 1976). En 1783, les instructions de Louis XVI intiment à La Pérouse un silence absolu sur l’objet de sa mission qui est, en fait, de parachever l’oeuvre de Cook en explorant les parties septentrionales des rivages américains et asiatiques. Cependant, dès la fin du XIXe siècle, le terrain semble s’épuiser dans la profusion des catalogues et autres inventaires, comme si la valeur instrumentale qui lui était conférée à ses débuts devenait un poids insupportable. Quadrillé d’instructions rigides, il se résume souvent en une série de monographies stériles. Les peuples lointains sont vus sous l’angle de leurs particularités corporelles, mentales, culturelles ou religieuses; ils sont perçus à travers une zoologie descriptive qui les réinscrit quasiment dans l’ordre de l’animalité.

Paradoxalement, la lecture des récits ethnologiques de cette époque renforce le clivage, mis en évidence dès le siècle des Lumières, entre peuples civilisés et peuples naturels, entre peuples bénéficiant d’une organisation étatique et d’une histoire susceptible d’être écrite, et peuples primitifs dont la connaissance est limitée aux descriptions ethnographiques. Le terrain de l’ethnologue, comme support de vie sauvage et lieu d’immuabilité, pouvait être assimilé ainsi à une sorte de laboratoire naturel dont il fallait traquer toutes les composantes, en usant au besoin de la ruse pour répondre à l’ingéniosité déployée par les observés. En permettant l’accès aux prémisses de la mentalité primitive et au monde clos de l’humanité sauvage, il soulignait l’écart qui persistait avec l’expérience de l’homme civilisé et, par extension, il semblait montrer l’absence d’universalité de la raison humaine. Même Bronislaw Malinowski, quand il porte un regard rétrospectif sur la Nouvelle-Guinée, s’inscrit dans la logique du chasseur «qui doit rabattre son gibier vers ses filets et le poursuivre vers ses plus inaccessibles repaires», mais idéalement, sa présence comme observateur devrait se dissoudre avec celle des observés (Malinowski, 1922). Au-delà des ruptures nécessaires, le terrain exotique devient avec Malinowski un moyen de remonter l’échelle du temps. Jean Malaurie s’inscrit dans ce type de démarche quand il retrouve avec les Inuits ce qu’il nomme «les commencements de l’humanité», aux extrémités de la terre et de banquise: «Ce que j’avais sous les yeux, c’était Lascaux vivant» (Malaurie, 1995: 12).

Dans le cadre de l’Afrique occidentale française (AOF) instituée en 1895, la colonisation a conduit les ethnologues et les géographes français à se rapprocher en leur permettant d’accéder à des terrains nouveaux, mais sans que la pluridisciplinarité autour d’un même objet et à partir de contraintes identiques soit vraiment formalisée (Suremain, 2004). Les ethnologues se sont spécialisés dans la collecte de données (comme Marcel Griaule lors de l’expédition Dakar-Djibouti menée de 1930 à 1933), et leur expérience du terrain a contribué à légitimer la validité de leurs travaux scientifiques. Dix années après la parution du Manuel d’ethnologie de Marcel Mauss en 1947, Marcel Griaule publiait une Méthode de l’ethnographie inspirée de son cours et de ses expériences de terrain. Au-delà de l’utilisation classique des techniques d’enquêtes comme outils d’investigation, il s’agit pour les ethnologues de construire des hypothèses fortes et, d’abord, d’éclairer les conditions spécifiques de leur travail et le rôle de l’environnement dans cette formalisation.

La relation au terrain semble plus directe chez les géographes. Elle passe encore par le voyage, c’est-à-dire par des notes, des croquis, des dessins, en somme par toutes ces choses vues qui viennent remplir les fameux carnets de terrain. Précisément, c’est dans un de ces carnets, à l’automne 1904, que Paul Vidal de La Blache souligne le «plaisir spécial à caractère géographique» qu’il connaît en parcourant «en six semaines, à la volée, une section du globe terrestre»! (Loi et al., 1988: 237). Plaisir du terrain qui annonce – ou qui prolonge – le plaisir du texte… Alors qu’il était jeune assistant à Caen, Louis Poirier, qui deviendra Julien Gracq, évoque avec émotion le rituel des excursions inter-universitaires et sa propre jubilation «à tenir sous le regard un ensemble d’une complexité vivante, d’y sentir jouer mille réalités organiques» (Poirier, 1934: 23). Quelques années plus tard, Pierre Deffontaines rédige le Petit guide du voyageur actif qui contient une multitude de conseils pratiques destinés aux scouts et aux mouvements de jeunesse, avec l’ambition de montrer que le savoir-faire des géographes peut participer au «renouveau français». Plus prosaïquement, les guides touristiques tirent une grande partie de leur vocabulaire et de leur substance des comptes rendus d’excursions de terrain.

Pour les géographes comme pour les ethnologues, le contact avec le terrain passe souvent par la médiation d’informateurs locaux. Parfois, il s’agit d’une véritable initiation au terrain effectuée auprès des anciens, sinon du recueil d’informations auprès de représentants délégués par le groupe étudié. Mais le principe de l’immersion dans la culture de l’autre pour mieux la comprendre reste fortement ancré dans les pratiques des chercheurs. Dans sa thèse, Paul Pélissier souligne, dès l’introduction, que le géographe doit se faire «Sérère chez les Sérère, Diola chez les Diola» pour «espérer connaître de l’intérieur les caractères et les problèmes spécifiques de chacune de ces sociétés» (Pélissier, 1966). En anthropologie, l’immersion dans les mythes menée par Claude Lévi-Strauss constitue une autre approche susceptible d’éclairer la richesse du terrain, tout en s’inspirant des démarches abstraites de la linguistique pour révéler les structures qui sont à la base de la fonction symbolique (Mythologiques, 1964-1971). Ce faisant, les domaines d’investigation de Lévi-Strauss restent centrés sur les sociétés rurales traditionnelles; la ville se présentant à l’époque comme le lieu même de la décomposition de son objet d’étude. Mais la progression très rapide de l’urbanisation depuis la Seconde Guerre mondiale a rapproché les ethnologues des espaces urbains.

L’imbrication du rural et de l’urbain, le poids des logiques métisses dans les sociétés en développement et les différentes lectures critiques des périodes coloniales ont progressivement désacralisé le terrain, au point d’en susciter maintenant un rejet presque iconoclaste (Amselle, 1990). Le terrain est devenu tout à la fois problématique et polémique, dangereux même dans la mesure où il pourrait être surdéterminé par une approche néocoloniale résiduelle, si l’on n’y prenait garde. Il nécessite un encadrement et des protections particulières. Aujourd’hui, l’institutionnalisation du travail géographique et sa professionnalisation ont transformé le voyage de terrain en mission: le géographe part avec un ordrede mission, un itinéraire à suivre, des motifs et des crédits.

Au bout du compte, cette incursion rapide dans les domaines de l’ethnologie et de l’anthropologie montre que tout objet, pour être connaissable, doit être appréhendé dans une totalité qui dépasse largement le terrain concret de l’expérience sensible. Elle n’est pas sans intérêt pour le géographe dont les investigations se situent tout particulièrement en amont et en aval du récit, et dont la fonction va bien au-delà de la cartographie et des images puisqu’il est conduit à analyser les interactions entre l’espace et les sociétés, les conflits de pouvoir et les modes de gouvernance.

Les limites du terrain

Aujourd’hui, l’investissement politique sur le local et la demande de proximité dans le domaine social ramènent le terrain sur le devant de la scène. Après avoir décrit plus haut les évolutions, les contraintes et les différentes modalités du terrain du chercheur, l’étude se focalisera ici sur les terrains de la décision et de l’action; elle tentera d’en préciser les contours en s’appuyant sur les divers aspects de l’intervention publique développés en France depuis trois décennies.

Précisément, dans le domaine de l’intervention socio-politique, le terrain ne semble souvent qu’un simple support alors qu’il est, en réalité, un produit construit, à la fois spatial, culturel et relationnel, qui renvoie à la proximité. Cette dernière notion, qui apparaît au XIVe siècle dans la langue française pour rendre compte d’une chose qui se situe à peu de distance d’une autre, et pour exprimer le caractère de ce qui est proche, se dote à la fin du XXe siècle d’une valeur éthique. En termes de service et de relation, la proximité est jugée positive. Mais il va de soi que c’est une notion relative qui dépend de celui qui regarde, de l’objet regardé et du contexte géographique dans lequel se déroule l’observation.

Quant au local, issu du bas latin localis pour renvoyer à un lieu limité inscrit dans un temps précis au sein d’une étendue plus vaste, il constitue l’attribut minimal de la territorialité. En ce sens, il se situe à mi- chemin du terrain et du territoire. Comme espace-refuge et première entité de référence politique, ou même infra-politique s’il se réduit au quartier, il peut devenir un outil majeur de revendication. Finalement, on constate que là où le terrain semble neutre, il entretient en réalité des rapports complexes avec le pouvoir, et plus largement avec la gouvernance en tant que système de régulation et manière de gouverner avec le concours des différentes composantes de la société civile. Souvent, le terrain apparaît même comme un marqueur social: il rend compte de la qualité de ceux qui y résident et de ceux qui y travaillent. En France, les terrains dits sensibles sont ceux qui abritent des populations en grande difficulté, souvent d’origine étrangère, et qui sont jugés explosifs.

Si ce terrain – qualifié de local et de proche – est souvent instrumentalisé pour légitimer des décisions d’autorité, il peut, au contraire, constituer un outil redoutable pour les dénoncer. L’art de gouverner apparaît ainsi comme la capacité presque contradictoire de prendre de la distance avec le terrain tout en restant proche et à l’écoute. En France, Laurent Fabius, ancien premier ministre et partisan du non à la Constitution européenne au printemps 2005, évoquait lors de son passage aux actualités télévisées la nécessité absolue «d’écouter le terrain» pour rester proche des attentes des Français (TF1, 30 mai 2005). Quelques années auparavant, Xavier Emmanuelli, président du Service d’aide médicale et sociale d’urgence (le Samu social) et ancien membre du gouvernement français, déclarait lors d’un entretien avec Catherine Nay: «Je suis redevenu l’homme de terrain que j’étais avant d’entrer au gouvernement» (Le FigaroMagazine, 20 décembre 1997). Et il évoquait ensuite son engagement social et le caractère foncièrement caritatif de son action: Samu social, direction d’un service Souffrance et précarité dans un hôpital, création d’une fondation pour l’insertion des plus défavorisés, initiative pour le logement des plus démunis, autant d’actions qui relèvent du social au sens le plus large, ce social étant interprété comme du domaine du service et de la relation directe à l’autre, autrement dit comme une catégorie d’action fondée sur la proximité.

Dans ce secteur d’activité, force est de constater que les travailleurs sociaux sont plus souvent des femmes. On pourrait faire à ce sujet une étude des genres fort instructive. Tout se passe en effet comme si, dans une lecture machiste de la répartition des tâches, le féminin avait un charisme particulier pour le concret, pour la présence immédiate et se situait plus facilement dans la proximité que le masculin. Les conseillères des Caisses d’allocations familiales sont au contact des ménages; les femmes-relais et autres femmes-médiatrices transmettent aux familles étrangères, en les retraduisant, les informations fournies par les différentes institutions; les assistantes sociales de secteur sont jugées comme les plus proches des situations difficiles. Souvent même, celles-ci doivent faire face à la pathologie d’individus pour lesquels le terrain est un refuge par sa matérialité même. Par exemple, le sans-domicile a toutes les peines du monde à reconstruire les défenses qui vont le séparer du terrain: pour lui, ce terrain exprime la sécurité de l’instant présent, mais sa présence immédiate limite toute projection dans l’avenir. Tout déplacement vers un ailleurs lui semble une source d’angoisse: le sans-domicile y serait soumis à l’agression des autres, à la dépréciation de soi et il y vivrait une situation d’abandon.

Dans le cadre plus formel de l’entreprise, la connaissance et la compréhension du terrain sont également valorisées en tant qu’elles paraissent témoigner d’une double capacité: la capacité de se distancier de l’immédiateté de l’objet, et la capacité de se situer dans le concret pour être efficace. Au moment de l’embauche, la manière dont le candidat révèle son aptitude à écouter le terrain est souvent analysée en termes d’employabilité. Être employable, ce serait, en quelque sorte, être prêt à affronter les contraintes et les limites du terrain. Sous l’angle économique, la proximité est également valorisée par les entreprises aujourd’hui, dans la mesure où elle permet des économies appréciables, comme on peut le voir avec la localisation des pôles de compétitivité et des clusters.

Mais ce terrain souvent porté aux nues – au point d’être considéré parfois comme le critère dominant de la qualité scientifique et le gage de la faculté relationnelle – ne cache-t-il pas une idéologie du réel et une vision passablement fantasmatique de l’expérience, nourrie de bons sentiments et de valorisations médiatiques? Pour être en prise avec la vérité, il suffirait d’aller voir ce qu’il en est réellement sur le terrain. En fait, on ne verrait que bien peu de choses. Comme le dit Pierre Bourdieu dans La misère du monde: «L’essentiel de ce qui se vit et se voit sur le terrain, c’est-à-dire les évidences les plus frappantes et les expériences les plus dramatiques, trouve son principe tout à fait ailleurs» (1993: 159). Et d’ajouter plus loin: «On ne peut rompre avec les fausses évidences et avec les erreurs inscrites dans la pensée substantialiste des lieux, qu’à la condition de procéder à une analyse rigoureuse des rapports entre les structures de l’espace social et les structures de l’espace physique» (ibid.). Le recours innocent au terrain montre aussi que des différences issues d’une histoire antérieure et de conjonctions politiques particulières à une époque donnée sont pensées souvent comme allant de soi, autrement dit comme naturelles. Cet effet de naturalisation serait le danger qui guette tout chercheur de terrain (ibid.).

Alors que la localisation géographique d’un individu peut être immédiatement appréhendée, sa position dans l’espace social, s’agençant selon le jeu subtil de la distinction, est beaucoup plus difficilement décelable. Or celle-ci a des incidences matérielles et, surtout, symboliques qui sont considérables. De fait, les positions sociales se traduisent dans l’espace physique le plus souvent de manière floue ou embrouillée, et même quand elles sont immédiatement visibles, elles constituent un piège pour l’observateur: le terrain n’est ni vierge, ni pur. Les hiérarchies sociales se déclinent selon des registres particuliers qui sont masquées la plupart du temps.

Si le présent directement perçu est doté d’une sorte de privilège anthropologique, il conduit parfois à occulter les ressorts essentiels des relations sociales. À partir de constatations ponctuelles, tel observateur insistera sur la délinquance des jeunes dans les cités, sur le poids de la drogue, ou sur les conflits de voisinage, sans analyser la chronologie des événements et en ignorant par ailleurs l’importance des solidarités qui résultent de la position commune des habitants qui s’est progressivement construite dans l’espace social. Les représentations du quartier – conçu ici comme l’unité de voisinage – et une vision trop localiste occultent souvent la perception de réseaux opérationnels qui peuvent être d’ampleur régionale, nationale ou internationale.

Enfin l’étiquetage fondé sur le cumul des stigmates qui touchent la plupart des quartiers sensibles ne s’explique en amont que par la connaissance des distinctions et des avantages dont bénéficient les quartiers plus riches. L’expérience émotionnelle vécue à fleur de peau par les travailleurs sociaux des secteurs difficiles est nourrie de rumeurs et de fantasmes qui s’alimentent dans les quartiers paisibles: elle est a priori avalisée par les auditoires lointains, parce qu’après tout, «c’est pénible de travailler dans ces zones» et que c’est même «méritoire». Bien souvent, l’illusion empiriste s’impose quand l’affrontement direct avec le terrain comporte des risques, et par voie de conséquence, des compensations symboliques. Mais il va de soi qu’elle doit être resituée dans un ensemble plus vaste qui ouvre sur l’organisation de l’agglomération et sur les territoires de la ségrégation.

La proximité en question

En matière de politiques urbaines et sociales, le terrain s’est chargé de valeurs positives à partir de l’arrivée au pouvoir de la Gauche en France au début des années 1980. Mais cette valorisation du terrain dans le cadre particulier des opérations de développement social des quartiers (DSQ) qui ont touché au début les secteurs de grands ensembles en grande difficulté, ne conduit-elle pas à le faire glisser vers le territoire? Pourtant, le territoire possède une existence politique reconnue qui n’appartient pas a priori au terrain. Maille de gestion de l’espace, le territoire renvoie à l’organisation administrative, aux collectivités territoriales et, par jeu d’échelles, jusqu’à l’État comme entité spatiale et juridique indépendante. Il ne se réduit pas à l’attachement des citadins à leur quartier, ni au développement social d’une cité, ni à l’aire de chalandise d’un secteur donné. Il contribue directement à la maîtrise des processus qui régissent l’organisation de la société et lui permettent de se transformer.

Paradoxalement, la signification du territoire se trouve éclairée par l’irruption rapide du réseau qui a été longtemps perçu comme son contraire et qui s’inscrit dans une logique de mondialisation, alors que le territoire ouvre sur des initiatives en matière d’aménagement et se situe au centre de tout projet commun de vivre ensemble. Pour tout dire, le territoire renvoie à la fois à la continuité de l’espace et à son approche à différents niveaux d’échelle. Il peut conforter aussi bien des actions de proximité que des démarches visant à rationaliser l’organisation de l’espace national.

Précisément, en matière de proximité, les lois françaises de 1982-83 relatives à la décentralisation, la volonté de rapprocher les citoyens des services publics, l’appel à la participation, ont donné un regain de légitimité aux interventions locales, c’est-à-dire à celles qui sont spatialement proches de leur objectif immédiat. Les initiatives prises dans le cadre de la politique de la ville en faveur des quartiers défavorisés sont significatives à cet égard. Il s’agit d’être à l’écoute et de répondre aux besoins quotidiens en se situant au plus près des réalités locales. La Loi surla démocratie de proximité votée le 27 février 2002 par le parlement français s’inscrit exactement dans cette approche. Elle vise à associer les citoyens aux décisions locales en généralisant les conseils de quartier dans les communes de plus de 50 000 habitants. Elle a également pour but de renforcer les droits des élus locaux et d’assurer la transparence des processus d’élaboration des projets d’aménagement.

Les dispositifs en direction de ces quartiers relèvent théoriquement de la discrimination positive ou, plus exactement, de la formalisation du principe d’équité territoriale par application d’une action affirmative en faveur des secteurs les plus en difficulté. Mais, outre ce souci, largement plébiscité au début des années 1980, de faire plus pour ceux qui ont le moins, les objectifs de l’action de proximité ne sont pas vraiment débattus. La proximité est-elle une condition nécessaire pour identifier les handicaps sociaux des quartiers, leur retard économique ou leurs carences urbanistiques afin de mieux les traiter, en tenant compte de leur spécificité? Et s’agit-il, en compensant ces handicaps, de mettre en lumière les ressources cachées du terrain et de s’appuyer sur la capacité d’initiative des habitants pour les hisser au niveau des autres?

Une autre question préalable est de savoir quel espace recouvre exactement la proximité et le local. Si l’on se réfère aux objectifs généraux de la décentralisation, ce n’est pas tant le quartier que la région, le pays ou le bassin d’emploi qui apparaissent comme les cadres fondateurs de la proximité. À propos des initiatives régionales, le journal Le Monde, à la une d’un supplément sur l’emploi daté du 25 juin 1997, soulignait en gros titre: «Privilégier le terrain, un choix philosophique». Et le journaliste d’évoquer ensuite les tentatives du sénateur Gérard Delfau pour transférer à l’échelon des bassins d’emploi ou des pays le pouvoir de décision en matière de lutte contre le chômage. Par la proximité, c’est l’émergence d’une démocratie soucieuse d’efficacité, mais aussi de solidarité et de participation directe que les gouvernements prétendent soutenir. Mais le vague est toujours entretenu sur les frontières de la proximité…

Comme pour contrebalancer la menace de la ville géante impersonnelle et ingérable, le local est souvent invoqué pour rendre compte de l’authentique. À l’inverse, le central qui est pourtant le lieu où se conçoit la décision est qualifié de lointain, soupçonné tout à la fois d’abstraction distante et de jacobinisme dominateur. Mais le local lui-même n’est pas univoque: il possède des dimensions qui varient selon la sensibilité des acteurs et les problématiques considérées! Son caractère multidimensionnel tend à opacifier la pertinence même des territoires auxquels il se rapporte. En France, quand il est pris sous l’angle de la formation professionnelle et de l’emploi, le local met en correspondance districts scolaires, bassins d’emploi, cartes des formations professionnelles dépendant de la Direction départementale du travail et de l’emploi, espaces d’intervention des chambres de commerce et des chambres des métiers, ressort de l’antenne des missions locales et de l’Agence nationale pour l’emploi. En revanche, le local des conseillers municipaux qui cherchent à se faire réélire est réduit à leur circonscription électorale, et le local de l’habitant se limite au voisinage immédiat de son logement.

On voit poindre ici les dérives du localisme héritées d’une longue histoire administrative et sociale: querelle de clocher, clientélisme, populisme, démagogie même. Il est difficile, pour les hommes politiques de terrain, de ne pas confondre le local avec leur circonscription électorale, la pratique du pouvoir et les représentations ayant joué en France depuis plus d’un siècle dans le sens de la confusion. Peut-être serait-il plus judicieux de considérer que le local ne se réduit pas à un seul territoire géographiquement délimité, mais qu’il s’impose dès qu’il y a une structure décisionnelle collective de base et une reconnaissance de la décision par les citoyens concernés?

Ceci dit, la formalisation de la localité reste une question essentielle pour le géographe; elle implique la corrélation de plusieurs entrées: données socio-démographiques, cadres politico-administratifs incluant territoire électoral et circonscriptions administratives à des échelles diverses, zonages institutionnels, plates-formes stratégiques des acteurs économiques et sociaux, rapports de force existant au sein de la population, contextes environnementaux, etc. De plus, des contraintes techniques s’imposent: l’adoption d’une échelle spatiale pour rendre compte du terrain local dépend de la validité de l’information disponible et, donc, des configurations statistiques officielles, par exemple des îlots regroupés pour l’information statistique que l’on dénomme IRIS en France et qui sont définis par l’Institut national de la statistique et des études économiques.

Le rôle essentiel des échelles et des réseaux

Dans le domaine très concret de l’aménagement, les analyses urbaines et sociales s’appuient sur des séries d’unités emboîtées qui apparaissent, selon les thèmes traités, comme autant de terrains locaux (cage d’escalier, cité, quartier, groupe de quartiers, ville, agglomération, district ou communauté urbaine, aire urbaine ou à dominante urbaine par exemple). Cependant, il est illusoire de croire que le terrain est extensible à l’infini et qu’on peut passer, par simple effet de zoom, de l’approche micro-sociale d’un groupe d’immeubles à la dimension communale, régionale ou nationale. Non seulement on ne voit pas les mêmes choses à des échelles différentes, mais il convient d’adapter les méthodes selon la fréquence et la distance à partir de laquelle on observe. Autrement dit, pour être vraiment pertinent, le terrain de l’aménageur devrait être nécessairement multi-dimensionnel, et ses méthodes devraient être souples et modulables.

Comme le faisait remarquer Jean-Claude Boyer (1984: 81-86), l’échelle peut se référer non seulement à un territoire circonscrit, mais aussi à un système de relations correspondant à des territoires-réseaux, par exemple aux territoires circulatoires évoqués par Alain Tarrius à propos des commerçants maghrébins (les trabendistes) du quartier central de Belzunce, à Marseille, qui se déplacent de part et d’autre de la Méditerranée (Tarrius, 1996: 93). L’échelle peut aussi se rapporter à un terrain divisé, ou à une territorialité disjointe ou lacunaire, configuration particulière qui rend compte de l’irrigation imparfaite des territoires interstitiels et de la discontinuité des flux relatifs aux quartiers pauvres, configuration qui recouvre en partie les analyses contemporaines sur la fragmentation urbaine et la contraction des distances.

À l’échelle du bassin d’emploi ou, mieux encore, de la région urbaine, telle périphérie de grande agglomération pourra présenter pour un économiste une homogénéité socio-économique susceptible d’attirer les entreprises, alors qu’au niveau très localisé du quartier, cette périphérie sera considérée par le travailleur social comme un terrain marginalisé d’une extrême hétérogénéité, compte tenu de la diversité des populations et des difficultés des familles précarisées. De fait, seule la conjonction de plusieurs approches spatiales permet d’apprécier le fonctionnement d’une société. Le terme zoom exprime assez bien ce va-et-vient avec la possibilité d’une exploration multidimensionnelle qui conduit à la modélisation du réel en jouant sur les simplifications ou les complexifications. Dès lors, l’approche géographique acquiert une validité indéniable et elle peut être utile aux autres disciplines. Par exemple, la sociologie urbaine, qui rencontre des difficultés pour articuler de manière efficiente les études macroscopiques concernant la production de la ville, et les études microsociologiques relatives aux effets de l’environnement urbain sur les pratiques sociales d’un groupe déterminé, pourraient y puiser de nombreux enseignements (Aballéa, 1987).

En ce qui concerne le fonctionnement des quartiers défavorisés classés en zones urbaines sensibles par le ministère français de la Ville, notamment dans les grandes agglomérations comprenant un taux élevé de ménages étrangers ou d’origine étrangère, le rapprochement du local, du régional et du mondial permet de tendre vers une compréhension globale. Plus que l’imposition du diagnostic d’exclusion à leur propos, ce sont les approches en termes de territoires de l’entre-soi, de territoires-réseaux et de territoires de relégation qui paraissent les plus pertinentes aujourd’hui. Cette conjonction des approches sur la base du territoire en tant que système socio-spatial ouvre des perspectives non seulement sur les processus ségrégatifs qui sont à l’oeuvre dans la ville, mais aussi sur les formes variées d’organisation sociale de ces quartiers, sur leurs activités économiques licites et illicites, et sur l’internationalisation des flux invisibles qui les traversent.

Par exemple, la compréhension de l’organisation interne des cités et des foyers de travailleurs migrants peut être facilitée par cette ouverture méthodologique. En ce sens, les foyers maliens de Montreuil (commune de banlieue de 91 000 habitants, située à l’est de Paris) sont représentatifs tout à la fois de la discrimination sociale qui touche les travailleurs célibataires africains dans l’agglomération parisienne, et de leur inclusion dans un système libéral où s’échangent de multiples informations et où s’élaborent des stratégies de retour temporaire et d’échanges financiers conduisant éventuellement à des transactions immobilières au pays d’origine. Plus généralement, la gestion urbaine de proximité qui se développe dans cette commune repose à la fois sur une approche globale des territoires prioritaires défavorisés inscrits en contrat de ville au sein de la région parisienne, et sur une proximité maîtrisée du terrain de la part des différents intervenants. Les trois zones urbaines sensibles de la ville sont dotées d’élus de quartier et d’un coordonnateur de projet de quartier. Les conseils de quartier mis en place à partir de 1996 sont présidés par les habitants eux-mêmes. Des visites régulières réunissent les bailleurs HLM, les techniciens de la ville, l’élu de secteur et, éventuellement, le chef de projet. Elles permettent de repérer les problèmes locaux, d’y apporter des réponses rapides et d’élaborer de nouveaux projets en cas de nécessité. Il n’en reste pas moins que le chef de projet, responsable de la mise en oeuvre du Contrat de ville, est lui-même en relation avec la Délégation interministérielle à la Ville, le Centre de ressource Profession Banlieue qui réunit chercheurs et professionnels du département de Seine-Saint-Denis, et avec ses collègues d’Île-de-France qui se sont regroupés dans un réseau professionnel.

Au niveau opérationnel, même s’il contredit le souci de développer la démocratie de proximité, le changement récent des orientations de la politique française en direction des quartiers défavorisés souligne les limites d’une approche trop étroitement territorialisée et l’inflexion nécessaire des objectifs sociaux des dispositifs. L’approfondissement des formes de précarité sociale montre aussi que les enjeux se sont transformés. Ce que l’on pouvait circonscrire au début comme une pauvreté résiduelle apparaît davantage comme une pauvreté structurelle qui va en s’élargissant. Dans la mesure où les contraintes économiques et la spirale de la mondialisation étirent les positions des individus aux deux extrémités de l’échelle sociale et rendent impossible le mouvement d’ascension de ceux qui sont en bas, il ne convient plus de traiter cette question exclusivement à partir des quartiers qui cumulent les handicaps en essayant de les réinscrire dans la dynamique globale des territoires. Il s’agit plutôt de contenir le processus d’étirement des positions sociales et de maîtriser les tensions qui enfoncent dans la précarité une partie de la population. Cet étirement a des implications spatiales directes: la ville s’ordonne comme une mosaïque où les contrastes entre les quartiers renvoient aux différences de statuts sociaux. Et contrairement à une idée répandue, ce ne sont pas tant les populations démunies qui chercheraient – on ne sait d’ailleurs pourquoi – à se regrouper dans certains quartiers, que les couches sociales les plus riches qui mettraient en oeuvre des stratégies pour s’agglomérer dans des secteurs géographiques bien précis afin d’y vivre entre soi (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2002). Pour tout dire, la mise à distance des uns accompagne la valorisation des autres. Ce rétrécissement volontaire des espaces de solidarité dans la ville est relayé par un discours sur l’insécurité qui semble légitimer à son tour le repliement communautaire. Il peut s’accompagner aussi de développements rhétoriques sur les contraintes de la mondialisation, ce qui permettrait de s’affranchir de la proximité et des obligations éthiques de redistribution financière au plan local.

En somme, il ne s’agit plus de raisonner en termes d’alternative verticale entre le haut et le bas, mais selon une approche horizontale qui, en adoptant à la fois le point de vue de la proximité et de la distance, s’attacherait à dévoiler, voire à maîtriser les processus imbriqués de la valorisation et la dévalorisation des groupes sociaux et des territoires (Béhar, 1998). Dans le cadre français, ce qui est important, ce n’est plus tellement de savoir si l’on appartient à la France d’en bas ou à la France d’en haut, mais plutôt de savoir si l’on est au centre ou à la périphérie, si l’on est dedans (in) ou dehors (out). En termes symboliques, la banlieue constitue une couronne de latence et de grande incertitude où chaque membre ne sait pas encore s’il va passer du côté des in ou des out, incertitude qui touche en particulier les jeunes adultes issus de parents migrants qui sont très intégrés culturellement, mais largement exclus des meilleures filières scolaires et des emplois les plus qualifiés.

Précisément, la prise en charge de proximité, c’est-à-dire au plus près du terrain, n’a de sens que dans la mesure où elle s’inscrit dans une logique territoriale combinant les échelles d’intervention entre le proche et le lointain, avec l’objectif de lutter contre des effets de fragmentation qui concernent toute l’agglomération, et pas seulement les zones les plus défavorisées. Et les initiatives récentes des chefs de projet, figures emblématiques en France du développement social des quartiers et personnification de l’action publique de proximité dans les années 1980, devenus responsables de Contrat de ville, voire directeurs de Grand projet de ville, rendent compte aujourd’hui du croisement obligatoire des échelles de l’action. Le chef de projet n’est plus seulement l’homme de terrain qu’il prétendait être: il organise et stimule les réseaux d’acteurs dans tous les domaines de l’administration et à tous les échelons de la hiérarchie municipale. Son terrain, devenu territoire, ne se décline plus en termes de surface géométriquement mesurable. Il est maillé, parcouru de lignes multiples qui s’entrecroisent, se ramifient ou se connectent en ouvrant sur les régions, la France entière, l’Europe, et parfois sur d’autres continents. Il peut s’inscrire dans des formes de parrainage où sont associées non seulement de multiples associations, mais aussi des entreprises, des grandes fondations et diverses institutions européennes ou francophones.

De la même façon, quand on regarde les modes de traitement de la délinquance dans les secteurs sensibles, on s’aperçoit que les groupes de prévention – dans le cadre des Contrats locaux de sécurité et de prévention de la délinquance – s’appuient aujourd’hui non plus sur des dispositifs de stricte proximité, mais sur des réseaux territorialisés qui regroupent les services centraux, les policiers, les gardiens d’immeubles, les éducateurs et le procureur de la République – quand bien même il s’agit de traiter un problème très localisé concernant par exemple une cage d’escalier. Le but est de faciliter les médiations et de constituer des espaces de régulation où chaque corps professionnel trouve sa place, tout en restant en liaison avec les autres.

On a constaté aussi que le déficit de services publics dans les zones urbaines sensibles se mesure moins en termes de quantité qu’en termes de qualité. Les inégalités de traitement et l’inadaptation des formes de délivrance des prestations apparaissent flagrantes quand on compare plusieurs quartiers aux profils socio-économiques différents. Le sociologue Michel Pinçon observe que les équipements des beaux quartiers, même quand ils sont publics, font l’objet d’une appropriation spécifique. Une école primaire publique à Neuilly-sur-Seine, à l’ouest de Paris, possède un fonctionnement particulier qui rappelle celui d’une école privée avec un contenu pédagogique adapté et des séquences scolaires qui correspondent approximativement aux rythmes des parents. Si les finalités des services publics sont de répondre aux besoins locaux en gardant une grande proximité avec le terrain, ne sont-elles pas aussi d’incarner l’unité de la puissance publique et de préserver l’égalité de traitement?

Dans l’état actuel des choses, les actions au plus près du terrain qui se sont multipliées en France dans les secteurs les plus défavorisés n’ont pas permis de réduire les exclusions socio-spatiales. Aujourd’hui, il s’agit moins de se rapprocher du terrain que de formaliser une véritable gestion des territoires, au-delà de la réponse à de simples questions d’aménagement. Comme le disait Daniel Béhar, l’enjeu essentiel est de maîtriser les processus qui font constamment de la mise à l’écart des uns, la condition de la valorisation des autres (1998: 34).

Pour conclure

Finalement, lorsqu’on examine la place que revêt le terrain pour le chercheur, on est conduit presque immanquablement à définir une position méthodologique qui implique une conception dialectique de la recherche, avec une série d’allers et retours entre le recueil de données concrètes et la construction d’hypothèses abstraites.

Les géographes, comme les ethnologues ou les sociologues, ne peuvent faire l’impasse sur le terrain: celui-ci reste l’axe et le support fondamental de leur recherche. Ce qui les distingue, c’est l’histoire, les méthodes et la démarche épistémologique. L’ethnologue travaille dans la durée; en s’installant sur le terrain, il devient un acteur du jeu local. Sa présence sur les lieux l’engage directement et participe de la connaissance de l’objet étudié. Le sociologue observe, mais sur un temps moins long. Il est sur le terrain, mais celui-ci reste extérieur à lui. La finesse de son travail dépend de ce jeu subtil entre proximité et distance. Il s’agit en somme d’observer une situation telle qu’elle serait s’il n’y avait personne pour l’observer. Le géographe analyse les relations multiples entre société et espace. Sa méthode combine la démarche inductive et la démarche déductive qui s’appuie sur des statistiques et des outils mathématiques à des niveaux d’échelle variés. La pratique de terrain et les études de cas qui sont abordées dans une première étape sous forme de monographies y restent centrales. Les modèles progressivement élaborés renvoient à une dialectique terrain-expérimentation, et c’est par une somme d’ajustements successifs que l’on peut espérer approcher de la vérité.

Le terrain du géographe n’est pas une donnée brute; il change avec les ordres de grandeur considérés; il dépend de l’évolution des techniques qui permettent l’investigation et il s’élargit avec la densification des réseaux. De plus, l’instantanéité de l’observation peut avoir un effet d’écran: la perception immédiate des objets et des individus occulte les effets de structure et les rouages dominants dans l’organisation sociale. Le terrain, tout en étant porteur d’événements fondamentaux pour la connaissance, n’est pas chargé de toutes les significations, car il renvoie nécessairement à une globalité qui le dépasse, c’est-à-dire à des formes multiples de territorialités. De même, l’exclusion sociale et la marginalité spatiale ne sont pas des catégories mesurables dans l’absolu sur un secteur donné, mais des catégories relatives qui s’apprécient en fonction de l’écart à la moyenne et du contraste à l’environnement social et spatial.

Au bout du compte, les idéologies contradictoires qui s’expriment dans les diverses approches du terrain s’inscrivent dans des rapports au temps et à l’espace qui ne cessent de se complexifier: en première analyse, on peut distinguer, d’un côté une idéologie de la fusion qui paraît neutre, apolitique et fondée sur le caractère concret de la réalité observée, sur l’intensité des relations de proximité et sur l’immédiateté, quitte à ignorer la part d’arbitraire et de contingent qui en émane; et l’on peut distinguer de l’autre côté, une idéologie du pouvoir qui conduit à l’instrumentalisation de l’objet spatial et à la mise à distance de l’autre comme sujet, voire à son infériorisation. La focalisation sur le proche et le vécu, présenté en termes d’exclusion ou de relégation sur un terrain fortement stigmatisé, peut être un moyen d’éviter toute analyse politique sérieuse. Par conséquent, il convient de réinterroger sans cesse la légitimité conférée a priori par le terrain et la proximité. Ces deux paradigmes sont sans doute nécessaires, bien qu’ils ne soient jamais suffisants dans la production de la connaissance sur la ville. Seules des hypothèses théoriques, élaborées dans le cadre dialectique évoqué plus haut et constamment réactualisées, sont susceptibles d’en proposer une approche rationnelle et raisonnable.