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Introduction

Cet article a pour objectif d’analyser et interpréter les mutations récentes des espaces ruraux du Souss-Massa, sous influence urbaine d’Agadir, une agglomération marocaine de 1,2 million d’habitants en 2014. Ces mutations se déroulent dans un contexte de tension foncière liée à deux faits. D’un côté, la dynamique économique est mondialisée, suscitée par le tourisme international, l’agro-industrie exportatrice ainsi que l’implication étrangère et celle des Marocains résidant à l’étranger (MRE) dans l’économie locale. De l’autre, c’est une des régions agricoles les plus riches du Maroc et peut-être la plus vulnérable par la dilapidation des ressources patrimoniales, en particulier l’eau et l’arganier, et la consommation urbaine excessive des terres agricoles. L’approche privilégie, par un regard croisé ville-campagne et campagne-ville, l’analyse du jeu des forces économiques et sociopolitiques autour de trois enjeux : le foncier, une agro-industrie à haute valeur ajoutée et les retombées du tourisme.

Les espaces ruraux sous influence urbaine, en particulier périurbains, offrent depuis trois décennies un champ de renouvellement de la réflexion géographique sur les rapports ville-campagne (Funnell, 1988 ; Bryant, 1992 et 2011 ; Kayser, 1993 ; Vanier, 2005 ; Poulot, 2008). Notre réflexion s’inscrit dans ce renouvellement, élargi aux pays du Sud (Chaléard, 2014) après sa diffusion au Maghreb, à l’Afrique subsaharienne et à l’Asie.

Dès les années 1960, des travaux sont menés au Maghreb sur les rapports de domination de la ville sur la campagne, en écho aux préoccupations des géographes ruralistes français, appartenant notamment au courant radical. Ils mettent en exergue l’ampleur de la rente et des profits fonciers prélevés par des propriétaires fréquemment absentéistes, colons ou autochtones, ou encore les profits engrangés par des entrepreneurs citadins sur les travaux agricoles ou la collecte et la commercialisation des produits. Ils convergent ainsi avec le courant radical anglo-saxon dans lequel Harvey développe le concept « d’encapsulation » des campagnes dans des échanges dominés par la ville, face à celui du « biais urbain », théorisé par Lipton sur les pays du Sud, qui met la politique d’allocation des ressources au coeur des inégalités rurales-urbaines (cités dans Funnell, 1988).

Le Maroc illustre la persistance de ces rapports de domination, machine de reproduction des migrations rurales-urbaines ou internationales (Ameur, 1993 ; Abouhani, 1999 ; Ben Attou et al., 2012). L’enjeu urbain suscite l’analyse des rapports de force autour de la ville. L’urbanisation résulte du retrait de l’État du marché foncier et immobilier et de la concentration des terrains entre les mains de propriétaires influents, souvent des notables. Les lotissements, qui prolifèrent, répondent à une demande pressante d’habitants à l’étroit en ville et écartés des filières foncières ou immobilières formelles. Si l’entrée reste l’explosion urbaine et l’exode rural, l’interpénétration entre pouvoir politique urbain et appropriation / exploitation foncière rurale est prégnante. On y perçoit une convergence avec la sociologie puis la géographie anglo-saxonne, marquées par les théories de l’économie politique néomarxiste. Celle-ci met, au coeur de la modernisation des villes puis des campagnes, l’impératif de la maximisation du profit par le capitalisme et, pour celles-ci, le rôle des acteurs extérieurs (Harvey, 1982 ; Woods, 2005 et 2011). En dépit de son reflux face à l’approche culturelle puis des systèmes d’alimentation, cette perspective offre une clé d’interprétation féconde dans le contexte du Souss, révélateur d’un Maroc marqué par l’essor dérégulé du capitalisme et l’euphorie de l’économie immobilière et du productivisme agricole.

L’analyse qui suit cherche à revisiter cette perspective en cernant les stratégies des différents acteurs économiques qui ont désormais « un pied en ville et un pied à la campagne » et des horizons autant locaux que mondiaux. Elle traite des pratiques, de la concurrence et du consensus entre les acteurs, donc de la relation de pouvoir, sans nier les représentations qui les influencent.

Les travaux menés sur le rural périurbain européen depuis les années 1990 résument son évolution récente en trois étapes. Le rural périurbain européen est d’abord un espace de production agricole, puis une réserve foncière pour l’urbanisation et, plus largement, un lieu de consommation urbaine. Il tend, depuis peu à être un lieu d’interaction et de négociation entre urbain et rural, ayant pour cadre des projets de territoires agri-urbains (Vanier, 2005 ; Poulot, 2008). Comme d’autres grandes villes du Maroc et de nombreux pays du Sud, Agadir illustre la succession-chevauchement des deux premières étapes et l’absence de la dernière. Si interactions il y a, elles ne concernent pas les territoires, sinon en les soumettant à la logique immobilière ou agro-industrielle dominante. L’emprise de la ville sur la campagne est intensifiée et reconfigurée par l’ouverture libérale. Elle relève ici largement des acteurs locaux dominants qui privilégient la fonction agricole ou l’urbanisation au gré des opportunités d’accumulation financière et d’acquisition de pouvoir. Les investisseurs extérieurs à la région, marocains ou étrangers en nombre, ont une stratégie plus simple de valorisation agro-industrielle et touristique, dictée pour les seconds par les avantages de la délocalisation.

L’exemple d’Agadir est emblématique de la concentration des activités et des hommes dans des espaces métropolitains et des bassins de production agricole les plus dynamiques et les plus mondialisés du Maroc. Sa spécificité tient à ce que l’essor économique doit à la rencontre de l’accélération libérale, de la position de ses élites dans le champ du pouvoir (ministres, députés influents, maires) et d’une culture entrepreneuriale vivace.

Un dynamisme particulier stimulé par l’État

Ce dynamisme a une réalité lisible dans le paysage dès lors qu’on survole la plaine du Souss puis que l’on sillonne la ville et ses tentacules périurbaines. D’un côté, les serres, ponctuées par des infrastructures agro-industrielles, couvrent de grandes étendues, émergent au milieu des plantations verdoyantes de plein champ (figures 1 et 2), ouvrent des clairières dans la forêt de l’arganier, ou se perdent dans la couleur ocre des terres arides. De l’autre, le secteur immobilier est en pleine expansion.

L’agro-industrie et le tourisme international : une réussite économique

Le succès agricole s’est construit sur une double spécialisation exportatrice : les primeurs, en particulier la tomate, et les agrumes. En 2011-2012, les primeurs occupent 16 000 ha pour une production de 1 200 000 t – dont 973 000 t de tomates – soit plus des deux tiers du total national (HCP, 2013 ; APEFEL, 2013 ; MAPM, 2013). La région en exporte la moitié, assurant ainsi 83 % des exportations du pays – contre 42 % à la fin des années 1990 (Belkadi, 2004) – mais 96 % des tomates (APEFEL, 2013). En même temps, l’agrumiculture s’étend sur 39 000 ha, soit 45 % du verger national, et assure 80 % des exportations nationales (HCP, 2013). Le succès tient également à l’essor de la culture de la banane, qui assure près de 70 % de la production du pays, et de nouvelles cultures tropicales, florales et de fraises. Primeurs et bananes ont induit une extension exceptionnelle de la plasticulture avec 12 000 ha en 2012, plus du tiers des serres marocaines (APEFEL, 2013).

Figure 1

Cultures sous serre et plantations de plein champ pour une agriculture périurbaine intensive

Cultures sous serre et plantations de plein champ pour une agriculture périurbaine intensive

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L’agro-industrie née de cette activité et de la pêche représente 68 % du chiffre d’affaires industriel régional et 71 % de l’emploi, en 2011 (HCP, 2013). Le Grand Agadir en concentre près des trois quarts et ses industries chimiques produisent surtout des intrants agricoles. En 2009, Aït Melloul compte 120 usines et 6330 salariés, avec une dominante agroalimentaire, chimique et mécanique, ainsi que des organismes de crédit et de soutien (Province d’Inezgane-Aït Melloul).

Figure 2

Le Grand Agadir et ses espaces ruraux sous influence urbaine

Le Grand Agadir et ses espaces ruraux sous influence urbaine

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Le Grand Agadir est aussi le deuxième pôle touristique international, après Marrakech. En 2010, ses 30 500 lits des hôtels classés représentent 16,5 % des capacités nationales, mais 27 % des nuitées pour 784 000 touristes (HCP, 2011 et 2013). Certes, le tourisme de luxe, qui concentre la moitié de la capacité, marque les paysages ; mais les infrastructures sont diverses : petits hôtels, camps de vacances, résidences, campings. Très visible, la présence des touristes étrangers marque l’espace public : ceux-ci réalisent 85 % des nuitées en 2010 (HCP, 2013).

L’élan initial est donné par l’État ; le développement est ensuite rapide, à l’initiative d’investisseurs étrangers et nationaux. La zone touristique de haut niveau s’étire de la Marina, au nord, à l’embouchure de l’Oued Souss, au sud (figure 1). Son extension marque toutefois le pas. Des projets de l’ambitieux Plan national Azur vision 2020 sont gelés. À la suite de la crise financière, le Plan vision 2010, accumulant difficultés et échecs, voit son aboutissement différé à 2016 et ses ambitions baisser de 85 000 à 35 000 lits.

Localement, le retrait des capitaux internationaux, le manque de moyens publics, la nouvelle vision environnementale et les objectifs immobiliers résidentiels de nouveaux acteurs partenaires nationaux diffèrent et revoient à la baisse les projets de Taghazout et de Tifnit. Simultanément, des promoteurs locaux, associés à des partenaires nationaux et étrangers réalisent des ensembles de duplex destinés au tourisme et de résidences secondaires destinées, comme la marina, aux couches sociales nanties des grandes villes marocaines et à des retraités étrangers.

Dynamisme démographique et expansion urbaine

À ce dynamisme économique répond une vitalité urbanogène perceptible dans l’activité immobilière foisonnante. Au-delà des banlieues résidentielles récentes et leurs grandes opérations immobilières, l’expansion périurbaine suit plusieurs axes d’ampleur variable. Elle se déploie vers le sud jusqu’au coeur du bassin des primeurs, vers l’est par le linéaire déjà fortement urbanisé de la « ville nouvelle » de Drarga, et vers le nord en direction des stations balnéaires.

L’évolution d’Agadir et de ses extensions obéit à une logique classique, une croissance ralentie du premier, et explosive des secondes (tableau 1). Les fortes densités rurales s’élèvent sur les axes périurbains jusqu’à 150-200 hab. / km2 (Hnaka, 2007), soutenues par une croissance remarquable des bourgs. Ceci s’explique par une descente des ruraux des piémonts du Haut Atlas et de l’Anti-Atlas vers le coeur de la plaine, dans les zones irriguées, et par un drainage rural au sein même des aires dynamiques au profit des centres. Simultanément, des habitants d’Agadir (Gadiris) s’y installent. Le rural périurbain est ainsi un lieu d’interférences entre desserrement urbain et migrations rurales. Les émigrés soussis participent à cette dynamique [1]. Souvent partis de la montagne, ils s’installent dans les villes de la plaine.

Tableau 1

Évolution démographique du Grand Agadir et de son rural périurbain

Évolution démographique du Grand Agadir et de son rural périurbain
*

D’après les estimations du Haut Commissariat au Plan

Source : Recensements généraux de la population et de l’habitat et Hnaka (2007)

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L’État, un puissant moteur

Plusieurs agents marocains et internationaux portent cette réussite : sociétés et entrepreneurs agricoles, promoteurs immobiliers et touristiques et une multitude de petits acteurs tels les MRE, les petits « promoteurs immobiliers », les paysans, etc. Le tout est coiffé par l’État-Makhzen qui se présente désormais comme le régulateur et l’arbitre des relations de pouvoir. Il est également un acteur privilégié de la dynamique économique.

L’État favorise la croissance par la planification. Le Plan Maroc Vert (2009-2020) vise ainsi l’intensification de la production, des exportations et de l’emploi agricoles et le Plan Azur prévoit l’accueil de 20 millions de touristes en 2020. L’État cède des réserves foncières et des terres publiques. Il utilise ainsi le foncier pour stimuler d’un côté l’économie immobilière et de l’autre l’agro-industrie, à l’instar du Brésil, de l’Indonésie et de nombre de pays d’Afrique au sud du Sahara (Burnod et Tonneau, 2013 ; Chaléard, 2014). L’État emploie également les incitations financières, dont l’exonération fiscale des agriculteurs, en vigueur depuis 1984, limitée par la loi de Finances de 2014 aux exploitations dont le chiffre d’affaires n’excède pas 5 millions de dirhams (DH) (600 000 $ US).

Les objectifs de l’État central sont légitimés par un discours récurrent sur la sécurité alimentaire, la lutte contre la pauvreté rurale, la résolution de la crise du logement, et motivés par le besoin de drainer des capitaux et des devises en vue de combler un déficit extérieur structurel. Le « consensus » que ces objectifs font auprès des acteurs économiques s’accompagne de stratégies variables : diverses formes d’accumulation du capital, d’adaptation, de survie, etc.

La campagne : une réserve foncière

Ville et pression foncière modèlent les espaces ruraux périurbains. L’immobilier représente 12 % du PIB régional en 2007, bien plus que l’hôtellerie et la restauration, et 42 % des investissements entre 2003 et 2007 (CGEM, 2010). Agadir, qui reçoit 62 % des investissements régionaux, attire de grands promoteurs nationaux et internationaux (CGEM, 2010). Stimulée par le renchérissement du sol dans la ville-centre, la réglementation parasismique et des besoins croissants, la pression urbaine suscite une vigoureuse production foncière. Entre 1975 et 2007, près de 49 000 lots réglementaires sont produits dans le Grand Agadir (Direction de l’habitat, 2008). À cause de la spéculation généralisée, les prix fonciers ont décuplé à Agadir, Aït Melloul et Inezgane et plus que sextuplé dans le rural périurbain externe, entre 1990 et 2009. Aussi, la proportion des lots non valorisés est estimée à plus de 20 %. L’enjeu foncier est maîtrisé par les Gadiris qui dominent la propriété foncière périurbaine et par les grands groupes immobiliers bénéficiaires des réserves foncières publiques.

Acteurs publics et grands groupes privés ou la valorisation capitaliste des espaces urbains et périurbains

Cet objectif, inséparable de la spéculation, peu compatible avec les plans urbains sociaux tels que le programme Villes sans bidonvilles [2], reproduit l’habitat informel à la lisière nord-est de la ville, sur un espace à risque. La Zone d’urbanisation nouvelle (ZUN) de Hay al Mohammadi, prévue sur 466 ha, est destinée initialement en priorité au relogement des habitants des bidonvilles et au logement social. Elle comporte certes des programmes de relogement, d’habitat économique, mais aussi un lotissement résidentiel et de la promotion immobilière privée verticale, destinés à des catégories moyennes ou aisées d’Agadir et d’autres villes, voire à des étrangers en quête de résidences secondaires. La stratégie d’éradication de l’habitat insalubre aboutit paradoxalement – par l’indemnisation d’acquéreurs non solvables, plus que par le relogement de fait très partiel des habitants des bidonvilles – à la croissance des agrégats précaires du piémont non constructible en raison de la faille atlasique. Ce programme est symbolique de la prise en charge insuffisante du logement social par les grands promoteurs immobiliers publics ou privés, motivant sa récente relance par l’État, qui instaure de nouvelles exonérations fiscales.

L’ERAC Sud (Établissement régional d’aménagement et de construction), promoteur public absorbé par la société El Omrane, a produit essentiellement du foncier urbain au prix du marché avant de se consacrer à l’immobilier résidentiel en ville et en zone périurbaine. Or, il avait acquis du foncier auprès de propriétaires privés à des prix préférentiels. Son statut d’organisme aménageur des zones industrielles facilite son implantation périurbaine. Il en est ainsi de son action de lotissement sur les terres agricoles de Lqliaa ou dans la ZUN de Sidi Bibi (figure 3).

Figure 3

Urbanisation d’un centre rural : lotissement promotionnel à Lqliaa

Urbanisation d’un centre rural : lotissement promotionnel à Lqliaa

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Les grands groupes immobiliers restent les principaux bénéficiaires de l’essor immobilier. L’État leur accorde des avantages fiscaux et leur ouvre le marché par un dispositif d’incitations financières aux ménages à bas revenus.

Certes, à l’indépendance du Maroc, la « bourgeoisie » est structurée, mais une véritable phase d’accumulation capitaliste la renforce et l’élargit grâce à la marocanisation [3] et à l’investissement multisectoriel. De multiples alliances politiques, ethniques et économiques (entre Fassis de Casablanca et Soussis, par exemple) la confortent. Les années 1980 voient se développer des groupes immobiliers privés puissants, nationaux (Addoha, Chaâbi, Essaâda) ou régionaux (Bicha et Zregdi). Issus d’une tradition familiale notabiliaire et entrepreneuriale, leurs fondateurs, dotés parfois de potentiel foncier, sont directement ou indirectement des acteurs politiques en vue. L’investissement immobilier diversifie l’activité de groupes multisectoriels et internationaux : grande distribution, agro-industrie, finances, équipements industriels, hydraulique, hôtellerie.

Certes, la réussite parfois spectaculaire de ces groupes, reflétée par la fortune de leurs présidents (1,9 et 1,25 G $ respectivement pour M. Chaâbi et A. Sefrioui d’Addoha, selon Forbes en 2014) tient à l’importance et à la diversité de leurs programmes, du logement économique aux résidences luxueuses, localisés dans de nombreuses villes et à l’étranger. Mais la spéculation financière n’y est pas étrangère depuis leur introduction en bourse au milieu des années 2000, comme le soutien public, inégal en fonction des alliances. Addoha réalise ses programmes dans la ZUN de Hay al Mohammadi, une extension urbaine officialisée a posteriori par les pouvoirs publics, impliqués dans l’enjeu immobilier. Ecarté du piémont, Chaâbi se déploie sur l’axe Agadir-Inezgane, comme les groupes Bicha et Zregdi. Essaâda, allié à des intérêts locaux, réalise de puissants programmes dans la « ville nouvelle » de Drarga et à Jnan Adrar (figure 4). Ce partage du territoire métropolitain apparaît comme un compromis qui évite à ces groupes des conflits « vains » dans un jeu de distribution régulé par l’État central.

Figure 4

Jnan Adrar ou le front urbain est

Jnan Adrar ou le front urbain est

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Les investisseurs étrangers parfois associés à ces groupes interviennent en zone périurbaine, autant dans l’immobilier de loisirs comme à Immi Ouaddar (réseau canarien facilitateur PROEXCA) que dans l’urbanisme commercial et l’immobilier résidentiel de luxe et de bureau (FADESA), ou encore dans l’agro-industrie, la pêche, etc. Des émirs du Golfe occupent, pour leurs loisirs, près d’un kilomètre du littoral nord et des centaines d’hectares au coeur du massif arganier d’Admime. Les Européens résidants, en majorité des retraités, sont un vigoureux stimulant exogène de la demande immobilière.

Petites formes d’accumulation capitaliste : promoteurs, lotisseurs clandestins et Marocains résidant à l’étranger

Le glissement partiel du logement économique et social vers des demandes solvables et la spéculation entretiennent la crise du logement. Les exclus de la production réglementaire ont alors recours aux lotisseurs clandestins, moins nombreux qu’à Fès, Tanger ou Casablanca. De petits promoteurs versent partiellement dans l’activité informelle, en zones périurbaines sud et est. Des migrants à la recherche de travail dans l’agro-industrie et le bâtiment y sont attirés, comme des Gadiris en quête d’habitat peu cher. De plus, la diffusion des modes de vie urbains, enclenchée par les MRE, stimule la demande. Des agriculteurs incapables de s’adapter à l’épuisement de la nappe phréatique, se font lotisseurs. D’anciens maîtres maçons s’associent à des propriétaires terriens pour monter des projets. De même, de nombreux petits investisseurs gadiris construisent illégalement des bâtisses de quelques appartements à vendre ou à louer. À Drarga, Taghazout et Aourir, les deux tiers des lotisseurs clandestins sont promoteurs, commerçants ou armateurs de pêche, le tiers restant, des agriculteurs. Réalisant des lotissements inférieurs à 5000 m2, ils sont surtout autochtones, les Gadiris représentant moins du quart [4]. Cette territorialisation, comme l’origine privée des terres, est garante de procédures non conflictuelles.

À la retraite, les MRE d’origine soussie sont des acteurs de la scène locale. Les investissements de 200 MRE installés dans la préfecture d’Inezgane-Aït Melloul se concentrent dans le commerce (40 %), l’immobilier (29 %) et l’agriculture (24 %) (Sadni, 2011). Changeant de stratégie, jadis ancrée sur des lieux d’origine ruraux, la première génération place ses revenus dans la pierre et le commerce à Agadir, tout en achetant des lopins autour d’Inezgane et d’Aït Melloul. La seconde génération met à profit le capital foncier ainsi accumulé pour bâtir des immeubles et des locaux d’activité, notamment des supérettes sur le modèle européen. Les lopins maraîchers qu’elle entretient constituent surtout une réserve foncière pour de futurs projets.

L’alliance des MRE avec des familles amazigh de souche a pu prétendre à faire contrepoids aux grandes sociétés de la construction en réalisant de nombreux lotissements au centre de Drarga (ville nouvelle) et en envisageant une participation dans les grands équipements qui y sont programmés. Ce type d’alliance économique fait partie d’un réseau plus complexe de liens de parenté, de culture et d’un « projet politique » régional amazigh.

Un recul impressionnant des espaces agricoles et des vulnérabilités environnementales

En 20 ans, certaines communes périurbaines ont perdu jusqu’au quart de leur surface agricole utile. L’arganeraie régionale se contracte et perd en densité devant le front d’urbanisation et l’extension de l’agriculture spéculative, ainsi que sous l’effet de l’aggravation de l’aridité et de l’abaissement de la nappe d’eau (Le Polain de Waroux et Lambin, 2012).

Figure 5

L’immobilier touristique balnéaire à Immi Ouaddar

L’immobilier touristique balnéaire à Immi Ouaddar

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Les espaces périurbains évoluent diversement. À Lqliaa, les lotissements se multiplient au point de gommer tout trait rural réduit à des friches. L’urbanisation de Drarga, linéaire et impressionnante, amorce le mitage du liseré maraîcher bordier de l’Oued Souss. Au nord, la pression vient des projets balnéaires et de loisirs à Immi Ouaddar, de l’expansion des villages de pêche investis par les résidences secondaires (Aghroud et Imsouane), ainsi que des effets de la route à Aourir (figure 5).

La principale vulnérabilité environnementale demeure la surexploitation de la nappe d’eau régionale, dont le niveau ne cesse de baisser. En 2007, son déficit annuel s’élève à 283 millions de m3, principalement à cause de l’agriculture, qui absorbe 94 % des prélèvements sur la nappe, et des barrages, en dépit des besoins du tourisme (Benabderrazik, 2013). La vulnérabilité en matière d’accès à l’eau augmente dans les espaces convoités par le tourisme. Ainsi, les progrès de l’accès au réseau public à Taghazout n’empêchent pas d’entrevoir une pénurie sévère dans un futur proche. Cette pénurie affecte depuis trois décennies les activités agricoles, avec un épisode de crise en 1995 qui s’est soldé par l’abandon de 3000 ha d’agrumes dans le bassin d’Ouled Teima-El Guerdane (APEFEL, 2013).

Le rural sous influence urbaine : entre agriculture mondialisée et agriculture familiale

À côté d’une agriculture paysanne, parfois résiduelle, s’est épanoui un bassin de production à forte intensité capitalistique. Dès le protectorat, une fonction est assignée à la basse plaine du Souss : produire des agrumes et des primeurs pour l’exportation. Certes, la politique agricole du Maroc indépendant vise également l’autosuffisance. Mais la déréglementation des années 1990-2000 rompt l’équilibre en transférant le monopole de l’Office chérifien de l’exportation à des groupes privés. Elle privilégie le marché extérieur, exerçant ainsi une forte pression sur l’appropriation et l’utilisation du sol.

L’homogénéisation et la forte spécialisation qui en résultent réduisent la diversité culturale traditionnelle. Elles contrastent avec la dynamique de diversification, au demeurant inégale, des agricultures et des espaces ruraux sous influence urbaine en Europe et en Amérique du Nord, en rapport avec les effets de la proximité urbaine, du capital, du marché de l’emploi, du changement de régime alimentaire, des stratégies des exploitants et des politiques de gouvernance territoriale (Bryant, 1997 et 2011 ; Fleury et al., 2004 ; Perrin et al., 2013). Cette dynamique est, dans ces régions, une composante majeure de la transition postproductiviste rurale, concept né dans les années 1990, en opposition au productivisme ambiant et toujours en débat parmi les chercheurs anglo-saxons (Mather et al., 2006 ; Almstedt, 2013). Ce concept va désormais au-delà de la multifonctionnalité et de la modernisation écologique pour couvrir des dimensions sociales, culturelles et politiques.

L’expansion du capitalisme agricole : bourgeoisies notables et urbaines et investisseurs étrangers au Souss

Au lendemain de l’indépendance, deux types d’agriculteurs dominent à côté de l’ancien domaine colonial : les petits et moyens paysans et la propriété notabiliaire (notables locaux, héritiers de grandes familles soussies, fils de résistants). Les achats de terres puis la marocanisation renforcent cette propriété. Plus tard, le « transfert » partiel des terres de la Société de gestion des terres agricoles et de la Société de développement des terres agricoles, dissoutes, la conforte. À partir des années 1980, des entrepreneurs s’implantent en nombre, issus d’Agadir, des grandes villes marocaines et de l’étranger, surtout des locataires de terres. Dotés de capitaux accumulés dans l’industrie et le commerce, ils fondent des exploitations modernes.

Cette différenciation a une réalité territoriale. Le bassin agrumicole d’Ouled Teima-El Guerdane présente une forte concentration foncière, alors que le bassin de primeurs de Chtouka-Massa, autour de Biougra et Aït Amira, couple petite propriété et grandes exploitations formées par location de terres à l’initiative de sociétés privées mixtes, en particulier maroco-françaises et maroco-espagnoles, ou d’investisseurs des villes marocaines telles que Casablanca et Fès (Bouchelkha, 2007). Néanmoins, la stratégie d’implication directe dans la production selon une logique d’intégration de la filière agricole, de la recherche à la commercialisation, est la règle, qu’il s’agisse des groupes mixtes (Maraissa, Duroc, Nectar Sud, Rosaflor, Arbor-Sud, etc.) ou des groupes marocains tels que les Domaines Kabbaj (GPA), ceux de Mouisset (Agrisouss) et de Boudlal (société Salam) ou la coopérative agricole de Taroudant (COPAG) et son complexe laitier Jaouda. Cette dernière associe, à l’implication directe d’un noyau de gros éleveurs et de producteurs d’agrumes et de primeurs, la pratique contractuelle avec des milliers de petits éleveurs groupés en petites coopératives couvrant le Souss. Ces stratégies comptent parmi celles mobilisées dans les pays du Sud pour développer l’agro-industrie en Indonésie, au Brésil, et en Afrique au sud du Sahara (Burnod et Tonneau, 2013).

La propriété citadine est de taille moyenne, mais les domaines dépassant le millier d’hectares ne sont pas exceptionnels. La location des terres auprès de petits ou de grands propriétaires, qui peut atteindre le tiers de la surface agricole d’une commune du bassin des primeurs, fait de certains propriétaires moyens de grands exploitants. La terre change de mains sous la pression des exigences en moyens (forages profonds, plasticulture, matériel d’irrigation, lutte contre les maladies, informatisation des tâches, recherche de nouvelles variétés) non détenus par la petite paysannerie, ainsi fragilisée. Les puissants exploitants s’adaptent au stress hydrique, à l’inverse des petits paysans soumis par ailleurs à l’orientation exportatrice et bloqués par le monopole des grands circuits de distribution. Les propriétaires moyens louent une partie de leurs terres pour résister. Aussi, l’emprise urbaine (professions libérales, promoteurs, fonctionnaires, industriels, rentiers, spéculateurs, etc.) s’étend. La terre est pour eux un placement spéculatif, un symbole de changement de statut. Dans le périmètre des primeurs, près des deux tiers des acteurs sont des citadins, pour moitié résidant dans le Grand Agadir. Dans le secteur d’Ouled Teima, ils possèdent plus de 40 % des surfaces agrumicoles (Bouchelkha, 2007).

Deux stratégies marquent la logique productiviste :

  • les sociétés mixtes et les investisseurs extrarégionaux sont attirés par de faibles coûts de production, une gestion libre de la ressource et un soutien public généreux. Leur lien avec Agadir se borne au port, encore qu’une grande partie des produits est acheminée par route. Confrontés au déficit hydraulique, quelques-uns délocalisent leur activité dans les périmètres irrigués du Loukkos, du Gharb et à Guelmim ;

  • les propriétaires et exploitants du Souss, grands ou moyens, injectent une partie de leurs profits dans l’économie urbaine, mais s’impliquent dans la valorisation agricole, à la différence des anciens propriétaires absentéistes. Les plus en vue possèdent des propriétés intensives de plusieurs centaines d’hectares, sont des acteurs économiques urbains majeurs, coiffent de grandes associations professionnelles et occupent de hautes fonctions de gestion ou de représentation régionale ou nationale, parfois en situation de compétition politique. Si leurs espaces d’intervention sont plus ou moins circonscrits, la concurrence s’instaure ici, soit pour conserver la main d’oeuvre féminine qualifiée et pour cela implanter des équipements sociaux à son intention (crèches, restaurants, bains-douches, etc.) soit à l’étape de la commercialisation entre les deux groupements privés monopolistes d’exportation.

Le député-maire entrepreneur et agrobusinessman

L’itinéraire du maire d’Agadir illustre cette double imbrication rural / urbain et économique / politique. De son père, ancien résistant puis député, il hérite de légitimité politique et d’un domaine de 300 ha. Renonçant à une carrière universitaire, il fait de ses fermes d’Ouled Teima et de Sebt el Guerdane une entreprise moderne de plus de 1600 ha, équipée de systèmes d’irrigation localisée et de serres, et dotée de trois stations de conditionnement.

À la suite de la libéralisation du commerce des fruits et légumes, la société GPA qu’il crée est membre d’Atlas Fruit Board présidé par les Domaines agricoles. En 1998, il fonde Fresh Fruit, un des deux groupements d’exportation, en partenariat avec deux acteurs soussis dont M., grand propriétaire et exportateur (groupe Agrisouss) et également parlementaire [5]. Les profits sont réinvestis dans le développement agricole et l’immobilier. Il réalise, avec des partenaires, des projets de résidences balnéaires à Agadir et sur le littoral périurbain nord, et des développements de luxe à Agadir même. Appuyé par des acteurs de l’économie agricole et de la construction, il est porté en 2003 à la tête de la mairie par sa formation politique, l’Union socialiste des forces populaires, en quête de crédibilité locale.

Un tel pouvoir politique sur une ville mondialisée dont la gestion est améliorée renforce sa position. D’un côté, il soutient la promotion immobilière en y participant, défend la constitution de réserves foncières. De l’autre, il renforce son ancrage rural en développant l’emploi agricole et en créant une fondation d’oeuvres sociales. La forte mobilisation sociopolitique du personnage lui-même, sa représentation du développement régional et les enjeux portés par les groupes gadiris influents contribuent à lui assurer un deuxième mandat à la tête de la métropole puis un siège au parlement, en 2012.

L’imbrication du monde des affaires et de la vie politique touche une majorité de maires des grandes villes du Maroc (Sylla et Kabbaj, 2009). L’accès au pouvoir politique grâce l’accumulation de richesses, en particulier le foncier, ou l’inverse est une pratique fréquente dans le monde arabe et en Afrique subsaharienne.

Une agriculture entrepreneuriale d’envergure moyenne

Il est une catégorie d’entrepreneurs moyens qui a récemment émergé, dont les ingénieurs agronomes. Libérés par l’extinction des offices publics, ces entrepreneurs acquièrent parfois de la terre, ou en louent. Ils s’associent le plus souvent avec de grands et moyens exploitants en apportant leur savoir-faire en gestion des ressources naturelles et leur capital relationnel dans les structures d’encadrement. Ils réalisent des travaux pour de petits exploitants : installation d’irrigation localisée, gestion informatique des bassins d’eau, etc. Ils peuvent enfin s’impliquer dans la production en s’associant notamment avec des MRE, détenteurs de terres maigrement mises en valeur.

De l’exploitation paysanne à l’entreprise agricole

De petites exploitations familiales peuvent revêtir une forme entrepreneuriale, permise par des fonds acquis en milieu urbain.

Y. est un cadre expérimenté d’Agadir, issu d’une famille de petits agriculteurs de Gfifat. Il reprend l’exploitation familiale après un départ volontaire à la retraite. Mobilisant son épargne urbaine, il l’étend en acquérant des terres du voisinage familial. Fréquent, le maintien des terres dans la famille élargie est une défense collective face à l’agression des « étrangers ».

Les revenus tirés de la vente des agrumes sur les marchés d’Ouled Teima et d’Inezgane sont ensuite investis dans un projet d’élevage laitier avec des vaches importées, stimulé par l’intégration à la filière laitière de la COPAG de Taroudant, qui fournit notamment les aliments de bétail et assure la collecte et le conditionnement du lait au complexe Jaouda. La main-d’oeuvre est d’abord puisée dans le voisinage familial. Le projet arrivant à maturation, Y. engage un gérant expérimenté et édifie une résidence secondaire à côté de la demeure familiale.

La diversification agricole, la complexité de l’activité laitière et l’introduction de l’engraissement bovin et ovin incitent Y. à plus d’enracinement local, facilité par le passage de ses enfants au lycée : la résidence secondaire tend alors à devenir principale.

L’agriculture de loisir

L’agriculture de loisir est le fait de cadres d’Agadir qui, bénéficiant d’indemnités de départ volontaire à la retraite, acquièrent un lopin en zone périurbaine. Ils y pratiquent, eux-mêmes ou par un ouvrier-gardien, une agriculture de loisir qui alimente occasionnellement leur famille. La rémunération de l’ouvrier est assurée par une activité ponctuellement lucrative telle que l’engraissement de bovins ou d’ovins, le plus souvent par les ressources propres du propriétaire. L’exploitation est surtout un lieu de villégiature et de retraite hebdomadaire. Cependant, une exploitation arboricole intensive peut dégager des profits, mais confine rarement à l’accumulation capitaliste. Il s’agit surtout d’un retour à la terre, de la réalisation d’un rêve pastoral qui se répand autour des grandes villes du Maghreb.

Et la petite agriculture familiale périurbaine ?

La petite agriculture familiale périurbaine peut disparaître à l’occasion de successions ou de location des terres, ou devenir un rouage de l’agriculture spéculative en transformant radicalement son système de culture. Elle troque sa vocation d’agriculture de subsistance partiellement ouverte contre une intégration subordonnée au marché.

Une exploitation paysanne vulnérable

L’exploitation de R., 50 ans, s’étend sur 4 ha du finage du douar [6] Ouled Dahou, à proximité de l’aéroport al Massira. Il y a 20 ans, R. perpétuait un petit maraîchage diversifié, comme la majorité des paysans du douar. Au milieu des années 2000, il l’abandonne pour l’élevage bovin laitier, une stratégie d’adaptation à une vulnérabilité grandissante. Une succession d’années sèches accentue la baisse de la nappe d’eau que cause l’intensification des grandes exploitations dont les puissants forages puisent l’eau à 400 m de profondeur. Ensuite, les prix des engrais s’envolent et ceux des produits baissent sous l’effet de la concurrence des gros producteurs. Enfin, les petits agriculteurs sont désarmés face aux ravages du virus TYLCV, notamment sur la culture des tomates au début des années 2000.

Avec un associé urbain, il acquiert cinq vaches et un petit troupeau d’ovins puis il se consacre surtout aux cultures fourragères (sorgho, maïs, trèfle, luzerne). L’irrigation est assurée grâce à un puits récent et un système gravitaire artisanal. Le produit, en partie ensilé, n’assure que le tiers de l’aliment de bétail, le reste devant être acheté à la COPAG de Taroudant. Le lait est livré à quatre dirhams le litre à la coopérative locale, puis conditionné ou transformé dans l’usine Jaouda. L’assurance pour l’exploitant d’écouler son produit est contrebalancée par la dépendance en amont de la COPAG, qui fournit les intrants au prix du marché. Le petit paysan est ainsi privé de toute possibilité de développement.

Figure 6

Maraîchage familial sur la rive gauche de l’Oued Souss, face au front urbain de Drarga

Maraîchage familial sur la rive gauche de l’Oued Souss, face au front urbain de Drarga

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Certains maraîchers de l’Oued Souss résistent difficilement à l’essor urbain (figure 6). Le coût rédhibitoire de l’irrigation les accule parfois à utiliser des eaux usées, dévalorisant ainsi leurs produits, telles la menthe et la tomate du pays (beldi). D’autres, à l’écart des axes d’urbanisation, entretiennent une agriculture familiale viable grâce à de bonnes capacités d’investissement en forages, parfois soutenues par les remises d’émigrés. Ceux de Drarga proposent des plants fruitiers ou d’ornement et des produits frais de qualité destinés à une clientèle aisée fidélisée d’entrepreneurs marocains et étrangers, de retraités européens. Les minuscules exploitations d’Aourir couplent la culture de bananes très prisées et un petit élevage, surtout ovin. Les produits sont vendus sur place à des restaurateurs, hôteliers, revendeurs ou des particuliers.

La multifonctionnalité périurbaine au service de la ville

L’expansion urbaine extensive tend à confiner les espaces périurbains dans la fonction de réserve foncière. De nouveaux équipements de loisir leur assignent une certaine multifonctionnalité, du reste modeste et faiblement ancrée dans les territoires locaux en comparaison avec celle du rural européen et nord-américain. Des groupes immobiliers réalisent des complexes qui combinent station-service, superette, restaurant et jeux (figure 7). Ils répondent à la demande urbaine locale écartée de l’offre touristique internationale coûteuse (hôtels, restaurants, marina, etc.).

Figure 7

Espaces de restauration et de loisir sur la route de Tiznit, une réponse à la demande sociale

Espaces de restauration et de loisir sur la route de Tiznit, une réponse à la demande sociale

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Simultanément, la promotion du tourisme « agricole » étend l’influence urbaine à la montagne. La montée en puissance d’un produit de terroir, le safran de Taliouine dans l’Anti-Atlas, tient à la mobilisation des producteurs locaux par le tissu associatif (Migration & Développement, associés français). La haute valeur ajoutée de ce produit suscite l’intérêt des propriétaires exploitants d’Agadir. La régulation, par les pouvoirs publics, des tensions qui en résultent passe par le soutien public à la filière et sa réorganisation en faveur du lobby urbain. Il en est de même des produits cosmétiques à base de miel et d’huile d’argan des monts atlasiques Ida Outanane. Les producteurs, même groupés en coopératives, sont confrontés aux promoteurs touristiques d’Agadir qui organisent des circuits (Route du miel, Route de l’argan), maîtrisant ainsi à leur profit, prix et chaîne de commercialisation.

Conclusion

L’exemple d’Agadir et de ses espaces ruraux sous influence métropolitaine remet en question notre connaissance des modèles dits de développement mis en oeuvre dans nombre de pays du Sud. Il offre le profil des pôles dynamiques fortement intégrés aux réseaux mondialisés en tant que fournisseur de produits agricoles, touristiques et immobiliers. La modernisation produite est bien fragile parce que socialement peu partagée et écologiquement peu prudente. Elle est menée par des acteurs locaux puissants souvent impliqués dans la vie politique et par des investisseurs allochtones, dont les activités sont désormais rurales et urbaines et les horizons d’abord les marchés mondiaux. De faibles marges de manoeuvre sont laissées aux petits acteurs. Quand ils ne sont pas laminés, les paysans deviennent des sous-traitants dans une filière maîtrisée – sur un mode coopératif – par de gros exploitants ou propriétaires, ou rejoignent des groupements professionnels pilotés par des acteurs influents (bourse des primeurs d’Aït Amira). Aux portes de la ville, de petits acteurs urbains ou ruraux, ou encore des émigrés à l’étranger, acculés par la croissance urbaine, investissent plus ou moins heureusement le secteur immobilier sur les espaces ouverts externes.

C’est bien une polarisation économique et sociale que l’insertion mondiale libérale produit. Ses modalités favorisent la réussite économique que stimule une compétition-négociation entre acteurs locaux, nationaux et internationaux, mais font le lit d’une vulnérabilité économique et environnementale régionale (stress hydrique, reflux de l’arganier, érosion des sols et pollutions multiples) préjudiciables à tout développement durable.

Sur le plan agricole, le modèle du Souss est du type agro-industriel extraverti répandu dans nombre de pays du Sud. Du fait de la spécialisation caractéristique du productivisme (ici la tomates et les agrumes), la satisfaction de la consommation locale n’est que partielle, reculant même au Maroc, depuis le tournant néolibéral pour le sucre. L’objectif exportateur l’emporte et, passant pour un grand succès au vu de la progression du PIB agricole, il reproduit les échanges déséquilibrés Nord-Sud et aggrave la dépendance alimentaire.

L’exemple étudié met également en question notre compréhension des relations rurales-urbaines. Alors que le rural proche subit l’assaut des opérations immobilières, sur les marges externes, l’agriculture productiviste domine malgré des signes de crise. Détruisant les ressources et excluant ou soumettant la paysannerie, cette évolution est décalée par rapport à la transition postproductiviste, certes inégale, parfois incertaine, mais réelle, dans les pays développés. Ainsi, l’action associative peine à aider à la survie des ruraux les plus vulnérables. On recherchera vainement des circuits courts structurés connus en Amérique du Nord et en Europe, ou des projets intégrés associant territoires urbains et ruraux, et la patrimonialisation émergente est, on l’a vu, au service d’intérêts urbains. Cependant, la crise des marchés européens, qui crée d’ores et déjà une situation de surproduction des agricultures très spécialisées, le reflux de l’État-providence qu’annonce le retour de l’impôt agricole, l’amenuisement des ressources environnementales, l’émergence des préoccupations alimentaires et environnementales et la montée de la multifonctionnalité ne sont-ils pas des frémissements annonciateurs de cette transition connue par les pays développés ?