Corps de l’article

Les auteurs nous présentent avec discernement une Argentine en ébullition sociale qui tourne le dos à ses politiciens (avec le slogan « que se vayan todos » – « qu’ils s’en aillent tous »), trouvant consolation dans ses mouvements sociaux et dans la nouvelle vigueur de ses exportations agricoles (soja, tournesol, blé, maïs et produits laitiers), même si celles-ci sont dominées par les multinationales qui profitent du boom de production généré par les organismes génétiquement modifiés (OGM). Ce pays qui retient son souffle dans l’attente de jours meilleurs continue de jouer à l’autruche comme par le passé et souffre toujours du retard social accumulé par la disparition de 30 000 opposants au système dictatorial (1976-83), lesquels auraient pu apporter des solutions au malaise argentin. L’Argentine, comme Paul Samuelson, prix Nobel d’économie, le rappelait, fait partie des « pays qui ont tout pour réussir mais qui restent confrontés au mal-développement ». Les auteurs confortent ce point de vue en présentant les atouts, les richesses naturelles et les indicateurs socioéconomiques argentins, sans manquer d’inviter le lecteur à la prudence lorsque vient le temps de comparer avec d’autres pays latino-américains : alors que les indicateurs économiques de l’Argentine étaient faibles au début des années 2000, les indicateurs sociaux et de développement y sont aujourd’hui parmi les plus hauts d’Amérique latine. Suivant la crise de 2001, la reprise économique s’est faite sentir dans les trois années consécutives de 2003 à 2005 avec des taux de croissance positifs, ce qui engendra une légère résorption du chômage, des taux de pauvreté et d’indigence. Par contre, la crise sociale se maintient et s’exprime, entre autres, par un manque de confiance généralisé des citoyens envers leur gouvernement.

Grâce à une cartographie schématique et des synthèses qui lui confèrent un caractère didactique, ce livre nous guide à travers les provinces argentines, de la Pampa à la Patagonie, en passant en revue les traits physiographiques du territoire, les forces de chaque région, les différences spatiales et les inégalités socio-économiques. Au centre de ces inégalités réside une forte inégalité entre le centre et la périphérie, désignée sous le nom de macrocéphalie portègne (Velut, 2002), en raison du poids exagéré que possède la capitale en termes de ressources économiques et de pouvoir décisionnel. En bref, ce n’est pas une Argentine, mais plusieurs Argentines qui sont mises en évidence.

La question qui demeure après la lecture de ce livre est la suivante : pourquoi une monographie de l’Argentine au lieu d’une vision transfrontalière et thématique du continent sud-américain ? En effet, certaines régions du pays possèdent davantage de traits en commun avec des régions uruguayennes, chiliennes ou brésiliennes, qu’avec leurs voisines argentines. Les points de suture étant de plus en plus réels à l’intérieur du marché commun sud-américain, ne serait-ce que par l’existence d’une infrastructure développée permettant les échanges de biens et de personnes de part et d’autre des frontières, voire établissant des liens interocéaniques, il semble qu’une approche à l’échelle du bloc régional aurait été davantage pertinente et aurait jeté un regard nouveau sur des enjeux communs aux pays du Cône Sud (par exemple : le narcotrafic et les prisons bondées à la frontière Brésil-Argentine, la Triple frontière et les questions de sécurité nationale, les défis du marché du travail et plus spécifiquement l’emploi des jeunes, l’intégration des petites économies de l’Uruguay et du Paraguay dans le Mercosur, le travail collectif de mémoire entamé au sortir des périodes noires de leur histoire respective à l’heure où des cimetières secrets sont mis à jour, ainsi que les marges de manoeuvre limitées des gouvernements de la nouvelle gauche).

Néanmoins, la succession des chapitres faisant, premièrement, état des fondements coloniaux du territoire argentin et, deuxièmement, de la dynamique productive des grands ensembles régionaux de l’espace argentin ne manque pas de déboucher sur la question de la difficile intégration économique de l’Argentine dans un Mercosur dominé par son voisin brésilien et sur la « fragilité de la maison argentine ». L’interprétation de la crise argentine de 2001, dont les auteurs retracent les véritables origines au milieu des années 1970, à l’époque de la dictature, représente l’originalité de cet ouvrage, offrant un regard critique sur les impacts différenciés tel que ressentis par les régions argentines et les voisins mercosudiens ainsi qu’à l’intérieur de la hiérarchie des classes sociales argentines. Cette section rappelle les événements de 2001, du corralito, qui limitait les retraits bancaires de plus de 200 $US par semaine, aux cacerolazos, qui firent entendre les concerts de casseroles dans les rues des grandes villes du pays à partir de décembre 2001 en passant par les nouveaux pauvres ; elle rappelle aussi l’ardeur renouvelée des piqueteros, ces ouvriers bloquant les rues de Buenos Aires et de ses environs pour faire entendre leurs revendications, et les cartoneros, ces individus vivant en banlieue éloignée de Buenos Aires, de plus en plus nombreux à envahir les rues de la capitale au coucher du soleil et fouillant les ordures en quête de carton afin de le revendre pour le recyclage afin d’assurer un revenu minimum à leur famille.

Par ailleurs, la forte perspective territoriale empruntée dans cet ouvrage, résolument sous l’influence du courant français de la géographie régionale, masque l’importance de nombreux enjeux pour l’Argentine d’aujourd’hui, lesquels ne sont que brièvement cités, sans plus. Parmi les enjeux qui auraient mérité plus d’attention se trouvent les migrations saisonnières des ouvriers sud-américains provenant de la Bolivie et du Chili, l’immigration péruvienne à la capitale et les conditions de vie des travailleurs et de certains producteurs agricoles argentins touchés par la dévaluation du peso argentin. Ce livre aurait grandement gagné de l’apport d’une analyse plus incisive inspirée de la théorie sociale. Comment peut-on évacuer si rapidement les acteurs du quotidien et leurs pratiques du territoire ainsi que les perspectives d’avenir plutôt sombres que recèle l’exode migratoire de jeunes professionnels hors du territoire argentin ? De même, comment ne pas concevoir que cette saignée perpétuera l’absence d’une classe moyenne professionnelle qui pourrait contribuer à repenser les bases sur lesquelles la nation argentine est fondée ? À défaut de faire ce constat, il semble que l’Argentine continuera à être un pays agricole qui, en attente de jours meilleurs, exporte toujours ses matières premières au grand bénéfice des multinationales.