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Ce livre est l’aboutissement logique d’une longue carrière consacrée en grande partie à l’étude des transformations territoriales dans cette région du monde. Par analogie avec le raisonnement central exposé par Michel Bruneau dans L’Asie d’entre Inde et Chine. Logiques territoriales des États, à savoir qu’il existe une filiation remarquable entre l’organisation territoriale des États pré-coloniaux du sud-est asiatiques et leurs héritiers modernes et contemporains, on sent dans ce livre un rappel des travaux antérieurs de l’auteur, débutés à Chiang Mai dans le nord de la Thaïlande au milieu des années 1960.

Coïncidence et opportunité, ces deux mots-clés caractérisent la lecture que j’en ai faite. La recherche actuelle sur l’Asie du Sud-Est, comme les études régionales en général, cherche à s’extirper des cloisonnements scientifiques construits après la Deuxième guerre mondiale ; de plus en plus de publications en témoignent (ex. : Kratoska et al., 2005). Le thème du colloque bisannuel du Conseil canadien des études sur l’Asie du Sud-Est, qui s’est déroulé à l’Université Laval en octobre 2007, a été défini dans cette optique : Par delà les frontières intellectuelles et politiques : les études sud-est asiatiques au XXIe siècle. L’objectif était justement de mieux intégrer les différents niveaux géographiques et historiques (Déry, 2006) pour améliorer notre compréhension de l’Asie du Sud-Est. Et le livre de Michel Bruneau est arrivé à point nommé : nous lui avons alors demandé de prononcer la conférence principale. Pierre Gentelle en résume bien la pertinence dans la préface du livre : « Nulle part le terme de géohistoire ne peut trouver meilleure justification que dans l’analyse en profondeur de la diversité asiatique » (p. 4).

L’objectif du livre est « d’analyser et de définir des logiques de constitution de ces territoires nationaux, ou logiques territoriales, en relation avec les modèles spatiaux des États pré-coloniaux » (p. 14). Pour ce faire, l’auteur n’a d’autre choix que de remonter à la source de la construction territoriale de la région, localement, mais aussi, surtout, dans ses relations avec l’Inde et la Chine. Ces deux géants territoriaux et historiques constituent à eux seuls des sources inépuisables de développement du savoir. Et Michel Bruneau n’a pas craint d’y plonger pour mieux comprendre l’organisation territoriale actuelle du Sud-Est asiatique et en faire jaillir l’enchevêtrement des trames spatiales et temporelles.

En première partie de l’ouvrage, cette toile est tissée à partir des discours sur la région : quels ont été les acteurs et les penseurs de cette région (chapitre 1). Car, avant d’en étudier les interrelations spatiotemporelles, il faut pouvoir saisir cette région ; l’Asie du Sud-Est n’a pas toujours existé comme objet d’étude. Vient ensuite une deuxième partie dans laquelle sont présentées en trois chapitres les dynamiques de mise en place du peuplement et celle des influences culturelles, économiques et politiques indiennes et chinoises : l’espace indien (états agraires), l’espace chinois, ainsi que le socle ethnogéographique sud-est asiatique (Paul Mus). Dans la troisième partie, Michel Bruneau s’appuie sur cette base pour interpréter les différentes constructions territoriales des États sud-est asiatiques : Viêt nam d’un côté (chapitre 5) ; Birmanie, Cambodge et Thaïlande, ces États agraires concentriques, États-mandala (chapitre 6) ; les modèles axiaux de la Méditerranée asiatique (les pays de l’archipel) (chapitre 7). À cela s’ajoute un chapitre dans lequel une comparaison osée est tentée entre les archipels asiatiques du Japon, de l’Indonésie et des Philippines (chapitre 8). Les deux derniers chapitres (9 et 10) et la conclusion dressent le portrait actuel de la trame spatiale, en insistant sur les dynamiques centre-périphéries, anciennement plus politiques et même souvent symboliques, alors qu’aujourd’hui, elles sont davantage de nature économique.

En général, l’ouvrage s’appuie sur une littérature fort diversifiée et à jour, y compris pour les analyses historiques. On n’y trouve que de rares lacunes. Par exemple, dans le chapitre 5, où il est question de l’intégration des plateaux centraux du Viêt nam, l’auteur ne fait reposer son analyse que sur une seule référence, la thèse de Frédéric Fortunel (2003). Certes, la thèse est excellente (et en voie de publication), mais elle porte uniquement sur la province de Dak Lak, une portion de ces plateaux centraux ; au total, cela autorise moins la critique. D’autres travaux auraient pu être évoqués à l’appui de sa thèse. Point de détail, je ne suis pas d’accord lorsqu’il affirme que, au Viêt nam, le passage à l’État moderne s’est fait avec la colonisation française (p. 73) ; il a plutôt fallu attendre après la fin de la guerre, en 1975.

Enfin, la conclusion s’achève sur une dernière comparaison, aussi osée, entre la région des Balkans, en Europe du Sud-Est, et l’Asie du Sud-Est. Fort intéressante, elle arrive toutefois un peu à brûle-pourpoint et l’on sent que l’auteur n’a pas pu y consacrer tout l’espace qu’il aurait souhaité. C’était peut-être une manière d’annoncer la venue d’une suite à cette géohistoire complexe mais oh ! combien passionnante de l’Asie du Sud-Est.