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Les conditions à l’origine des mutations sociospatiales de la cité ouvrière Michelin [1] La Plaine à Clermont-Ferrand distinguent sa transformation d’autres quartiers ouvriers, tels que ceux des corons [2] dans le Nord-Pas-de-Calais, cédés à des établissements publics qui ont maintenu l’usage locatif social du parc. Les mutations sociospatiales de la cité Michelin ont été déclenchées lorsque la firme a entrepris de se désengager de la gestion de son patrimoine immobilier au cours des années 1980 [3]. L’entreprise a cédé une partie de son parc immobilier à l’Office public d’aménagement et de construction (OPAC) [4], soit 135 maisons dans la cité de La Plaine, avant d’engager les travaux de mise aux normes [5] pour vendre aux ouvriers candidats à l’accession. Le passage du statut de locataire à celui de propriétaire a débloqué l’investissement des ménages dans la transformation et l’embellissement de leur maison. L’autoréhabilitation qu’ils ont initiée fait d’eux, pour ainsi dire, les premiers acteurs ordinaires de la valorisation du quartier. L’autorevalorisation du quartier par les habitants d’origine et leurs héritiers qui agissent à la fois sur l’habitat et les représentations, conjuguée aux actions urbaines engagées par la municipalité pour requalifier le nord de la ville et par Michelin, a vraisemblablement favorisé l’attraction de nouveaux arrivants. Il faut cependant souligner que la requalification n’aurait probablement pas eu les mêmes effets et sens, si le quartier n’était pas proche du centre et si l’habitat n’était pas individuel. Au coeur de cette réflexion se trouve l’hypothèse que les habitants, à travers leurs modes d’appropriation, vont construire une véritable synchronie entre les transformations spatiales et les mutations sociales de leur quartier.

Toutefois, les mutations sociales observées dans le cas de la cité Michelin ne relèvent pas d’un processus de gentrification puisque, généralement, les catégories sociales qui arrivent dans le quartier n’ont pas des revenus sensiblement plus élevés que les ouvriers retraités. Nous pouvons tout au plus poser la question : ces mutations préparent-elles les conditions d’une gentrification future ? Dans le cas de la cité Michelin, le changement social du quartier est lié à la fois, à la mobilité sociale ascendante de sa population d’origine et à la mobilité résidentielle de ménages, ouvriers ou non, aux revenus équivalents ou sensiblement plus élevés. Les dynamiques qui affectent la cité Michelin ont alors des incidences sur les représentations, les valeurs accrochées au quartier et la construction sociale (Authier et al., 2007), dont il fait l’objet, notamment les significations nouvelles, les sociabilités des habitants, les rapports entre les anciens et les nouveaux et les microségrégations qu’il fait apparaître. L’articulation entre l’identité ouvrière Michelin et ce territoire va s’en trouver érodée et laisser place progressivement à une diversité des trajectoires sociales et des identités. La réflexion se base sur une enquête menée dans le cadre d’un programme non thématique de l’Agence nationale de la recherche (ANR), intitulé « Espace Habité Espace Anticipé » [6], datant de 2006. Engagée en juin 2007 dans la cité Michelin de la Plaine, l’enquête a permis d’interviewer 58 ménages (figure 1).

Figure 1

La Plaine dans la dynamique des projets à Clermont-Ferrand

La Plaine dans la dynamique des projets à Clermont-Ferrand

ZAC : Zone d'aménagement concentré

HQE : Haute qualité environnementale

OPAH : Opération programmée d'amélioration de l'habitat Sud est du quartier de La Plaine. Le volume originel de la maison Michelin est indiqué en blanc, tout le reste étant les extensions initiées par les propriétaires.

Source : à partir des photos aériennes 2004, CERAMAC. Échelle approchée 1/6900e

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Actions urbaines à l’origine de la transformation du quartier

À la fin du XIXe siècle, l’entreprise de pneumatiques Michelin était en pleine expansion et recrutait fortement. À l’instar de certaines figures du patronat français [7], les frères Michelin [8] ont alors mis en place une optique paternaliste de l’habitat, essentiellement au bénéfice de leur main-d’oeuvre ouvrière. L’objectif était de réunir les conditions pour faire évoluer les performances en matière de production. Il s’agissait alors de stabiliser une main-d’oeuvre encore empreinte de traditions rurales, et notamment, d’éviter des circuits de ramassage en campagne, parace que devenus trop longs. En conformité avec une doctrine paternaliste d’entreprise [9] marquée par le catholicisme social [10] et les thèses des hygiénistes en vogue dans les grandes familles industrielles françaises, Michelin a également mis en place un système social parallèlement à la construction de logements (Gueslin, 1993). L’habitat et l’urbanisation des quartiers ouvriers Michelin étaient conçus dans l’esprit d’exercer une maîtrise et un contrôle sur les modes de vie des ouvriers. Ils expriment la volonté du patronat de fidéliser la main-d’oeuvre, de lui inculquer une certaine morale chrétienne et de maintenir sous tutelle une classe ouvrière enfermée dans un cadre de vie quasi disciplinaire, conçu comme un instrument d’amélioration du rendement et d’anesthésie de la volonté revendicative (Maiullari, 2004).

La cité Michelin de La Plaine qui compte 1176 logements et près de 2200 habitants a été réalisée entre 1926 et 1930 à proximité de l’usine de Cataroux, l’un des sites de production les plus importants de la compagnie. Elle a été organisée comme une entité urbaine autonome par rapport à la ville et comprend les commodités nécessaires à la vie quotidienne des écoles, des équipements sportifs, un dispensaire, une église et une coopérative qui offrait l’ensemble des biens de consommation estimés nécessaires aux ménages ouvriers. Le type d’habitat proposé est individuel, mais groupé [11] selon des maisons mitoyennes, chacune sur un lot d’environ 400 m2. À l’origine, chaque maison [12] offrait une surface habitable variant de 70 m2 à 100 m2 et un jardin. Les normes d’usage des espaces édictées par l’entreprise et l’organisation spatiale des maisons traduisaient clairement l’idéologie paternaliste du patronat. Par exemple, le jardin devait être exclusivement réservé à une activité potagère, destinée à la fois à répondre aux besoins alimentaires des familles et à les occuper sainement. En outre, l’organisation des logements était caractérisée par l’absence de lieux de séjours propices aux sociabilités, considérées dangereuses par le patronat.

La politique urbanistique patronale de Michelin entamée à partir de 1910 est sans doute une des raisons de la mise en place relativement tardive de la politique publique de l’habitat à Clermont-Ferrand. La réalisation de la première Zone à Urbaniser en Priorité (ZUP) [13] clermontoise Croix de Neyrat n’a été engagée qu’en 1970. L’essentiel des opérations publiques en matière de logements sociaux a été localisé au Nord de la ville, à proximité des zones industrielles, notamment des emprises de l’entreprise Michelin. La cité Michelin de La Plaine s’est donc retrouvée « phagocytée » par les grands ensembles du nord de la ville. Dans les années 1980, la politique de la ville a ensuite défini un territoire prioritaire regroupant les grands ensembles des quartiers nord et les lotissements pavillonnaires de Chanturgue et de La Plaine. La démarche homogénéisante et globalisante de la politique de la ville a participé à gommer les différences entre les diverses entités urbaines du nord de la ville et particulièrement, avec celle de La Plaine. Mais, en dépit de la stigmatisation qui affecte l’ensemble des quartiers nord clermontois, et en regardant de plus près, chaque entité présente une situation sociale spécifique et des représentations plus nuancées.

Ces dernières années, la cité Michelin fait apparaître une distinction de plus en plus marquée en matière de peuplement et de transformation de l’habitat. Depuis que l’entreprise Michelin a cédé son parc immobilier, en grande partie à ses habitants et dans une moindre mesure à l’OPAC, le quartier fait apparaître des transformations sensibles de l’habitat qui témoignent aussi d’un processus de changement social. La réhabilitation initiée par l’OPAC et la mise aux normes engagée par Michelin sur le reste du parc à vendre ont coïncidé avec l’autoréhabilitation enclenchée par les locataires devenus propriétaires et ont agi sur celle-ci comme un stimulus. Progressivement, le quartier ouvrier de la Plaine s’est métamorphosé pour passer d’un paysage de « casernement » à une organisation diversifiée et d’un habitat à l’aspect vieillot et pauvre à des maisons coquettes.

Parallèlement à sa réhabilitation, le quartier a bénéficié de la politique publique de requalification des quartiers nord clermontois. La réhabilitation [14] des grands ensembles d’habitation à loyer modéré (HLM) [15], l’implantation de services et d’équipements, tel que le stade Montpied [16], et l’aménagement urbain en général sont des opérations de valorisation qui ont d’autant plus profité au quartier ouvrier de La Plaine que ce dernier avait déjà engagé la transformation de son image. Aujourd’hui, le renouvellement [17] urbain des ensembles de logements sociaux aux alentours, la dynamique de reconversion des emprises industrielles proches de La Plaine en pôle tertiaire (siège social de Michelin et réalisation en cours du Centre hospitalier universitaire (CHU) d’Estaing, etc.) et la mise en place du tramway [18] reliant le quartier au centre ville en dix minutes sont des facteurs qui ont sensiblement désenclavé ce territoire, tant symboliquement que spatialement.

L’habitat individuel, la liberté d’appropriation et de transformations qu’il autorise et les prix attractifs [19] sont au coeur du choix résidentiel des nouveaux arrivants. Ces derniers ont parfaitement conscience des avantages de ce quartier, comme son accessibilité, sa proximité du centre ville et sa desserte en équipements. Des atouts qui pèsent d’autant plus qu’il s’agit, selon eux, d’un « lotissement pavillonnaire » dans un environnement où la valeur de la maison de ville ne peut qu’augmenter.

Autoréhabilitation, autorequalification et attractivité

La moitié des personnes interviewées provient du groupe des anciens du quartier, le plus important et relativement homogène, est composé essentiellement des retraités de Michelin (plus de 60 ans). Ils ont quasiment tous acquis leur maison au cours des années 1980 et au début des années 1990, grâce à des prêts avantageux proposés par l’entreprise. La nature des investissements ensuite consentis à la maison reflète les différences de revenus et de trajectoires de ces retraités. Les plus nombreux (soit près de 50 % de ce groupe) sont les couples qui vivent d’une seule retraite et qui ont parfois du mal à rembourser leur prêt. Les personnes seules, en particulier les femmes veuves ou divorcées, sont dans la même situation. Ensuite, il y a les couples avec deux retraites (soit 40 % des anciens), dont le revenu supérieur se traduit à travers l’importance des transformations de la maison. Moins nombreux parmi les retraités, il y a ceux qui n’ont pas acheté et qui sont aujourd’hui locataires de l’OPAC (soit 10 %). Leur distinction des autres retraités de Michelin peut s’expliquer, tant par des différences salariales liées au statut professionnel à l’usine ou par un nombre important de personnes à charge, que par leur choix de rester locataire. Les ouvriers ont, dans tous les cas, bénéficié des retraites relativement avantageuses de Michelin et continuent à profiter des services sociaux de l’entreprise (santé, vacances, etc.). De plus, la façon dont ces ménages ouvriers ont géré leur ascension sociale (formation et promotion au sein de l’entreprise, épargne draconienne, formation des enfants, petits boulots parallèles, etc.), leur a permis de faire évoluer leur mode de vie et de consommation et d’investir notamment dans les travaux de rénovation et de transformation de la maison, et dans son ameublement et son décor.

Le groupe des nouveaux arrivants, en âge d’activité, est plus hétérogène. Les ménages ont généralement deux salaires et donnent volontiers, contrairement aux anciens, leur niveau de revenu qui varie entre 2000 et 3000 euros mensuels [20]. Les nouveaux arrivants comprennent deux catégories d’âge qui correspondent aussi à deux périodes successives d’installation dans le quartier. Les ménages entre 40 et 60 ans, soit 34 % des interviewés, se sont généralement installés dans le quartier au début des années 1990 et la plupart sont propriétaires, héritiers ou non. Les catégories socioprofessionnelles sont plus diverses ; parmi elles, il y a des ouvriers ou des techniciens Michelin, des chauffeurs de transport en commun, des instituteurs, des ébénistes, des agents commerciaux, etc. Les plus jeunes, ceux de moins de 40 ans, soit 16 % de l’échantillon, ont emménagé au début des années 2000 et travaillent ailleurs que chez Michelin (comptable, informaticien, instituteur, cuisinier, restaurateur, animateur de grande surface, agent commercial, etc.). La plupart des nouveaux arrivants proviennent des HLM des alentours ou d’ailleurs et sont donc des premiers accédants à la propriété. La promotion de cette population au statut de propriétaire, considérée comme l’aboutissement d’une trajectoire laborieuse, correspond à un jalon important de sa mobilité sociale.

Les transformations incessantes du quartier sont successivement le fait des ouvriers retraités, des héritiers et des nouveaux arrivants. Il semble qu’elles se soient même intensifiées ces dernières années avec l’arrivée d’une nouvelle population aux moyens relativement plus importants que la première. Aujourd’hui, il faut parfois regarder de très près pour reconnaître les maisons originelles de Michelin et retrouver l’organisation spatiale première du quartier, caractérisée par l’uniformité et la répétition. Les mutations physiques du quartier témoignent d’un processus dont les différentes étapes correspondent à des moments clés du changement social que va connaître ce territoire. Ce double mouvement synchrone place l’habitat et l’habiter comme la manifestation par excellence des mutations sociales spatiales de la cité ouvrière.

La première étape correspond au moment où Michelin a cédé le parc immobilier à ses habitants. Les transformations vont être le fait des anciens de Michelin et des nouveaux, héritiers ou acquéreurs. Le désengagement de Michelin a débloqué chez les nouveaux propriétaires des pratiques latentes où les transformations des maisons levaient les contraintes imposées par Michelin à leurs usages. Ainsi, les premières modifications consistaient généralement à créer un véritable espace de séjour (mutation du garage ou du cellier pour agrandir le lieu de séjour et construction d’un nouveau garage) et à convertir progressivement le jardin potager en lieu d’ornementation et de loisir, notamment par la construction d’une véranda. Le lieu de séjour faisait ainsi l’objet de la part du ménage, d’investissement important en matière d’ameublement et d’éléments de décor, contrairement au reste de la maison qui restait encore rudimentaire. Le choix de ces deux espaces où concentrer les investissements familiaux renvoie sans doute au besoin des ménages de signifier leur évolution sociale à travers des lieux de représentation et de se distinguer en rompant avec l’uniformité de l’habitat ; en somme, des lieux de communication sociale en direction des passants, du voisinage et des personnes que l’on reçoit. Les ménages, à travers ces premières transformations, opèrent alors un réajustement de leur habitat avec le statut social qu’ils ont atteint. Ces réajustements vont se poursuivre en élargissant les transformations à d’autres lieux. Les chefs de famille, souvent à la veille de leur retraite ou à la retraite, n’ont plus les enfants à leur charge, et parfois ces derniers contribuent aux transformations de la maison familiale. Les transformations vont alors s’étendre à d’autres espaces dans la maison, comme la cuisine qui deviendra un autre lieu de réception, la salle de bain et les pièces aménagées pour accueillir les enfants et les petits-enfants.

La seconde étape coïncide avec l’arrivée dans le quartier, au début des années 1990, d’une population plus jeune que la première, dont l’âge varie entre 40 et 60 ans. Les nouveaux arrivants vont à leur tour adapter les maisons à leurs usages, par l’agrandissement et l’embellissement de la pièce de séjour et de la salle de bain, par l’aménagement d’une cuisine américaine, d’une véranda, etc. Bien que parfois les transformations concernent les mêmes espaces que celles des anciens, elles seront plus importantes en terme d’investissement : la taille des extensions est plus importante, les matériaux plus riches et les pratiques de décor plus nombreuses. Début des années 2000, le quartier va connaître une nouvelle vague d’installations qui sont le fait de catégories sociales plus jeunes, aux revenus plus élevés, notamment parce que les ménages ont quasiment tous deux salaires. Ils vont alors enclencher des modifications substantielles de leur maison pour l’adapter à leurs besoins. Le type de ces modifications, leur rythme et leur ampleur sont en soi révélateurs des spécificités sociales des nouveaux arrivants et du niveau de leurs revenus. Outre les aménagements intérieurs, comme la cuisine américaine, le bar, le bureau, quelquefois la salle de bain équipée de jacuzzi, et plus rarement la pièce insonorisée pour le cinéma et la musique, les habitants introduisent des matériaux et des équipements plus coûteux (baies vitrées, vérandas vitrées, bois, pierre de taille, décor plus riche, etc.). Surtout, ils vont systématiser les extensions verticales et horizontales de leurs maisons par des rajouts de volumes. Ainsi, l’embellissement et la personnalisation des façades et du jardin, le changement de clôture vont poursuivre la métamorphose de la physionomie du quartier dont l’uniformité et la répétitivité s’effacent progressivement pour ressembler finalement aux lotissements pavillonnaires classiques (figure 2).

Les pratiques de transformation de l’habitat des nouveaux arrivants et leur caractère ostentatoire finissent par créer une émulation chez l’ensemble des habitants, mais elles resteront plus mesurées et plus modestes chez les anciens. Cette distinction, sans doute liée à l’âge avancé des anciens, à leurs moyens plus modestes et à la sobriété de leur mode de vie – qui se traduit, notamment par une gestion encore traditionnelle du budget évitant l’usage des prêts bancaires –, s’explique aussi par leur attachement identitaire à la maison Michelin d’origine. S’ils rejoignent les nouveaux arrivants sur la nécessité de requalifier le quartier en embellissant les maisons, les anciens n’en demeurent pas moins critiques à l’égard des métamorphoses qui défigurent la cité Michelin. Si cette attitude paraît contradictoire, elle indique peut-être qu’ils acceptent mal l’affichage social ostentatoire des arrivants récents. Ce dernier souligne les différences sociales dans la proximité, une situation que les ouvriers de la cité n’ont jamais connue : « nos voisins nous ont toujours ressemblés ».

Figure 2

L’habitat Michelin et ses transformations

L'habitat Michelin proche de sa conception originelle.

Quatre maisons (RDC +1 niveau) mitoyennes.

Façades de deux d'entre-elles.

Les transformations de l'habitat : extensions (rajout du volume), embellissement du jardin (pelouses, terrasse), nouveau traitement des clôtures, etc.

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La construction sociale du quartier

Beaucoup d’héritiers ont choisi de revenir dans le quartier de leur enfance. Il s’agit généralement de jeunes ménages avec des enfants qui travaillent au centre et qui ont une préférence pour l’habitat pavillonnaire. Ils ont acquis une situation professionnelle qui les éloigne du milieu ouvrier et un niveau de vie plus élevé que celui de leurs parents. Ils sont cadres moyens, techniciens, enseignants ou employés et, dans de nombreux cas, la conjointe travaille également. Cette catégorie n’a aucun mal à se fondre dans le quartier ; même si les sociabilités qu’elle développe n’ont plus rien à voir avec celles du milieu ouvrier, elle s’appuie sur elles. D’une certaine façon, ces ménages héritent des représentations positives du quartier de la part de leurs aînés et tentent de les perpétuer à travers leur implication dans la vie du quartier. Ils entreprennent alors avec l’aide des anciens de réifier les valeurs du milieu ouvrier en organisant notamment des systèmes d’entraide et de conseils pour les travaux engagés dans les maisons. Les enfants qui ont hérité des maisons de leurs parents, n’ont évidemment pas tous fait le choix de s’installer dans le quartier. Beaucoup ont préféré vendre le patrimoine transmis ; c’est ce qui a créé un véritable marché immobilier local, repéré par les ménages [21] désirant accéder à la propriété et au pavillonnaire.

Si les héritiers qui s’installent dans la cité adhèrent volontiers aux représentations valorisantes véhiculées par le milieu ouvrier, les étrangers à Michelin, quant à eux, sont partagés. Certains rejoignent les premiers, tandis que les autres déplorent un quartier sans vie en responsabilisant implicitement la population âgée. Les liens sont plus fluctuants entre les nouveaux venus et les relations se limitent en général à une simple courtoisie ; pourtant leurs modes de vie se rapprochent, puisqu'on assiste à une imbrication croissante des conditions de vie des ouvriers et employés qui sont rejoints par les professions intermédiaires, les personnels de l’enseignement ou de la santé, les fonctionnaires ou assimilés, les agents de maîtrise et les techniciens. Parmi les nouveaux arrivants, ce sont les héritiers, les apparentés aux ouvriers retraités de Michelin et les ouvriers actuels de Michelin qui joueront le rôle de « médiateurs » entre les étrangers à Michelin et les retraités. Ils mettront ainsi en place des pratiques d’échange — comme la garde des enfants, le jardinage, le bricolage, la location d’un garage, etc. —, encore limitées mais qui préfigurent peut-être des nouvelles formes d’interaction et d’interdépendance.

Quant aux anciens, ils ont vu leurs sociabilités ouvrières s’éroder pour laisser place à un affranchissement relatif des pesanteurs de leur communauté d’origine. L’esprit, les mentalités et les représentations du monde ouvrier Michelin restent toutefois intacts et continuent à être des éléments référents opérant sur les comportements de la communauté Michelin de ce microterritoire. Si les solidarités des anciens de Michelin restent toujours agissantes, elles s’exprimeront néanmoins sous des formes associatives, notamment au sein du club Viviani [22] qui cherche à rompre l’isolement des personnes âgées. Toujours est-il que les ménages anciennement ouvriers affranchissent leurs sociabilités des pesanteurs de leur communauté, pour les adapter à leur nouveau mode de vie et à celui de leur nouveau voisinage.

L’arrivée du nouveau voisinage inquiète le club des anciens de Michelin, même s’il est perçu comme un élément de rajeunissement du quartier. Dès lors, les anciens restent circonspects et sur leur garde et ce sont plutôt certains nouveaux arrivants qui vont proposer leur aide, multiplier les possibilités de rencontre, etc. Les nouveaux arrivants liés de loin ou de près à Michelin seront mieux acceptés et intégrés dans la communauté. La cohabitation sociale qui s’installe dans le quartier de la Plaine ne signifie nullement que tout se passe bien dans le meilleur des mondes : le conflit existe, et paradoxalement, il conforte les processus d’intégration et les interactions en cours. Il concerne essentiellement les habitants des HLM à proximité, en particulier les jeunes et la population d’origine arabe, notamment celle qui s’est installée dans le quartier.

Le regard stigmatisant voire xénophobe que portent les habitants, anciens et nouveaux de la cité Michelin, sur la population des HLM participe de leur rapprochement. L’agrégation entre anciens et nouveaux se fait finalement par la mise à l’index d’une population modeste dont on craint la « contamination ». En effet, malgré l’attitude circonspecte des anciens vis-à-vis des nouveaux, ils se rejoignent tous sur l’exclusion d’un groupe qui les renvoie peut-être à leur propre passé social d’immigré (beaucoup sont d’origine espagnole ou portugaise) ou de locataire des HLM. La distinction vis-à-vis de ce groupe permet de marquer le chemin parcouru socialement. Les catégories d’habitants récemment arrivées survalorisent d’autant plus le quartier qu’il est proche de grands ensembles stigmatisés, tels que les Vergnes ou Croix de Neyrat. Dans ce cas, les représentations activent le mécanisme de supplémentation [23] (Jodelet, 2003 : 70) du réel qui vise à contrecarrer la « contamination » et l’amalgame social entre la cité ouvrière et ces quartiers et surtout à opérer une discrimination sociale. Ainsi, le discours des habitants de la cité Michelin fait d’elle un lieu de leur entre soi et la distingue des logements sociaux, vis-à-vis d’autrui. Dès lors, la stigmatisation de la population des HLM devient la base d’un processus d’identification collective dont le fondement apparaît comme un contrat social tacite qui commande les interactions au sein de l’entre soi et l’exclusion du groupe réprouvé.

Les sociabilités qui caractérisaient la cité Michelin et organisaient finalement l’entre soi de cette communauté ouvrière définissaient une articulation très forte entre ce microterritoire et l’identité de ses habitants. L’ancrage est d’autant plus important dans un territoire de connaissance et d’interconnaissance, comme le sont souvent les quartiers anciennement ouvriers. Malgré les transformations sociospatiales, tout un passé de labeur, toute une histoire locale, dans leurs moments les plus marquants, restent une réalité symbolique et commandent de nombreux comportements quotidiens. L’appartenance à un quartier, lorsqu’elle est corroborée par l’appartenance à un groupe social spécifique, devient une marque qui renforce le processus d’identification d’un groupe déterminé (Certeau et al., 2003 : 69). Aujourd’hui, les significations du quartier ont évolué et traduisent la cohabitation de plusieurs identités et trajectoires sociales qui mettent en oeuvre des sociabilités à géométrie variable et convergent lorsqu’il s’agit de se distinguer de la population des HLM. Par ailleurs, bien que l’évolution des sociabilités soit différente entre les anciens et les nouveaux, elle indique une tendance générale à maîtriser les relations de voisinage, dans le but de protéger une part d’anonymat. Elle fait apparaître une sorte de tri dans les relations, dans leurs formes et les lieux où elles prennent effet. Ainsi, la population semble privilégier les relations au sein de l’espace public, comme la rue, l’école et les associations, des lieux où se fait l’essentiel des rencontres ou des fêtes de quartier. Le jardin, dans certaines limites, peut être un lieu de rencontre avec le voisinage.

Conclusion

Des travaux représentatifs des réflexions sur les mécanismes actuels d’agrégation sociale urbaine convergent avec notre analyse, sur deux idées fortes (Haumont, 1996). D’abord, la recomposition de quartiers anciennement ouvriers se fait, en premier lieu, à travers les changements dans les représentations que les gens se font d’eux-mêmes, des autres et de leur quartier. Ensuite, ces travaux soulignent que la recomposition des quartiers populaires selon la figure de la diversité sociale est tributaire de la nature des opérations urbaines engagées, en particulier par les pouvoirs publics. Lorsqu’elles s’écartent d’une transformation brutale du quartier pour maintenir le tissu social tout en encourageant l’arrivée de nouvelles populations, elles dotent le quartier des conditions matérielles de cette cohabitation sociale. La présente réflexion rend compte précisément des rapports dialectiques entre les actions urbaines entreprises au sein du quartier et de son organisation sociale. En particulier, la lecture des modifications physiques opérées par les habitants contribue à spécifier les groupes sociaux et leurs modes de vie et à mesurer leur ascension sociale.

La question de fond soulevée par les recompositions qui s’opèrent dans le quartier populaire ayant fait l’objet de transformations sociospatiales est d’abord celle de leurs conséquences sur les sociabilités des résidants. Etant entendu que les formes de sociabilité entre les individus concourent à octroyer au quartier sa valeur sociale. On assiste, en effet, dans la recomposition de ce territoire, à la disparition d’un système de sociabilités caractéristique de la communauté ouvrière [24], dont l’intensité des relations de quartier a comme revers un contrôle social parfois pesant (Bacqué et Sintomer, 2002), et à sa substitution par un système diffus qui intègre d’autres groupes sociaux, diversifie les formes du lien social, élargit leur territorialité et affranchit les individus des contraintes communautaires. Cette diversification des formes de sociabilité est également fonction de la catégorie sociale, du genre et de l’âge, et concerne plusieurs échelles (immeuble, quartier, ville, agglomération, etc.).

Cependant, si le processus de changement social du quartier de La Plaine a connu au départ une certaine spontanéité et une autonomie relative par rapport aux acteurs du marché immobilier local, il fait aujourd’hui l’objet d’un intérêt accru de la part de ces derniers. Par exemple, de nombreux ménages âgés, anciennement installés dans le quartier, sont sollicités par les agences immobilières pour vendre leur bien à des prix de plus en plus élevés. On peut penser que le changement social du quartier de la Plaine, en échappant dans une certaine mesure aux injonctions directes du marché immobilier, a permis une cohabitation inédite entre catégories sociales aux modes de vie et aux revenus différents, qui fait de la cité ouvrière le lieu d’expérimentation de l’accession à la propriété de groupes sortants du logement social. Une cohabitation sociale qui peut aujourd’hui être remise en cause par des stratégies spéculatives au sein du marché immobilier.

Les mutations sociospatiales de la cité Michelin de La Plaine peuvent-elles conduire à un processus de gentrification ? La question reste posée, d’autant que le type d’habitat et l’inscription dans le périmètre de la Zone urbaine sensible (ZUS) [25] sont deux facteurs qui constituent un frein à l’attraction de catégories sociales aux revenus sensiblement plus élevés que les résidants actuels. La forme groupée de l’habitat en quatre maisons mitoyennes et les effets de la promiscuité avec le voisinage que cela suppose, notamment en matière de bruit, sont déjà relevés par les habitants comme une contrainte. La taille de la maison est également un aspect rebutant, car les extensions effectuées sur le jardin sacrifient l’espace le plus recherché dans ce type d’habitat. Sauf si les nouveaux arrivants ont les moyens d’acheter, par exemple, deux maisons du groupement et d’engager les travaux qui permettent de doubler la surface habitable et d’avoir des appartements traversants. Mais, il faudrait encore que le mécanisme du différentiel de loyer analysé par Neil Smith (1982) soit possible. Selon cet auteur, lorsque le différentiel de loyer entre l’actuelle et la potentielle rente foncière devient suffisamment important « […] le redéveloppement et la réhabilitation vers de nouveaux usages du sol deviennent une perspective profitable […] ». Cependant, dans le cas étudié, l’inscription du quartier de La Plaine dans la ZUS participe de sa stigmatisation, contraire à toute perspective de forts profits immobiliers.