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Toute science humaine est confrontée à la question de la valeur, c’est-à-dire du «caractère des choses consistant en ce qu’elles sont plus ou moins estimées ou désirées par un sujet ou, plus ordinairement, par un groupe de sujets déterminés» (Lalande, 2002: 1183). La géographie humaine a sûrement une responsabilité à cet égard, car si elle prétend étudier les établissements humains, les paysages, l’écoumène, les villes et les campagnes, les territoires, les régions ou les lieux, ces entités, aussi différentes qu’elles soient, ne sont rien d’autre que des ensembles formés de ces choses dont la valeur est en cause (Claval, 2003; Huggett et Robinson, 2002). Et si la géographie peut se sentir concernée par l’explication scientifique du phénomène, ne peut-on envisager la formulation d’une théorie géographique de la valeur (Ruby, 2003)?

Valeur, signification, sens

Précisons d’emblée que notre questionnement porte sur la valeur des choses, et non pas sur la valeur des mots, comme en parle Saussure par exemple (1971: 158 et passim), non plus que sur les valeurs, dont il est souvent question en sociologie (Boudon et Bourricaud, 2002: 663-670) et en géographie sociale et culturelle (Guédez, 2003). Cette valeur des choses, que nous appellerons simplement valeur, on peut la distinguer de la signification, c’est-à-dire de la signification des mots, qui, selon Ullmann (1975: 23) «est le rapport d’évocation réciproque qui unit le nom et le sens». Vue sous cet angle, la valeur serait donc le rapport d’évocation réciproque qui unit la chose et le sens. Ainsi, bien qu’elles se distinguent, valeur et signification sont toutefois réunies dans le sens. Or c’est là que réside l’essentiel de notre propos: y a-t-il des conditions géographiques à la base de cette union de la signification et de la valeur?

Symbole et sens

Il semble aller de soi que la valeur d’une chose corresponde à la signification du mot qui désigne cette chose (Maingeneau, 1996: 28-29, 35-36). Mais comment se construit cette correspondance entre la valeur et la signification? Voire comment se construisent la valeur et la signification à travers cette correspondance?

Pour aborder cette question, pourquoi ne pas partir du symbole, où la correspondance entre la signification et la valeur croise une autre correspondance, l’association symbolique, où une chose désigne une autre chose? N’y a-t-il pas là, dans ce jeu complexe de correspondances, un travail du sens où se construisent justement la valeur et la signification?

Selon Fernand Dumont, le symbole est «la représentation d’un signifié par un autre signifié» (Dumont, 1970: 240), ce qui fait, par exemple, que la couronne désigne la royauté ou le pouvoir de l’État. Il se distingue du concept, «où le signifié est représenté par un signe abstrait» (ibid.), c’est-à-dire où une chose est désignée par un mot. En associant, par substitution, des signifiés pourtant différents, les symboles formeraient un sens primitif qui se donnerait sans démonstration[2]. Certes, on peut, grâce aux concepts, apprivoiser ce sens primitif, voire le manipuler. Il reste que les symboles constitueraient un monde qui s’impose, d’après Dumont, aux sujets humains:

S’il est un visage sous lequel la signification s’offre à l’homme comme un donné initial, tellement «objectif» que nous ne saurions le ramener à nos singularités singulières sans le chasser du même coup de notre regard, c’est bien le symbole. Si l’individu, le poète ou le peintre par exemple, réussit à y couler sa volonté d’exprimer, ce ne peut être qu’en respectant ce par quoi il est déjà significatif pour tout le monde […]. Si je prononce le mot «soleil», ce concept évoque directement pour tous l’astre lumineux: le mot renvoie à l’astre signifié […]. Mais que dans les dessins d’enfant, le soleil «représente» le père, je suis devant une correspondance plutôt que devant un rapport signe-signifié. C’est pourquoi le sens est pour nous un sens primitif. C’est lui qui fait que le monde est déjà là, que c’est un monde pour moi. Mais cela n’est possible que parce que, dans le symbole, le monde reçoit son sens d’un ailleurs. Pourtant, le symbole ne vient à moi que si, de quelque manière, je le reprends en charge. Je ne saurais ni le susciter, ni le fonder, mais je peux l’apprivoiser, et les autres avec moi (1970: 239-241)[3].

Symbole et mythe

Notre hypothèse est que le sens primitif, à caractère symbolique, dont parle Dumont aurait partie liée avec ce que nous avons appelé la valeur des choses. Mais avant d’examiner directement ce problème, il convient de se demander comment s’érige un symbole et comment devient-il un objet socialement partagé?

Analysons cette question sous l’angle de ce que l’on peut appeler l’économie des symboles. Toujours d’après Dumont (1970: 241), les symboles sont rassemblés dans des mythes qui sont «des récits de l’avènement du sens». «Organisations de symboles», ces récits assureraient la construction sociale de la signification[4]. Comme l’indique Maranda (1972: 12-13), les mythes «display […] the semantic systems which enable the members of a culture area to understand each other and to cope with the unknown». Modelant les intentions des sujets, cette signification, d’origine symbolique et mythologique, serait ensuite relayée dans leurs pratiques et dans leurs discours qui, du coup, deviennent, par-delà leur destination immédiate, autant de modes de formulation des mythes. On rejoint ici la position désormais classique de Mircea Eliade pour qui tous les faits sociaux ont des «antécédents mythiques» (1963: 12). Les mythes qui «fondent et justifient tout le comportement et toute l’activité de l’homme» (1963: 14), Eliade les qualifie de «vivants» (1963: 9 et passim), c’est-à-dire que, loin d’être de simples narrations parmi d’autres, ils sont au contraire les piliers mêmes de la culture – des cultures –, voire de notre condition humaine.

Avancer l’hypothèse d’une telle emprise des mythes sur les sujets et les groupes humains pose évidemment la question du statut de la pensée. On aurait certainement tort de prétendre que l’entendement et la raison – comme disait Kant – n’offrent pas aux sujets et aux groupes la capacité de conduire eux-mêmes leur conscience. Sans nier la réalité d’une pensée potentiellement libre – et par conséquent malléable voire manipulable –, on peut cependant supposer qu’elle réside dans un niveau de surface qui, tout en ayant sa logique interne, s’appuierait par ailleurs sur des mythes. Ceux-ci constitueraient donc une instance où, en deçà des actes de langage, des événements, de la culture matérielle, des idéologies et des institutions, se forgerait la signification des mots et des gestes. Vues dans cette perspective, l’instance mythologique et la pensée libre seraient en tension. L’instance mythologique, tout dépendant de sa spécificité, pourrait soit favoriser soit entraver la libre pensée qui, à l’inverse, pourrait elle-même renforcer ou non l’emprise de certains mythes. On peut même imaginer qu’elle pourrait contribuer à la mort de l’un ou l’autre d’entre eux. Mais, dans ce cas, elle ne serait que l’allié d’un mythe qui en déloge un autre.

Mythe et géographie

Si on lui reconnaît quelque validité, cette proposition pose à la géographie la question du rôle de l’espace dans la constitution, la composition et le fonctionnement des mythes. Tout dépendant de la définition que l’on donne au mot espace, cette question ouvre au moins deux avenues de réflexion. Si l’espace géographique renvoie à ce qu’il contient, on peut d’abord s’interroger sur la place qu’occupent les phénomènes géographiques dans les mythes eux-mêmes. Il s’agit alors d’examiner comment les territoires, les lieux, les régions, les frontières et les autres attributs géographiques sont figurés dans les mythes et quelles significations ils y prennent. Bref, on s’intéresse aux contenus géographiques des récits mythiques[5]. Dans cette optique, il importe peu que les mythes soient vivants ou non. Pourtant, on peut se demander comment l’espace – au-delà des phénomènes géographiques qui le matérialisent [6] – contribue à l’édification de tout mythe et en quoi il le rend vivant. Dès lors, la recherche ne se concentre pas sur les figures du mythe, mais sur ses fondements mêmes. C’est pourquoi, hypothèse peut être faite, comme nous le soutenons dans le présent essai en suivant Northrop Frye, que l’espace est en soi, en raison de sa structuration même, une condition de l’érection des symboles et de l’efficacité des mythes[7].

La structuration de l’espace et du temps par la mythologie

Selon Frye, toutes les sociétés humaines – celles d’hier comme celles d’aujourd’hui – seraient assujetties à des mythes, c’est-à-dire à des représentations idéalisées de l’humanité: «in every age there is a structure of ideas, images, beliefs, assumptions, anxieties, and hopes which express the view of man’s situation and destiny generally held at that time» (1991a: 105-106). Cette structure, que Frye appelle mythologie, est composée de mythes. Le mythe étant, selon sa définition, «an expression of man’s concern about himself, about his place in the scheme of things, about his relation to society and God, about the ultimate origin and ultimate fate, either of himself or of the human species generally» (ibid.). Ainsi, aux yeux de Frye, toute société, quelle que soit l’époque, repose sur une mythologie, métarécit de récits mythiques, où se définit une manière proprement humaine d’être: «mythology is thus a product of human concern, of our involvement with ourselves, and it always looks at the world from man-centred point of view» (ibid.).

La mythologie s’actualiserait donc, d’après Frye, au travers des mythes, c’est-à-dire des récits chargés de symboles qui traduisent des espoirs et des craintes. Toutefois, par-delà les espoirs et les craintes qu’elle suscite, sa fonction première serait de plonger le sujet dans une expérience de vérité. Pour le critique canadien, la mythologie est en effet la matrice du sens dans la mesure où ce qu’elle révèle est considéré comme vrai: «Myths are usually assured to be true, stories about what really happened» (Frye, 1976: 16). Or à quoi tient cette vérité?

La vérité en cause ne serait pas intrinsèque au monde dont le sujet humain fait l’expérience. Elle concernerait davantage l’expérience humaine que le monde où elle a lieu, car son enjeu primordial serait, selon Frye, la séparation culture/nature: «All human societies are insulated to some degree by a culture that surrounds them and separates them from nature. There are no noble savages, in the sense of purely natural men for whom this integument of culture has disappeared. What we live in, says Wallace Stevens, is a description without place. This “description”, on its verbal side, is a mythology or body of sacrosanct stories, rituals, traditions: a social skin that marks the boundary between ourselves and the natural environment» (Frye, 1982: 50-51). Que la culture coupe l’espèce humaine de la nature, que cette séparation soit effective, telle serait donc la teneur première de cette vérité qui résonne comme un impératif. Aussi, même si certains mythes peuvent, sur le mode narratif, valoriser l’union ou le retour de l’homme à la nature, il n’y aurait là qu’une manière parmi d’autres de réaliser leur séparation.

Cette séparation de l’homme et de la nature, qui est le fondement de la mythologie selon Frye, surdéterminerait tout ce qui est dit et tout ce qui est fait. Cela, même quand les discours et les actions qui s’entrecroisent semblent s’opposer ou se contredire. Dans la mesure où la vérité mythologique est transmise, la structure même des discours et des actions qui l’expriment n’a qu’un caractère secondaire. D’où la distinction que fait Frye entre la mythologie et l’histoire. La mythologie «is what really happened», tandis que l’histoire (history) «is only what we’d have seen happening» (2004b: 191)[8]. D’où aussi l’idée que la mythologie relève moins de la communication que de la communion. Si ces deux éléments sont essentiels à la communauté, il convient en effet, d’après lui, de les différencier: «Communication is the force holding together a community; at the center of community is communion – the icon or concept symbolizing unity» (2004b: 44). Alors que les discours qui animent la communication peuvent susciter autant la résistance et l’opposition que l’adhésion, la communion doit s’imposer sans partage, car la mythologie qui la fonde n’a pas à dire quelque chose mais à assujettir les membres de la communauté. En l’occurrence, comme l’écrit Frye, «the story says nothing, and you say nothing: you listen to the story» (2004b: 140).

Ainsi, selon Frye (1976: 16), la vérité énoncée par la mythologie n’a d’effet que si elle émane – ou donne l’impression d’émaner – d’une autorité qui impose la séparation culture/nature. C’est pourquoi cette séparation est vécue en premier lieu par le sujet sur le mode d’une privation: le sujet ferait l’expérience du monde en étant d’abord privé de celui-ci. Or, comme cette privation serait le moment initial de la construction de la subjectivité humaine, elle ne peut pas, par conséquent, être imposée au sujet par lui-même, à la faveur d’une prise de conscience, par exemple, ou d’une intention personnelle guidée par la bonne foi. Cette privation doit être imposée au sujet par une autorité extérieure à lui. Le même raisonnement vaut pour la signification transmise par le mythe: l’efficacité de la signification ne saurait uniquement dépendre de l’adhésion personnelle – par entendement ou par croyance –, puisque le sujet ne saurait exister sans elle et sans la privation qui la sous-tend. Il faut plutôt considérer, suivant Frye, que l’avènement du sujet humain reposerait sur sa sujétion à la vérité mythologique et à l’autorité qui l’énonce [9]. Ce qui laisse entrevoir que la subjectivité du sujet, c’est-à-dire sa qualité d’être capable de penser et d’agir par lui-même, serait fondée, paradoxalement, sur sa soumission à une autorité souveraine.

Si la vérité mythologique est garantie par une autorité extérieure au sujet, cela suppose que la mythologie se qualifie non seulement par la vérité qu’elle formule, mais aussi, et davantage même, par l’autorité qu’elle met en scène. Mais quel est le moyen employé par la mythologie pour faire autorité et ainsi garantir cette vérité qui permet la signification?

Selon Lévi-Strauss (1978: 3), «myths get thought in man unbeknownst to him». Pour Frye, cela tient au fait que l’autorité qui impose la mythologie plonge les sujets dans un état de méconnaissance: l’énoncé mythique serait seul recevable et tout ce qui n’en relève pas doit être tu. D’après Frye (1976: 16), «the anxiety of society, when it urges the authority of a myth and the necessity of believing it, seems to be less to proclaim its truth than to prevent anyone from questioning it. It aims at consent, including the consent of silence, rather than conviction». En d’autres termes, la mythologie ferait autorité en empêchant le sujet de reconnaître sa propre ignorance. Aussi longtemps que le sujet est maintenu dans la méconnaissance de son ignorance par ce que l’on peut appeler un interdit mythologique, la vérité énoncée par la mythologie demeure la seule référence[10]. Ainsi, la fonction de la mythologie, avant même de révéler la vérité, serait de proclamer l’autorité qui écarte d’avance toute question. Dans ces conditions, le contenu de la vérité importerait donc moins que l’existence de l’autorité qui l’impose. En effet, selon Frye, la vérité mythologique ne tient pas, en premier lieu, dans ce qui est dit, mais dans ce qui est interdit. Car c’est grâce à l’interdit qu’elle instaure que la mythologie s’incarne en toute réalité humaine empirique, quelle qu’elle soit. Toute expérience humaine devient dès lors une épiphanie de la mythologie: «the manifestation or showing forth of it in action» (Frye, 1976: 55). Autrement dit, nos discours et nos actions témoigneraient tous de notre adhésion à la mythologie; ils seraient autant de rites attestant que nous faisons corps avec l’autorité mythologique, que nous lui sommes fidèles.

Par l’entremise de l’interdit qu’elle impose et de la signification qu’elle communique, l’autorité mythologique, selon Frye (1976: 37), établirait la véracité d’une histoire de l’humanité. Plus encore, elle incorporerait les sujets humains dans cette histoire en faisant de chacun d’eux une figure de récit, dramatisant de la sorte l’existence de tous et de chacun. En racontant le début, la suite et la fin de l’histoire d’un sujet, d’une société ou de l’univers, la mythologie saisirait en effet le présent en l’associant à la fiction d’un commencement et d’un terme. Le déplacement des sujets dans l’espace et dans le temps, interprété à travers le métarécit mythologique, ne se réduirait donc pas à une série d’événements sans autre valeur que d’être uniques et à jamais révolus. Bien au contraire, ce métarécit ferait croire que les points dans l’espace et dans le temps ne font pas que se suivre indéfiniment et indifféremment, que leur succession n’est pas fortuite (Frye, 1976: 125; 1993: 4-9). Cette succession est porteuse de signification en ce qu’elle trace le chemin du sujet vers une finalité que le métarécit mythologique dévoile. Par cette manoeuvre, la mythologie désenclave le sujet du présent et lui permet d’acquérir, même s’il reste confiné dans l’ici-et-maintenant, l’intuition du passé et du futur (Frye, 1976: 112 et 178-179). Fort d’une telle intuition, le sujet ressent qu’il provient de quelque part et qu’il se dirige quelque part. Ce sentiment du passé et de l’avenir, qui crée littéralement une histoire et une géographie, structure le moment présent (Frye, 1991b: 49).

Ainsi envisagée, la mythologie confère à la géographie et à l’histoire une portée téléologique. Car en prenant un sens grâce au métarécit mythologique, la succession des événements dans l’espace et dans le temps ne peut pas être attribuable au seul hasard. En formulant ce qui doit advenir, la mythologie oriente tout événement vers un but (Frye, 1982: 47). Or, mobilisé par cette finalité, le sujet est plongé dans un drame moral (Frye, 1991b: 42-52). À travers le métarécit mythologique, le sujet prend en effet connaissance d’une vérité sur le devenir de son être et du monde qui lui permet de savoir ou de pressentir que ce qu’il fait, pense ou dit s’accorde ou non avec la finalité qui oriente sa trajectoire spatio-temporelle. C’est pourquoi le sujet devient habité du sentiment d’un accomplissement à réaliser. Autrement dit, il entrevoit dans les événements présents les conditions de sa damnation ou de sa rédemption – si on reprend le vocabulaire de la doctrine chrétienne – ou encore celles d’un achèvement ou d’un inachèvement – si on préfère une terminologie moins connotée (Frye, 1976: 134 et suiv.).

L’assise géographique de la mythologie

L’intérêt de la contribution de Frye au regard de la théorie géographique réside dans l’association qu’elle établit entre la mythologie et la position du sujet dans l’espace et le temps. Le métarécit mythologique, selon Frye, modèle la géographie et l’histoire en leur conférant une dimension téléologique. Car, sous son emprise, les mouvements du sujet dans l’espace et dans le temps correspondent à une trajectoire qui signifie qu’il se dirige ou non vers un bienfait.

Or, partant du principe de privation, propre, selon Frye, à la définition même de la mythologie, ne faut-il pas supposer que la structuration de l’expérience géographique par la mythologie exige en retour une structuration géographique de l’expérience mythologique, une structuration géographique qui réaliserait concrètement la privation du monde extérieur sur laquelle est fondée la mythologie? Comment en effet la mythologie pourrait-elle opérer, comment pourrait-elle faire valoir son bienfait, si le monde extérieur s’offrait immédiatement et sans restriction au sujet? De même, comment cette privation pourrait-elle être opérante si, en contrepartie, elle ne reposait pas sur l’adhésion du sujet à une finalité? [11]

Cette question précise le problème posé au départ de notre réflexion sur la valeur des choses qui nous entourent. À la structure mythologique – qui règle l’«ordre des mots», pour reprendre l’expression de Frye (1982: 103) – correspondrait une structure géographique – qui en contrepartie règlerait l’ordre des choses , de sorte qu’à la signification des mots, des discours et des actions correspondrait la valeur des choses. Cette voie d’analyse suggère par conséquent que la valeur d’une chose tient, du moins en partie, à la place que celle-ci occupe dans l’organisation de l’espace géographique. Mais pourquoi et comment une chose occupe-t-elle une place dans la structure géographique?

Valeur et fonction

On peut assumer que la place – et par conséquent la valeur – d’une chose n’est pas sans relation avec la fonction de cette dernière. Il reste néanmoins à savoir comment s’opère cette relation entre la place, la fonction et la valeur d’une chose. Une telle question invite à une relecture de l’économie politique qui soutient depuis longtemps que la valeur d’une chose est directement liée à sa fonction.

Comme d’autres disciplines intellectuelles, l’économie politique – ou la science économique – est riche d’une histoire aussi longue que mouvementée (Pribram, 1983; Galbraith, 1991), si bien qu’il est toujours risqué de lui accoler quelque étiquette générale. Néanmoins, il semble difficile de nier qu’elle témoigne d’un fort ralliement à une conception fonctionnelle de la valeur: une chose aurait une valeur simplement parce que, étant donné l’usage que l’on en fait, elle s’avère nécessaire, commode, agréable, réconfortante, etc. Or, étant donné le poids de l’évidence qui pèse sur cette définition, il apparaît nécessaire, si l’on veut aller au-delà d’un sens commun qui confine le raisonnement, d’en comprendre la construction logique.

Admettons d’emblée que la valeur d’un bien repose sur le rôle positif que celui-ci joue dans le fonctionnement général de la vie (Dumont, 1970: 37). Il est indéniable en effet que les biens sont intégrés à l’économie parce qu’ils ont une fonction. Néanmoins cela suffit-il pour rendre pleinement compte de la valeur? Ne peut-on pas aussi postuler, en s’inspirant de Radkowski (1980: 23), que la valeur d’un bien apparaisse, non pas lorsque sa fonction se réalise à travers la consommation mais, au contraire, quand la réalisation des effets de la fonction est impossible? Pour que la valeur émerge, ne faut-il pas en effet que la fonction d’un bien soit en quelque sorte isolée de la consommation? Et comment cela peut-il se produire autrement que par l’interruption de sa consommation, par la disjonction du sujet consommateur et de la chose consommée?

Utilité et usage

Le questionnement sur la relation entre la valeur et la discontinuation de la consommation des biens rappelle l’importance que l’économie politique accorde au couple usage/échange. L’économie politique, qu’elle soit d’inspiration classique ou marxiste, a en effet toujours distingué la valeur d’usage de la valeur d’échange. Adam Smith écrivait à ce sujet en 1776: «The word value, it is to be observed, has two different meanings, and sometimes expresses the utility of some particular object, and sometimes the power of purchasing other goods which the possession of that object conveys. The one may be called “value in use”; the other, “value in exchange”» (1975: 24-25) [12]. Évoquant ces deux aspects, Smith énonça ce que l’on nomme depuis lors le paradoxe de la valeur: «The things which have the greatest value in use have frequently little or no value in exchange; and, on the contrary, those which have the greatest value in exchange have frequently little or no value in use» (1975: 25) [13]. Or la distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange permet de saisir qu’un bien peut être effectivement destiné à être utilisé – c’est son utilité –, sans pour autant qu’il le soit toujours immédiatement. En effet, il arrive d’une part qu’un bien ne soit pas utilisé parce qu’il n’est pas disponible ou que l’usager n’en connaisse pas l’existence. Il arrive d’autre part que celui qui dispose du bien renonce à l’utiliser afin de l’échanger. En reconnaissant la distinction entre la valeur d’usage et la valeur d’échange, l’économie politique montre qu’elle ne confond pas l’utilité d’un bien avec la concrétisation de cette utilité dans l’usage. Par conséquent, un bien peut être utile, ou jugé tel, avant même d’exister. N’est-ce pas ce jugement avant existence que confirment, par exemple, ce que l’on appelle les analyses de marché? Tout en étant déclaré utile, un bien peut en effet ne pas être utilisé ou être inutilisable, voire ne pas avoir encore été produit.

Selon l’économie politique, donc, il existe bien une différence entre l’utilité et l’usage. L’extinction de cette différence s’opère à travers l’échange qui rend possible l’usage d’un bien par un sujet, afin que l’utilité de ce bien se réalise. L’échange et, du coup, la valeur d’échange n’existent que si le bien est à la fois non disponible pour l’acheteur et non utilisé – potentiellement du moins – par le vendeur. Encore faut-il, comme le signalait John Locke en 1690 (1984: 210-211 [§46]), que l’accumulation d’un bien, c’est-à-dire son non-usage, ne soit pas la cause de sa détérioration ou, autrement dit, de la perte de son utilité (Haarscher, 1995: 17). Ce qui faisait dire à Ricardo en 1817: «Utility then is not the measure of exchangeable value, although it is absolutely essential to it» (1951: 11). Dès ou tant que cette utilité se réalise, un bien perd sa valeur d’échange – et dès lors l’échange est impossible – puisque l’usage que l’un fait d’un bien rend celui-ci inutilisable pour un autre.

On retrouve cet argument chez Marx, pour qui la valeur d’échange présuppose à la fois l’utilité et le non-usage. L’auteur du Capital soutenait que l’utilité seule ne confère au bien consommé qu’une valeur d’usage: «L’utilité d’une chose fait de cette chose une valeur d’usage» (1977, vol. 1: 41). Quand elle est consommée, cette chose constitue une richesse: «Les valeurs d’usage ne se réalisent que dans l’usage ou la consommation. Elles forment la matière de la Richesse […]» (1977, vol. 1: 42; souligné dans le texte). Aussi longtemps qu’il y a usage d’un bien, son utilité ne peut se traduire en valeur d’échange. Celle-ci existe seulement quand la valeur d’usage, ne se réalisant pas, demeure ainsi une abstraction: «Les valeurs d’échange des marchandises doivent être ramenées à quelque chose qui leur est commun et dont elles représentent un plus ou un moins. Ce quelque chose de commun ne peut être une propriété naturelle quelconque, géométrique, physique, chimique, etc., des marchandises. Leurs qualités naturelles n’entrent en considération qu’autant qu’elles leur donnent une utilité qui en fait des valeurs d’usage. Mais d’un autre côté il est évident que l’on fait abstraction de la valeur d’usage des marchandises quand on les échange. Dans l’échange, une valeur d’utilité vaut précisément autant que toute autre, pourvu qu’elle se trouve en proportion convenable» (1977, vol. 1: 42).

Tant que le bien n’est pas disponible ou qu’il n’est pas utilisé, son utilité reste, comme le mentionnait Marx, une abstraction dont on connaît l’existence, non pas grâce à l’usage, il va sans dire, mais par l’intermédiaire du langage. Cette communication de l’utilité par le langage constitue la pierre d’assise de l’échange. En effet, pour que l’échange démarre, il faut que le non-usage d’un bien soit annoncé. Cette annonce du non-usage prépare l’échange d’un bien. Car, pour que l’échange soit conclu, il faut que deux sujets se rencontrent et s’entendent. Leur entente présuppose une utilité qui se conçoit dans l’immédiat, mais qui se réalisera dans un usage futur. Quant à l’échange, il n’est conclu qu’au terme d’une négociation qui porte non seulement sur l’utilité du bien, mais aussi sur l’appréciation relative – par l’acheteur et le vendeur – de la distance qui sépare l’utilité et l’usage du bien ciblé. Ainsi, selon Marx: «La valeur d’échange apparaît d’abord comme le rapport quantitatif, comme la proportion dans laquelle des valeurs d’usage d’espèce différente s’échangent l’une contre l’autre, rapport qui change constamment avec le temps et le lieu. La valeur d’échange semble donc quelque chose d’arbitraire et de purement relatif; une valeur d’échange intrinsèque, immanente à la marchandise, paraît être, comme dit l’école, une contradictio in adjecto» (1977, vol. 1: 42).

Bref, l’échange est aussi un acte de langage qui procède, comme le symbole, à la substitution d’un signifié par un autre. Cette substitution, que l’on peut qualifier d’économique, exige ce que Marx appelle une abstraction, un processus qui permet de transcender la diversité des usages pour rendre les biens, à travers l’utilité, à la fois identiques, c’est-à-dire comparables, et échangeables.

Valeur et travail

Selon l’économie politique, classique ou marxiste, c’est le travail humain qui fixe la véritable mesure de la distance entre l’utilité et l’usage, et qui est l’étalon de la comparabilité des biens. Cette idée découle du fait que les biens résultent du travail humain et ne sont consommables qu’au terme d’une élaboration technique plus ou moins poussée sans laquelle ils ne peuvent exister. C’est pourquoi, s’inspirant de Smith, Ricardo considérait que la valeur d’un bien est proportionnelle à l’effort consenti pour le produire, pour le rendre utile et disponible. Ce postulat, qui est au coeur de toute sa doctrine, l’amena à soutenir que l’abondance de richesse détruit la valeur [14]. Marx reprit cet argument en précisant que le dénominateur commun qui sert à déterminer la mesure de la valeur d’un bien échangé est «le quantum de travail dépensé pendant sa production». «Le quelque chose de commun qui se montre dans le rapport d’échange des marchandises est […] leur valeur; et une valeur d’usage, ou un article quelconque, n’a une valeur qu’autant que du travail humain est matérialisé en lui» (1977, vol. 1: 43).

L’économie politique, classique ou marxiste, insiste, pour expliquer la distance qui sépare l’utilité de l’usage, sur les nécessités de la production. La géographie économique a complété cette définition en montrant que cette disjonction est aussi creusée par la simple différence qu’il y a entre la distribution spatiale des lieux de production et celle des lieux de consommation. Parmi plusieurs, Brian Berry (1967) a soutenu que la production, le commerce et la consommation sont des activités qui n’obéissent pas aux mêmes critères de localisation. Et bien que ces critères soient changeants d’une époque à l’autre (Harvey, 2001: 237-266), il reste que la production a toujours tendance à être moins diffuse que la consommation, de sorte que l’échange doit se réaliser dans des places de marché dont la localisation résulterait d’un équilibre ou d’un compromis entre la géographie de la production et la géographie de la consommation. Entre la production d’un bien et sa consommation, il existe donc une distance spatio-temporelle qui doit être franchie avant que ne soit aboli, dans la consommation, le non-usage. Cette distance commande, à l’instar de la production elle-même, un travail dont il faut tenir compte dans la mesure de la valeur du bien.

Valeur et interdit de propriété

Si l’économie politique a su observer que la valeur d’échange présuppose le non-usage d’un bien, force est de constater que l’argument n’a pas été poussé jusqu’au bout. Si l’on admet que l’échange présuppose l’arrêt de l’usage ou son non-commencement, il faut, pour que l’argument soit cohérent, que la conception de distance entre utilité et usage intègre une dimension politique fondamentale. Sinon, comment rendre compte du fait qu’il ne suffit pas qu’un bien soit techniquement produit et qu’il soit transporté au lieu de consommation pour qu’il soit finalement disponible? En effet, un bien peut être techniquement achevé et se trouver là, à l’endroit et au moment mêmes où un éventuel consommateur éprouve le besoin de s’en servir, mais demeurer inaccessible en raison de ce qu’on peut appeler l’interdit de propriété: le bien n’étant pas sa propriété, il ne peut en prendre possession.

Il est vrai que Marx lui-même, après d’autres [15], dénonçait la propriété privée des moyens de production comme l’obstacle qui frustrait le prolétariat de la juste jouissance des fruits de son labeur. Ainsi il écrivait en 1846, en collaboration avec Friedrich Engels: «par la division du travail, il devient possible, bien mieux il arrive effectivement que l’activité intellectuelle et matérielle, – la jouissance et le travail, la production et la consommation, échoient en partage à des individus différents […]. Cette division du travail implique en même temps la répartition du travail et de ses produits, distribution inégale en vérité tant en quantité qu’en qualité; elle implique donc la propriété» (1968: 46-47). Mais cette observation, aussi judicieuse soit-elle, n’aboutit pas, chez Marx, à un approfondissement théorique [16]. Pour qu’il en fût ainsi, il eût fallu que Marx incorporât le concept de propriété à sa théorie de la valeur. À ce chapitre, paradoxalement, il resta fidèle à l’économie politique classique. Marx, en fait, mit plutôt l’accent sur la dimension morale et le rôle politique de la propriété. D’une part, il stigmatisa l’immoralité de la division sociale du travail engendrée par la concentration des moyens de production entre les mains de la bourgeoisie. D’autre part, il élabora un programme politique conséquent, prônant l’établissement de la propriété communiste. Pourtant, l’impossibilité politique de se conjoindre à un bien, alors que toutes les conditions techniques et matérielles sont réalisées, illustre le rôle universel de la propriété qui, quelle que soit sa forme – privée, collective ou autre –, disjoint l’utilité de l’usage en interdisant aux sujets l’accès général et immédiat à l’ensemble des biens (Hallowell, 1955). On peut avancer que cet interdit de propriété constitue en réalité le seul motif du non-usage dont procède l’échange. Car l’échange, en toute logique, ne présuppose pas nécessairement qu’un travail ait eu lieu auparavant, que ce soit pour produire un bien ou pour emporter celui-ci au lieu de consommation.

Propriété et géographie

Si, comme nous le supposons, la propriété est fondamentale dans la structuration de l’espace géographique, il faut par conséquent espérer que la géographie puisse fournir quelques explications à ce sujet. Or qu’en est-il?

La géographie s’intéresse depuis longtemps à la propriété. Ratzel, par exemple, conçut à la fin du XIXe siècle une théorie géographique de l’État où la propriété tient un rôle central [17]. D’après Ratzel, l’État a deux fonctions. La première est de faire en sorte que le peuple, auquel l’État est redevable, puisse assurer non seulement sa subsistance mais plus encore sa prospérité. Pour ce faire, il doit à tout le moins se doter d’un territoire. La seconde consiste à pourvoir le peuple et son territoire d’une «inneren Zusammenhang» (cohésion interne) assurant leur viabilité (Ratzel, 1897: 162; 1899: 67; 1900: 10). À ce titre, l’État, selon le géographe allemand, existe parce qu’il concrétise, à travers l’organisation de son territoire, une collaboration entre les membres de la société. Or, pour assurer cette collaboration, sans laquelle toute perspective de progrès à long terme serait compromise, l’État doit faire en sorte que la concurrence pour les ressources soit contenue afin que, au sein même du peuple, elle ne tourne pas à la violence. Ainsi chez Ratzel, l’État est une figure paradoxale, car même si sa souveraineté sur le territoire résulte souvent d’une violence (occupation, invasion, colonisation, etc.), il doit endiguer la violence potentielle qui, à l’interne, découle de la compétition pour la richesse. Certes, il peut répondre à cette violence potentielle par une violence d’État, c’est-à-dire en se tournant contre son peuple ou une partie de celui-ci. Cette solution, soutient-il, n’est toutefois pas viable. L’idéal serait, selon lui, une égale répartition du sol; à tout le moins, il faut que l’État impose un régime de propriété où toute possession par un individu ou un groupe est limitée par l’obligation de ne pas déposséder outre mesure les autres individus ou les autres groupes (Ratzel, 1897).

Ratzel voyait donc la propriété comme un rempart contre la violence, tout en sachant qu’elle pouvait aussi en être la source en contribuant à la dépossession d’autrui. Les multiples exemples d’une telle dépossession et de la violence qu’elle implique n’ont d’ailleurs pas manqué d’attirer l’attention des géographes. Parmi les premiers, Humboldt (1980), Reclus (1979, 1990) et Kropotkine (1906) dénoncèrent au XIXe siècle les méfaits de la propriété qui plonge souvent des populations entières dans la misère. Plus récemment, plusieurs géographes, dont Harvey (2001) et Blomley (2003), ont repris cette problématique de la dépossession et de la violence associées à la propriété. Toujours pertinente, cette question rejoint certaines préoccupations relativement à la privatisation de l’espace public qui, en quelque sorte, est elle aussi une dépossession (Zukin, 1995).

Le concept d’interdit de propriété que nous proposons ici ne s’oppose pas à la dialectique de la possession et de la dépossession, dont la réalité sociologique est indéniable. Il s’attache plutôt à montrer, pour sortir de l’aporie de la théorie marxienne de la propriété, que ces deux conditions différentes sont corrélatives et, plus encore, qu’elles procèdent d’un état premier où s’exerce une privation fondamentale [18]. Alors que la possession se conçoit comme le résultat d’une dépossession et vice-versa (ce que j’ai, les autres ne l’ont pas ou ne l’ont plus), la propriété est plutôt ce qui, en arrière-fond de cette dépendance mutuelle entre acteurs sociaux, interdit à tous la fusion complète avec le monde extérieur: elle est ce par quoi il est impossible, pour tous et chacun, de disposer de tout n’importe quand. Cet interdit est donc socialement fondateur puisque, grâce à lui, la possession et la dépossession peuvent exister, mais ne peuvent pas être totales et absolues [19]. En d’autres mots, il rend la possession et la dépossession possibles en empêchant que l’une ne rende l’autre impossible.

Si la propriété bloque toute conjonction immédiate et générale avec les biens qui composent notre environnement, ce dernier nous apparaît d’abord et avant tout sous une forme sémantique et narrative. Ainsi, l’interdit de propriété crée les conditions structurelles d’un non-usage qui permet la reconnaissance et l’expression de la valeur des biens. Ce non-usage projette en effet le sujet dans un univers où les biens se manifestent en premier lieu à travers leur valeur. Cette valeur, communiquée grâce au langage, serait le déclencheur de la production ou de l’appropriation.

L’interruption de la consommation, d’où surgit la valeur, présuppose une structuration de l’espace et du temps fondée sur l’interdit de propriété. Cet interdit se manifeste empiriquement sous la forme de droits et d’obligations qui forment ce que l’on peut appeler, en s’inspirant de Hans Kelsen, des normes de propriété [20]. Ces normes rendent impossible la consommation immédiate et générale des biens. Sous le coup de cet interdit, tout rapport du sujet aux biens est donc politisé (Cléro, 2003: 83-87). Car, avant de se conjoindre à un bien, le sujet doit recevoir l’autorisation du corps social politiquement organisé. Ce corps social – c’est-à-dire l’État [21]  – actualise l’interdit de propriété par l’entremise de normes qui transforment l’interdit général en permissions singulières. Pour que le corps social garde son efficacité, la possession d’un bien doit se conformer à ces normes, sous peine d’être condamnée ou réprimée. Certes, un sujet peut négliger ou ignorer ses obligations. De même, un contrevenant peut échapper à la condamnation et à la répression. Cela signifie-t-il pour autant que la norme de propriété en cause est superfétatoire, qu’elle est simplement une décision arbitraire ne servant qu’à réguler les rapports entre les individus et dont on peut somme toute se passer? Autrement dit, l’existence de l’exception – le contrevenant – est-elle la preuve que le sujet peut exister en dehors de toute norme de propriété et, du coup, sans interdit? Le contrevenant, il est vrai, peut toujours, par des échappatoires ou des mesures dilatoires, se maintenir dans l’impunité. Il n’en demeure pas moins qu’il continue à violer les droits des autres dont l’existence est du coup diminuée, menacée.

Ainsi, en raison de l’interdit de propriété qui frappe l’espace humanisé – l’ensemble des biens –, la consommation est toujours postérieure à la rencontre du sujet avec l’État. En édictant, à travers des normes, cet interdit général, l’État représente alors tous les autres sujets qui détiennent des permissions singulières sur le bien ciblé. Au cours de cette rencontre, le tiers étatique confère au sujet des droits et leur impose des obligations qui actualisent un interdit en spécifiant les conditions de l’accession à la propriété. Ce n’est qu’une fois ce message transmis et reçu que le sujet peut s’engager dans une trajectoire historico-géographique spécifique et, à terme, s’approprier un bien de substitution qui non seulement a une utilité mais qui plus encore symbolise l’objet interdit. On peut du coup parler d’une substitution politique qui exige que la consommation – la conjonction du sujet avec un bien de substitution – soit précédée par une communication sociale qui la subordonne. Le sujet peut consommer seulement après qu’un interdit général, par le biais d’une permission spécifique, lui ait été signifié.

Interdit de propriété et institution du sujet

Pour saisir la portée de la préséance de la communication de l’interdit de propriété sur la consommation, il faut supposer que cet interdit ne s’impose pas a posteriori à des sujets déjà constitués. Il ne serait pas un produit de l’histoire qui survient à un moment donné, quand le besoin se fait sentir de réguler les rapports sociaux, ni une technique d’ingénierie sociale dont se dotent les individus pour améliorer le fonctionnement du groupe et pour assurer à chacun (version libérale) ou à certains (version marxiste) le plus d’avantages possible (Pipes, 2000). Il faut plutôt considérer que cet interdit est une condition fondamentale de l’existence humaine. Certes, cette existence s’incarne dans l’histoire, elle advient au travers de faits empiriques tangibles. Toutefois, aucun de ces faits n’assure à lui seul la pérennité de l’existence du sujet humain. Si l’interdit de propriété n’est pas constamment actualisé, le sujet et la société dont il fait partie sont déchus de leur existence humaine. Ainsi, l’humanité des sujets et des sociétés ne devient un fait historique – situé et daté – que dans la mesure où l’actualisation de l’interdit de propriété est stable et permanente. Bref, il faut considérer que cet interdit ne serait pas un simple fait de l’histoire humaine, puisqu’il est à tout moment la condition même de cette histoire [22].

L’actualisation continue de l’interdit de propriété institue l’humanité des sujets. Elle ne les crée évidemment pas dans leur matérialité, mais dans leur objectivité sociale (Petitot, 1990). Cette opération est politique. Le sujet advient à l’existence parce que le corps social, constitué en tiers étatique, lui reconnaît une identité. Cette identité consiste d’une part en l’attribution de droits au sujet. Ces droits, positifs et spécifiques, confirment que l’interdit général a produit des entités différenciées. D’autre part, l’existence politique de ces entités différenciées est garantie par la nomination: chacune étant pourvue d’un nom propre reconnu par l’État, l’ordre politique prévoit que les entités ne doivent pas être confondues entre elles. Grâce à la nomination, chaque entité est irréductiblement elle-même, absolument différente des autres. Ainsi, l’interdit de propriété génère, par l’intermédiaire de l’instance politique, des sujets socialement différenciés grâce à des droits spécifiques et à une irréductible nomination.

Si les sujets sont des entités socialement différenciées par une structure politique, la continuité de leur existence requiert une stabilité structurelle. En effet, la qualité de sujet, dans cette condition, n’est jamais acquise une fois pour toutes. Il faut que les conditions de son institution soient efficaces en permanence pour assurer son maintien. Cette stabilité exige la cohésion des normes de propriété, de même que la non-confusion des noms propres [23].

La cohésion des normes garantit que l’objectivité de l’interdit de propriété est adéquatement traduite au sein de la société. Cette nécessaire cohésion implique que les droits et les obligations ne soient pas contradictoires, sans quoi ils s’annulent réciproquement. Plus encore, la cohésion est assurée lorsque les normes sont rationnelles. Il est nécessaire en effet, comme l’a souligné Kelsen (1970: 202-203), que le raisonnement qui guide l’application des droits et des obligations soit logique, puisqu’il s’agit du seul moyen qui assure la cohésion du système normatif.

En deçà de l’obligatoire rigueur logique, la cohésion des normes présuppose aussi que la rationalité normative s’appuie sur des prémisses qui résistent à l’arbitraire subjectif. Autrement dit, comme l’indique Legendre (1989a: 63), il y a cohésion parce que ce ne sont pas les sujets qui garantissent les droits et les obligations, mais un «Tiers majuscule», parfaitement autre et représenté par l’État, qui assure que les catégories politiques de l’espace et du temps ont le même sens pour tous. En effet, si les normes obéissaient à la volonté subjective, celles-ci seraient en porte-à-faux par rapport à l’indécidable objectivité de l’interdit qui les fondent. Comme l’écrit Kelsen: «The norm whose validity is asserted in the major premise is a basic norm if its objective validity is not questioned» (1970: 203). C’est pourquoi les prémisses doivent être dictées par une instance absolument extérieure aux sujets, une instance qui empêche que les fondements de la pensée normative soient constamment remis en cause par les sujets. Dans ce contexte, comme le mentionne Kelsen (1970: 203), les normes ne peuvent être déduites des actes de la volonté subjective. Elles ne peuvent être que la manifestation d’une objectivité qui détermine le sens des actes volontaires et qui permet de les interpréter. Cela signifie que le droit positif doit être une raison pure afin que le sujet ait le moyen de repérer, à travers les normes, l’interdit de propriété et la finalité qui les structurent.

La stabilité structurelle des sujets est également assurée par une exclusivité identitaire. Le sujet, identifié par un nom propre auquel sont attachés des droits et des obligations, conserve une spécificité ontologique dans l’ordre de l’humanité (conforme à l’objectivité de l’interdit de propriété), puisque son nom ne désigne que lui-même [24]. Même si l’un se fait passer pour un autre et usurpe ses droits – ce qui au reste est illégal – cet autre ne disparaît pas, car sa nomination par l’instance politique n’est pas pour autant abolie. En fait, comme l’explique Pierre Legendre (1983: 25), le nom propre est l’assise de l’irréductible existence du sujet: «On peut taire le nom, […] mais il n’est au pouvoir de personne de faire mourir le nom. Le sujet mort, son nom devient le nom d’un disparu. De la même manière, tous sont égaux devant le nom, et les institutions fonctionnent sur ce terrain pour faire en sorte que tous les humains – les fous eux-mêmes – adviennent à la propriété du nom, c’est-à-dire au statut d’être un sujet. Mourir sans disparaître tout à fait, voilà quelque chose d’étrange, une construction rendue possible seulement par la manoeuvre que nous appelons un dogme» (Legendre, 1983a: 25; souligné dans le texte).

L’exclusivité identitaire suppose plus largement que l’objectivité sociale des sujets humains repose sur le fait que le langage est capable de rendre compte adéquatement – sans confusion –, non seulement des sujets qui composent une société humaine, mais aussi de tous les droits que ces sujets possèdent, de toutes les obligations auxquelles ces derniers sont soumis et de tous les biens sur lesquels s’appliquent ces normes. Autrement dit, il faut que l’objectivité des sujets et des biens – qui confère à chacun un statut ontologique spécifique – soit prise en charge et transmise adéquatement par le langage, pour qu’opère la communication de l’interdit général et des permissions singulières. Si le langage ne sait pas nommer correctement – sans confusion – les objectivités qui composent le monde, et notamment celles qui sont constituées par les sujets humains, l’existence de ces sujets en particulier et de la société en général est compromise (Bidou, 1993).

Le langage et la communication de l’interdit de propriété et de la valeur

La communication de l’interdit de propriété par l’entremise des permissions singulières est donc la condition pour que s’actualise la structuration politique de l’espace-temps, d’où émerge l’existence des sujets humains. Toutefois, comme nous avons tenté de le démontrer, cette communication fonctionne dans la mesure où le langage est conforme à l’objectivité de l’interdit qu’il doit transmettre. Pour ce faire, le langage doit pouvoir dire tout à la fois la séparation des existences, la fin de l’immédiateté et la valeur.

Le langage est fidèle à l’interdit de propriété d’abord parce qu’il donne des noms différents aux sujets et aux biens, que ce dernier sépare et différencie. Grâce à ces noms, grâce à leur contenu sémantique propre, la non-fusion ontologique entre deux sujets distincts, ou entre un sujet et un bien, se trouve confirmée. En procédant à cette nomination des sujets et des biens, le langage fait entendre à chaque sujet – qui en fait devient tel en se reconnaissant dans l’énoncé – que les autres sujets et que les biens ont chacun une existence distincte de la sienne.

En plus de proclamer la différence ontologique de chaque sujet et de chaque chose, le langage doit dire, pour transmettre l’interdit de propriété, que la conjonction d’un sujet et d’un bien ne peut être immédiate, qu’elle est reportée plus loin, plus tard. Le langage doit désigner le bien de substitution auquel le sujet, structuré par l’interdit, est appelé à se conjoindre au terme d’un parcours géographique et historique.

Enfin, la valeur des biens dont le sujet n’a pas la possession doit lui être communiquée. Sans cette communication de la valeur des biens par le langage, l’édification politique du sujet risque d’être chancelante, voire compromise. L’interdit de propriété génère des normes, à la condition que le langage dévoile en faveur du sujet, actuellement privé, la valeur de ce dont il sera gratifié plus tard. La communication de l’interdit général de propriété, et des permissions singulières qui donnent à ce dernier une prégnance sociologique, exige donc que le langage soit conforme à la structure politique que cet interdit promulgue. Bref, il doit y avoir une cohésion entre ce qui est interdit (l’objet de privation) et ce qui est dit (les biens de substitution).

L’obligatoire cohésion entre le langage et l’interdit de propriété doit se manifester à la fois sur le plan sémantique et sur le plan narratif.

Sur le plan sémantique, le langage est cohérent quand les entités séparées par l’interdit de propriété, autant les sujets que les biens, sont désignées comme telles. C’est à cette condition que le langage permet à chaque sujet de reconnaître son existence propre, celle des autres et des biens. Ainsi, le sujet peut distinguer qui ou quoi est concerné dans un énoncé. Il peut de la sorte savoir ce que désigne le je, le tu, le il ou le cela qui y est en cause. Si le sens d’un de ces éléments lui échappe durablement, son accès à la connaissance des objectivités qui contraignent son expérience est compromis. D’une part, il ne pourra pas reconnaître la valeur du bien de substitution vers lequel il doit se diriger en vertu de l’interdit de propriété. D’autre part, la géographie et l’histoire qui le séparent de ce bien de substitution lui deviennent insaisissables. Sans cet indispensable jalon sémantique, le sujet ne peut trouver la direction – le sens – de la trajectoire historico-géographique qui mène à ce bien.

Propriété et mythologie

L’exigence sémantique et narrative liée à la communication de l’interdit de propriété nous ramène directement à la mythologie. En effet, la direction du sujet dans l’espace et dans le temps qu’opère la propriété repose non seulement sur la cohésion sémantique de l’énoncé normatif, mais aussi sur le contenu narratif de la mythologie [25]. Cela tient au fait que l’énoncé normatif doit rendre rationnelle (c’est-à-dire non absurde, propice à l’induction et à la déduction) la suite géographique et historique des faits que l’interdit de propriété place entre le sujet et le bien de substitution. Or, en relatant cet itinéraire, la mythologie organise un métarécit où s’établit un rapport entre un début (l’ici-et-maintenant de la privation) et un terme (le bien de substitution auquel le sujet est appelé à se conjoindre plus loin et plus tard). Cette narration est téléologique; elle indique la direction – le sens – vers le bien de substitution; elle connecte la négativité fondamentale de l’interdit universel de propriété à la positivité des permissions singulières. Bref, elle confère au sujet la «vision», pour employer le mot de Frye, de l’ailleurs et du futur. Grâce à cette vision, le sujet voit apparaître, au-delà de sa privation immédiate, le bien de substitution dont l’existence et la valeur lui sont communiquées. La distance qui l’en sépare prend un sens au travers d’un récit qui rend crédible l’atteinte du bien de substitution – même s’il n’est pas immédiatement accessible – tout en indiquant la voie pour y accéder. C’est donc en communiquant l’interdit de propriété et la valeur du bien de substitution que le langage plonge les sujets dans un ordre mythologique.

Devoir et espoir, objectivité et subjectivité, valeur et signification

Il ne faut toutefois pas penser que la propriété précède voire génère la mythologie. La propriété, en couplant un interdit général et des permissions singulières, formule un devoir et un espoir. Sous forme d’interdit, elle exige le renoncement à un ici-et-maintenant fusionnel. Mais ce renoncement n’est pas pure perte étant donné que, sous forme de permissions singulières, la propriété fonde un espoir qui conduit à l’acceptation de la promesse d’une conjonction, plus loin et plus tard, avec le bien de substitution. On comprend dès lors qu’il y a plutôt une complémentarité fondamentale entre la propriété et la mythologie. D’une part, l’interdit de propriété conforte, dans l’ordre des choses, la séparation culture/nature qu’opère, dans l’ordre des mots, la mythologie. D’autre part, la mythologie conforte, dans l’ordre des mots, l’espoir de conjonction avec le bien de substitution qu’exige l’interdit de propriété dans l’ordre des choses. Ainsi, une dialectique de l’objectivité et de la subjectivité s’opère: la propriété institue politiquement, grâce à la nomination notamment, une objectivité des sujets humains et des biens qui les entourent, tandis que la mythologie institue culturellement la subjectivité des objectivités constituées par la propriété. Et c’est grâce à cette double institution que se coordonne une triple substitution, à la fois symbolique, économique et politique, et que s’établit la correspondance entre la signification des mots et des discours, d’une part, et la valeur des choses, d’autre part.

Figures spatio-temporelles de la mythologie: l’au-delà et l’ici-bas

Nous avons délaissé au début de cet article la question du contenu géographique des mythes, préférant étudier la valeur à partir de la problématique de la structuration de l’espace et du temps par la mythologie. Au terme de cette démarche, il semble toutefois possible d’y revenir, au moins indirectement, en dégageant ce que notre réflexion peut inspirer sur la dimension spatio-temporelle des métarécits mythologiques. À cet égard, il semble que les mythologies, aussi variées soient-elles, peuvent être regroupées en deux catégories fondamentales, dans la mesure où elles se différencient en fonction du caractère surnaturel ou naturel de l’autorité en cause et du bien de substitution valorisé (Claval, 2001 et 2003).

Il y a d’abord les mythologies que l’on peut associer à l’au-delà, dans la mesure où l’autorité y est placée hors du monde. D’essence divine, cette autorité proclame un interdit de propriété dont le sens est formé dans un récit religieux. Cet interdit est mis en oeuvre par une instance déléguée qui agit sur terre au nom de l’autorité divine. Le salut, lui aussi, échappe en quelque sorte à l’espace et au temps terrestres. La vie ici-bas n’est qu’un épisode d’une destinée qui exige que le sujet délaisse le monde et rejoigne, dans l’au-delà, l’autorité divine salvatrice. Pour sa part, la damnation est tout autant projetée dans l’au-delà de ce monde, comme une impossible conjonction du sujet avec la divinité.

Si la conjonction avec le bien ultime ne se réalise pas dans la géographie et l’histoire humaines, cela ne signifie pas pour autant que l’autorité, dans les mythologies de l’au-delà, ne reconnaisse aucune valeur à des biens de substitution terrestres. Mais la valeur de ces biens reste surdéterminée par le bien ultime hors de ce monde. Dans cette perspective, les biens terrestres acquièrent une valeur dans la mesure où ils signifient le franchissement d’une étape vers un salut tout aussi surnaturel que l’autorité qui l’accorde. Ce serait en ce sens que la mythologie biblique, notamment, condamne l’idolâtrie que constitue la tentative de substituer un bienfait terrestre au bien ultime. Comme l’indique Frye (1982: 68), le monde terrestre, dans la Bible, n’est pas dépourvu de bonté ni de beauté. Toutefois, la bonté et la beauté qui se manifestent dans le monde ne sont que des signes de l’existence divine qu’il ne faut pas attribuer au monde lui-même.

Tout comme elles placent l’autorité et le salut hors de ce monde, les mythologies de l’au-delà présentent les sujets humains comme des créatures divines à l’origine. Ainsi, l’instance divine est à la fois le commencement et la fin des trajectoires humaines. Bien que ces trajectoires traversent l’espace-temps terrestre, ni leur début ni leur aboutissement n’en font partie.

En l’absence d’autorité divine et de révélation du bien surnaturel, les mythologies qui se concentrent sur l’ici-bas célèbrent des autorités humaines et proclament des finalités purement terrestres. Dès lors, l’autorité est assumée par l’État – compris encore une fois au sens large – au sein d’institutions ordonnatrices comme, par exemple, la monarchie, le parti, la république ou le parlement (Legendre, 1989b). Quant au salut – qui souvent ne porte plus ce nom même si le principe de l’achèvement demeure –, il adopte éventuellement des formules aussi variées que tous les bienfaits terrestres, individuels et collectifs, que l’on puisse connaître ou imaginer (Maranda, 1972: 17). Le bien ultime serait alors l’équivalent d’une île d’où le mal serait éradiqué. Cela correspondrait en somme à cette Utopia décrite par Thomas More en 1516 et dont David Harvey (2000: 133-196) trouve encore la trace dans la ville d’aujourd’hui. Quant à la damnation – c’est-à-dire l’inachèvement –, elle peut survenir quand un obstacle insurmontable se dresse entre le sujet et le bienfait ciblé. Il apparaît ainsi que le salut et la damnation peuvent être, dans les mythologies de l’ici-bas, des états expérimentés en même temps. Au risque de paraître pessimiste, on peut même estimer que, à la limite, ces deux états se confondent dans une même expérience (Servier, 1967: 375-376).

Alors que les mythologies de l’au-delà subordonnent la géographie et l’histoire humaines au plan divin, les mythologies de l’ici-bas investissent l’espace-temps humain d’une économie de salut intrinsèque. De même, ces mythologies de l’ici-bas dénient toute origine surnaturelle des sociétés et des sujets; ces derniers sont plutôt conçus comme n’ayant d’autres horizons que la géographie et l’histoire proprement humaines et naturelles.

Démythologisation?

Il y aurait encore beaucoup à dire sur la différence entre les mythologies de l’au-delà et celles de l’ici-bas. De même, il serait intéressant de chercher à comprendre la domination qu’exercent actuellement ou que voudraient exercer ces dernières. Sur cette dernière question, on pourrait par exemple méditer les riches réflexions de Habermas (1973) et de Dumont (1970) sur le rôle que tient, dans ce processus, l’élévation de la technique et de la science au rang des idéologies. Mais vient ici plutôt le temps de conclure et pour ce faire nous voudrions simplement indiquer en quoi, à nos yeux, les mythologies de l’ici-bas lancent un défi à la pensée rationnelle et à la démocratie.

Toute mythologie soulève la question des origines et des fins des sujets, de la société et de l’humanité. Or, pour répondre ici-bas à une telle question, y a-t-il d’autre choix que de reconnaître l’autorité de la pensée rationnelle? [26] En effet, la pensée rationnelle n’est-elle pas la seule instance capable de confirmer la parfaite immanence de la condition humaine et de la nature? Ce faisant elle participerait à ce que Rudolf Bultmann (1969) appelait la démythologisation. À moins que l’espoir de mettre fin à l’emprise des mythes sur nos vies ne soit qu’un leurre (Warner, 1994) qui ouvre la voie à quelque chose de plus insidieux encore: le mythe de la fin des mythes (Coupe, 1997: 9-12). D’ailleurs Bultmann lui-même était bien conscient du problème de la démythologisation: «Est-ce qu’en réglant leur compte aux représentations mythologiques on a dit le dernier mot? Ont-elles au contraire un sens permanent? Y a-t-il à leur fondement une intuition ou même un savoir de l’essence de l’existence humaine qui […] ne perd jamais ses droits?» (1969: 105) Dans ces conditions, ne vaut-il pas mieux, plus humblement, confier à la pensée rationnelle la responsabilité d’énoncer la vérité mythologique de l’être humain?

Si notre raisonnement est pertinent, cette vérité reposerait sur l’objectivité de l’interdit de propriété et de la trajectoire historico-géographique que celui-ci impose au sujet. Ainsi, le rôle mythologique de la pensée rationnelle consisterait à certifier que chaque sujet humain est institué par cette objectivité qui transcende et subordonne sa réalité empirique. Grâce à cette connaissance, chaque sujet peut savoir que son existence n’est pas une pure détermination de la géographie et de l’histoire. Bien au contraire, il peut comprendre que c’est l’objectivité de sa propre existence humaine, d’essence mythologique, qui en quelque sorte génère la géographie et l’histoire dont il fait l’expérience (Cléro, 2003). Confirmé par la pensée rationnelle dans cette vérité sur lui-même, le sujet peut alors envisager sereinement la triple question formulée par Kant et reprise par Jean Petitot (1990: 219): «Que puis-je savoir? Que dois-je faire? Que m’est-il permis d’espérer?»

Dans cette perspective, la pensée rationnelle ne crée-t-elle pas les conditions d’une authentique démocratie? En se soumettant à l’autorité de la pensée rationnelle, le sujet peut en effet librement assumer la responsabilité de sa propre objectivité. En sachant ce que son objectivité lui donne à être, il peut dès lors accepter l’interdit de propriété – c’est-à-dire refuser la fusion à la nature – et prendre part, dans le respect de l’objectivité d’autrui, à la désignation de sa trajectoire historico-géographique.

Dans un contexte où la parcellarisation de l’autorité mythologique et politique peut laisser croire que le sujet est lui-même cette autorité (Legendre, 1989a, 1999: 63 et suiv.), qu’arrive-t-il alors si la pensée rationnelle est battue dans sa mission de dire la privation fondamentale et l’inévitable téléologie qui en découle? Sans la connaissance de l’objectivité de l’existence humaine, le sujet, dans ce contexte, n’est-il pas susceptible d’oublier, comme le soutient Taylor (1992: 57), qu’il est un être de devoir et d’espoir? Évidemment, étant donné qu’il ne peut pas pour autant échapper à sa propre objectivité, le sujet méconnaissant est alors condamné à vivre le devoir comme une contrainte triviale, tandis que son espoir devient vulnérable à la manipulation (Badal, 2003). Tant que cette manipulation opère, le sujet reste aliéné à lui-même. Et puisque l’objectivité de son existence ne s’impose pas à lui au travers de la pensée rationnelle, il ne lui reste, pour se distraire de cette aliénation, que le cynisme ou le ressentiment.