Corps de l’article

Introduction

Constituant des réflecteurs d’urbanité, les espaces publics font aujourd’hui l’objet d’une attention accrue de la part des aménageurs et des planificateurs urbains. Dans un contexte de compétition urbaine où l’attractivité devient l’une des principales stratégies de développement (Harvey, 1989), de nombreuses transformations touchent les espaces publics centraux, à l’instar de leur privatisation (Zukin, 1995 ; Le Goix et Loudier Malgouyres, 2005), de leur marchandisation (Sorkin, 1991 ; Zukin, 1995) ou de leur sécurisation (Németh et Hollander, 2010). Les fonctions associées aux espaces publics, de sociabilité, d’interaction et de libre accès (Ghorra-Gobin, 2001) évoluent donc considérablement, soulevant des conflits d’appropriation et de cohabitation. Ces changements ont été analysés par de nombreux auteurs, qui ont révélé les dynamiques de mise à l’écart et d’exclusion des personnes les plus marginalisées (Smith, 1996 ; Mitchell, 1997), dont la visibilité limite la portée des politiques urbaines de revitalisation et d’attractivité.

Pourtant, au-delà des espaces publics centraux et iconiques et de l’action des pouvoirs publics, des conflits d’appropriation se manifestent également dans les espaces publics ordinaires (Paddison et Sharp, 2007) et résidentiels. En construisant leurs « mondes », certains groupes peuvent empêcher le déploiement de celui d’autres groupes et déclencher des cohabitations parfois difficiles. Comprendre ces conflits nécessite alors d’intégrer les rapports qu’entretiennent les citadins avec leurs espaces de vie, primordiaux dans la structuration des espaces publics. En effet, dans leurs pratiques, dans la projection de soi dans l’espace urbain, les citadins participent à la production de cette structuration (De Certeau, 1990 ; Lefebvre, 2000), et les appropriations mises en oeuvre peuvent être vectrices de mises à l’écart et d’exclusion. Plus particulièrement à une époque où les espaces publics tendent à être investis comme une extension du chez-soi, leur production dans la proximité peut déclencher des processus de marginalisation (Fleury, 2007).

Dans cet article, nous proposons d’analyser ce type de conflit d’appropriation à partir de l’un des terrains étudiés dans notre recherche doctorale, le Village Shaughnessy à Montréal. Proche du centre-ville, mais à vocation résidentielle, ce quartier a retenu notre attention par la visibilité publique de certaines controverses liées à l’occupation des espaces publics par des groupes marginalisés [1]. Il s’agit alors de saisir comment, dans les espaces publics ordinaires, se jouent également des rapports de pouvoir autour de leur appropriation ainsi que la marginalisation de certains groupes. Dans cette perspective, nous avons réalisé, au cours de l’année 2012, 25 entrevues avec divers acteurs ayant un lien avec le quartier. D’une part, afin de saisir l’inscription du quartier dans l’intervention municipale, nous avons réalisé des entretiens avec des acteurs publics (fonctionnaires municipaux, policiers et urbanistes [5]). D’autre part, en ce qui concerne plus précisément les enjeux de cohabitation dans les espaces publics, nous avons interrogé des responsables d’organismes communautaires et des travailleurs de rue travaillant avec des personnes marginalisées (4) dans le quartier ainsi que des employés d’organismes municipaux travaillant sur la qualité de vie en partenariat avec les riverains (3), et des riverains (5). Nous avons choisi de focaliser notre attention sur des riverains impliqués dans l’association de quartier, car il s’agissait de comprendre les pratiques qui faisaient conflit dans les espaces publics et menaient in fine à la mobilisation. Enfin, grâce à l’entremise des acteurs communautaires, nous avons interrogé six personnes marginalisées, occupant quotidiennement ces espaces publics. Ces entrevues ont ensuite fait l’objet d’une analyse thématique de contenu, « cohérente avec la mise en oeuvre de modèles explicatifs de pratiques ou de représentations » (Blanchet et Gotman, 2005 : 96) [2].

Dans un premier temps, nous exposons quelques jalons théoriques permettant d’appréhender les liens entre espace et marginalisation, à la suite de quoi nous présentons les premiers résultats soulevés par notre recherche. À quelles significations renvoient les pratiques d’appropriation des espaces publics chez les riverains et les personnes marginalisées ? Quels sont les éléments sur lesquels naissent les conflits d’appropriation ? Quelles pratiques sont alors mises en oeuvre pour les résoudre et quels en sont les impacts ? Ce sont autant de questions qui orientent cet article. En montrant l’importance des pratiques d’appropriation de certains espaces publics dans la constitution d’un « chez-soi » par les personnes marginalisées, nous souhaitons révéler comment la normalisation résidentielle de ces derniers les marginalise davantage, justement en limitant ces pratiques.

Espace et marginalisation

Les personnes marginalisées, « out of place » dans les espaces publics

À l’heure actuelle, la presse, les discours publics ou les écrits scientifiques témoignent d’une tendance selon laquelle les personnes marginalisées, les sans-abri, les itinérants, les toxicomanes et les prostituées ne sont plus les bienvenus dans les espaces publics (Colombo et Larouche, 2007). En particulier dans le contexte contemporain de compétition urbaine, ces personnes deviennent des obstacles « sociosymboliques » (Parazelli, 2009) allant à l’encontre des images désirées d’h armonie urbaine, de « good business climates » (Harvey, 1989) et de confort résidentiel. L’instauration de règlements et de lois (Wacquant, 2004 ; Bellot et al., 2005) limitant certains comportements spécifiquement associés à la vie de rue et à la marginalité illustre clairement cette réduction de leur accessibilité aux espaces publics. Ces personnes marginalisées semblent ainsi y avoir de moins en moins leur place et leur légitimité, les valeurs qu’elles représentent les y inscrivant comme « out of place » (Cresswell, 1996).

Le fait d’être « out of place » [3], à la mauvaise place, s’appuie notamment sur les attentes relatives au sens commun selon lesquelles certains comportements seraient appropriés à certains contextes spatiaux et non à d’autres. Qu’il s’agisse du foyer domestique, des lieux de travail, de l’école ou de la rue, « they are expectations about behavior that relate a position in a social structure to actions in space » (Ibid. : 3). L’homme pluriel (Lahire, 2001) n’adapterait donc pas seulement ses façons d’agir et de se comporter aux contextes sociaux auxquels il fait face, mais également aux contextes spatiaux dans lesquels il se trouve. Ainsi, « l’acteur va agir en "mobilisant" (sans nécessaire conscience de cette mobilisation) des schèmes incorporés appelés par la situation » (Ibid. : 117). Or, Cresswell insiste sur le fait que les significations et les attentes relatives aux comportements ne sont pas inhérentes à l’espace, mais se construisent socialement. À travers les rapports de pouvoir qui s’inscrivent dans l’espace, des règles sociétales (Giddens, 1987) instaurent un ordre de place, une géographie normative, indiquant les comportements appropriés ou inappropriés aux lieux concernés. C’est alors la transgression de normes tenues pour acquises qui déclenchent certaines réactions et le renforcement de ces normes. Dans cette perspective théorique, plusieurs auteurs ont ainsi montré comment se révélaient « out of place » les jeunes enfants dans les rues de Kampala (Young, 2003), les vendeurs de rue dans les villes indonésiennes (Yatmo, 2008) ou les sans-abri dans les espaces ruraux (Cloke et al., 2000). Le lieu dans lequel se déroulent certains comportements orienterait donc le jugement porté sur ceux-ci, selon qu’ils y soient à leur place ou non. Or, les différents groupes ont différentes visions de ce qui est approprié ou non aux espaces publics, et dès lors que ces idéologies spatiales se confrontent, émergent des conflits et des rapports de pouvoir pour renforcer les normes spatiales désirées et instaurer des frontières symboliques entre normalité et marginalité, entre groupes légitimes et illégitimes, entre commun et différence. Les propos de Cresswell rejoignent ceux de Sibley (1995) sur la « purification de l’espace », laquelle participerait à exprimer la dimension intrusive de la différence, « space is implicated in the construction of deviancy. Pure spaces expose difference and facilitate the policing of boundaries » (Sibley, 1995 : 86). Ces réflexions soulèvent ainsi l’importance des valeurs spatiales dans la constitution normative des espaces publics.

Dans le cas d’espaces publics résidentiels, la transgression renvoie aux comportements qui s’opposent aux valeurs résidentielles instituées dans les espaces de vie des riverains, et qui apparaissent comme une menace dont il convient de réduire les nuisances. Cela fait écho à des comportements jugés marginaux, comme la prise de drogues ou le fait de dormir dans un parc, « out of place » dans ce type d’espaces publics. À l’heure où ces derniers tendent à être considérés comme une extension du chez-soi, ces transgressions manifestent d’autant plus les désirs de purification et de normalisation.

S’il est pertinent de comprendre les mécanismes à travers lesquels certains groupes sont catégorisés comme « out of place » et marginalisés par les dynamiques de normalisation, il convient donc d’être également en mesure de saisir la réception de cette dynamique par les groupes concernés, pour en comprendre les impacts sur le partage des espaces publics. Car la transformation des significations liées à la normalisation des espaces publics transforme également les expériences de l’espace. Tourner nos regards vers ces expériences devrait ainsi nous permettre d’éclairer plus finement les formes de marginalisation dans les espaces publics.

Penser les expériences de l’espace

Pour saisir ces expériences de l’espace, les préceptes épistémologiques de la géographie structurale nous apparaissent d’une pertinence particulière. Inscrivant la discontinuité et l’hétérogénéité au coeur de l’interprétation de l’espace géographique, cette approche permet d’intégrer la conception topologique de l’espace (Desmarais, 1992 ; Hubert, 1993) à la compréhension des pratiques sociales de l’espace. L’application de cette théorie aux jeunes de la rue par Parazelli (1997) souligne notamment l’intérêt de cette posture épistémologique pour saisir les enjeux relatifs au partage de l’espace public. Nous proposons alors d’éclairer rapidement les éléments-clés de cette approche.

Loin d’être une surface neutre, l’espace est structuré par un ensemble de positions et parsemé de significations symboliques, de valeurs, que les individus investissent dans leur parcours de vie (Desmarais, 1992 ; Hubert, 1993). Lorsque Hubert définit les organisations géographiques comme « productrices de relations dans l’espace », il suggère qu’elles « permettent de définir des positions relatives : elles sont donc aussi des référentiels relatifs » (Hubert, 1993 : 38). Au point que, pour cet auteur, la position n’est plus une simple mesure géométrique, mais « un véritable phénomène » (Ibid. : 39). Loin d’être une localisation abstraite d’un lieu, la position est le résultat de phénomènes de mobilité et de représentations, et « intervient dans l’existence de l’être géographique » (Ibid.), au point que « la géographie structurale considère la représentation topologique de l’espace comme étant la forme ontologique de l’espace géographique » (Parazelli, 1997 : 154). De fait, cette vision positionnelle implique également la notion de différenciation, de catégorisation de l’espace géographique selon une « topologie des places » (Desmarais, 1992 : 258). La « position » dépasse donc la simple localisation spatiale ou le lieu, pour se définir en perspective d’autres positions et des discontinuités qui parsèment l’espace.

Le sens dont sont chargées les positions participe alors à l’élaboration des rapports à l’autre et aux processus de construction identitaire. C’est ainsi que certaines positions acquièrent une attractivité, instaurant des rapports de force pour leur appropriation et renforçant l’émergence de discontinuités spatiales. Les tenants de la géographie structurale s’appuient notamment sur les écrits de René Thom (1991) pour intégrer les concepts de prégnance et de saillance [4] comme constitutifs d’une position, et en particulier de son attractivité ou de sa répulsion. L’espace apparaît donc avec la reconnaissance de discontinuités qualitatives (Desmarais, 1992) entre des positions valorisées et recherchées par plusieurs groupes sociaux, et dont les dimensions symboliques peuvent être particulièrement fortes, tant sur le plan identitaire qu’aux niveaux marchand et politique.

L’attractivité d’une position induit donc des processus d’appropriation, impliquant souvent la projection de soi ou du collectif en certains lieux. Qu’elle soit matérielle ou idéelle, l’appropriation induit effectivement une spatialisation de valeurs dans l’espace (Ripoll et Veshambre, 2006), qui constitueraient alors des « références utilisées par un ou des acteurs […] pour se définir en se distinguant des autres acteurs » (Lussault, 2007 : 93). Cette vision illustre l’importance des logiques de distinction et de reconnaissance qui accompagnent la mise en oeuvre des stratégies d’appropriation. En ce qui concerne les jeunes de rue, Parazelli (1997) a notamment montré que l’appropriation de lieux leur permettait de recréer un cadre de socialisation favorable à la réalisation d’un processus identitaire dont le déroulement a souvent été stoppé au cours de l’enfance à cause de rapports de domination, de violence ou de non-reconnaissance auxquels ils ont fait face dans le cadre familial. Ainsi, « l’espace et son appréhension symbolique représentent un point d’appui psychosocial fondamental de la structuration identitaire, car c’est par l’appropriation de lieux (si elle perdure dans le temps) que l’individu peut accomplir et stabiliser un processus d’identification, l’espace représentant le foyer de toutes les expériences possibles » (Parazelli, 2002 : 141). Ces propos soulèvent donc l’importance avec laquelle l’appropriation d’un lieu peut participer à l’édification d’un chez-soi identificatoire. Favorisant des processus de reconnaissance de soi, l’appropriation d’une position permet ainsi de créer un espace protecteur, « même sans amplificateurs architecturaux massifs, tout groupe se désignant par un « Nous » sait se mettre à couvert dans une figure sensible » (Sloterdijk, 2011 : 176).

Dans cette perspective, nous comprenons l’importance des pratiques d’appropriation des espaces publics pour les personnes marginalisées et sans-abri, mais également les obstacles qu’elles peuvent constituer à l’égard de celles des riverains, celles des unes étant perçues comme inappropriées au contexte résidentiel par les autres. Nous comprenons en outre comment la transformation des références topologiques d’une position peut marginaliser certains groupes en les inscrivant comme « out of place » (Cresswell, 1996) et limiter de fait l’attractivité de cette position à leur égard, par la modification des références identificatoires associées à un « chez-soi ». Ces propos laissent entrevoir les rapports sociaux de pouvoir qui se jouent à travers l’espace et le contrôle des références topologiques ainsi que les inégalités qu’ils peuvent induire. Afin de comprendre comment certaines formes d’exclusion peuvent apparaître à l’encontre des personnes marginalisées au sein de la production de l’espace public, il nous semble pertinent de tenir compte des conditions de l’investissement des positions sociospatiales et de ce jeu sur les références topologiques. Autrement dit, cet outillage conceptuel vise à mieux saisir les formes de marginalisation, à travers une meilleure compréhension de ce qui fait l’attractivité d’une position et des enjeux de son appropriation. Nous proposons alors un éclaircissement empirique de ces discussions à travers l’étude du Village Shaughnessy, dont les espaces publics sont disputés.

Études de cas et résultats préliminaires

Conflits d’appropriation dans les espaces publics du Village Shaughnessy

Situé au sein du district Peter-McGill, dans la proximité immédiate du centre-ville entre les rues Guy, Sherbrooke, Atwater et l’autoroute Ville-Marie (figure 1), le quartier du Village Shaughnessy s’illustre par la forte présence de maisons de style victorien à haute valeur patrimoniale et qui le distingue des immeubles de grande hauteur construits à proximité au courant des années 1960-1970. Loin de référer à un héritage morphologique historique, la dénomination « Village » date de 1981 et de la création par certains riverains de l’Association du Village Shaughnessy (AVS) pour l’amélioration de la qualité de vie dans le secteur. Cette mobilisation visait à renforcer les relations entre habitants et à inscrire la transformation de ce quartier dégradé dans la dynamique des « villages urbains » [5]. Cette dénomination illustre d’ailleurs la volonté de constituer un havre de paix dans la ville, de développer la dimension résidentielle et conviviale de ce secteur pour lutter contre les impacts de l’urbanisme fonctionnaliste et l’affaiblissement des liens sociaux. Comme l’ont par ailleurs montré certains auteurs (Corral, 1986 ; Downs, 1986), la création de l’association correspond également à un mouvement de gentrification et à l’arrivée dans les années 1980 de pionniers [6], rénovant le bâti dégradé et participant à l’élévation des prix de l’immobilier.

Les relations de proximité sont alors valorisées par l’ensemble des riverains qui les considèrent comme essentielles à l’identité du quartier et à leur mode d’habiter : « It’s a very nice community, everybody knows everybody, so when you go away, you give someone the keys or say someone "look at my house", do "stuff"…» (résidant, R3). Ce que confirme un autre répondant : « Moi, je connais tous les gens de ma rue, je connais des gens dans l’immeuble, non, c’est sûr, on connaît du monde, c’est pas devenu des amis, mais c’est des gens qu’on connaît, c’est… c’est une vie de quartier » (R5).

Fiqure 1

Le Village Shaughnessy au sein du district Peter-McGill

Le Village Shaughnessy au sein du district Peter-McGill

Source : lnteraction McGill, Portrait du quartier Peter-McGill, 2009. Modifié par l'aureur.

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Ces relations contribuent ainsi à renforcer le bien-être et le sentiment d’appartenance au quartier :

C’est la première fois de ma vie que je connais des gens à côté de chez moi et à cinq rues plus loin. Alors, quand je traverse le quartier pour aller faire des courses ou n’importe quoi, il y a toujours quelqu’un à qui j’ai à dire bonjour, parce que je reconnais des gens du secteur […]. Je me sens bien à cause de … […] il y a comme un lieu de solidarité et de convivialité qui s’est construit au fil des années.

R4

Les différentes entrevues mettent ainsi de l’avant l’importance de la proximité et de l’interconnaissance comme éléments appréciés et recherchés par les riverains, et à partir desquels se développe un sentiment d’appartenance au quartier. Ces relations de proximité apparaissent en effet pour les riverains comme essentielles à l’identité du quartier et à leurs pratiques résidentielles. Or, comme le soulignent les différents témoignages, la qualité de l’habiter des répondants ne renvoie que très peu au chez-soi privé, à leur appartement, mais bien plutôt à tout le réseau de relations qui se tisse entre ces personnes, en particulier à travers les espaces publics. Cette valorisation de l’interconnaissance correspond notamment à la reconnaissance que trouve chacun de ces riverains dans ses usages du quartier. Le quartier – et ses espaces publics – constitue donc pour ces riverains une position sociospatiale attractive dont il convient de maintenir l’appropriation et de renforcer la dimension résidentielle.

Or, des conflits d’appropriation des espaces publics se manifestent depuis plusieurs années, réduisant cette convivialité résidentielle, et constituent à l’heure actuelle l’un des enjeux majeurs de la mobilisation de l’association. Ces conflits se cristallisent notamment autour du square Cabot, investi depuis plus d’une dizaine d’années par des personnes marginalisées ou itinérantes [7]. Ce square constitue pour beaucoup d’entre elles un « lieu de rencontre », un lieu dans lequel construire du lien social, lequel peut prendre forme à travers des pratiques déviantes et parfois illicites de l’espace public, comme la consommation d’alcool ou de drogues. Si certaines de ces personnes investissent d’autres lieux du quartier, tels que des ruelles pour y dormir, le square constitue plus particulièrement une centralité attractive. La rencontre, l’interaction sociale et les amitiés semblent effectivement s’y fixer : « It’s like the only place for them, because that’s where they all meet friends » (personne marginalisée, PM2). Les projections familialistes (Parazelli, 2000) reviennent ainsi régulièrement dans les entrevues réalisées afin de décrire les liens et les solidarités que ces personnes trouvent dans ce lieu : « It’s like a family there […]. It’s like if somenone is missing for a couple days not here, we start to wonder where they are, what happen to them… » (PM1). À travers ces sociabilités, c’est donc un processus de reconnaissance qui est à l’oeuvre. L’un des répondants insiste notamment sur le fait de connaître une grande partie des occupants des espaces publics, mais d’y être également reconnu : « I used to go there the first time when I came here… I know maybe all of them, the people who live in the street […], lots of friends. Men and women. And everybody knows me » (PM5). L’usage et l’occupation de cette position permettent à ces personnes de développer une appartenance sociale et une identification au lieu. Car, au-delà des enjeux relationnels de l’occupation du lieu, ce square semble également agir comme un lieu protecteur et rassurant, dans lequel après des journées souvent solitaires à mendier dans des secteurs plus lucratifs, certains d’entre eux se retrouvent le soir autour d’activités sociales, partageant l’argent recueilli et les achats qu’il permet. Le square Cabot joue alors clairement le rôle d’un chez-soi familier dans lequel se relâchent certaines barrières protectrices, en vigueur dans d’autres lieux comme le parc Viger, situé à l’est du centre-ville et où se regroupent également des itinérants : « I just want to be here, often if we can’t go there, we go there on Viger, Viger Square, I don’t like it on there because it’s dangerous, I don’t like…[…] I have my family there [au square Cabot] so I’m not in danger, I feel more danger when I’m alone » (PM1). L’occupation des espaces publics du quartier, et du square Cabot en particulier, par ces personnes traduit alors un attachement particulièrement fort aux lieux et renvoie à une certaine forme d’appartenance. Si à la suite de l’accès à un logement, certains itinérants tiennent à se démarquer de l’occupation du square et des activités qui s’y déroulent [8], nous constatons que l’attachement au lieu et aux relations qui s’y sont développées peut effectivement limiter parfois les conditions du passage dans un appartement. L’une des répondantes, à qui les services sociaux ont récemment trouvé un logement, notamment parce qu’elle était enceinte, vit difficilement le détachement du square qu’elle continue régulièrement à fréquenter pour voir ses amis : « I still hang up with them, I sit there with all them… I kind of miss it » (PM1). Par ailleurs, comme nous le confie une personne qui alterne depuis plusieurs années entre l’occupation de logements sociaux et la vie dans la rue, sa connaissance intime des lieux du quartier renvoie à un chez-soi : « Ça fait 30 ans que je viens ici, c’est comme chez moi » (PM4). Ainsi, les espaces publics du quartier, et le square en particulier, constituent également une position attractive pour ces personnes qui, à travers leur appropriation et les sociabilités qu’elles y développent, élaborent un processus de reconnaissance de soi leur permettant d’y habiter.

Cependant, considérées comme une désappropriation de leur espace de vie par certains riverains, cette occupation et les nuisances qui lui sont assimilées sont régulièrement dénoncées, notamment par les membres de l’Association du Village Shaughnessy (AVS). Bien qu’une certaine compassion et une compréhension des enjeux urbains guident leurs discours, il n’en reste pas moins qu’ils développent une rhétorique positionnant les personnes marginalisées comme « out of place » dans le quartier. La visibilité de ces marginalités dans l’espace public en particulier semble problématique et l’occupation ainsi que les usages de l’espace public sont alors considérés comme s’opposant à ceux des riverains, jugés plus légitimes :

L’occupation parallèle, souvent inusitée, que les itinérants font des espaces publics et les comportements parfois dérangeants qu’ils introduisent dans le milieu et dans le déroulement des activités sociales courantes constituent souvent des facteurs qui dérangent et perturbent.

Mémoire de l’Association du Village Shaughnessy sur le plan d’action ciblé en itinérance

La question de la norme semble donc se perpétuer dans la considération et la qualification des personnes itinérantes. Par ailleurs, en empruntant une métaphore écologique, l’association établit un lien entre la présence de cette population et le bouleversement d’un écosystème réglé et ordonné :

Pourtant l’inclusion de cette population exceptionnelle et nouvellement présente dans le cadre de la vie sociale a, sans contredit, un impact significatif dans l’environnement social, sur l’occupation de l’espace urbain, le sens général de sérénité, de civilité, de convivialité et sur la qualité de vie des communautés locales.

Mémoire de l’Association du Village Shaughnessy sur le plan d’action ciblé en itinérance

Par rapport au mode d’habiter des riverains et aux normes sur lesquelles il s’appuie, cette présence est donc considérée comme « out of place », comme s’inscrivant au sein d’un environnement dans lequel elle n’a pas sa place, à cause de comportements malvenus. Même lorsqu’il s’agit de trouver une solution au phénomène de l’itinérance, et qu’une volonté d’améliorer le sort des personnes concernées guide les propos, nous pouvons constater que leur visibilité constitue une préoccupation importante et que le partage de l’espace public ne peut se faire à n’importe quelles conditions. Si les itinérants peuvent rester dans le quartier, il faudrait que ce soit entre eux, dans un espace auquel le public ne serait pas confronté :

Si tu veux sortir quelqu’un de l’itinérance, c’est de lui trouver un toit, parce qu’il peut s’ancrer quelque part, puis les refuges, ce n’est pas un toit […], alors c’est ce que j’avais dit à l’époque, ça prend une maison, mais tu peux pas mettre ça n’importe où, tu peux pas mettre ça ici, tu peux pas mettre ça à côté des tours de luxe, tu peux pas mettre ça sur la côte Sainte-Catherine, les marchands vont hurler, alors il faut trouver un coin de rue, un immeuble qui n’a pas de cour arrière ou au contraire un immeuble avec une cour arrière, mais quasiment fermée totalement, où ils peuvent sortir le soir, etc.

R1

L’itinérance dans les espaces publics, et en particulier dans le square Cabot, limiterait donc l’occupation de ces lieux par les riverains, « parce que c’est un peu dégueulasse maintenant […]. C’est pas un problème de parc, mais… c’est difficile à visiter à cause des … sans-abri » (R2). Cette occupation est alors explicitement considérée comme une désappropriation de leur espace de vie par une majorité des riverains interrogés, et diffusant des prégnances incompatibles avec l’idéal résidentiel désiré.

L’analyse des représentations sur lesquelles s’appuient les discours des résidants soulève l’importance avec laquelle la présence des personnes marginalisées est perçue comme inadéquate à ces espaces publics. Cette incompatibilité s’inscrit, chez les riverains, dans la volonté d’ériger le mode de vie résidentiel et la tranquillité comme exigence citoyenne. Dans cette optique, l’association des riverains vise à positionner ceux-ci comme interlocuteurs légitimes des pouvoirs publics et à obtenir une influence sur les orientations prises dans l’aménagement du quartier, et notamment des espaces publics.

Mobilisation citoyenne et renouvellement urbain

Cette mobilisation a tout d’abord un rôle de lobby politique grâce à des contacts personnalisés avec différents acteurs politiques. Sachant manier leurs réseaux et leur influence, ces habitants sont en effet en contact personnalisé avec divers élus, dont le maire de Montréal ou l’élu du district, présent à la plupart de leurs activités:

We have very, very good relationships with the maire, maire Tremblay, who is also our borough mayor, so we meet with him every three months. We have very good relationship with elective city councillor, Sammy Forcillo, we … I meet with him about once a month, we discuss very things, problems […] and how he can help us. We have a little relationship with the province, and we are just getting involved with Marc Garneau, which is MP for the federal.

R3

Cette connexion aux sphères de décision et d’influence leur est particulièrement importante et leur permet d’exercer un lobby, d’obtenir certaines aides financières, comme pour l’installation de lumières détectrices de présence dans les allées arrière [9] ou pour certaines activités dans les espaces publics. Mais c’est également à travers une utilisation raisonnée des dispositifs mis à leur disposition par la municipalité dans la perspective de sécurisation et d’amélioration de la qualité de vie que les riverains ont un pouvoir d’agir sur la production de leurs espaces publics. Dans la volonté de créer un « environnement paisible et sécuritaire » [10], la municipalité de Montréal s’appuie en effet sur divers mécanismes, tels que le renforcement de la police communautaire, du guide pour un aménagement sécuritaire, ou encore du dispositif Tandem. Ce dernier constitue le programme de soutien à l’action citoyenne en sécurité urbaine de la Ville de Montréal, offert par chaque arrondissement sous la houlette de la Direction du développement social et communautaire et dont le mandat consiste à améliorer le sentiment de sécurité des riverains, notamment par une réappropriation des espaces publics [11]. À cette fin, de nombreuses activités, proposées par l’organisme ou promues par l’AVS sont organisées dans le square Cabot et dans les alentours afin que les riverains réinvestissent leurs espaces publics. Il s’agit, par exemple, de cours réguliers de yoga ou de danse ainsi que de projections de films en plein air. La mise en oeuvre de cette réappropriation et de cette sécurisation des espaces publics passe également par l’organisme Écoquartier, qui a reçu mission de l’arrondissement de répondre aux demandes des citoyens relatives à l’amélioration de leur qualité de vie sur le plan environnemental.

Au-delà d’actions collectives telles que les plantations de fleurs ou les corvées annuelles de nettoyage qu’ils organisent, les membres de l’association mobilisent régulièrement Tandem ou l’Écoquartier à des fins d’embellissement et de réappropriation. Un travail partenarial entre ces organismes et l’AVS s’est ainsi instauré dans l’organisation d’activités ou d’aménagements spécifiques. Les questions écologiques et esthétiques deviennent alors profondément mêlées au sentiment de sécurité et à la réappropriation. Dans cette optique, l’espace devient particulièrement important pour orienter les comportements. La propreté, le verdissement ou l’embellissement visent à modifier les valeurs associées aux lieux parfois délaissés ou occupés par des personnes marginalisées afin de les rendre plus attractifs pour les riverains membres de l’association. Ce que confirme l’une des responsables de l’Écoquartier, décrivant ainsi la mission de l’organisme :

[…] répondre positivement aux initiatives des citoyens concernant l’amélioration de la qualité de vie dans leur quartier, au niveau environnemental, donc les gens qui ont une ruelle qui, malheureusement, au centre-ville est souvent empruntée par des gens qui vont consommer ou… en tout cas, tu vois un peu le portrait, donc les gens vont aller pour se réapproprier la ruelle, aller planter, aller mettre des fleurs, ce qui fait qu’il y aura comme ça une circulation plus positive, plus sécuritaire, donc ils vont se réapproprier le quartier.

employé, Écoquartier

La plantation de fleurs mise en place par les résidants et l’Écoquartier contribue ainsi à renforcer le sentiment de sécurité et à limiter les tentations criminelles : « Ça montre qu’il y a une habitation, qu’il y a des gens, qu’il y a un souci d’embellissement, de propreté » (R4). Cette transformation des valeurs, et la normalisation résidentielle qu’elle accompagne, doit donc signifier quels sont les usages adéquats ou inadéquats à ces espaces publics. Il apparaît notamment, dans cette production de proximité de l’espace public, une volonté des habitants mobilisés d’élargir la sphère que constitue leur espace de vie centré autour du logement, d’en renforcer la dimension protectrice par rapport à des éléments extérieurs, souvent considérés comme irritants et perturbant leur milieu [12]. Il s’agit, dans cette dynamique, de diffuser à l’extérieur un confort intérieur, ce qui témoigne d’une conception de l’espace public comme extension de l’espace du chez-soi et renvoie notamment à une « tentative de donner à l’intérieur élargi, au propre plus conciliant, au commun plus englobant un espace plus vaste, une forme invulnérable ou du moins plus vivable, aussi supérieure que possible aux agressions de l’extérieur » (Sloterdijk, 2011 : 135). Or, cette logique de réappropriation des espaces publics, qui s’inscrit dans l’articulation de la volonté d’une partie des riverains et de l’action aménagiste municipale, traduit sous certains aspects une certaine forme d’exclusion des personnes marginalisées.

Vers des formes douces de dispersion

Si certains discours des résidants laissent entrevoir une exaspération à l’égard de certains usages dans l’espace public ou de la présence de personnes marginalisées, ils témoignent surtout d’une conscientisation face aux enjeux de l’itinérance. De fait, ces riverains ne sont pas partisans d’une répression forte, ainsi que nous pouvons l’observer dans d’autres secteurs de la ville, « ils sont plus dans l’optique de faire en sorte qu’il n’y ait pas de situations dérangeantes pour les résidants plus aisés, même s’ils ne prônent pas des mesures très répressives pour y arriver » (travailleur communautaire, Tandem). Cependant, il semble qu’à travers ces différentes actions sur l’espace se dessinent tout de même des formes plus subtiles de mise à l’écart, s’appuyant notamment sur l’idée de modifier l’espace pour prévenir certains comportements : « Si tu animes un square, si tu attires des gens dans le square, si le square est utilisé et habité par ses citoyens, tu n’auras pas de problèmes, moins en tout cas de ventes de drogues, puis les itinérants vont être plus policés, dans le pire des cas, ils vont s’en aller » (R2). Il s’agit donc de transformer les valeurs associées à cette position pour en limiter l’attractivité sur les personnes marginalisées et limiter ainsi leur venue et les processus d’appropriation qu’ils y mettent en oeuvre. Les vertus accordées à l’animation de l’espace public pour sa réappropriation traduisent également le fait que les personnes marginalisées constituent un obstacle à cette dernière. Le déplacement des personnes marginalisées apparaît alors souvent comme un objectif sous-jacent à ces dynamiques d’animation et d’occupation : « C’est vrai qu’un gros événement permettrait physiquement de faire de l’espace, donc de déplacer ces gens-là et puis que les gens puissent le voir de loin » (travailleur communautaire 2, Tandem). Autrement dit, l’effacement des personnes marginalisées rendrait à l’espace public son attractivité auprès des riverains. L’un d’entre eux explicite clairement cette dynamique, regrettant d’ailleurs l’effet temporaire de ces activités :

Pendant tous les mois d’été, il y a du théâtre, de la danse, du cinéma, un marché public le vendredi, une série d’activités qui se passent, on essaie de le réapproprier pour la population en général. Mais quand il y a une activité, les gens sont là, mais 15 minutes après, il n’y en a plus, donc c’est un mouvement de vagues et de marées. Les gens sont là, les itinérants se poussent, les gens partent, les itinérants reviennent… donc ce que ça règle, ce n’est pas clair…

R4

Mêlant des enjeux de sécurisation, d’animation, d’embellissement ou de verdissement, une production particulière des espaces publics se fait jour dans la proximité, orientée vers la dimension résidentielle et conviviale du quartier. Cette « résidentialisation » des espaces publics participerait alors à la modification de l’expérience des personnes marginalisées, dont la présence devient de plus en plus inopportune et en inadéquation avec les aspirations résidentielles. Ces transformations mettent notamment en jeu des références topologiques associées aux différentes positions que les riverains, à travers l’utilisation de ces dispositifs municipaux, visent à contrôler. Modifiant les prégnances des positions occupées par les personnes marginalisées, elles apparaissent moins attractives à ces dernières au point qu’elles s’y sentent parfois « out of place ». Certaines se sentent d’ailleurs « envahies » et gênées lorsque ces activités s’implantent dans le square : « It’s like being pushed out from my home, you have no choice to leave. You even could stay but it’s just like… there’re kids too that come so we don’t want to… be in respect, you know, we still have respect […]. When they have activities […], we plan to do something else to do and to go somewhere else, hang out somewhere else » (PM1). Le confort et la sécurité ontologique associées à l’appropriation de cet espace public s’estomperaient alors : « I mean, they have that every year I think […]. It’s OK but there’s a lot of crowd, you know. I don’t know, me I get… I don’t know what it is, but I don’t like to be restricted, I’m anxious when I can’t get out… » (PM6). L’importance identificatoire du square comme un chez-soi se trouve ainsi contrainte et limitée par ces transformations positionnelles.

Un autre répondant sans-abri, pourtant moins critique sur ces animations, évoque les raisons qui participent néanmoins à leur déplacement : « Sometimes, we don’t want to drink in the front of the kids, so we move to the small park there or in the backalleys » (PM5). Ainsi, les valeurs familiales qui s’imprègnent dans l’espace lors de ces activités, notamment par la présence d’enfants, favoriseraient un déplacement « naturel » des personnes marginalisées. Ces propos sont confirmés par l’un des répondants s’exprimant sur l’impact de ces activités sur les usages que ses amis font du square : « If there’re things happenning like that, I’m sure they gonna go somewhere […], this space is basically their home, during the day I mean… » (PM3). Cet attachement particulièrement fort des personnes marginalisées au lieu révèle l’impact du déplacement sur leurs pratiques d’habiter : « It’s been a long time they live there you know, I don’t know exaclty what’s gonna happen if it happens like that, I don’t know if it’s a good idea too. Cause all the people, like homeless, depend on here… » (PM5).

Conclusion

Ainsi, à l’articulation du confort résidentiel et des dynamiques de revitalisation municipale se met en place un jeu autour des prégnances positionnelles dans les espaces publics. Par une mobilisation forte et l’utilisation de certains dispositifs municipaux, les riverains parviennent à orienter et contrôler les références topologiques associées au square et à différentes positions dans le quartier et, par conséquent, à en modifier les prégnances. Ce faisant, il se constitue une incitation au déplacement des personnes marginalisées, qui deviennent « out of place » dans les espaces publics. Cela renvoie notamment à une rupture avec l’appartenance et l’identification au lieu que leurs stratégies d’occupation et d’appropriation participent à construire. Nous assisterions ainsi à l’émergence d’une forme de « dispersion douce » des personnes marginalisées dans l’espace public dans la mesure où, bien que ressenties par elles comme une violence, ces pratiques s’éloignent dans leur mise en oeuvre de la judiciarisation, de la criminalisation ou de l’expulsion. Cette dispersion correspond en effet davantage au déploiement de l’habiter des riverains dans les espaces publics. En contrôlant les valeurs diffusées par l’espace, les riverains y instaureraient donc de nouveaux rapports de pouvoir. Ce pouvoir topologique (Allen, 2011) permet ainsi aux acteurs de marquer leur présence à travers des formes de pouvoir plus subtiles que le « revanchisme » ou la « tolérance zéro ». Il se manifeste notamment à travers les objets, à travers certaines formes spatiales qui font office d’instances de médiation (Murdoch, 1997 ; Latour, 2007 ; Allen, 2011) telles que des aménagements de fleurs, l’esthétique mise en oeuvre dans la revitalisation des ruelles ou encore l’occupation des lieux par des animations et des activités.

Cependant, l’importance accordée aux lieux par de nombreuses personnes marginalisées ainsi que l’attachement qui leur est porté constituent un élément important qui, à notre sens, limite le déplacement. L’inscription historique de certaines valeurs, de l’itinérance autochtone en particulier, associées à ce lieu reste particulièrement forte pour de nombreuses personnes : « Some of them, they are living there like 20, 25, 30 years » (PM5). Les dynamiques de « réappropriation » à l’oeuvre devraient alors être pensées comme une occasion de favoriser la rencontre, et orienter l’action vers certaines pratiques qui puissent favoriser une appartenance partagée aux espaces publics du quartier. Si l’amélioration de la qualité de vie et du sentiment d’appartenance des riverains s’institue en objectif prioritaire de l’arrondissement et des organismes qui le représentent, il convient de penser également au sentiment d’appartenance des personnes marginalisées au quartier et en particulier au square Cabot. Car l’acte d’appropriation du square par celles-ci constitue de la même manière une forme d’habiter. À l’heure où certains refuges ferment leurs portes, il devient impératif de ne pas ignorer cette forme d’investissement des lieux pour en assurer un réel partage et favoriser une cohabitation qui puisse réellement respecter les usages des uns et des autres tout en favorisant une appartenance partagée.

À cet égard, l’élaboration du Programme particulier d’urbanisme (PPU) du Quartier des grands jardins et la rénovation du square Cabot qu’il intègre pour les années à venir constitue à notre sens un moment opportun pour consulter riverains et personnes marginalisées sur l’avenir de ce lieu partagé. Mettre en dialogue les aménageurs, les riverains et les personnes marginalisées à cette occasion serait en effet un moyen de tisser des liens, de favoriser la compréhension des usages des uns et des autres, et d’établir les fondations d’une réelle cohabitation.