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Le déclin du paradigme marxiste – parmi d’autres – a, depuis quelques années, amené de nombreux champs des sciences sociales et humaines à reconfigurer leur horizon interprétatif et à revisiter leurs approches théoriques, de même que leurs objets. Le sociologue Guy Tapie en fait ici une démonstration éclatante en proposant un ouvrage documenté sur le thème de la sociologie de l’habitat. Tapie le mentionne d’entrée de jeu : « L’individu sociologisé de la fin des années 1970, dans un moment encore gouverné par l’appartenance de classe, mute vers un autre, plus libre de ses choix, aux multiples expériences, aux désirs plus personnels » (p. 5). Fruit d’une longue réflexion et de plusieurs années de recherche empirique, cet ouvrage s’efforce donc de revisiter les fondements de la sociologie de l’habitat à travers le double prisme des modes de vie et des modes d’habiter, d’un côté, et des formes contemporaines du vivre-ensemble, voire de la régulation sociale, de l’autre : « Une image de la ville occidentale et européenne se dessine à partir du croisement d’analyses de modes de vie et d’une approche plus critique en termes de domination » (p. 21). L’intérêt de la démarche, qui est ici proposée sur le plan géographique, est d’amener la sociologie à s’appuyer sur les percées de l’architecture, de sorte que l’analyse des usages sociaux de l’habitat explique, d’une certaine façon, les ajustements qui sont apportés aux espaces de vie.

L’ouvrage est divisé en trois chapitres. Le premier chapitre (Usages sociaux et individualité) propose une plongée au coeur des diverses formes de mutation qu’ont connues l’habitat et la sociologie qui s’y rattache depuis un demi-siècle. L’affranchissement graduel à l’égard du paradigme marxiste est manifeste, surtout lorsque l’auteur rappelle que la sociologie marxiste des années 1960-1970 s’était « emparée des questions d’habitat en considérant qu’il est le "reflet actif" de la structure sociale et des conflits qui la traversent » (p. 15). L’accent est plutôt mis, ici, sur la montée de l’individu et sur un de ses corolaires, le « rejet de la société » et la transformation des modes de vie (p. 11). La figure de l’individu marque à ce point l’évolution récente des pratiques sociales en matière d’habitat qu’elle parvient à se forger une icône architecturale, le pavillon. Le chapitre II (Le lotissement pavillonnaire : la résidence sécurisée, l’hydride urbain) explore quelques avenues majeures du phénomène d’individualisation des pratiques en matière d’habitat. Tour à tour, la maison isolée, qu’elle soit prise individuellement à l’échelle périurbaine ou dans le cadre d’une gated community, génère bel et bien un style de vie, mais elle induit un processus de « sécurisation résidentielle qui incite à l’isolement » (p. 124). Une avenue se trouve peut-être dans ce que l’auteur appelle des lotissements denses, qui permettraient d’arbitrer les modes d’habiter individuels et les sociabilités d’ensemble par l’entremise du partage des grands équipements caractéristiques de la vie urbaine. C’est ainsi qu’un troisième chapitre conçu dans une perspective heuristique (Conceptions et pratiques : l’appropriation) examine le recours au concept polémique d’« appropriation ». Ce dernier, croit l’auteur, permet tout à la fois de mettre en scène la liberté des individus et de redonner à l’habitat un cadre matériel concret, invitant, comme le dit Guy Tapie, l’usage sur la « scène critique de l’architecture » (p. 227).

En somme, cet ouvrage ouvre de nouvelles perspectives à une sociologie de l’habitat qui se veut ancrée résolument dans la réalité et l’épistémologie du début du XXIe siècle. Il est à déplorer que le travail d’enquêtes de terrain sur lequel il s’est appuyé (p. 8) n’ait pas été mis en relief et intégré plus clairement à son argumentaire d’ensemble. Mais le lecteur reconnaîtra tout de même les vastes horizons couverts par le corpus théorique que comporte l’ouvrage.