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Afin d’alimenter ce mini-débat, je répondrai point par point aux arguments de Mario Polèse et Richard Shearmur. La question du théorème de Starret, quoi qu’ils en disent, me paraît absolument fondamentale. Rappelons qu’il démontre mathématiquement qu’à l’équilibre économique, la ville n’existe pas. Inspiré du théorème HOS (Hecksher, Ohlin, Samuelson) en ce qui concerne sa mécanique, il se rapporte toutefois à la mobilité des facteurs de production et non à celle des biens. Le capital est supposé n’avoir aucun intérêt à migrer à cause de l’équivalence revenus/productivité marginale des facteurs, les profits sont supposés équivalents partout. En revanche, s’il existe des niveaux de productivité différents, le travail migrera, quant à lui, vers des lieux où cette productivité est plus élevée pour y maximiser sa rémunération. Les rendements d’échelle décroissants étant une condition indispensable à l’équilibre économique (Guerrien, 1989, les niveaux de productivité du travail sont donc inversement proportionnels à son intensité : autrement dit à la population active. Dès lors, ces migrations déboucheront finalement sur une équivalence généralisée productivité/salaire/population active. Ainsi, le théorème de Starret (ou théorie de la convergence) aboutit à une répartition homogène, convergente, des facteurs dans l’espace géographique [1]. L’espace de l’équilibre économique est par conséquent dépourvu de toute forme d’agglomération : il ignore le phénomène urbain. Même l’apport du concept d’externalité, censé expliquer in fine l’existence des villes, n’aboutit qu’à un monde urbanisé où les niveaux de développement sont partout équivalents. Dans un cas comme dans l’autre, on est donc bien loin du monde réel.

Loin d’être d’un « intérêt douteux », le théorème de Starret est au contraire d’une importance capitale puisqu’il démontre sans l’ombre d’un doute que ni l’espace, ni l’économie réelle ne sont équilibrés. C’est évidemment un résultat fort gênant pour les économistes néo-classiques et cela explique sans doute pourquoi il est si « peu connu » : la théorie économique dominante n’ayant guère intérêt à ébruiter son existence. Celui-ci remet en effet en cause l’essentiel des politiques économiques actuelles aussi bien de la part des organismes supra-nationaux tels que le Fonds monétaire international, la Banque Mondiale, la Commission de Bruxelles, l’Organisation Mondiale du Commerce, etc., que de tous les États gouvernés par des partis convertis aux thèses néo-classiques, ultra-majoritaires dans le monde actuel. Il discrédite également en grande partie les travaux des économistes libéraux qui dominent pourtant largement la recherche française et internationale.

Dans la mesure où Polèse et Sheamur se réfèrent dans leur essai à un certain nombre de ces modèles néo-classiques – comme celui d’Alonso, par exemple –, il est clair que le théorème de Starret gênerait considérablement leurs démonstrations. Comment analyser, par exemple, une structure intra-urbaine en situation d’équilibre – composée de cercles emboîtés dont la rente augmente de la périphérie vers le centre –, si le concept même de ville est exclu de cette situation ?

Cela ne signifie pas que les modèles intra-urbains circulaires soient absents de la réalité. Bien au contraire, de nombreuses études factuelles – à commencer par celle de Burgess – démontrent leur existence. Tout espace où le pouvoir d’achat local est élevé se structure par rapport à son centre de gravité, où la demande foncière est la plus forte et où sont installés la plupart des commerces et des services haut de gamme. C’est ici le second point que récusent à tort Polèse et Shearmur : le fait que les structures intra-urbaines circulaires ou radiales soient le résultat d’une répartition de la richesse plus ou moins équitable. Certains géographes structuralistes – dont Polèse et Shearmur semblent ignorer les travaux – qualifient de perverses les villes où le pouvoir d’achat est faible et où les exportations, indispensables au maintien des profits, régissent les morphologies (radiales ou linéaires) ; comme dans le modèle empirique de Hoyt. Ils qualifient de parasites celles où le pouvoir d’achat élevé, lié à des salaires supérieurs à la productivité marginale du travail, structure de manière concentrique (modèle de Burgess et modèles néo-classiques [2]) les morphologies intra-urbaines. Ajoutons qu’à l’échelle inter-urbaine les réseaux urbains de foyers excentrés (pervers) et de places centrales (parasites) correspondent aux mêmes causes et produisent les mêmes effets spatiaux à l’échelon régional, où ces morphologies sont toutefois discontinues.

Le troisième point abordé par Polèse et Shearmur concerne la corrélation PNB/urbanisation. Tout d’abord le choix du PNB au lieu du PIB est assez mal venu dans la mesure où les deux agrégats s’éloignent largement l’un de l’autre après 1980, à cause de l’augmentation des investissements à l’étranger dans le cadre de la mondialisation. En outre le lien entre production de richesses et urbanisation, indiscutable avant 1970, devient problématique dans les pays développés après cette date charnière, qui correspond au début de la crise longue qui touche depuis lors ces États. Il continue toutefois d’exister hors du monde développé, où la périurbanisation et le renversement des flux migratoires, n’existent pas : exode rural et croissance économique s’y poursuivent de concert.

Telles sont donc les réponses que j’adresse aux remarques de Polèse et Shearmur en espérant de la sorte stimuler la réflexion des lecteurs des Cahiers de géographie du Québec en ce qui concerne des questions fondamentales en géographie économique et en économie spatiale.