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L’ensemble de l’oeuvre du professeur français Pierre George porte une dimension gigantesque. Seulement au plan de ses écrits, un lecteur devrait attentivement considérer plus d’une dizaine de milliers de pages. De plus, l’histoire française de cette discipline a d’ailleurs produit un grand nombre de travaux portant à la fois sur l’épistémologie, la biographie des géographes ainsi que sur les activités de ces derniers ; une équipe dirigée par Marie-Claire Robic vient d’en publier un minutieux bilan. Outre cette documentation impressionnante, j’utilise mes connaissances personnelles du personnage [1].

L’oeuvre écrite comme indice

Si la marque passée de la géographie était la cartographie, celle de maints géographes réside plutôt dans les écritures.

L’abondance caractérise tellement les travaux de Pierre George qu’elle va dépasser celle de ses prédécesseurs et contemporains. Des recherches originales nécessitées par la préparation des cours vont se retrouver dans des ouvrages didactiques qui serviront de manuels à des milliers de jeunes inscrits à différents programmes. À chaque rentrée, étudiants et universités attendent les nouveaux outils d’apprentissage. Le fait que ces textes sur différents sujets soient écrits par le même auteur permet à tout lecteur de trouver rapidement ce qu’il cherche, le profit venant avec l’usage. Pierre George possède le talent exceptionnel de rédiger pour instruire ; en effet, il faut une immense aptitude de recherche et de création pour produire un manuel ou un livre par an, parfois, deux, trois, ou même quatre. Les apports vont à l’essentiel, dépassent la description, traitent des situations récentes et évitent d’être lourds. Ses livres véhiculent une pensée géographique empathique. D’autres textes offrent des exposés utiles à ceux qui ne sont pas exclusivement rattachés à des cercles de géographes. Pierre George est sûrement un grand écrivain du XXe siècle, sans être reconnu comme littéraire.

L’auteur pratique une géographie d’amplitude. Si plusieurs thèmes ont une localisation familière, tels le Rhône, le rural et la population, d’autres sont moins courants : géographie du travail, géographie des inégalités. L’utilisation du mot géographie dans environ la moitié de ses titres d’ouvrage peut lasser, mais ne témoigne-t-elle pas de la pertinence de l’optique géographique dans un grand nombre de champs ? Confiant dans sa discipline, il l’affirme en toute occasion ; il offre ainsi savoir et sécurité à d’autres générations.

C’est peut-être au niveau de la circulation des ouvrages que le prolifique auteur atteint des sommets inégalés. En 1969, d’après le critère du nombre de traductions chez tous les écrivains de France durant tous les siècles, Pierre George occupe le douzième rang ; juste derrière Malraux et de Gaulle. Dans le domaine des éditions, certains livres du géographe sont réapparus autant que cinq, dix, quinze et peut-être vingt fois. En 1978, L’économie de l’URSS atteignait sa 17e édition. Ces incessantes mises à jour exigent beaucoup de rigueur et de temps.

En outre, Pierre George s’investit dans la tâche ingrate de la Bibliographie géographique internationale. Responsable scientifique de cet énorme projet, il y rédigera une quantité innombrable de fiches et essaiera d’intéresser des collègues de plusieurs pays à la rédaction de références.

Questionnement épistémologique

La géographie humaine

Pierre George subit et alimente à la fois les hésitations notionnelles de son temps ; elles s’expriment ici par des mots mis en opposition, géographie générale / géographie régionale, géographie / histoire [2], géographie / sociologie, géographie physique / géographie humaine, géographie en classe / géographie appliquée, URSS / Europe centrale, imprimerie / support informatique, avant / après 1968, Canada / Québec.

Les ouvrages qui se rapportent uniquement à la pensée géographique forment une minorité, leur auteur n’étant pas un chantre dominant de l’épistémologie. N’y reconnaît-on pas la façon de faire des géographes de l’ère classique ? Chez lui, les réflexions théoriques sont à découvrir davantage dans les oeuvres que dans des épîtres explicites ; elles ne sont pas délaissées pour autant, comme le montrent La géographie active (Georges et al., 1964), Les méthodes de la géographie (1978) [1970] ainsi que des articles comme La géographie ou instant de l’histoire (1997). De plus, le choix des mots dans son Dictionnaire de la géographie (2004) [1970] aide à saisir la définition de la discipline [3]. Tout en poursuivant d’une façon soutenue et à grande vitesse son cheminement en géographie humaine, il se démarque de ses prédécesseurs notamment par l’ouverture de nouveaux chantiers (rapport entre les structures sociopolitiques et les activités des hommes) ainsi que par une analyse plus profonde de thèmes (population, 1951 ; consommation, 1963). Il amplifie la conception de la géographie humaine française jadis exprimée par les précurseurs Albert Demangeon, Jean Brunhes et Maximilien Sorre.

Il était coutumier de voir en l’homme le conjoint de la nature. « Il y a un siècle, la géographie n’était qu’un trésor des apports successifs du temps immémorial des cycles physiques et de l’intelligence des hommes pour en faire leur cadre d’existence » (George, 1995 : 9). Tôt, il va reconstituer le ménage en établissant le fait social comme compagnon, entendre une société surtout urbaine. S’éloigner de la nature, c’est prendre de la distance d’une géomorphologie chérie par les uns, tolérée ou jalousée par les autres. Encore ici, l’évolution ne sera pas une fracture. La nouvelle préoccupation de l’environnement va prolonger certains aspects du thème ample de la nature. « Les méthodes de l’étude de l’espace sont différentes de celles des sciences naturelles de l’espace ». « L’étude du géographe tend vers la connaissance complète d’une portion d’espace choisie et délimitée en fonction de critères objectifs » (George et al., 1964 : 11 et 16). Comme le milieu devient l’objet d’une perception plus sociétale que strictement naturelle, on en arrive à la notion de territorialité. Par cette orientation, on s’approche davantage des sciences sociales que des humanités, ce qui ne favorisera pas l’essor des thèmes proprement culturels et langagiers. Chez Pierre George, le traitement de l’espace semble avoir été favorisé par l’étude du système territorial de production des pays soumis à la soviétisation. Quoi qu’il en soit, ces changements dans l’art de produire de la géographie humaine mettent en regard quatre référents majeurs : le thème démographique, la société, les activités économiques et un nouveau sens du spatial. Cette combinaison analytique apporte de l’originalité à la démarche. La géographie humaine compose l’astre le plus brillant du firmament. C’est dans ce domaine que l’auteur fait le plus évoluer sa discipline.

La géographie générale et la géographie régionale

Les différences entre ces deux types sont affirmées plus clairement dans les objectifs que dans les oeuvres. Un bon exemple de mixture est fourni par Raoul Blanchard qui, suivant un plan de géographie générale, traite ses douze études régionales du Canada français (Revue de géographie alpine, Grenoble, 1930-1949 ; Montréal, 1935-1954). Un trait semblable se retrouve dans la Collection Magellan dirigée par Pierre George lui-même (1965-1978). Quoi qu’il en soit, les deux notions géographiques sont plus complémentaires qu’opposées.

Il se peut que le Tableau de la France (1911), les volumes magistraux de la Géographie Universelle (à partir de 1927) de même que la trentaine des grandes thèses régionales déjà présentées dans les universités françaises aient entraîné Pierre George à continuer d’abord cette façon prestigieuse de faire de la géographie. En 1936, sa thèse s’intitule : La région du Bas-Rhône : étude de géographie régionale, la double présence du terme région enlève toute ambiguïté dans l’intention de l’auteur de qualifier son type de démarche.

Tôt, il va s’éloigner de cette façon d’annoncer ses travaux en se tournant vers la géographie générale. Dans ce cadre qui « envisage la réalité à l’échelle du Globe tout entier, les faits géographiques, c’est-à-dire les combinaisons ou les complexes des facteurs, que nous saisissons dans tous leurs détails sous l’angle de la description régionale, nous apparaissent dépouillés des éléments accidentels ; c’est plutôt sous l’aspect de thèmes généraux que nous les considérons, thèmes qui, du reste, ne risquent pas de prendre le caractère de pures abstractions… tant qu’ils prennent appui sur un domaine spatial varié et évoluant » (Cholley, 1957 : 15). Déjà engagé en cette direction, Pierre George publie Géographie économique et socialede la France dès 1938, puis Géographie sociale du monde en 1945. L’utilisation de l’échelle de la terre témoigne de son intérêt pour la géographie générale ; près de dix ouvrages portent, dans leur titre, le mot monde, par exemple, Les Grands marchés du monde (1952).

En fait, l’auteur est loin de rompre tout intérêt à l’endroit de la géographie régionale. Il publie sur divers pays et régions. On peut considérer le délicieux Temps des collines (1995) comme une géographie de cinq régions françaises ; au-delà de la nostalgie de la France profonde, s’ajoute peut-être celle de la géographie régionale à l’ancienne. Lucide, le maître écrit dans sa dédicace « géographie révolue ».

Le degré utilitaire de la géographie universitaire

Les plans de développement de divers pays dont ceux de l’empire soviétique (russe), diverses expériences de planification au Brésil, et même l’installation des paroisses dans l’Abitibi québécois, ouvrent un nouvel horizon de travail. Ces conditions font naître trois types de questions : réflexions sur l’ité de la discipline, modifications dans la formation des géographes, façons de produire des actions concrètes en dehors de l’enseignement.

En 1958, l’Institut de géographie de l’Université Laval organise un colloque sur la géographie appliquée qui profite des conférenciers Jean Gottmann des États-Unis et Michel Philipponneau de France. Dans cette autre nouvelle géographie, André Allix de Lyon avait vu, un rapprochement entre compétences (entendre science et technologie), intérêts (à l’endroit de la chose publique) et autorités (décideurs civils ou gouvernementaux). Quoi qu’il en soit, Pierre George publie en collaboration La géographie active (1964). Que l’on soit dans la sphère idéelle de la géographie dite appliquée ou celle de la géographie dite active, la nouvelle préoccupation fait donc une petite leçon aux méthodes traditionnelles du géographe. Mais se dressera une résistance à réviser ainsi les habitudes de la discipline, attitude de réserve qui continuera à gêner le développement des instituts tranquilles.

L’avancement vers les horizons neufs va se faire à quatre niveaux

  1. En améliorant la formation même des géographes. Ce mouvement demeure surtout scolaire, car on n’envisage pas d’avoir à prendre des décisions opératoires ; quoi qu’il en soit, l’amélioration du fait d’apprendre oriente les candidats vers des travaux différents de ceux de la période précédente. Au Québec, l’Université de Sherbrooke facilite la préparation des étudiants aux actions les plus concrètes en organisant régulièrement des stages dans les entreprises. Un tel géographe est un penseur et un savant.

  2. En prenant privément de petits contrats de recherche spécifique, par exemple, la localisation d’un centre commercial en fonction d’une clientèle virtuelle. Ce géographe est un analyste.

  3. En entrant dans des organismes spécialisés dans le transfert de résultats scientifiques au profit de décideurs politiques ou d’affaires ; ce géographe est un technocrate-programmeur.

  4. En osant être un employeur qui agit à son propre compte. Ce géographe est un entrepreneur.

Au Québec, l’appel d’être autrement utile attire bon nombre de jeunes dans la planification, la régionalisation, la métropolisation et la décentralisation. Grandissent en nombre et en efficacité des groupes qui conseillent, décident ou font directement marcher les affaires entrepreneuriales ou institutionnelles. On les voit en tout domaine : tourisme, administration, aménagement du territoire, gérance de la faune ou opérations très spécialisées (stabilisation des habitations nordiques soumises à la « dé-gélisolation » par exemple). Un francophone d’Ottawa a même dirigé la Voie maritime du Saint-Laurent. Cet engagement dans une pratique responsable indique que, relativement, il y a plus de personnes qui se déclarent géographes au Canada qu’en France.

Pierre George n’aurait pas conseillé de se faire ingénieur ; cette position rappelle celle de Raoul Blanchard au Québec qui, après avoir rédigé une volumineuse géographie plutôt ruralisante, refuse de répondre à la pressante question des agronomes : maintenant, quoi faire avec la campagne ? Le premier a évolué par rapport au temps de ses études : « La discipline a changé, non de sens, du moins de rôle… elle est devenue une science politique dans la mesure où elle fournit des éléments de choix du possible et de l’impossible » (George [Les hommes…], 1989 : 206). En vue d’une meilleure préparation des étudiants aux opérations productrices, Pierre George s’est engagé dans l’amélioration de leur formation, acte en amont de la pratique ; en cela, il se faisait pédagogue d’applications futures. La géographie active est un geste préparatoire alors que la géographie appliquée comprend l’agir lui-même. En fait, la société aurait besoin d’activités dans chacun de ces deux stades.

Une carrière hors du commun

Né en 1909, Pierre George, après deux licences et l’agrégation, obtient un doctorat d’État à vingt-six ans. Comme d’autres grands géographes français, après avoir enseigné dans des lycées (de même qu’à l’Université de Lille), il est nommé professeur à la Sorbonne où il occupera la chaire de géographie humaine. Voici une évaluation géographique presque d’époque: « Vers 1930-1935, on commence à saisir les effets de l’organisation de la géographie moderne… la recherche s’oriente de plus en plus vers des sujets généraux » (Cholley, 1957 : 18-20). Pierre George était déjà en train de devenir un maître de cette tendance. À juger des choses par l’année de sa thèse, il se trouve près des anciens [4], c’est-à-dire, bien avant les mises en cause de l’université et de la géographie ; certains événements lui feront vivre des moments problématiques, tels ceux de 1968-1969 [5]. Pierre George s’était tellement donné aux opérations universitaires qu’il ne pouvait accepter l’arrêt de leur fonctionnement et le fait que les grands professeurs n’avaient plus de pouvoir. Ici, devrait-on rappeler son ample parcours politique ? En 1936, il s’engage dans la mouvance marxiste et communiste ; même s’il le fait en tant que citoyen et non en tant que professeur, il influencera beaucoup d’étudiants. Vers 1960, il prend distance du Parti communiste. Certains s’en sont réjouis. D’autres n’ont guère accepté ce virage qui le fera paraître ambivalent lors du combat gauchiste de 1968. De toute façon, il est sorti blessé de l’évolution des choses. La reproduction à la figure 1 d’un extrait de lettre manuscrite que Pierre George m’avait adressée à l’occasion du Congrès international de géographie tenu à Moscou en témoigne. Mais, n’avait-il pas beaucoup demandé aux uns et aux autres ? Était-il trop absorbé par ses nombreux travaux en chantier pour gérer au mieux les rapports théoriques et pragmatiques entre le métier d’intellectuel et les options politiques ? Quoi qu’il en soit, les événements pourraient expliquer la préférence qu’il va donner aux ouvrages de réflexion au cours de ses deux dernières décennies. Évaluant l’ensemble de sa carrière exceptionnelle, le Dictionnaire des intellectuels français (Paris, Seuil, 1996 : 533) le fait passer de « géographe engagé à sage mesuré ».

Figure 1

Reproduction partielle d’une lettre manuscrite de Pierre George à Louis-Edmond Hamelin, 1976

Reproduction partielle d’une lettre manuscrite de Pierre George à Louis-Edmond Hamelin, 1976

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Au Québec même, il avait été devancé par de célèbres aînés, André Siegfried (né en 1875), Raoul Blanchard (en 1877) et Pierre Deffontaines (en 1894) qui, au Canada, seront surtout connus par leurs écrits. Pierre George commence à enseigner à l’échelle trimestrielle au cours de la décennie 1960, surtout à Montréal et à Ottawa, mais aussi à Toronto et à Québec [6] (figure 2). Dans les corps professoraux, il retrouve ses anciens étudiants, tels Claude Manzagol à Montréal, Fernand Grenier à Québec et Jean-Bernard Racine à Sherbrooke. En 1972, il participe au Congrès international de géographie tenu à Montréal et répond aux questions des médias au sujet de la mondialisation de la géographie. À Paris, les services de l’Ambassade du Canada l’aident à établir L’Association française d’études canadiennes (1976) qui fera naître autant qu’une quinzaine de centres régionaux en France même ; ces structures favorisent également les relations générales entre Français et Canadiens. Pierre George publie plusieurs articles sur la géographie du Québec dans des revues françaises, LeQuébec en 1979 aux Presses universitaires de France de même qu’il édite La Géographie duCanada en 1986 aux Presses universitaires de Bordeaux. En France, il s’est montré très disponible auprès des étudiants du Québec. Son enseignement est apprécié aussi au Mexique. Il y avait foule à l’Université de Montréal lors de sa conférence prononcée à l’occasion de la réception d’un doctorat d’honneur en 1988, pour faire suite à une tradition inaugurée à l’endroit de Jean Brunhes au cours des années 1920. En tant que rare membre étranger de la Société royale du Canada (1993), il apparaissait sur la courte liste des invités du Gouverneur général.

Figure 2

Pierre George au Québec, octobre 1964

Pierre George au Québec, octobre 1964

Étudiants et étudiantes de l’Ontario en excursion au Québec méridional, invités par l’Institut de géographie de l’Université Laval dirigé par Fernand Grenier (troisième à partir de la gauche). Présence du professeur invité, Pierre George, prenant des notes.

Source: cliché Canadian Johns-Manville, Asbestos. Dans Fernand Grenier, 1964.

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En 1980, Pierre George est élu membre de l’Académie des Sciences morales et politiques, l’une des cinq grandes Académies composant l’Institut de France, tout comme ses confrères Vidal de La Blache, Emmanuel de Martonne (de l’Académie des Sciences), André Siegfried (de l’Académie française, en plus), Maurice Le Lannou, Raoul Blanchard et Alice Saunier-Séïté. Quelques autres géographes ont été élus au statut de correspondant.

Durant soixante-dix ans, Pierre George apparaît comme un géographe innovateur, animateur, puissant, marquant, expéditif, directeur d’un nombre incalculable de thèses et écrivain majeur en sciences humaines. Il contribue fortement à tenir sa discipline en selle. Peut-être qu’aucun autre géographe du monde n’a influencé avec autant de compétence, un nombre aussi considérable de jeunes, de collègues et de citoyens, sur autant de sujets, au cours d’une si longue période. Il occupe donc une place à part dans les géographies francophone et internationale.