Corps de l’article

Introduction

Mode de transport urbain par excellence, le métro est un objet d’étude particulier. Deux caractéristiques expriment cette spécificité. Premièrement, le métro est un objet d’analyse pluridisciplinaire. De la géographie à la littérature (Dupuy, 1993 ; Gonzales-Aguilar et Vaisman, 2015), en passant par la sociologie de l’image (Spinelli, 2010) et l’histoire (Cottereau, 2004 ; Gilbert, 2014), le métro transcende les frontières disciplinaires. Deuxièmement, les écrits sur ce mode de déplacement oscillent souvent entre deux angles d’approche complémentaires. On recense, d’une part, les analyses qui mettent en question la fonction première du métro : le déplacement. Par exemple, on étudie l’accès au territoire (et ses limites) que ce mode de transport offre, les usagers qu’il interpelle et les règles qu’il met en place. Le métro participe également à la structuration de l’urbanisation.

D’autre part, on dénombre un ensemble d’études qui tentent de caractériser le métro. Ces analyses partagent deux points communs. Elles réfèrent d’abord à l’imaginaire spécifique entourant ce mode de déplacement pour en saisir l’histoire et les pratiques qui s’y dessinent. Cet imaginaire s’exprime à travers des regards artistiques et littéraires sur lesquels différentes disciplines s’appuient pour circonscrire l’univers de ce mode de transport. À titre d’exemple, le caractère nocturne et souterrain du métro est souvent mis de l’avant : « Tout comme les catacombes, le métro est la demeure par excellence des ténèbres de la ville, avec leurs odeurs, animaux et habitants illégaux » (Spinelli, 2010 : 57). Ces références et métaphores littéraires liées au métro ne sont pas dénuées d’intérêt : « La littérature en effet, loin de se cantonner à un espace textuel clos et refermé sur lui-même, circule dans le monde social. Elle crée un imaginaire géographique qui informe les pratiques sociales d’espaces concrets » (Molina, 2014 :  253).

De telles études se saisissent également de la géographie et de ses concepts pour qualifier le métro. Qu’il soit considéré comme un espace public ou comme un territoire, ou bien encore à l’articulation de ces deux concepts, l’objectif de ces réflexions est de comprendre la façon dont le voyageur investit ce moyen de transport (Tillous, 2016). Plusieurs soulignent d’ailleurs le lien entre ce mode de déplacement et la notion d’identité (Augé, 2014). Pour Ramadier et Depeau, « la mobilité géographique est difficilement isolable des significations, socialement construites, qui sont associées à l’espace géographique comme à autrui » (2011 : 9). Plus encore, la mobilité géographique participerait à la révélation d’identités sociales (Bailleul et Feildel, 2011). Ces différents éléments invitent à se questionner sur la façon dont le déplacement en métro est susceptible de générer un ensemble de représentations des territoires urbains traversés, en sus de confronter l’individu avec lui-même et les autres.

Différents processus ont jusqu’à présent été utilisés pour analyser les déplacements en métro : l’observation du type de stratégies développées par les individus au sein du métro (Floch, 2002 ; Gerbet, 2015), le récit de vie avec réactivation (Bailleul et Feildel, 2011), l’analyse des émotions exprimées par les voyageurs grâce au système de codage d’actions faciales (Aranguren et Tonnelat, non daté). Ces analyses sont réalisées soit durant le trajet par un observateur extérieur au voyageur, soit après le trajet par le voyageur lui-même. L’expérience du voyageur au moment où il se déplace est plus rarement un objet d’études. [1] Deux raisons expliquent cela : d’une part, il est difficile de saisir les processus psychologiques qui permettent « au social et au spatial d’être reliés » en temps réel (Ramadier et Depeau, 2011) et, d’autre part, peu d’émotions, peu d’échanges verbaux s’expriment dans le métro du fait que la personne n’est plongée dans ce lieu que par moments. La communication entre usagers se réalise surtout par un jeu de regards (Tonnelat, 2012). S’il est possible de catégoriser les types de regards qui s’expriment, il est plus difficile de saisir ce qui traverse l’esprit des voyageurs.

La littérature offre néanmoins une voie d’accès à ce qui peut se dérouler dans la tête des passagers : « La littérature est irremplaçable pour cerner ces caractéristiques à travers le vécu, individuel et social » (Lévy, 2006 : 13-14). La littérature, ainsi que différents modes de représentations discursifs et picturaux, sont en effet susceptibles de nous renseigner sur l’imaginaire de ces lieux, car ils permettent de mettre en valeur différentes pratiques signifiantes (Bédard et Lahaie, 2008 ; Brosseau, 2010). Certains parlent ainsi d’une géographie littéraire (Brosseau, 1995 ; Hones, 2011). Néanmoins, pour Brosseau, le texte littéraire est trop souvent conçu comme un instrument au service des géographes venant à l’appui de leurs hypothèses : les géographes ne s’intéresseraient pas suffisamment au texte littéraire lui-même. En ce sens, l’interaction entre ces deux disciplines doit reposer, selon Matthey, sur l’idée que « la référentialité physique, la recherche des représentations socio-spatiales n’est pas ignorée ou rejetée, mais dynamisée et traitée d’une manière critique, dans une conception qui construit le dialogue » (2008 : 104).

Ainsi, en considérant que la mobilité participe à l’identité géographique et sociale de l’individu (Ramadier et Depeau, 2011), que la littérature aide à documenter des pratiques sociales (Molina, 2014) et enfin que l’analyse fine du texte littéraire offre une voie d’accès aux processus psychologiques à l’oeuvre, notre objectif dans cet article est d’analyser, à l’aide de la fiction, la façon dont le métro agit comme un révélateur identitaire de ses voyageurs et de la ville qu’il traverse. À partir du recueil de nouvelles Titre de transport de Michaud-Lapointe (2016), nous montrerons la façon dont le métro montréalais confronte le voyageur avec lui-même et avec les autres. Notre propos reviendra, dans un premier temps, sur la façon dont la littérature parle du métro. Dans un deuxième temps, nous synthétiserons les débats sur les qualifications du métro en sciences sociales et plus particulièrement en géographie. La description de notre démarche méthodologique suivra et la présentation de nos résultats nous permettra, dans un dernier temps, de montrer dans quelle mesure le métro révèle des identités sociales et géographiques conflictuelles, un condensé d’une histoire urbaine spécifique.

Le métro : regards littéraires

Au sein des écrits littéraires, et en dépit de la diversité des images que ce mode de transport convoque, deux tendances principales se dessinent : le métro est tantôt représenté comme un espace transitoire, clos, fermé, tantôt comme un espace pluriel, à l’image de la ville. De ces deux représentations se dégagent des rapports distincts à l’altérité, mais également l’idée que le métro génère une confrontation, que celle-ci s’exprime vis-à-vis de soi-même ou vis-à-vis des autres.

Le métro est d’abord représenté comme un espace fermé et menaçant. Il symbolise l’absence d’ancrage « identitaire, relationnel et historique » (Augé, 1992 : 100). Ainsi, le métro est parfois considéré comme un espace de mouvement, de circulation, qui a pour effet de créer des ruptures. Dans LaQuébécoite de Robin, la narratrice qui prend le métro affirme : « Après Grenelle – je ne sais plus / la ligne se perd » (2000 : 73). À l’image de la ligne de métro qui se coupe, « se perd », la linéarité de l’expérience de soi est mise à mal. Il se produit une adéquation entre l’expérience chaotique du métro et la perte de l’identité. La multiplicité des signes qu’on retrouve dans l’énumération des stations de métro « Angrignon – Monk – Jolicoeur – Verdun – de L’Église – LaSalle » (Idem : 53) marque « les différences » (Ibid.) et « l’étrangeté » (Ibid.), la rupture d’une unité, « l’éclatement d’une linéarité » (Joseph, 2001 : 50). Joseph souligne également que, chez Robin, « qu’il s’agisse du métro de Paris ou de celui de Montréal, ils se présentent tous deux comme l’espace privilégié pour montrer comment l’expérience migrante fait éclater la réalité, comment l’exilé n’a aucune prise sur le lieu qu’elle [la réalité] occupe » (Idem : 49). Cette incapacité d’ancrage tant identitaire que territorial, nous la retrouvons aussi chez Richler dans Rue Saint-Urbain (2002 / 1969), où la mention de la construction du métro de Montréal incarne une « déroutante nouveauté, [un] dépaysement » (2002 : 13) et mène au sentiment d’une perte « d’ambiance familière » (Ibid.) et d’identité. Si le Montréal connu par le narrateur de Rue Saint-Urbain est celui des tramways, la construction du métro se découvre comme un symbole de modernité, « tout neuf » (Ibid.) qui marque la fin d’une période significative pour le narrateur. Ainsi, la confusion du narrateur s’accompagne d’un sentiment de perte historique, phénomène correspondant au développement urbain de Montréal au tournant des années 1960.

La représentation que fait Laferrière du métro de Montréal confirme que cet espace est marqué par le mouvement et l’effacement. Le narrateur de Je suis un écrivain japonais (2008) dort « d’autres fois dans le métro. Si on ne dort pas deux fois de suite à la même station de métro, on arrive à ne pas se faire remarquer » (Idem : 202). Ce passage confirme qu’il est possible pour le personnage d’habiter le métro sans être reconnu, pour autant qu’il demeure en mouvement. Le métro en tant qu’espace de circulation se découvre comme un lieu marqué par le mouvement. L’effacement est porté à son paroxysme dans la représentation du métro de la nouvelle Les transports en commun du recueil de nouvelles Les aurores montréales de Proulx alors que « le métro [est] un homicide qui s’avance » (1996 : 67). Par son « mugissement de mécanique emballée » (Ibid.), le métro est celui qui peut provoquer « la mort » (Ibid.), l’effacement le plus complet.

D’autres ont mis de l’avant la double fermeture du métro en tant qu’espace souterrain, d’une part, puis en tant qu’espace induisant un repli sur soi-même, d’autre part. En effet, Brousseau (2015) souligne que l’expérience du métro, dans Infinite jest (Wallace, 2006), permet de mettre en scène le solipsisme dans lequel s’enferment les passagers alors qu’ils sont témoins d’un épisode de détresse et de folie du personnage : « Poor Tony didn’t know that his silent whimpers had ceased to be silent, was why everyone in the car had gotten so terribly interested in the floor-tiles between their feet » (Idem : 304-305). Le métro est dépeint comme un espace presque carcéral, tant sur le plan physique que symbolique. Wallace n’est pas le seul auteur qui évoque un imaginaire de l’emprisonnement : dans L’aventure ambiguë (Kane, 1961), « le métro se caractérise par sa clôture et s’assimile ainsi à une prison où se joue un drame. Il est le symbole de la perte de contact […] avec le monde » (Njeukam, 2009). Alors que l’autobus, le tramway ou la marche sont des « moyens privilégiés de [l’]activité visuelle et sensible » (Simon, 2013 : 86), le métro réduit « la potentialité d’observation du quotidien qui est limitée dans l’espace circonscrit des réseaux souterrains » (Ibid.). Les personnages entretiennent un imaginaire du métro en tant qu’espace clos permettant d’échapper au regard de l’Autre.

À l’opposé de cette image, d’autres établissent une adéquation entre le métro et la ville. Pour Zazie (Queneau, 1959) qui est venue de province, le métro est l’espace fantasmé susceptible d’agir en tant que révélateur de la ville pratiquée et des identités. Pour elle, la ville est le métro (Lamizet et Sanson, 1997 : 80). Comme le rappelle Luciano Spinelli (2010 : 61), qui s’appuie lui-même sur les propos d’Augé dans Le métro revisité (2014), « le métro est un miroir de ce qui se produit dans notre société à la surface ». En ce sens, la paralysie du métro en raison de la grève est représentative de l’immobilité dans laquelle Zazie est plongée au coeur de la ville de Paris : embouteillages monstres, détours infinis et obstacles à la circulation. L’expérience impossible du métro est égale à celle de la ville. L’adéquation entre le métro et la ville est portée à son paroxysme dans Un ethnologue dans le métro, roman d’Augé (1986), où la découverte de l’Autre dans le métro aura tôt fait de ramener le narrateur à lui-même. Comme le souligne Lamizet, le métro n’est plus qu’un « processus illimité d’objectification du sujet », un « consensus contractuel » (1997 : 80).

Lorsqu’on adopte ce constat de l’objectification des utilisateurs, le métro se découvre comme un lieu où le regard est fondamental, essentiel à la compréhension des Autres, mais plus encore de soi-même. En ce sens, c’est un lieu qui permet la confrontation avec soi, mais aussi avec les Autres. Dans une perspective littéraire, Ernaux (1993) tire parti de ce contact entre elle et les Autres puisqu’il fonde ses récits autobiographiques et autofictifs. Par exemple, Journal du dehors (Ernaux, 1993) révèle une écriture de soi rendue possible et même nécessaire par le truchement des individus rencontrés dans le métro. Chez Ernaux, l’observation de l’Autre à l’occasion de voyages dans le métro et le Réseau Express Régional (RER) est un motif suffisant pour faire remonter des souvenirs personnels et mieux se connaître soi-même. Le regard permet une construction identitaire de façon interposée. En effet, comme le soutient Le Bel, « la topographie imaginaire, parce qu’elle met en scène des relations, donne une spatialité au processus identitaire » (2012 : 30). Le métro est dépeint comme un espace contigu où il n’est pas possible d’échapper à cette découverte de soi en raison de l’impossibilité d’échapper au contact avec l’Autre : c’est « dans les passagers du métro ou du RER » qu’Ernaux rencontre « des individus anonymes qui ne soupçonnent pas qu’ils détiennent une part de [son] histoire, dans des visages, des corps [qu’elle] ne revoi[t] jamais » (1993 : 107). Ce contact obligé avec l’Autre tend à orienter la façon dont les sciences sociales définissent le métro.

Le métro : regards géographiques

En sciences sociales, les travaux portant sur le métro sont variés. En dépit de cette diversité et quelles que soient les disciplines d’origine, les analyses tendent à porter un regard géographique sur ce mode de transport. Deux angles d’analyse – non exclusifs l’un de l’autre – sont souvent privilégiés : la définition et la qualification de ce mode de déplacement, d’une part, et les territorialités qui émergent de la fréquentation de ce mode de transport, d’autre part. Ces deux perspectives ne sont pas hermétiques et tendent à s’entrelacer pour mieux comprendre ce qui se joue au sein du métro. Derrière ces réflexions, réside souvent l’hypothèse que les espaces de transport sont des espaces singuliers.

Les études tendent ainsi à définir ce mode de déplacement tantôt comme un espace public tantôt comme un territoire. Qualifier le métro d’espace public frôle le truisme (Paquot, 2009 ; Tonnelat, 2012 ; Tillous, 2016). Clôt-Goudard et Tillous (2008) rappellent en ce sens l’importance des travaux de Joseph sur l’espace public (1987 ; 1992) pour comprendre les spécificités du métro. Pour Joseph (1992), deux caractéristiques principales contribuent à définir un espace public : c’est un espace régi par un droit de visite, d’une part, et par un droit de regard, d’autre part.

Le droit de visite peut être appréhendé, au sein du métro, de trois manières. Le métro est tout d’abord un espace transitoire régi et motivé par la fluidité de la circulation (Joseph, 1992). Le métro accorde en effet à « la circulation des trains la priorité, puis vient celle des personnes » (Tillous, 2016 : 34). Puis, ce droit de visite se caractérise au sein du métro par l’accessibilité et l’ouverture d’un tel espace : il est un « espace ouvert et accessible à qui le souhaite » (Idem : 35). Réunissant en un même espace une variété d’individus, tant hommes d’affaires, familles, personnes âgées que vagabonds, le métro concentre une diversité d’usagers, permettant à certains de créer des typologies de comportements des voyageurs (Floch, 2002). Néanmoins, si le droit de visite concerne d’abord l’accessibilité physique des installations, il implique aussi pour Joseph un versant cognitif, plus précisément communicationnel. L’espace public est « un espace de communication » (Joseph, 1992 : 210-211) où les usagers doivent décrypter des signes et des symboles. En effet, l’utilisateur du réseau de transport doit pouvoir se repérer, s’orienter et se diriger en fonction de la signalisation et d’objets qui structurent son passage. Ce droit de visite s’accompagne alors d’un droit de regard, seconde caractéristique de l’espace public, selon Joseph.

Le droit de regard dont Joseph (1992) fait état opère comme l’instance de légitimation d’un code commun. Le métro est de fait un espace public qui impose le respect d’un code commun : il « requiert des connaissances et des savoir-faire spécialisés pour fonctionner correctement » (Tonnelat, 2012). Comme le souligne Tillous (2016 : 37), ce sont « les voyageurs qui en assurent “l’ordre social” » par le poids de leur regard sur le comportement des autres. Plus précisément, le métro est un espace public où « le soi éprouve l’autre. C’est dans ces espaces dits publics que chacun perçoit dans l’étrangeté de l’autre la garantie de sa propre différence » (Paquot, 2009). Autrement dit, c’est parce que l’espace est public qu’il permet de faire émerger des singularités. Tillous mentionne cependant que le métro peut également être un territoire, car il fait « l’objet d’une relation » (2016 : 39). Pour cette auteure, il s’agit davantage de considérer l’interaction qui découle de la fréquentation habituelle, des attachements de divers types qui se développent avec ce mode de déplacement. Le métro apparaît ainsi comme un espace ambivalent oscillant entre espace public et territoire (Tillous, 2016).

Cette ambivalence est renforcée par deux éléments : la densité de personnes présentes en un même lieu et la distance sociale qui se créée, ce que les géographes nomment coprésence. À ce sujet, Lussault souligne : « Ainsi un quai de métro, aux heures de pointe, où la coprésence est intense, présente des interactions relativement discrètes du fait des stratégies des acteurs destinées à les minorer, car il est d’usage, en certaines contrées au moins, qu’il en soit ainsi. Inversement, on rencontre des coprésences à interactions fortes (ce même quai en situation de crise suite à un incident ou un accident) » (2003 : 212). Cette coprésence, comme le rappelle Frétigny (2011) dans le cas des usagers du train en Italie, n’est pas une coexistence, mais plutôt le symbole d’une certaine urbanité.

Cette coprésence n’empêche toutefois pas l’expression de jeux de pouvoir. Dans le cas du métro montréalais, Garnier (2015) montre ainsi que le cadre réglementaire qui s’y applique, fait du métro « un dispositif de pouvoir ». De même, pour Frétigny (2011), l’espace du mode de transport révèle des jeux de pouvoir qui s’incarnent, par exemple, dans le choix que chaque voyageur fait de sa place. « L’ancrage se construit autour de la place de chacun, mais de manière négociée et toujours provisoire » (Idem : 111), mettant en évidence la temporalité spécifique que ce mode de déplacement met en scène.

Il en résulte qu’en s’engageant dans le métro, les usagers s’y projettent et investissent ce lieu de façon singulière en interprétant les appels de différentes natures, lesquels les encouragent à s’investir, à habiter l’espace et à l’investir de sens (Boivin, 2004). Si la plupart de ces études scrutent la mobilité vécue par les passagers et la relation avec l’espace de transport, plus rares sont celles qui « interrogent » la façon dont cette mobilité vécue traduit un ensemble de représentations spécifiques des territoires urbains traversés, en sus de confronter l’individu avec lui-même et les autres. Le dialogue entre la littérature et la géographie offre la possibilité de répondre à une telle interrogation, en s’attardant à la représentation de ce qui se passe dans l’esprit des voyageurs, mais également à ce qui fait du métro un mode de déplacement particulier.

Démarche méthodologique

Tant les regards géographiques que littéraires montrent le caractère hybride du métro, et cela, que le métro se découvre dans un premier temps comme un espace transitoire, clos, fermé impliquant un repli sur soi comme chez Robin (2000), Laferrière (2008), Wallace (2006) et Paulhan (1946) ou que ce même espace devienne une métonymie, comme chez Queneau (1959) et Augé (1986 ; 1992 ; 2014), où par une différence allégorique, le réseau souterrain est associé à l’image de la ville, à une forme de découverte, d’ouverture vers l’Autre. L’expérience du transport en commun peut donc être envisagée comme une forme de palimpseste où est continuellement réinscrit un rapport nouveau au métro en fonction de la manière dont en font usage les personnages, soit en tant qu’espace marqué par la coprésence qui permet l’expression d’une solidarité collective, soit en tant qu’espace angoissant marquant l’isolation des individus. Cette appréhension du mode de transport en tant que palimpseste sous-entend une relation dynamique et relationnelle à laquelle adhère Hones (2014).

Les visions littéraires et géographiques du métro s’enrichissent ainsi mutuellement. Nombreuses sont les approches et les analyses qui ont d’ailleurs contribué à mettre en évidence les multiples apports de la littérature à la géographie. Qu’on parle de géographie de la littérature pour étudier le contexte spatial dans lequel sont créées des oeuvres (Moretti, 2000) ; de la géocritique qui s’intéresse aux représentations et aux significations de l’espace dans les textes (Westphal, 2007) ; de la géopoétique qui s’articule autour du rapport entre création et espace (Bouvet, 2015) ; ou de travaux sur des cas spécifiques comme ceux de Brosseau (2010) sur les rapports entre esthétique littéraire et espace dans les nouvelles de Bukowski, la littérature, parce qu’elle est « un art et une discipline de la subjectivité ou plutôt de points de vue » (Cavaillée, 2016 : 248) documente une variété d’expériences et de pratiques sur des lieux donnés. Parce qu’elle se concentre sur « ce qui est rejeté, refoulé dans le discours politique ou urbanistique parce que dangereux pour le devenir de la ville, [la littérature] est […] lieu d’élection pour pénétrer dans la profondeur de la ville » (Le Bel, 2012 : 144).

À travers Titre de transport de Michaud-Lapointe, un recueil de nouvelles paru en 2016 aux éditions Héliotrope, plusieurs narrateurs prennent tour à tour la parole. Chacun d’eux est un énonciateur singulier du métro. Pour un total de plus de 21 récits, chaque histoire met en scène un ou plusieurs personnages faisant l’expérience du métro montréalais. À travers ces déplacements, ce sont tant des expériences inquiétantes et douloureuses que comiques et lucides qui sont dépeintes. En passant par la ligne orange, verte, bleue ou jaune (voir figure 1), ce sont autant de manières de prendre le métro et de l’appréhender qui sont mises en scène que de représentations symboliques de lui qui témoignent d’un imaginaire singulier lié au métro de Montréal. Nous retiendrons deux récits parmi l’ensemble des nouvelles : Longueuil – Université-de-Sherbrooke et Saint-Michel. Ces deux nouvelles ont pour point commun de mettre en scène des stations terminus de métro, des jeunes filles, ainsi que des situations plurielles d’énonciation. En ce sens, elles se répondent en quelque sorte, surtout que Longueuil – Université-de-Sherbrooke débute le recueil et que Saint-Michel le termine. Plus encore, Émilie et la narratrice de Saint-Michel adoptent des comportements essentiellement opposés lorsqu’elles investissent le métro. Sur un mode comparatif, Émilie est extravertie et expressive dans son appréhension du métro, alors que simultanément la narratrice de Saint-Michel procède par repli sur soi. En raison des polarités qui s’incarnent dans les textes, ces nouvelles ont été privilégiées, car elles permettent de mettre en scène des points d’énonciation variés sur le métro, ce que n’aurait pas permis un choix de nouvelles s’articulant autour d’une seule figure.

Dans la nouvelle Longueuil – Université-de-Sherbrooke, Pénélope et Émilie assistent à un cours d’été donné sur le campus de Longueuil. Leur voyage de retour en métro de Longueuil à Montréal est d’ailleurs ponctué d’un conflit entre Émilie et deux garçons du wagon, « douchebags de Longueuil » qui tentent de capter l’attention des filles en leur lançant des signaux plutôt douteux. [2] Cette altercation sera l’occasion pour Émilie de révéler une panoplie de stéréotypes urbains et suburbains auxquels Pénélope s’opposera au nom de son expérience personnelle du milieu.

La situation est tout autre pour la narratrice de la nouvelle Saint-Michel, qui prend le métro afin de se rendre à une fête. Son voyage est marqué par une obsessionnelle crainte de l’Autre qui trouve son origine dans des émissions de télévision, les films et la radio où la ville est dépeinte sous ses angles les plus obscurs. Cette peur de la rencontre avec l’Autre sera telle que la narratrice rebroussera chemin et s’embarquera dans un taxi la reconduisant chez elle, à Saint-Jérôme.

Figure 1

Les stations de métro présentes dans Titre de transport (Michaud-Lapointe, 2016)

Les stations de métro présentes dans Titre de transport (Michaud-Lapointe, 2016)
Conception : Houde, 2017 (avec l’autorisation des Archives de la Société de transport de Montréal). Adaptée par le Département de géogaphie de l’Université Laval, 2019

-> Voir la liste des figures

Les deux nouvelles mettent ainsi de l’avant des regards singuliers qui seront traités dans la présente analyse sous l’angle de la situation d’énonciation des narrateurs. [3] Relever les principales caractéristiques de l’énonciation (focalisation, voix, mode) afin d’analyser la position du narrateur dans l’espace romanesque, en ce cas-ci le métro, est une première étape vers une meilleure compréhension de cet espace. Ce seront ensuite les thématiques récurrentes du regard, de l’Autre et de la parole qui, une fois relevées, nous permettront de mesurer ce que les personnages disent ou taisent sur leur expérience du métro.

Si, selon Michel de Certeau, il y a « autant d’espaces que d’expériences spatiales distinctes » (1990 : 174), cela implique que l’étude du métro doit s’établir par l’étude de chacune des personnes qui « vivent » ce mode de transport. Pareille étude doit donc prendre pour premier point d’investigation le regard que les sujets portent sur le métro.

Résultats

Au sein des deux nouvelles retenues, les regards portés par les protagonistes caractérisent le métro de trois manières spécifiques : marqueur de frontières, symbole de la centralité urbaine, mais aussi révélateur identitaire.

Le métro, marqueur de frontières

Le métro participe à la création de frontières. Dans Titre de transport (TT), les frontières sont de trois natures : spatiale, économique et symbolique. Bien que ces trois catégories soient distinctes, il n’en demeure pas moins qu’elles s’influencent réciproquement. L’une des narratrices de Longueuil – Université-de-Sherbrooke remarque ainsi qu’« on peut entrer gratos à Longueuil, mais pas en ressortir ? » (TT : 11). Ce questionnement permet de révéler une forme de ségrégation des territoires selon un critère économique, faisant de Longueuil un espace où il est possible d’accéder facilement sans assumer de frais supplémentaires, et de Montréal un espace où il faut payer « trois piasses en plus de notre carte OPUS » (TT : 11) pour y accéder. [4] De fait, Montréal se découvre comme un espace régi par des frontières économiques et Longueuil est représenté comme un espace facile d’accès, mais dont il est difficile de sortir. Tout en étant la structure reliant le territoire urbain et suburbain, le métro marque une frontière, « une limite entre deux systèmes différents, l’interface d’organisations territoriales distinctes » (Escalier, 2006 : 80).

Si les frontières créées par le métro sont de l’ordre du matériel comme « le pointillé qui délimite l’espace entre le quai et les rails » (TT : 202), le métro participe aussi à la création de frontières symboliques et « imperceptible[s] » (TT : 206). En effet, le déplacement en métro pousse la narratrice de Saint-Michel à construire des barrières symboliques autour d’elle en tenant « à m’assurer que j’étais bien la dernière sur le quai, que plus personne ne se trouvait derrière moi […] [par] précaution » (TT : 203-204). Ces frontières servent de « mobilisation », de « protection », de « défense », de « refoulement », autant de termes (en oubliant d’autres formes intermédiaires) qui évoquent la force, le conflit, termes « guerriers », à l’opposé des notions de solidarité et d’accueil et du concept de citadinité (Escallier, 2006 : 86). De plus, cette inclination à penser l’espace comme dangereux contribue à le rendre tel, sorte de « prophétie auto-réalisatrice » et conduit à un rejet de l’altérité. Pour le penser selon l’Escallier (2006), le métro en tant qu’espace public où se rencontrent et se croisent une multiplicité de gens engendre un sentiment d’incompréhension qui se solde dans la nouvelle Saint-Michel par un refus de l’hétérogène et un repli sur soi qui est thématisé par un retour en taxi à Saint-Jérôme. Simultanément, le repli sur soi est vécu de façon paradoxale chez la narratrice de Saint-Michel, car l’isolement n’implique pas de facto la sécurité. En effet : « puis j’ai réalisé que j’tais seule et cet isolement m’a effrayée encore plus que d’être entourée par des étrangers » (TT : 204). Les frontières symboliques construites par la narratrice sont également source d’angoisse.

Tous ces éléments permettent d’aborder le métro comme créateur de « frontières mentales » (Escallier, 2006 : 90). Pour Émilie, dans Longueuil – Université-de-Sherbrooke, « j’tais jamais descendue à la station Longueuil avant d’avoir ce cours-là, à part peut-être quand j’tais jeune pis que j’m’étais trompée en allant à La Ronde » (TT : 12). Longueuil est une ville dépeinte comme un lieu où on ne souhaite jamais aller volontairement. Pour s’y rendre, il faut être contraint. Ce n’est pas une destination souhaitable, on ne peut y aller que par accident, à contrecoeur. Plus encore, la banlieue est continuellement désignée de manière péjorative par Émilie, par un champ lexical de la dégradation : « toujours un peu en retard » (TT : 12), « dégueulasse » (TT : 14) où on y trouve des « colons de banlieue » (TT : 15). Aussi, la phrase « Pour vrai, j’suis quand même très contente de ne pas vivre ici » (TT : 12) se donne à lire comme une vérité absolue, ce qui renforce la proposition avancée et soutenue comme vraie, statuant ainsi de l’importance de ne pas habiter à Longueuil. Cet élément est renforcé notamment par le fait que le métro est souvent associé à la centralité.

Le métro, symbole de la centralité urbaine

Qu’il s’agisse de la nouvelle Longueuil – Université-de-Sherbrooke ou de Saint-Michel, les deux textes ont en commun la caractéristique de faire de Montréal une centralité. Dans la première situation, Émilie pose le constat selon lequel Longueuil est « toujours un peu en retard, hein » (TT : 12). Cette affirmation sous-tend dans les faits une comparaison. Par rapport à qui ou à quoi la ville de Longueuil est-elle en retard ? L’objet comparé implicite est Montréal, ce qui pose l’espace urbain comme le centre de la comparaison et Longueuil comme la périphérie. C’est Montréal qui est le point de référence et de comparaison, et l’épisode où Émilie déclare « [m]oi, ce genre de cochonneries-là, ça m’est jamais arrivé à Montréal » confirme cette hypothèse. Cette posture met en évidence le système de relation binaire par lequel Longueuil est découvert, soit par opposition à Montréal. Dans les faits, il ne s’agit pas tant de Longueuil ou de Brossard (TT : 12), soit des villes de la banlieue, que de la Rive-Sud. Ainsi, dans Titre de transport, ce territoire se découvre comme un espace sans localisation particulièrement spécifique, avec un mode de vie fondé sur des valeurs différentes et qui sont en opposition à celles de la ville. La Rive-Sud n’est pas un espace complètement neuf ou inconnu pour Émilie, mais elle est toujours interprétée à la lumière d’expériences antécédentes qui ne peuvent que la ramener à elle-même et la maintenir dans son solipsisme. Du coup, la centralité de Montréal n’est justifiée ici qu’à travers la subjectivité d’Émilie, qui croit qu’elle « en connaît quand même un peu plus sur la vie que deux douchebags de Longueuil » (TT : 17).

Cette thèse de la centralité de Montréal qui est soutenue par le personnage d’Émilie est rapidement démontée lors de l’épisode suivant, où Pénélope fera la démonstration de l’ignorance d’Émilie alors que celle-ci se méprend au sujet de ce qu’elle croit être une expression, « Everybody else is doing it, so why can’t we? » (TT : 17) alors qu’il s’agit d’un titre d’album musical. Cette scène renforce le poids symbolique de l’épisode initial où Émilie est représentée comme insouciante et frivole alors qu’elle a « failli cracher du yogourt partout tellement [elle riait] » (TT : 12) ce qui retire toute crédibilité à ses positions.

De son côté, Pénélope s’oppose à cette hiérarchisation des territoires et tente de mettre à mal les frontières. Elle soutient que « des caves, y en a partout ! Pas plus à Longueuil qu’ailleurs ! » (TT : 17). En ce sens, il ne s’agit pas tant d’une critique du territoire de la Rive-Sud lui-même que d’une critique des personnes qui y vivent. En effet, les syntagmes « douchebags de Longueuil » (TT : 17), « fille de Longueuil » (TT : 13) et « colon de banlieue » (TT : 15) employés par Émilie sont des métonymies où une personne symbolise un territoire. Ce sont les gens qui fréquentent le territoire qui sont critiqués, plus que le territoire lui-même. Pour Émilie, les « deux épais de Longueuil » (TT : 15) sont nécessairement originaires de Longueuil et elle associe leur comportement au territoire suburbain. Face au constat d’une différence entre elle et les garçons, elle rejette symboliquement les garçons en les associant au territoire suburbain. Enfin, la phrase « On habite pas là anyways, c’pas notre crowd ! » marque l’ambiguïté constitutive et l’assimilation entre un territoire et ses habitants par un procédé stylistique qui est celui de la synecdoque. Pour le penser comme Émilie, défendre un citadin de la banlieue équivaut à plaider en faveur de cet espace, ce à quoi elle s’oppose vivement en faisant de Montréal le centre des activités. Au final, que le métro soit perçu comme créateur de frontières ou comme symbole de la centralité urbaine, il participe à la révélation de l’identité des passagers. De par la position géographique des stations de métro mises en scène, c’est-à-dire de par leur position de terminus, les identités décrites mettent en opposition la ville et la banlieue.

Le métro révélateur des identités urbaine et suburbaine

Le métro agit aussi à titre de révélateur des identités urbaine et suburbaine (tableau 1). Des différences entre les espaces urbain et suburbain sont mises de l’avant dans les deux nouvelles, à commencer par la fréquence des métros de la ligne jaune « qui arrivent juste à toutes les dix minutes ! » (TT : 12). Les passages moins fréquents du métro sur la ligne Montréal-Longueuil que sur l’île de Montréal marquent une faible mobilité entre les deux espaces et dévoile la difficulté de passer d’un espace à un autre. Cela confirme l’isolement de la Rive-Sud en plus de mettre l’accent sur la rapidité des déplacements possibles dans l’espace urbain comparativement à la banlieue. La vitesse est ainsi une caractéristique urbaine alors que la lenteur est suburbaine.

Plus encore, le métro permet de mettre en évidence des stéréotypes associés respectivement à l’espace urbain et à l’espace suburbain. Pour Émilie, « elle, avec le top Joshua Perets » (TT : 12), « un chandail du Dynamite » (TT : 14), « des calottes Lucky 7 ! » (TT : 17), ces marques de vêtements symbolisent une appartenance à la banlieue, alors que les vêtements « Joe Style Frais » (TT : 13) la distinguent de cet espace. Il s’établit également un écart de valeurs entre les discours des personnages originaires de Montréal et ceux de Longueuil. Par exemple, les blagues des garçons de Longueuil sont superficielles et sans fond, alors que les répliques d’Émilie sont des attaques personnelles et blessantes qui dépassent le seuil de la rigolade. Cet épisode met en évidence deux modes de réaction associés à deux identités distinctes.

Enfin, si le métro s’inscrit comme un élément du quotidien marqué par le prosaïsme pour Émilie et Pénélope qui habitent la ville, il est vécu par la narratrice originaire de la banlieue comme une expérience marquée par l’imaginaire. Elle « imagine » (TT : 200), « prévoit », « anticipe » (TT : 201) et s’appuie sur des « articles », « films […] émissions sensationnalistes » (TT : 201), « la radio » (TT : 201), « la télé » (TT : 201) pour appréhender le métro. « Les scénarios apocalyptiques s’échafaudaient à un rythme effréné dans ma tête » (TT : 206). Cela crée une incapacité à investir et habiter le métro qui s’exprime par une incapacité à « voir », à regarder les Autres. L’imaginaire du métro chez la narratrice est marqué par des stéréotypes de la culture populaire s’opposant à une expérience réelle du métro qui aurait tôt fait de mettre à mal la représentation que se fait la narratrice du métro comme un espace où « une horreur n’attend pas l’autre » (TT : 202).

Les deux nouvelles choisies mettent ainsi en scène des regards qui débouchent sur trois situations. Dans la première, le regard vers l’Autre se découvre ultimement comme un renvoi à l’identité propre du sujet, en ce qu’il faut « comprendre qu’ils sont ‘‘Autres’’ par rapport à [soi] » (Landais, 2011 : 192) ce qui confine ainsi le personnage dans un solipsisme qui est symptomatique de l’attitude d’Émilie. Dans la seconde, l’ouverture à la diversité et à l’altérité de Pénélope est thématisée esthétiquement par un texte sous forme de dialogue. Enfin, le regard dérobé et évité est ce qui explique la forme monologique de la nouvelle Saint-Michel.

Se déplacer en métro : révéler son identité ?

Au final, qu’a apporté cette analyse du texte littéraire à notre compréhension du métro, de ses voyageurs et des représentations de la ville traversée ? Deux principaux éléments de réponse se dégagent.

D’une part, l’analyse du texte littéraire montre que le métro est un espace discriminant (tableau 1). Cette absence de neutralité s’exprime dans le droit de regard, mais est également modulée par un capital géographique spécifique. Si les thématiques de l’enfermement et de la pluralité sont visibles et s’inscrivent en ce sens dans la lignée des travaux littéraires précédents, différents schèmes se dessinent. En effet, le tableau 1 montre que Pénélope est la synthèse de deux pôles en raison de son capital géographique. Ayant vécu tant en banlieue qu’à Montréal, elle est celle qui maîtrise les « codes » des deux zones géographiques. Son expérience laisse penser que la territorialité est un continuum qui se nourrit de l’expérience du territoire et qu’elle est une relation dynamique et non figée.

Par ailleurs, les déplacements en métro des personnages sont marqués dans les deux nouvelles par un conflit, intérieur ou extérieur, qui marque une inadéquation entre les protagonistes et les autres utilisateurs du métro. L’expérience de la mobilité quotidienne se découvre ainsi, pour les personnages de Titre de transport, comme l’occasion d’observer les autres. Ces confrontations, qu’elles soient verbales comme entre Émilie et les garçons, ou silencieuses, comme chez la narratrice de Saint-Michel, sont autant d’occasions de mener à un discours sur l’identitaire. Le contact avec l’Autre met l’identité des personnages à mal et agit comme « un processus générateur de différences et de contrastes » (Ramadier et Depeau, 2011 : 12). Bouchard (2014) décèle deux réactions typiques à cette occasion : le rejet ou l’assimilation, pôles qui représentent en fait des polarités entre lesquels les individus oscillent selon les circonstances sociopolitiques. Dans le présent contexte, il appert que le caractère ouvert du métro en tant qu’espace public mène à un rejet de l’altérité et, conséquemment, à une appréhension négative du territoire où vivent ces individus autres.

Tableau 1

Les représentations du métro selon les trois personnages

Les représentations du métro selon les trois personnages
Conception : Lamer et Breux, 2018

-> Voir la liste des tableaux

Si de nombreuses analyses relèvent le caractère ouvert et polyphonique du métro, il importe de souligner que c’est une coprésence qui s’ignore et qui, au mieux, se regarde sans parvenir à se rencontrer véritablement. Si la première nouvelle est marquée par un dialogue entre deux amies et, à plus forte propension, entre elles et les deux garçons, c’est que Longueuil – Université-de-Sherbrooke se démarque de la nouvelle Saint-Michel dans la mesure où l’expérience du métro est extériorisée. Contrairement à la narratrice de Saint-Michel, qui tait son expérience traumatique sous forme de monologue intérieur, Pénélope et Émilie expriment à voix haute leurs impressions sur le métro, ce qui marque déjà une avancée dans la rencontre avec l’Autre.

D’autre part, la compréhension de cet espace ne peut se faire sans la prise en compte de la temporalité spécifique qu’il met en scène (tableau 1). Cette temporalité se présente ici à deux niveaux différents. Premièrement, les personnages des deux nouvelles ont pour caractéristique de représenter la jeunesse : Émilie et Pénélope sont des étudiantes, tandis que la narratrice de Saint-Michel se rend à une fête. Cette jeunesse est aussi visible chez le groupe de garçons qui interpellent Émilie et Pénélope. Alors que le métro se caractérise par la quasi-absence d’échanges verbaux entre les passagers, le détournement des regards et l’inattention civile (Aranguren et Tonnelat, non daté), les groupes de jeunes, et plus précisément les adolescents, sont les moins susceptibles de respecter un tel code (Ocejo et Tonnelat, 2014), ce que confirme l’attitude des garçons de la première nouvelle. Cette information sur la jeunesse des protagonistes est importante, car elle indique que le capital géographique et social de ces personnages est encore à développer.

La pratique du métro pour dépasser les territoires connus fait figure de rite de passage : ce sera un échec pour la narratrice de Saint-Michel, mais une expérience somme toute réussie pour Émilie, qui complétera son déplacement. Nonobstant cela, cette dernière sera tout de même confrontée aux « douchebags de Longueuil » qui se découvrent comme des figures d’altérité avec lesquelles elle doit négocier le contact afin de mener à bien son déplacement. Deuxièmement, ces deux nouvelles montrent également que l’espace géographique est un « constituant » des identités (Ramadier et Depeau, 2011). En effet, derrière ces révélations identitaires, se dessine également une histoire urbaine spécifique, celle de Montréal et de ses banlieues, avec ses réalités économiques et spatiales ainsi que son lot de stéréotypes. De même, notre analyse souligne, comme l’affirme Di Méo (2007), que « le lien entre identité (individuelle et sociale) et espace (surtout urbain) se révèle d’une étonnante force ». Ce lien semble d’autant plus fort lorsqu’il est question du métro, « entrailles de la ville » (Spinelli, 2010), conférant à ce mode de transport sa particularité.

Au terme de cette analyse, les résultats nous rappellent, comme le souligne Brosseau (2008 : 382), que le genre littéraire qu’est la nouvelle pose un défi pour l’analyse de l’espace, car il n’offre pas de longues descriptions et repose sur une temporalité brève. De même, l’analyse de la nouvelle ne peut en effet être dissociée de sa forme : « The brevity of the short story is intimately connected to its characteristic usage of techniques of narrative compression, intensity, and tension » (Hones, 2010 : 474). Ces différentes techniques contribuent à révéler, dans ce cas-ci, une certaine vision de l’urbanité, son caractère discriminant, mais reflétant également une histoire urbaine où la dualité centre-ville / banlieue s’exprime avec force.

L’analyse du texte littéraire a ici permis de mettre en relief « l’expression de la relation concrète, affective et symbolique qui unit l’homme aux lieux » (Collot, 2014 : 10). Cela a été particulièrement visible, par exemple, dans l’analyse de la nouvelle Saint-Michel. Par le truchement du monologue intérieur de la narratrice de Saint-Michel, se révèle tout le processus cognitif de la narratrice dans son appréhension du métro. Plus que de mettre en scène les actions posées par elle dans le métro, le monologue révèle le processus de construction de sens qui mène au comportement adopté.

À terme, cette étude participe aussi de l’appel lancé par Hones à développer un « dialogue and opening up new geographical ways of working with fiction » (2008 : 1314) en misant sur la collaboration entre des chercheurs de différents domaines et traditions. La collaboration et le travail interdisciplinaire permettent « to recognize the ways in which [our] own work is conditioned by context, to accept the validity of other contextually conditioned approaches, and to write as well as read across borders » (Hones, 2008 : 1311). Chemin faisant, cette étude s’inscrit dans un processus cyclique visant d’abord à rejoindre les géographes littéraires puis à encourager la production de travaux interdisciplinaires au confluent de la littérature et de la géographie.