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L’intérêt croissant (l’obsession ?) de nos sociétés contemporaines pour le paysage est bien marqué depuis quelque temps déjà : la « demande sociale en paysage » semble toujours plus manifeste dans les pratiques touristiques et résidentielles ; l’implication des professionnels du paysage dans le projet urbain mais aussi, et de plus en plus, dans le projet de territoire, semble toujours plus forte ; le déploiement des politiques publiques qui ciblent le paysage comme objet semble toujours plus spectaculaire. Il y a quelques années, j’avais proposé de voir dans ce phénomène plus qu’une intensité croissante dans les références aux paysages, mais « un tournant dans la façon qu’ont les sociétés contemporaines de se penser elles-mêmes et de penser leur inscription matérielle par l’entremise de la représentation et de l’action paysagère ». J’avais alors proposé de parler d’« empaysagement » pour désigner ce tournant.

À suivre à distance les publications en géographie, et plus généralement dans les sciences sociales, j’en viens à me demander si l’on n’assiste pas symétriquement à un empaysagement de la pensée académique. Je ne suggère pas ici que les chercheurs mettraient leurs curiosités et leurs interrogations en phase avec celles de la société dans son ensemble ; le contraire serait surprenant et sans doute inquiétant pour des chercheurs de sciences qui se veulent sociales qui, à ce titre, se veulent, au moins pour partie, au service de la société. Je suggère plutôt que des questions sociales et spatiales qui auraient été abordées d’une certaine façon il y a, disons, 15 ans, le sont de plus en plus sous l’angle paysager. Je suggère ainsi que les chercheurs, tout comme les aménageurs d’ailleurs, tendent à penser ou présenter leurs objets et les compositions de leurs objets toujours plus sous l’angle paysager. Il en résulte tantôt des propositions stimulantes, tantôt des reformulations cosmétiques de choses bien connues. Il en résulte aussi des ouvrages qui tantôt renouvellent profondément le champ de l’analyse, tantôt adoptent le paysage comme bannière pour envelopper des propositions passablement hétérogènes.

L’ouvrage coordonné par Suzanne Paquet et Guy Mercier présente plusieurs de ces caractéristiques. Intitulé Le paysage entre art et politique, il regroupe huit textes, dont un pour chacun des directeurs d’ouvrage, plus une introduction rédigée par eux. Le titre suggère que les contributions ont fait l’objet d’un cadrage commun et que les contributeurs ont reçu pour consigne de se positionner vis-à-vis de ce cadrage. En fait, on serait bien en peine de déduire un tel cadrage de la lecture des textes ; quant à l’introduction, toute intéressante qu’elle soit, elle n’éclaire pas non plus les conditions dans lesquelles la commande aurait été passée aux auteurs. Il en résulte un ensemble de textes qui traitent rarement d’art, de politique et de paysage tout à la fois, et qui explicitent rarement de quel type de politique (policy, politics, polity) ils parlent, quand ils parlent de politique. De ce point de vue, cet ouvrage apporte moins que la génération de livres consacrés aux rapports entre paysage et politique par quelques-unes des figures emblématiques de la « Nouvelle géographie culturelle » de langue anglaise des années 1990, figures parfois citées, comme Denis Cosgrove ou James et Nancy Duncan, parfois étonnamment ignorées comme Kenneth Olwig, pourtant central sur ce thème. Le paysage entre art et politique n’est donc pas une somme collective qui couvre un large éventail de propositions articulées autour d’une même question, ni même un jeu de textes susceptibles de se répondre les uns les autres. Il s’agit d’un regroupement de textes de nature très différente, plus ou moins illustratifs de la question suggérée par le titre d’ensemble.

Ceci étant, on trouve dans cet ouvrage des textes de très bonne facture. Rendons hommage, pour commencer, aux deux directeurs d’ouvrage. Suzanne Paquet continue de creuser avec patience et persévérance sa remarquable réflexion sur la photographie de paysage. Partant une nouvelle fois de son analyse du rôle de la photographie de paysage dans la promotion simultanée du Canadien Pacifique et des Rocheuses canadiennes, elle reprend sa réflexion sur le rôle de la circulation des images dans la constitution des paysages emblématiques et elle la prolonge pour mettre en question, à Bordeaux notamment, les politiques urbanistiques qui font du caractère photogénique de leurs réalisations une modalité de la production simultanée de la forme et des identités urbaines. Une fois encore, Suzanne Paquet est tout à fait convaincante et montre à merveille comment la photographie de paysage mérite d’être comprise à la fois comme représentation et comme objet circulant. De son côté, Guy Mercier place sa réflexion à un niveau éminemment théorique. Il voit dans le souci contemporain du paysage la conséquence d’un « drame du paysage » qu’il assimile au drame du théâtre classique, un drame qui implique pleinement le sujet et exerce sur lui une fonction cathartique. À cette dimension existentielle du paysage, Mercier associe une dimension imaginaire, bien qu’il ne la qualifie pas comme telle, qui replace le drame paysager dans un régime d’historicité. Empruntant la voie tracée par François Hartog, il compare les régimes d’historicité de la patrimonialisation, de nature sacrée, et de ce qu’il appelle l’enchantement, de nature utopique lui. Il voit dans la patrimonialisation et dans l’enchantement deux types d’intrigues permettant d’historiciser le sentiment de déréliction du paysage. La proposition est extrêmement ambitieuse et séduisante. Elle mériterait sans doute un ouvrage à elle seule pour être exposée, discutée, et mise à l’épreuve.

Outre les contributions des deux directeurs d’ouvrage, ce livre contient plusieurs textes fort intéressants, quand bien même l’articulation des concepts annoncés dans le titre d’ensemble ne serait pas toujours travaillée par eux. Je me contenterai d’en résumer quatre seulement, pour éviter de reproduire l’exercice de présentation qui, comme le veut l’usage, figure dans la dernière partie de l’introduction. Dans un chapitre au titre lui-même trop large par rapport à son contenu, Daniel Le Couëdic propose une excellente analyse du volet régionaliste de l’idéologie jacobine entre la fin du XIXe siècle et les années 1980. Il expose la propension des élites françaises sur l’ensemble de cette période à vanter les vertus de l’architecture vernaculaire, à promouvoir à partir des années 1950 les styles néorégionaux, tout en continuant à nier toute valeur et toute légitimité aux formes culturelles denses, comme les langues régionales, porteuses d’une spécificité autrement plus symbolique. De son côté, Olivier Lazzarotti consacre un texte aux paysages des Romantiques et plus généralement à la dimension affective, émotionnelle et subjective des paysages. Si ce texte adopte une perspective étonnamment large, parlant curieusement de romantisme déjà pour Girardin et encore pour Thoreau et Muir, il formule une analyse très judicieuse des travaux de Romantiques de langue allemande et adopte aussi un style extrêmement élégant et très efficace pour transmettre son message. Gérard Beaudet dessine une histoire de l’urbanisme guidée par la place que les questions de perspectives, d’espaces verts et de paysage ont pu occuper en Europe de l’Ouest, en Amérique du Nord et tout spécialement au Québec. Jacques Lolive, enfin, dans la ligne de ses analyses des controverses en aménagement, invite à prendre au sérieux les expériences esthétiques et les connaissances environnementales des populations riveraines des aménagements controversés ; il invite alors à échapper à une opposition manichéenne entre les vertus supposées de l’intérêt public et les égoïsmes tout aussi supposés des habitants des voisinages. Il rend compte aussi d’expériences intervenues dans plusieurs villes d’Europe et du Québec, expériences ayant recours à des installations et des performances artistiques qui ont contribué à la formulation, voire à la reconnaissance de la parole habitante.

Cet ouvrage ne doit donc pas être pris pour ce qu’il n’est pas. Le lecteur n’y trouvera pas vraiment de proposition générale ni même spécifique sur la façon qu’a ou a eu l’art paysager (celui de la peinture, celui du paysagisme, etc.) d’entrer en politique. Par contre, pour peu qu’il entre dans le détail du sommaire, il trouvera des textes de qualité, mais très variés, qui réservent quelques (bonnes) surprises.