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Dans son ouvrage Géopolitique d’une périphérisation de la Caraïbe, Romain Cruse s’attache à expliquer les inégalités sociales et spatiales criantes des États et des territoires du pourtour de la mer des Caraïbes, en recourant au concept néologique de « périphérisation ». Sa minutieuse révision théorique l’amène d’abord à remettre en cause le bien-fondé de la théorie de la « domination bienveillante » des centres et son prétendu effet bénéfique de percolation, puis à réhabiliter le modèle marxiste du centre/périphérie, dont il reconnaît la validité relative dans le cas caribéen étudié. Celui-ci est envisagé ici dans sa composante archipélagique (Antilles), mais aussi continentale (Guyanes, Vénézuela, Colombie) et même, dans une moindre mesure, isthmique (Panama et Bélize), à laquelle il ajoute, plus au nord, Miami. Malgré leur ouverture sur la mer des Caraïbes et le golfe du Mexique, le Costa Rica, le Nicaragua, le Guatemala, le Mexique et les Bahamas ne sont pas abordés par l’auteur, si ce n’est parfois à la marge.

Dans son modèle explicatif, le géographe saisit d’abord la périphérisation de la région dans sa dynamique physique et économico-historique (partie 1). Pour lui, le positionnement géographique de la Méditerranée américaine, à proximité immédiate d’un pays hégémonique comme les États-Unis, a joué un rôle non négligeable dans le processus de mise en dépendance. Pour autant, ce « méditerranisme », considéré à travers son effet multiplicateur de flux (économiques, financiers, migratoires) et d’espaces dérogatoires (zones franches, paradis fiscaux, relais de trafics) ne peut expliquer à lui seul la dépendance économique régionale, tant les périphéries sont généralement en mesure de s’affranchir de leur spatialité.

Aussi, s’ingénie-t-il à démontrer que le poids de l’histoire est autrement plus déterminant. La responsabilité de la périphéricité de la Caraïbe est surtout imputable aux métropoles colonisatrices européennes, puis aux États-Unis, dont le système de domination impérial basé sur de « pseudo-avantages comparatifs » a façonné les territoires en les spécialisant. Depuis le XIVe siècle, la spécialisation agricole, sylvicole et minière, puis industrielle (zones franches), tertiaire (tourisme, offshore) et même quaternaire (économie informelle) a procuré des avantages comparatifs aux entreprises étrangères profitant à la fois d’une main-d’oeuvre bon marché et de revenus élevés tirés « d’une économie de cueillette à grande échelle » et de la vente de produits manufacturés à forte valeur ajoutée.

La satellisation régionale est ensuite longuement appréhendée dans sa dynamique géoéconomique contemporaine (partie 2). L’auteur estime que ce processus s’est accentué à partir des années 1970 sous l’effet de l’adoption du néolibéralisme. Dans le cadre d’une politique d’industrialisation par invitation favorable aux firmes occidentales, cette idéologie a perpétué la mise en dépendance de pays périphériques spécialisés dans la dérogation fiscale, commerciale et politique. Chiffres à l’appui, Cruse dénonce sans ambages les conséquences sécuritaires (narcotrafic) et sociales (inégalités) de cette doctrine politique appliquée farouchement dans la région, sous l’égide de la Banque mondiale et du FMI et parfois aussi avec la connivence des gouvernements locaux. Aussi, conclut-il logiquement en exhortant à l’abandon des politiques néolibérales et à la réorientation des productions pour le marché local. De rajouter que pour sortir de l’impasse, la coopération sud-sud constitue une voie des plus prometteuses. En s’inscrivant dans cette perspective post hégémonique d’échanges transversaux, le récent lancement de la CELAC (Communauté des États latino-américains et caribéens) pourrait justement lui donner raison.