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Cet ouvrage collectif dirigé par Nadine Cattan qui étudie le polycentrisme urbain dans le cadre européen se caractérise par une approche empirique et se veut également un outil opérationnel pour l’aménagement du territoire. L’Union Européenne se profile en filigrane derrière ce travail, dans la mesure où elle souhaite encourager la « cohésion territoriale » et le dynamisme économique et spatial à travers le polycentrisme (Gløessen, p. 27).

Le livre se divise en quatre parties. La première entend « évaluer le polycentrisme » et son impact sur la concurrence et la compétitivité des territoires (Carrière, p. 15). À cet égard, les conclusions de Vanolo sont plutôt pessimistes puisqu’il ne trouve aucun lien entre le niveau de développement technologique et le degré de polycentrisme (pp. 39-50). Vandermotten, Roelandts et Cornut soulignent également l’absence de relation évidente entre polycentrisme et efficacité économique, contrairement à certaines « visions idéalisées » qu’ils dénoncent (p. 61).

Malgré son titre alléchant (Polycentrisme : qu’y a-t-il derrière le concept ?), la seconde partie laisse le lecteur sur sa faim. À l’exception du texte de Baudelle, qui parvient à dégager une réelle perspective théorique, les autres articles se contentent d’études empiriques assez banales sur divers espaces européens.

Les troisième et quatrième parties manquent à la fois de cohérence et d’équilibre formel. Trois textes seulement composent la quatrième partie et certains sortent du cadre européen qui fonde pourtant le titre de l’ouvrage. Si certains de ces articles ne manquent pas d’intérêt (Ghorra-Gobin), d’autres n’ont pas grand-chose à voir avec les titres des parties dans lesquelles ils s’insèrent.

Avant d’aborder les critiques de fond sur la problématique de ce livre, il convient de clarifier au préalable un contresens fréquent dans la géographie actuelle et qui n’épargne pas cet ouvrage. Il s’agit de la question de l’urbanité ou de la ruralité de la péri-urbanisation dans les pays développés. La cause paraît entendue lorsque Hall et Pain utilisent les néologismes de « mégaville » (p. 5) ou encore de mega-city region (p. 161) pour qualifier les aires métropolisées ; ou encore lorsque Hamez et Lesecq assimilent la Banane bleue européenne à une vaste « mégalopole » (p. 153). Rota elle-même, bien que critique vis-à-vis des approches spatiales en termes de stocks et favorable à l’étude des flux (pp. 125-126), tombe dans un piège similaire en considérant comme urbains, les espaces périurbains occidentaux, alors qu’ils sont le résultat de flux centrifuges, donc dépolarisants. De même, la Banane bleue peut difficilement être considérée comme une mégalopole en formation, quand les agglomérations (stricto sensu) qui la composent stagnent ou déclinent au profit des zones périphériques. A-t-on jamais vu un processus d’urbanisation alimenté par des flux centrifuges ?

Cela étant dit, la question fondamentale du livre se situe ailleurs. Il s’agit de l’efficience du polycentrisme sur l’économie et sur l’organisation de l’espace. Il est clair que l’Europe est polycentrique, mais ce polycentrisme est-il intrinsèquement préférable au monocentrisme, comme semblent le penser les experts de l’Union européenne ? Vandermotten, Roelandts et Cornut, en totale contradiction avec cette thèse, montrent au contraire qu’il existe une corrélation non négligeable entre monocentrisme et développement économique (p. 55). Ils ajoutent que le polycentrisme tend à devenir une « doctrine normative », laquelle pourrait en fait s’avérer « contre-productive » (p. 60).

Le problème est que les principaux modèles d’équilibre spatial – hormis les modèles intra-urbains qui se cantonnent à l’échelle d’une seule ville – sont polycentriques (Lösch et Christaller, Starret, H.O.S.). Or l’Union européenne fait largement sienne la doctrine néoclassique, d’où l’intérêt de mettre en perspective polycentrisme et équilibre. Malheureusement, le livre ignore peu ou prou cette question fondamentale. Comprendre le polycentrisme et ses ressorts théoriques, savoir s’il stimule vraiment la compétitivité sans pour autant désorganiser la cohérence territoriale – comme semble le croire l’Union européenne – sont autant de questions qui auraient mérité des réponses plus claires. Or, à part Ghorra-Gobin et Carrière, nul n’aborde ce type de problématique. Il eût été pourtant utile de se demander si le polycentrisme européen actuel est le fruit d’une marche vers l’équilibre, ou au contraire celui de rendements d’échelle décroissants, dans un contexte de déséquilibre durable (liés à la Crise longue de la fin du XXe siècle dont l’Europe n’est pas encore sortie) ; ou encore, plus prosaïquement, le résultat de plusieurs monocentrismes à l’échelle des États, qui en s’additionnant donnent l’illusion d’un apparent polycentrisme.

Est-ce un hasard si le terme d’équilibre n’apparaît jamais dans sa forme théorique – equilibrium –, mais dans le sens plus restreint de balance et si, après l’introduction, il n’apparaît plus avant la page 113 ? Or, l’Union européenne, en encourageant les recherches sur le polycentrisme, aurait intérêt à ne pas négliger ces problématiques, si elle souhaite vraiment se doter de politiques d’aménagement du territoire cohérentes.

Et c’est là la seconde question de fond qui découle de la précédente. Faut-il redistribuer la richesse des régions dynamiques vers les régions en difficulté, en stimulant de la sorte un polycentrisme généralisé ? Quelle est l’utilité d’un polycentrisme posé comme « un principe directeur pour l’aménagement du territoire européen » (Van Criekingen, Cornut, Luyten, p. 105). Ce choix n’est-il pas en réalité dicté par une dynamique spatiale spontanée, qui tend à la déconcentration économique et spatiale (Hall : 9-10) ?

En outre, polycentrisme et rééquilibrage spatial ne vont pas forcément de pair et le polycentrisme, lorsqu’il est pris au sens d’une utopie égalitaire (Baudelle) n’est-il pas en contradiction avec la concurrence et la compétitivité qu’il est par ailleurs censé stimuler ? (Carrière).

Mais c’est sans doute un faux problème. Au États-Unis, le « volontarisme polycentrique » qui présida au choix de petites villes – au lieu des métropoles – pour capitales d’États (Ghorra-Gobin) ne stimula pas spécialement la croissance de ces villes (Albany, Springfield, Sacramento, Tallahassee, etc.). En France, les tentatives de rééquilibrage Paris / province n’ont donné de véritables résultats qu’à partir du moment où la dynamique spatiale s’est spontanément inversée pour devenir centrifuge.

Polycentrisme et monocentrisme sont des héritages historiques de long terme. Dès lors n’est-il pas illusoire de tenter de corriger ces morphologies (Vandermotten, Roelandts, Cornut) ? « Une stratégie territoriale ayant pour objectif de changer la hiérarchie urbaine européenne a peu de chance de succès, étant donné le haut degré d’inertie de ce système » (Ibid. p. 30). Affirmer avec Marrou que le « polycentrisme est un choix politique » (p. 179) revient à accorder à l’intervention volontariste une force dont elle est probablement dépourvue. C’est en outre confondre l’effet et la cause : les structures spatiales sont étroitement liées à la dynamique économique. Prétendre qu’un rééquilibrage spatial soit possible sans politique redistributive simultanée relève de l’illusion, voire du cynisme.

Pire, si l’aménagement du territoire va dans le sens de la dynamique économique et spatiale naturelle, il se substitue alors à d’éventuelles actions des acteurs privés, créant, de ce fait, un effet d’aubaine où la collectivité paye des aménagements que ceux-ci auraient en définitive, financés.

Si au contraire cet aménagement prétend aller contre une telle dynamique, il risque alors de gaspiller des fonds pour essayer de rééquilibrer un espace que l’économie continue de déséquilibrer en permanence ; action qui s’apparente aux vaines tentatives pour remplir le Tonneau des Danaïdes.

Or, telle est apparemment la position actuelle de l’Union européenne. Quoi de plus absurde en effet que de transférer des fonds en direction des régions défavorisées, via le Fonds européen de développement régional (FEDER), tout en creusant par ailleurs les inégalités économiques et spatiales au moyen de choix politiques résolument libéraux ? On eut aimé que ce livre, au lieu de pointer – rarement et du bout des lèvres – ce type de contradiction et de lui opposer des études empiriques franchement peu convaincantes, se livrât à une véritable critique théorique du concept de polycentrisme et de ses implications sur les politiques d’aménagement du territoire, comme semblait le promettre son titre.