Corps de l’article

Est-ce le souvenir d’excellentes lectures de ma jeunesse estudiantine, ou une façon plus ou moins consciente de faire mon deuil de celui qui fut mon maître de la première année d’études universitaires jusqu’à la soutenance de la thèse d’État, et au-delà ? Quoi qu’il en soit, dès que Claude Manzagol m’a sollicité pour participer à ce colloque, j’ai très vite pensé aux travaux de Pierre George sur le Canada, dispersés dans une bonne partie de son oeuvre, et j’ai eu envie de les relire, et d’en retenir quelques-uns, selon un choix qui relève de la raison, mais aussi du coeur, et qui de surcroît n’a aucune prétention à l’exhaustivité. J’ai donc choisi trois thèmes : d’abord, l’image que Pierre George donne du Canada dans quelques-uns de ses travaux de géographie générale, ensuite, ses analyses sur les grands chantiers à la limite, ou en dehors de l’écoumène ; enfin, quelques-unes de ses ultimes réflexions, ou mises en garde, dans son dernier ouvrage, Le temps des collines (1995).

L’image du Canada dans la géographie générale de Pierre George

Sur ce thème, il a bien fallu se limiter à quelques exemples. Je me suis d’abord reporté à quelques-uns des Que sais-je ? de Pierre George, rédigés dans la seconde moitié des années 1940, et qui ont été de grands succès de librairie auprès des étudiants, des enseignants et des professionnels de l’époque, tant la synthèse en 128 pages était chaque fois remarquable. Ainsi, dans sa Géographie agricole du monde (1946), il situe le Canada dans les aires de ce qu’il appelle « l’expansion agricole de l’Europe », et surtout, il souligne l’originalité du Canada français où, écrit-il, face à une agriculture nord-américaine de plus en plus mécanisée et spécialisée, dont il souligne les possibles difficultés, « la race prolifique des paysans du Maine et du Poitou entretient, dans le plus standardisé et le plus moderne des continents, la plus vivace des traditions rurales » (George, 1946 : 91). Dans le vaste espace agricole nord-américain, certains des principaux contrastes ne sont-ils pas d’emblée bien campés ?

De même, dans sa Géographie industrielle du monde (1962) [1947], Pierre George place le Canada au premier rang des « nouveaux pays industriels », notamment parce que ce pays « jouit d’une exceptionnelle richesse minérale » et énergétique qu’il décrit (George, 1947 : 93-95), et aussi à cause de son pourcentage élevé des revenus de l’industrie (mines et bâtiment compris) : à la fin des années 1950, 39 % du produit intérieur brut, c’est-à-dire autant que les États-Unis, la France et l’Italie, et plus que le Japon (33 %), le Brésil (20 %), et l’Inde (19 %). Seules la Grande-Bretagne et la République fédérale allemande font mieux, avec 48 % chacune (Ibid. : 99).

Pierre George s’est également distingué dans les années 1950 et 1960 par la publication de plusieurs précis de géographie nettement plus volumineux, qui furent longtemps des manuels extrêmement précieux. Dans son Précis de géographie économique (1956), il rappelle les conditions du développement économique du Canada, qu’on a parfois tendance à oublier :

En dépit de multiples efforts, déployés notamment dans les Conférences impériales, la Grande-Bretagne n’a pu empêcher le développement comparable (à celui des États-Unis) des pays de peuplement européen intégrés à son Empire. Les deux guerres mondiales ont joué le rôle d’accélérateurs de l’équipement industriel et de l’accumulation financière (…), la vente de produits bruts d’origine agricole ou minérale leur assure des possibilités matérielles et financières considérables, dont l’exploitation n’est ralentie que par l’insuffisance du peuplement.

George, 1956 : 49-50

Dans le cadre d’un tel essor économique, ajoute-t-il, « les quotients de consommation individuelle théorique d’énergie mécanique sont un indice sûr du développement industriel. Les économies « hyperindustrialisées » ont des quotients voisins de 10 t. de charbon (toutes sources d’énergie converties en charbon) : États-Unis, 10, Canada, 9 » (Ibid. : 95). Par la suite, il relève abondamment les richesses canadiennes en pétrole et en électricité fixatrice d’industries, souligne que le Canada fabrique 20 % de l’aluminium mondial, alors qu’il ne produit pas de bauxite, et fournit à l’appui une photo de l’usine d’Arvida et du barrage hydro-électrique qui génère l’énergie nécessaire. Enfin, des cartes de la production mondiale d’acier et d’automobiles démontrent la place avantageuse du Canada dans ces domaines.

L’abondance des productions agricoles, minérales et industrielles de ce pays, ainsi que l’importance de ses exportations entraînent non seulement une balance excédentaire des échanges, mais aussi des pressions considérables sur les réseaux de transport, et notamment sur les chemins de fer et les voies d’eau. Les premiers totalisent 67 700 km d’infrastructures, soit un peu plus de 20 % du réseau ferroviaire des États-Unis (336 600 km). Le Canada est alors au 3e rang mondial pour le trafic ferroviaire (100 milliards de tonnes-km en 1960), derrière l’Union soviétique (1400 milliards) et les États-Unis (900) (idem. : 354-365). Quant aux voies d’eau, en dehors « des voies fluviales de pénétration plus ou moins profonde à l’intérieur des continents », Pierre George identifie sur la planète « quatre réseaux de navigation intérieure », ceux de la Grande-Bretagne, de l’Europe continentale du Nord-Ouest, de la Seine à l’Elbe (200 millions de tonnes de chargement annuel, dont 120 millions sur le Rhin), celui de la plaine russe : système de la Volga ou des Cinq Mers (140 millions de tonnes), enfin le réseau du Nord-Est nord-américain, le plus original de tous, comportant les Grands Lacs et leur débouché laurentien, le canal Érié, l’Ohio, le Mississippi (100 millions de tonnes chargées sur le seul Mississippi) (idem. : 370) [1]. Enfin, à propos de la concurrence entre voie d’eau et voie ferrée, il introduit ici une nouvelle notion fort utile : « si l’on a pu parler d’un écrémage du trafic ferroviaire par la route et la navigation aérienne, il conviendrait de lui opposer un soutirage par la voie d’eau », et j’ajoute : par le cabotage maritime[2].

La mobilisation des chevaux sauvages des Laurentides et du Labrador [3]

Lors d’un de ses premiers séjours au Canada, Pierre George a été visiblement séduit par la problématique des grands aménagements hydro-électriques et miniers dans le Nord canadien et québécois ; problématique qu’il a probablement découverte lors de ses recherches sur l’Union soviétique, et qu’il a été visiblement heureux de reprendre sur le sol nord-américain. D’où le titre de la deuxième partie de son livre déjà cité : L’attrait de la création, les grands chantiers (idem. : 33-70) où il a regroupé quatre études, dont trois concernent le Québec [4].

Dans un article intitulé L’aventure de la « Manic » [5], Pierre George rappelle les aménagements hydrauliques antérieurs sur le Saint-Laurent et l’Outaouais, puis la nécessité d’aller plus loin dans le Nord québécois et le Labrador, pour obtenir l’énergie nécessaire au développement de la grande région urbaine de Montréal, d’abord sur la rivière Bersimis, puis sur les rivières Manicouagan et aux Outardes. Après l’achat de la production des chutes Churchill, sur le fleuve Hamilton, dans le Labrador terre-neuvien, la société d’État Hydro-Québec s’est tournée vers l’aménagement des rivières tributaires de la Baie James. La courte conclusion de cette étude par Pierre George mérite d’être citée :

Dans le processus de développement de l’industrie au Québec, l’Hydro-Québec est plus qu’un fournisseur d’énergie : c’est devenu un secteur d’activité industrielle et un marché. L’immeuble massif qui abrite tous ses services dans le centre rénové de Montréal est plus qu’un siège social et un rassemblement de bureaux : c’est un symbole de la nouvelle orientation de la province vers des destinées industrielles, et c’est aussi une puissance [6].

Ibid. :. 50

C’est dans ce cadre rapidement brossé que Pierre George nous propose une étude de géographie sociale très originale et assez approfondie portant sur la vie des hommes sur ces grands chantiers à la limite, voire à l’extérieur de l’écoumène, sous le titre Et les hommes ? Un type de front pionnier : le chantier en pays désert (Ibid. : 55-70)[7]. Pour l’auteur, le chantier de grands travaux et l’exploitation minière pionnière se caractérisent par deux données essentielles :

  • la durée plus ou moins longue des opérations justifiant le groupement de travailleurs ;

  • l’emplacement par rapport à l’écoumène.

Ce sont surtout les chantiers en plein désert humain, aride ou froid, qui offrent une organisation sociale très particulière, et très contraignante pour ceux et celles qui y travaillent. Les villes du fer du Labrador ou les grands chantiers hydro-électriques du Nord du Québec en font partie, et Pierre George en souligne les contraintes :

  • le caractère généralement inhospitalier du chantier ;

  • la vie quotidienne est celle d’une caserne ou d’un camp militaire ;

  • un univers concentrationnaire (qui) suscite un désir d’évasion (et qui conduit à) l’organisation de « permissions » à intervalles réguliers.

Il y a certes des éléments de différenciation selon que le milieu est répulsif ou accueillant, selon la destination de l’ouvrage, donc la durée de l’emploi à effectifs de masse, et selon la nature du peuplement. Et cette étude se termine par deux exemples, celui des chantiers des vallées de la Manicouagan et de la rivière aux Outardes au Québec, et celui de l’équipement du tronçon moyen du Parana au Brésil.

Quelques ultimes réflexions ou mises en garde ?

Le dernier livre de Pierre George, Le temps des collines, paru en 1995, et réédité en 2003, est empreint d’une grande nostalgie, voire d’une grande inquiétude, quant à l’avenir de nos espaces ruraux, en Europe comme au Canada et ailleurs. Et en même temps, son auteur y révèle une fois de plus sa profonde connaissance de ces campagnes, dont il offre des descriptions remarquables.

La destruction des haies, l’assainissement chimique des friches, et des labours, l’essartage des bois sauvages, la protection chimique des vignes et des jardins, le décapage des vieux murs des terrasses du Midi, ont réduit, sinon détruit, l’oecoumène animal. On s’étonne d’entendre encore le chant des cigales, et l’on se réjouit peut-être un peu trop tôt de ne plus voir de souris, de lézards… ou de serpents. Même là où la campagne est restée la campagne…, le plus souvent en perdant une partie de ses habitants, elle n’est plus la campagne du début du (XXe) siècle. Et c’est cette nostalgie d’un paysage altéré, disloqué, dévitalisé, qui conduit à la recherche des « collines ». Ces collines dont l’ensemble fait la France et une grande partie de l’Europe.

Et quand on prend quelque recul avec les mots, on s’aperçoit que l’on est en présence du problème de l’existence et de son cadre matériel et vivant que l’on a savamment qualifié d’oecoumène, habitat collectif et dialectique des êtres vivants à la base, mais, à l’échelle humaine, milieu de convivialité, avec tout ce que le mot recouvre de contradictions et de défiance autant que de solidarité. Dans notre société européenne, on ne peut pas, à l’échelle historique, séparer le terroir, le village ou la paroisse, symboles de la relation diversifiée entre les habitants. Et c’est cette convivialité, contrainte ou recherchée, que couvre l’ombre de la colline, de la solidarité voulue ou obligée, de la paroisse à la famille, l’image de la paysannerie européenne et tout particulièrement celle de la paysannerie française, que l’on se plaît à retrouver dans son implantation canadienne au temps de Maria Chapdelaine, à l’ombre d’autres arbres, au flanc d’autres collines.

Un monde qui se défait et délaisse l’horizon de la colline qu’il faut décrire avant que les seuls points d’amarre des hommes soient des casiers de béton reliés les uns aux autres par des voies ferrées rapides, des autoroutes où le paysage se confond avec les projections abstraites de l’écran de télévision, nouvelle génération de « paysage ».

Ibid. : 19-21

En guise de conclusion, ces brèves notes à la mémoire de Pierre George soulignent tout à la fois sa maîtrise dans l’utilisation des documents statistiques, et son étonnement admiratif quant aux performances canadiennes ; également sa capacité à identifier de nouvelles problématiques, comme ses études sur les grands chantiers dans le Nord ; enfin, sa capacité de synthèse appuyée sur ses immenses connaissances des milieux et de l’espace géographiques, qui font de lui un maître incontesté de la géographie humaine et économique de la seconde moitié du XXe siècle.

Et en même temps, je crois bien discerner tout au long de sa carrière, une évolution de son regard qui est d’abord celui de l’expert géographe, en pleine maîtrise de ses concepts et de ses outils, offrant au lecteur curieux comme à ses collègues et à ses étudiants de remarquables portraits sectoriels de la planète, et qui devient à la fin de sa vie l’expert qui s’interroge et qui doute, et qui nous laisse cette redoutable question : que sommes-nous en train de faire de cette planète ?