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Introduction

Cet article fait le bilan d’une série d’études concernant l’espace public. J’y soutiens que la transformation des modalités de fonctionnement des débats publics en France constitue la résistible substitution des enjeux esthétiques aux enjeux d’expertise, ce que j’ai nommé le passage des forums hybrides à l’esthétisation de l’espace public. L’étude des contestations associatives des grands équipements me permet d’examiner ces transformations de l’espace public.

La notion d’espace public permet d’analyser la contribution des contestations associatives aux transformations des politiques publiques et, plus généralement, de la vie démocratique. Pour les fondateurs de la notion d’espace public (Arendt, 1972 ; Habermas, 1981), les associations libres de citoyens participent à la constitution d’espaces publics au sein desquels se forment l’opinion publique et la volonté politique. Ces lieux autonomes constituent la source démocratique de légitimité. Le pouvoir exercé par les associations correspond à la capacité d’agir ensemble des êtres humains lorsqu’ils sont dans une relation d’égalité. Il s’oppose au pouvoir exercé par l’État et l’administration qui se situe, lui, dans le champ de la domination. Selon Habermas, ce pouvoir citoyen ne prétend pas se substituer au pouvoir d’État, dont la nécessité doit être admise ; il entend faire pression sur l’État, agir sur les processus de formation du jugement et de décision politique afin de faire valoir ses impératifs. Cette articulation des lieux de débat et des lieux de décision a été reprise par les analystes de politiques publiques qui font une distinction entre les arènes formelles de décision et les forums de débat et de controverse. Ainsi, les associations qui contestent un grand projet d’aménagement, par exemple la ligne du train à grande vitesse vers la région méditerranéenne (TGV Méditerranée), deviennent les promoteurs d’un renouveau démocratique. Elles permettent la constitution d’un espace public spécifique, un forum associatif dissident, qui met à l’épreuve un projet de TGV et, la politique des grandes vitesses ferroviaires (Lolive, 1999a). Les participants de ce forum réinterprètent cette politique publique pour tenter de la remodeler.

Cependant, la notion d’espace public ne définit pas seulement un certain type de relations constitutives de la politique démocratique. Elle désigne également l’espace associé dans lequel ces relations s’épanouissent. L’espace public, c’est une place, une rue, un centre commercial. En fait sa fonction importe peu. Il faut surtout que cet endroit garantisse les possibilités (libre accessibilité, urbanité) d’un dialogue respectueux avec les autres et les conditions matérielles et historiques d’une action politique spectaculaire et signifiante. Ce caractère double de l’espace public est présent dès l’Antiquité : il n’existe pas d’espaces publics sans agora, sans forum, sans polis qui constituent les lieux de mémoire des débats et des actions des citoyens, qui les immortalisent. Il n’existe pas de principes qui ne s’incarnent dans des corps, des biens ou des lieux. Pour prendre en compte cette ambivalence de l’espace public, je l’articule avec une distinction que je fais entre politique vive et politique cristallisée. On peut considérer qu’il existe une sorte de respiration (Tassin, 2003, d’après Arendt, 1983 ; Berdoulay et al., 2004) de l’espace public qui s’établit entre des phases d’innovation marquées par l’action politique et des phases de stabilisation institutionnelle où la politique vive, tissée d’actions humaines novatrices, se coagule, se cristallise. L’action politique et les normes démocratiques sont stabilisées par leur inscription dans des lois, des institutions, des équipements normatifs et des lieux de mémoire. Mais cette stabilisation peut se figer en durcissement, le poids des normes du passé rend toute reformulation, toute innovation difficile : « le mort saisit le vif ». C’est pourquoi un deuxième moment de l’espace public est absolument nécessaire. C’est celui de l’action innovante, grâce auquel la politique vivante reprend le dessus et par lequel l’action publique permet de rouvrir les choix. Elle fait événement et créé du neuf. Les mobilisations associatives participent de cette respiration démocratique. Elles contribuent à fluidifier nos démocraties. Mes recherches portent sur les modalités de cette contribution.

Pendant dix ans environ, j’ai participé à un mouvement de chercheurs qui étudiait la société avec les outils de la sociologie des sciences. Mon objectif était de démocratiser les politiques technocratiques en m’appuyant sur l’analyse des controverses socio-techniques. Les contestations associatives de grands projets de transport en France (TGV Méditerranée, autoroute A8 bis, etc.) m’ont permis d’analyser la manière dont le référentiel – les principes essentiels et les choix stratégiques – des politiques de transport est inscrit dans les dispositifs techniques et l’expertise qui les structurent et de proposer des mesures de démocratisation, en particulier des procédures de débat public susceptibles de remettre en débat les choix politiques initiaux occultés par les programmes d’équipements. Depuis les années 1980 et 1990, les contestations associatives en France sont caractérisées par l’importance croissante des enjeux d’expertises. J’ai pu ainsi mettre en évidence l’émergence d’une expertise associative selon deux modalités, contre-expertise et déplacement d’expertise environnementale, qui permettait aux associations de mieux lutter contre les politiques technocratiques. L’analyse de cette stratégie par les chercheurs et son institutionnalisation par l’administration ont donné lieu à la théorie des forums hybrides présentée dans l’ouvrage de Callon, Lascoumes et Barthe (2001), et aux pratiques qui s’en inspirent. Cette théorie propose une stratégie de démocratisation qui s’appuie sur l’expansion du modèle de la recherche dans le champ politique et sur un espace public structuré par la mise en débat de la preuve scientifique. Comme le disent gentiment les auteurs de l’ouvrage de synthèse sur les forums hybrides dont il vient d’être question, je fais partie des chercheurs « dont les matériaux empiriques forment la substance de ce livre » (idem. : 9). J’aurais donc toutes les raisons de me réjouir du succès de cette théorie qui connaît une diffusion rapide. Pourtant je m’interroge. Au-delà de quelques exemples encourageants, la coproduction des savoirs par les profanes se heurte à la question de l’asymétrie des capacités de recherche et d’expertise entre les différents acteurs, ce dont témoigne la possible instrumentalisation des dispositifs opérationnels qui s’inspirent de la théorie. Je crains que les forums hybrides ne suffisent pas à démocratiser les sciences et des techniques. Je propose une hypothèse. Dans la mesure où cette stratégie privilégie les compétences expertes au détriment des autres, elle ne rompt pas totalement avec la dévalorisation du sujet, habitant ou riverain, et de l’ensemble de ses compétences, dévalorisation sur laquelle s’appuient les politiques technocratiques.

Comment relever le défi politique de la subjectivité ? Peut-on mettre en politique la subjectivité avec tout ce qu’elle comporte comme expérience et espace vécu d’une part et comme capacité d’initiative d’autre part ? Je propose de s’appuyer sur des tendances récentes. Une nouvelle perspective de transformation des espaces publics s’ébauche actuellement qui s’appuie sur des conflits, des luttes paysagères et des expérimentations urbaines. Elle s’alimente du refus multiforme de l’expertise au motif que la preuve scientifique évacue le sensible et l’imaginaire. Les acteurs de ces contestations critiquent la stigmatisation NIMBY (Not in My BackYard), mais ils refusent de se conformer aux modèles de l’intérêt général. Ils expriment, selon moi, une stratégie nouvelle d’esthétisation des espaces publics qui s’appuie sur les liens de proximité et le jugement esthétique pour tenter de transformer l’espace public et, du coup, les règles du débat public.

Le plan du présent article suit la trajectoire de recherche que je viens de résumer. Je présenterai d’abord la première modalité de transformation des espaces publics à la française, les forums hybrides, qui connaissent un succès paradoxal (première partie). Je l’aborderai en traitant successivement le fonctionnement des politiques technocratiques, de l’émergence de l’expertise associative destinée à la combattre et des forums hybrides qui institutionnalisent cette stratégie associative. Ensuite, j’analyserai la seconde transformation de l’espace public pour laquelle je formule l’hypothèse de l’esthétisation (deuxième partie) que je détaillerai en présentant d’abord son fondement empirique, les luttes paysagères et les expérimentations urbaines qui se développent actuellement, et la problématique destinée à en rendre compte. Enfin je conclurai sur les cosmopolitiques, ces nouvelles formes de politiques dont les transformations récentes de l’espace public portent témoignage.

Le succès paradoxal des forums hybrides

Le développement d’une expertise associative apparaît comme la stratégie inventée par les associations pour mieux lutter contre les politiques technocratiques qui sont tellement caractéristiques de la culture politique française. L’institutionnalisation de cette stratégie a donné lieu à la théorie des forums hybrides et aux pratiques qui s’en inspirent. Bien qu’elle constitue un progrès incontestable, cette évolution de l’espace public n’a pas remis en cause la dévalorisation du sujet et de ses compétences qui constitue un des principaux obstacles à la démocratisation.

Le fonctionnement des politiques technocratiques

Pour mieux comprendre le fonctionnement de ces politiques singulières qui sont mises en péril par la construction européenne et la relativisation des cultures politiques nationales qu’elle implique, je vais analyser rapidement deux exemples historiques :

  • la politique d’armature urbaine qui constitua longtemps le modèle des politiques d’aménagement françaises ;

  • une politique de transport particulièrement réussie, la politique des grandes vitesses ferroviaires.

L’examen de la politique d’armature urbaine (Gaudin, 1993) mise en oeuvre par la Délégation à l’Aménagement du territoire et à l’Action Régionale (DATAR) lors du Ve Plan (1966-1970) permet de définir la notion d’équipements normatifs. Créée en 1963, la DATAR est une administration de mission d’abord chargée d’animer une politique de déconcentration de la région parisienne et de relocalisation des activités industrielles et de services dans l’ouest du pays et dans les villes du bassin parisien. Cette délocalisation s’appuie sur un système de primes et d’exonérations diverses et s’accompagne d’une politique d’implantation d’équipements collectifs (hospitaliers, universitaires, culturels) et d’infrastructures de transport (aéroports régionaux, réseaux de télécommunication). Cette politique est sélective pour éviter tout saupoudrage des crédits publics. Pour rééquilibrer la France par rapport à Paris, il faut organiser la hiérarchie urbaine. Ainsi pourrait-on définir la norme de cette politique d’aménagement du territoire. Mais cette norme est équipée au double sens du terme, puisque cette politique n’existe que par et pour l’équipement urbain collectif. En effet, la politique d’aménagement du territoire s’appuie sur un principe d’armature urbaine, constitué par les études du même nom. Les études régionales d’armature urbaine entreprises par le commissariat au Plan établissent des relations entre la taille d’une ville, l’importance de sa zone d’influence, la hiérarchie d’un équipement et la population desservie par cet équipement. Elles permettent un classement général et régional des villes de France, en fonction de leur « capacité de polarisation et de commandement économique » (Gaudin, 1979). Mais elles constituent également des projets politiques.

Ces études constituent moins des bilans que des projets d’organisation […]. En effet, le rang dans la hiérarchie urbaine suggère le rang de l’équipement qui viendra en retour confirmer par sa localisation la place de la ville dans le palmarès régional. Confirmer ou infléchir, car ces études d’armature urbaine vont fonder la politique des métropoles d’équilibre “supposées contrebalancer le poids de l’agglomération parisienne” et confirmer le nouveau découpage régional en répartissant les équipements qui vont matérialiser la hiérarchie administrative.

Gaudin, 1979 : 315

Ainsi, l’équipement collectif constitue-t-il à la fois le moyen et le but de cette politique d’aménagement du territoire : « Au commencement, une ardente obligation. Non pas celle du plan […] mais celle de “l’équipement”. Aujourd’hui, administrer, c’est équiper en vue d’aménager […]. L’équipement constitue à la fois le but et le principe de cohérence d’une nouvelle organisation territoriale » (Gaudin, 1989 : 110).

C’est pourquoi les orientations du Ve Plan (1966-1970) ne se résument pas en une série de normes abstraites : elles nécessitent des équipements spécifiques. Nous parlerons de référentiel sociotechnique pour évoquer ces normes équipées (Thévenot, 1985), ces équipements normatifs qui soutiennent l’action publique.

Le deuxième exemple permet de préciser les avantages stratégiques de ces politiques technocratiques (Lolive, 1999b). Le référentiel de la politique française des grandes vitesses date des années 1960, au moment où l’ensemble de la politique des transports a été redéfini sur la base d’une nouvelle représentation de type libéral concevant l’univers des transports comme un système concurrentiel entre modes. Le projet d’un train à grande vitesse va inscrire pleinement la Société nationale des chemins de fer (SNCF) dans ce système concurrentiel et la sauver d’un déclin perçu alors comme inéluctable. Le processus d’innovation à travers lequel se forge le premier TGV (sur la liaison entre Paris et Lyon) entremêle un ensemble de choix, indissociablement politiques, économiques et techniques, qui vont devenir progressivement irréversibles en s’inscrivant dans le dispositif technique lui-même. Le TGV est un dispositif particulier destiné à satisfaire des contraintes disparates : une contrainte politique (le tournant libéral qui accompagne la préparation du VIe Plan), une contrainte juridique (les négociations sur l’autonomie de gestion de la SNCF), une contrainte sociale (la nécessité pour le projet de s’intégrer dans la SNCF et dans le paysage ferroviaire français), une contrainte économique (la concurrence avec l’Aérotrain et l’avion dans les liaisons interrégionales de voyageurs), une contrainte scientifique (la généralisation de l’expertise en transport), etc. Toutes ces contraintes vont se trouver articulées d’une manière très cohérente dans la définition technique du projet : c’est une rame articulée à propulsion électrique qui circule sur une infrastructure spécialisée au tracé autoroutier tout en restant compatible avec les lignes existantes. Le système TGV intègre ce dispositif technique dans une logique d’exploitation. Les paramètres d’exploitation (vitesse élevée, fréquence élevée, capacité inférieure à celle du train, prix inférieur à celui de l’avion) de ce nouveau mode de transport rapprochent plus le TGV d’un avion bon marché que d’un train. La desserte ne concerne que les liaisons longues entre grandes métropoles. Ce système TGV a si durablement conditionné les choix et les projets ultérieurs que la politique contemporaine de la grande vitesse (ferroviaire) se présente avant tout comme un programme d’équipements et ne s’énonce plus qu’en termes techniques : lignes radiales, vitesse, fréquence, débit, capacité, système d’exploitation, etc. Véritable boîte noire adossée à un dispositif technique fortement prescriptif, le référentiel de la politique ferroviaire de la grande vitesse rend difficile toute interrogation sur la pertinence de ses fondements. Dès lors, les stratégies associatives visent à rouvrir la boîte noire.

L’émergence d’une expertise associative

Pour s’opposer à ces politiques durcies par l’expertise et les projets techniques, les associations ont développé deux stratégies principales :

  • une stratégie de contre-expertise qui combat l’adversaire sur le terrain de son monopole d’expertise ;

  • une stratégie de déplacement de l’expertise sur le terrain de l’environnement pour prendre l’adversaire à contre-pied.

Un bon exemple de cette stratégie de contre-expertise nous est fourni par la reformulation de la grande vitesse par les associations du Vaucluse qui combattent le TGV Méditerranée (Lolive, 1999a). Créée en février 1990, la fédération Environnement et TGV regroupe les associations de défense des communes du Vaucluse concernées par les différents tracés. Un groupe de travail ad hoc, constitué de militants vauclusiens intéressés, le CRÉDO-RAIL (Centre régional de documentation sur le rail) s’est constitué au sein de la fédération afin de fournir des arguments contestant le dossier SNCF sur le terrain de l’expertise et accréditant le thème du TGV sur les voies existantes. Leurs dossiers, au contenu très technique, tentent une redéfinition de la grande vitesse, le TGV sur les voies existantes, opposée au système TGV de la SNCF. Pour analyser leur fonctionnement, il faut distinguer deux notions : la solution du problème et la formulation du problème (Schön, 1983). Le projet se présente avant tout comme une solution, mais elle est dépendante d’une certaine formulation du problème à résoudre. C’est pourquoi la critique du projet peut se définir comme une reformulation du problème qu’il prétend résoudre. C’est ce qui semble le plus novateur dans la critique des associations du Vaucluse. Elles opèrent une déconstruction du projet de TGV Méditerranée, rapporté à sa formulation du problème : le système TGV répond à une logique d’opérateur. Après cette relativisation, les associations critiquent certains éléments du système TGV, notamment la perception de l’aérien comme concurrent principal. Ce faisant, elles proposent une reformulation de la solution de la grande vitesse fort différente de celle de la SNCF. La grande vitesse selon la SNCF, le système TGV, obéit à la nécessité de concurrencer l’aérien. Elle se définit par les caractéristiques suivantes : très grande vitesse, spécialisation voyageurs, voies nouvelles et liaisons longues entre grandes métropoles. En revanche la reformulation de la grande vitesse par les associations du Vaucluse entend concurrencer le transport routier. Ses caractéristiques sont très différentes : grande vitesse, programme mixte (fret et voyageurs), amélioration des voies existantes, matériel pendulaire (pour aller plus vite sur les voies existantes), transport combiné, dessertes inter-citées (intrarégionales) et arc latin (liaisons est-ouest de la Méditerranée). Devant les menaces présentées par cette stratégie, la SNCF et le ministère des transports ont préféré négocier avec les associations des Bouches-du-Rhône. Ce qui n’enlève rien à l’intérêt de la démarche vauclusienne.

Si elle est utilisée exclusivement, cette stratégie de contre-expertise au sens large semble vouée à l’échec car elle combat l’administration ou l’opérateur de transport sur le terrain de son monopole d’expertise. Les contestataires pourraient cependant déplacer l’expertise sur le terrain de l’environnement pour prendre à contre-pied les experts des administrations. L’émergence d’une expertise alpine portée par les grands réseaux associatifs transalpins constitue un bon exemple de cette seconde stratégie (Lolive et Tricot, 2004). Comment analyser ce processus de constitution d’une expertise ? Michel Callon et Arie Rip (1992) considèrent l’expertise en constitution comme un assemblage d’éléments hétérogènes, un réseau tissé entre les acteurs humains qui s’allient, les procédures qui déterminent le répertoire d’action des humains et enfin les connaissances et artefacts qui stabilisent les alliances. Le réseau d’expertise dont nous ébauchons ici le tracé est une tentative d’aligner des ressources réglementaires (au sens large), des compétences associatives et des ressources scientifico-techniques (connaissances certifiées et dispositifs techniques).

Les associations des Alpes et des Pyrénées françaises sont connectées à deux réseaux internationaux transalpins, la Commission internationale pour la protection des Alpes (CIPRA) et Initiative Transport Europe (ITE). ITE s’emploie à renforcer les contacts entre les organisations de protection de l’environnement et les mouvements d’opposition aux excès du trafic de transit. La CIPRA fait de son côté la promotion d’une approche globale visant la préservation du patrimoine culturel et naturel dans l’espace alpin. La constitution de ces réseaux transalpins permet un véritable déplacement de l’expertise en transport vers une expertise en environnement alpin. Quelles sont les compétences associatives mobilisées par ITE et la CIPRA pour constituer cette nouvelle expertise ? Pour ITE, il s’agit principalement de l’expérience acquise par les fédérations françaises (FARE-SUD, FRAPNA, etc.) lors des contestations des grands projets de transport (TGV Méditerranée, autoroutes 58, 51 et 400) et des capacités de mobilisation de l’Initiative des Alpes, une fédération hélvétique qui a réussi ses campagnes de sensibilisation en faveur de la votation du même nom. Le registre d’action de la CIPRA est moins directement revendicatif : elle réalise la promotion d’actions de développement durable à travers les régions alpines. Dans les publications de la CIPRA, le développement durable n’est jamais séparé du développement économique local. Les actions dont la CIPRA fait la promotion (le réseau de communes Alliance dans les Alpes, le livre blanc des projets et initiatives modèles, etc.) ont souvent un ancrage territorial important. Ces actions de développement durable local réalisent un compromis entre l’argumentation écologique et les références plus classiques à la décentralisation de l’action publique. Quelles sont les ressources réglementaires sur lesquelles s’appuient les associations ? ITE et la CIPRA font la promotion de la Convention alpine, un texte législatif signé par les États alpins qui vise un développement durable intégré des régions alpines. De même ITE a été constituée afin de généraliser l’expérience suisse de l’Initiative des Alpes pour la protection des régions alpines contre le trafic de transit, votée en 1994 et inscrite dans la constitution helvétique, qui interdit d’augmenter la capacité des routes de transit dans les régions alpines suisses et prévoit le transfert sur le rail des marchandises en transit par les Alpes. La dernière composante de l’expertise alpine émergente, ce sont les ressources scientifico-techniques qui procurent de la crédibilité au mouvement et élargissent sa sphère d’influence. Les réflexions pluridisciplinaires engagées par la CIPRA convergent vers la définition d’un territoire d’action : l’écorégion alpine qui permet d’ancrer l’objectif du développement durable dans un écosystème humanisé par la prise en compte des territoires traditionnels. Plus généralement, les réseaux transalpins élaborent des principes, recherchent des références et font la promotion de dispositifs économiques (l’évaluation des coûts externes, etc.) fiscaux (la RPLP [2], etc.) et techniques (les routes roulantes suisses et autrichienne, etc.) pour favoriser la mise en oeuvre d’une politique alpine viable.

Ainsi la contre-expertise associative reste contre-dépendante des politiques équipementières technocratiques qu’elle combat tandis que le déplacement d’expertise participe à l’élaboration d’une nouvelle politique publique d’environnement. Dans cette dernière stratégie, le recentrage sur l’environnement implique une démarche de bas en haut qui s’appuie sur les initiatives locales pour bâtir une politique alpine écocentrée. Nous verrons que la théorie qui s’inspire de ces stratégies associatives n’est pas sensible aux enseignements de ces pratiques associatives décentralisées.

Théorie et pratiques des forums hybrides

Le développement des enjeux d’expertise et l’émergence consécutive d’une expertise environnementale se sont traduits par l’élaboration d’une théorie synthétique destinée à rendre compte de cette évolution, celle des forums hybrides (Callon, et al.). Les forums hybrides sont des espaces publics, des lieux de débat démocratique où les controverses (vache folle, stockage des déchets nucléaires, OGM, SIDA, etc.) s’expriment et sont prises en compte. Ce sont des forums, car il s’agit d’espaces ouverts où des groupes peuvent se mobiliser pour débattre des choix technico-politiques ou scientifico-politiques controversés qui engagent la société. Hybrides, car ces groupes engagés dans la controverse sont hétérogènes : on y trouve à la fois des experts, des hommes politiques, des techniciens et des profanes qui s’estiment concernés. Hybrides également parce que les questions abordées et les problèmes soulevés s’inscrivent dans des registres variés qui vont de l’éthique à l’économie en passant par la physiologie, la physique atomique et l’électromagnétisme. Ces forums hybrides visent à démocratiser les politiques technocratiques et plus généralement à socialiser les sciences et les technologies. On passe d’un débat public régi par le conflit des légitimités de type intérêt général à un forum hybride censé déconstruire l’expertise pour la remettre en débat.

Pour comprendre le fonctionnement du forum hybride, il faut d’abord rappeler ce que sont les fonctionnements d’un espace public et d’une controverse. Poursuivant les analyses d’Habermas (1987), les analystes de politiques publiques (notamment Jobert, 1995) font une distinction entre les arènes formelles de décision et les forums de débat et de controverse : les arènes se ferment sur le cercle des décideurs soudés par une procédure institutionnelle et des territoires de compétence, mais aussi sur des formes de reconnaissance réciproque ; les forums, eux, s’ouvrent plus largement sur des citoyens, des leaders d’opinion, des médias, contribuant à la mise en discussion des règles existantes et à l’exploration de normes d’action nouvelles. Ainsi l’espace public apparaît comme un « réseau complexe de forums et d’arènes par lesquels apparaissent (ou non) des problèmes publics, par lesquels ceux-ci accèdent ou non à des réponses en termes de politiques publiques » (François et Neveu, 1999 : 57). Il est hétérogène, polarisé par plusieurs arènes (scientifique, légale, politique, religieuse, du marché ou des médias) dont chacune possède des règles spécifiques de débat : ainsi les justifications d’intérêt général règlent les débats dans les forums politiques tandis que la preuve scientifique tranche les débats au sein de l’arène scientifique. Il y a controverse quand les débordements s’installent. Les conflits sollicitent conjointement différentes arènes, le débat public développe ces interactions trans-arènes qui sont mises en visibilité, orchestrées, amplifiées dans l’arène médiatique. Les situations de controverse que les procédures de forum hybride tentent d’institutionnaliser renforcent la communication entre les forums de débat et les arènes décisionnelles. Elles permettent la fluidification de la preuve scientifique et de l’intérêt général par la mise en communication des incertitudes de l’arène politique et de l’arène scientifique et leur amplification par l’arène médiatique. Elles permettent ainsi la démocratisation des politiques technocratiques, et plus généralement de la vie politique formatée par les expertises diverses.

D’où viennent alors les réticences à l’égard des forums hybrides qui s’expriment ici et là ? Elles proviennent d’abord de la diffusion très rapide de la notion et de son succès inattendu. Le forum hybride est en train de devenir le dernier terme à la mode chez l’intelligentsia parisienne, tout devient forum hybride, le marché, le musée, etc. Ensuite, les conséquences de l’institutionnalisation des forums hybrides inquiètent. Comme l’a bien démontré Bruno Latour : « nous n’avons jamais été modernes » et nous avons toujours mélangé allégrement les faits et les valeurs, les constructions d’intérêt général et les fabrications de preuve scientifique (Latour, 1991). Que change cette institutionnalisation ? Pour les promoteurs du forum hybride, la réponse est évidente : elle apporte la transparence. Elle révèle ainsi l’importance du rôle de médiateur assuré par l’expert, cet hybride discret qui résidait à la jonction des arènes scientifique et politique. L’expertise se trouve placée sous les projecteurs de cet espace public nouvelle manière qu’est le forum hybride ; ce qui soumet l’expert à une contrainte de démocratisation. Cependant il est à craindre que cette publicisation de l’expertise n’aboutisse à l’effet inverse : la légitimation et le renforcement de la posture d’expert.

C’est ce dont témoignent les risques d’instrumentalisation de procédures se réclamant de cette théorie des forums hybrides. Plutôt que la théorie des forums hybrides qui s’est dotée de critères discriminants concernant le degré de dialogisme et les conditions de mise en oeuvre des procédures, ce sont les pratiques s’en réclamant qui sont en cause. En effet, dans une perspective procédurale de l’action publique, le respect minimum de quelques-uns de ces critères suffit pour labelliser la procédure et légitimer toute décision passant à travers cette même procédure sans que cette décision soit aucunement contrainte par la procédure. En outre, le produit de ces procédures, le plus souvent énoncé sous forme de recommandations, est fortement ambivalent, voire polysémique. Un seul exemple : l’évaluation technologique interactive sur les OGM-vignes, expérimentée par l’INRA, est avant tout destinée à éclairer la réflexion stratégique de la direction de l’INRA concernant les vignes transgéniques. « Tout d’abord l’INRA avait besoin d’élaborer une nouvelle voie pour éclairer sa réflexion stratégique […]. Cette expérience-pilote ne se veut pas un exercice de démocratie ou une consultation nationale citoyenne ; elle vise, par une confrontation nourrie entre différentes sensibilités, à identifier les points sensibles, les priorités et à imaginer de nouvelles formes de régulation » (INRA, 2004a). Entendons-nous bien. Il n’est nullement question de critiquer ici l’utilisation des forums hybrides pour enrichir la décision, mais de pointer l’ambiguïté qui existe dans ces utilisations d’un dispositif de concertation pour éclairer la décision d’une direction générale qui « n’était pas tenue par les conclusions du groupe de travail et restait seule responsable des décisions » (INRA, 2004b). Là encore, il serait souhaitable de mieux dégager des critères distinctifs permettant de graduer l’intervalle qui existe entre l’instrumentalisation et l’intéressement mutuel des partenaires, entre le renforcement des propositions déjà existantes et l’exploration de nouvelles pistes.

Cette instrumentalisation des dispositifs inspirés par la théorie des forums hybrides me semble être la conséquence des limites de cette stratégie de démocratisation. Cette stratégie n’a pas mis fin à la dévalorisation du sujet et de ses compétences qui constitue l’arrière-plan des politiques technocratiques. L’accent y est mis sur les compétences expertes des sujets au détriment des autres. Cette stratégie adopte finalement une conception réductrice du sujet confondu avec l’individu et rabattu sur la défense des intérêts particuliers. Comment revenir sur cette dévalorisation du sujet ? Il faudrait explorer la diversité des liens (sensibles, esthétiques et rationnels) qu’entretiennent les sujets avec leurs territoires de vie (lieu, habitation, milieu de vie, monde, paysage, etc.) pour pouvoir réhabiliter la richesse de leurs ressources cognitives essentielles et justifier leur intervention massive dans les décisions. À cet égard il semble utile d’examiner les évolutions récentes de l’espace public qui relèvent de ce que j’ai qualifié d’esthétisation.

L’esthétisation de l’espace public

Une nouvelle perspective de transformation s’ébauche actuellement qui s’appuie sur l’importance croissante de la question esthétique dans les espaces publics. On observe la multiplication des oeuvres et des interventions d’artistes dans l’espace public. Des artistes quittent le « monde de l’art » (l’atelier, la galerie et le musée) pour s’immerger dans l’espace urbain et dans le paysage afin d’y conduire des expériences transformatrices : des expériences de squat aux multiples interventions spontanées ou commanditées dans l’espace public. Ce constat répond aussi à l’importance prise par les mobilisations esthétiques, et notamment paysagères, dans le domaine de l’écologie.

Le développement des mobilisations esthétiques

Ce mouvement disparate regroupe des mouvements, urbains qui se battent pour promouvoir des milieux de vie dits riches [3], et des associations pour la défense du paysage. Qu’en est-il de ces dernières, qui concernent plus directement le problème étudié ici ?

La défense des paysages obéit à des motifs organisationnels et stratégiques : elle permet à des groupes d’intérêts divers de se retrouver autour d’un même enjeu. Un premier exemple va nous permettre de l’illustrer : le combat contre le TGV Méditerranée dans les Bouches-du-Rhône en 1991 (Lolive, 2003). La fédération associative CARDE est à l’époque animée par M. W., un peintre de paysages. La mobilisation repose sur des groupes différents qui s’unissent dans un certain flou autour d’un projet commun, projet qui constitue alors « une bonne agence de traduction, un bon échangeur de but » (Latour, 1992 : 47). Ce projet, c’est la défense du paysage, dont les multiples traductions facilitent l’intéressement des composantes de la CARDE. On peut distinguer :

  • le paysage-jardin, unique, fragile, créé par le travail et la sueur des paysans, dans une lutte incessante contre la violence du climat et la rudesse de la terre. C’est lui qui intéresse les principaux syndicats agricoles du département ;

  • le paysage-source d’inspiration, glorifié, recréé par les poètes et utilisé par les peintres comme outil de travail. C’est celui qui concerne le plus directement le peintre responsable du mouvement, bien qu’il parvienne à exprimer les autres dimensions du projet ;

  • le paysage-cadre de vie, habité par les rurbains pour sa qualité et son prix abordable, élément essentiel de leur qualité de vie. C’est à lui que les associations de riverains sont attachées ;

  • le paysage provençal aux sites prestigieux, célébrés par les peintres. C’est surtout lui qui intéresse les journalistes.

Le recours à la thématique paysagère dans les conflits s’accompagne également d’une mobilisation des émotions dans la constitution et l’entretien d’un espace public. Les émotions ne s’opposent pas toujours à l’usage public de la raison, l’expression d’émotions en public est souvent liée à une évaluation morale (Paperman, 1992 ; Paperman et Ogien, 1995). Si l’on garde l’exemple du conflit précédent, les émotions occupent une place prépondérante dès la première réunion publique. L’évaluation du tracé du TGV Méditerranée s’accompagne de mouvements émotionnels pertinents. Cette intrication entre émotion et évaluation (Livet, 1995) se manifeste de différentes manières. D’abord, l’émoi de M. W., transmis à la population, permet de lui faire sentir « la violence de l’impact » du tracé TGV, « ses effets catastrophiques sur la Provence vulnérable ». La population révoltée évalue le projet, son impact et son mode de décision non démocratique. Cette évaluation en forme d’indignation conduit à l’action oppositionnelle, voire à l’insurrection. L’enthousiasme évalue, lui, la situation du mouvement naissant. Cette évaluation en forme d’exaltation encourage à son tour l’action. L’émoi, la révolte et l’enthousiasme sont communicatifs. Les discours de M. W. et le spectacle des corps émus dans les réunions propagent rapidement l’émotion et l’action qui lui sont associées. Cette coordination émotionnelle de l’action permet l’essor rapide du mouvement. Ce dispositif complexe présente cependant des limites qui tiennent d’abord à la fragilité de la coordination lyrique. Ainsi, le cours imprimé par M. W. à la CARDE se heurte à une épreuve, l’insensibilité des hommes politiques devant les atteintes aux paysages. Il est désavoué et remplacé par des responsables dont la stratégie est plus classique.

La notion de paysage ne s’inscrit pas facilement dans l’espace public. Elle subit une tension entre l’extrême singularité de l’expérience esthétique et la visée d’intérêt général. Comment fabriquer un singulier général (Trom, 1999) ? Cette difficulté n’a pas découragé les défenseurs du paysage qui utilisent la référence à l’esthétique pour justifier leur combat. Cette stratégie sera illustrée par un second exemple : le combat contre la ligne à très haute tension (THT) du Quercy en 2001, analysé dans le cadre d’une thèse en cours [4]. Le doctorant Olivier Labussière écrit à ce sujet dans une note de travail :

Mise en place par un paysagiste opposant au projet, elle (la nouvelle stratégie) s’appuie sur un album photographique qui compare, pour l’ensemble du tracé, des vues sans les pylônes et des vues où les pylônes sont intégrés de manière réaliste en infographie. Cette projection esthétique doit son intérêt, non pas à la représentation des pylônes dont tout le monde connaît la silhouette, mais à sa capacité à faire exister le voisinage d’un phénomène. Cette ligne permet de rouvrir le débat sur les formes, occulté jusque-là, par la définition, sur un plan, de zones sensibles […]. Là où les plans désignaient un tracé préférentiel, les photos donnent à voir une ligne THT qui entre tantôt en rivalité avec les points dominants de l’espace, tantôt en contradiction avec l’étroitesse des vallons. Plus encore, les photos replacent le projet dans un contexte signifiant, à la fois matériel et symbolique, qui forme une totalité. Là où les plans justifiaient le tracé préférentiel selon des critères de distance aux habitations et aux sites classés, les photos montrent la singularité du paysage quercynois à travers son faciès géologique, l’implantation des villages, l’enchaînement des espaces habités et non habités.

Alors que l’aménagement frontal rabat les territoires d’implantation sur le territoire du projet, les revendications paysagères basées sur la singularité du lieu et les liens tissés avec les habitants replacent le projet dans un autre contexte signifiant afin de le transformer ou de le détruire. Ce développement des combats paysagers s’appuie sur une évolution législative qui installe le paysage comme un élément négocié des politiques publiques urbanistiques et environnementales. Dans les années 1990, différents textes législatifs français (Loi Paysage du 8 janvier 1993, Loi Barnier du 2 février 1995, Loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains (SRU) du 13 décembre 2000) expriment le passage au paysage contractuel : le paysage devient un outil de négociation locale et esthétique permettant de développer la participation des populations à la gestion des espaces urbains en particulier (Makowiak, 2004). Cette évolution législative est dynamisée par des conflits paysagers. Elle fournit en retour un cadre procédural pour les luttes associatives.

Essai de problématique : vers un espace public esthétique ?

La nouvelle stratégie associative, l’esthétisation de l’espace public, s’ébauche au croisement de trois polarités : le sujet qui fait retour sous la forme de l’habitant ; les petits territoires de vie auxquels il est attaché ; le jugement esthétique qui tient lieu de justification du combat associatif.

L’habitant comme nouveau sujet politique

Les nouvelles mobilisations refusent les modalités usuelles de fabrication de l’intérêt général qui réduisent les singularités en sacrifiant les attaches constitutives du sujet pour en faire un citoyen désintéressé, abstrait, sans racines, un pur esprit. Elles se font au nom de l’habitant, voire du riverain. Parés d’une légitimité nouvelle, ceux-ci dessinent une nouvelle figure du sujet politique : un sujet situé, attaché et affecté.

Habiter le monde, c’est le partager entre un chez-soi et un extérieur ; c’est découper dans l’espace indifférent, un monde domestique, un lieu aménagé et approprié qui nous protège (Bachelard, 1957) et nous sert de camp de base pour explorer le monde extérieur, incertain, inconnu, merveilleux et parfois hostile dans lequel nous sommes jetés (Sloterdijk, 2002). L’habitant doit donc être considéré comme un sujet dans son monde qu’il construit, habite et imagine. Ces territoires existentiels, véritables localités protectrices permettent aux sujets de construire leur autonomie, c’est-à-dire de s’inscrire dans la totalité en préservant leur différence (Roux, 2002). Les sujets s’enracinent dans ces petits territoires de vie (lieux, milieux de vie, paysages, mondes singuliers, etc.) qui peuvent fonctionner comme une extension du sujet. Ce déploiement des mondes singuliers produit l’extime, car l’intime n’est pas forcément à l’intérieur : une chanson, un paysage peuvent appartenir à notre univers intime, et devenir ainsi une part non humaine de notre propre personne. Le nouveau sujet n’est pas libre mais attaché, il est pris dans des attaches, des relations contraignantes qui le constituent comme sujet et caractérisent ses territoires de vie. Si l’on prend une métaphore alpiniste, les attaches sont les prises dans l’environnement auxquelles l’habitant, plus précisément son corps dans son ensemble, apprend à devenir de plus en plus sensible. Ainsi, les savoirs locaux sont des savoirs incarnés, situés. C’est « un type de savoir de sens commun qui est basé sur l’expérience d’un lieu et des pratiques locales en relation avec un terrain : des expériences qui peuvent aussi avoir un fort élément esthétique » (Brady, 2003). Ces attachements de proximité soutiennent des implications personnelles fortes et leur mise en péril suscite une émotion intense. Elles peuvent être investies dans un engagement politique ou un mouvement social. Ces politiques du proche (Thévenot, 2006) tentent de composer un collectif politique sans utiliser les registres de la modernité : fabriquer un intérêt général ; privilégier la rationalité scientifique ; s’émanciper des attaches locales et de la nature ; évacuer les émotions. Ainsi les politiques d’aménagement font l’objet de contestations de ce type lorsqu’elles menacent tout ou partie des territoires de vie et donc la part non humaine du sujet riverain qui sera stigmatisé comme nimbyste.

Comment justifier ces interventions de l’habitant, du riverain, de l’amateur de paysage et comment les sauver de la disqualification opérée au nom des conceptions classiques de l’intérêt général ? Les forums hybrides ne suffisent pas puisqu’ils mettent trop l’accent sur les compétences publiques et les compétences expertes du sujet, fût-il profane, en disqualifiant d’autres compétences du sujet, en particulier ses compétences territoriales, celles qui concernent l’intime, le parcours de vie, et surtout « l’esthétique au sens classique, c’est-à-dire l’aisthêsis, la faculté de sentir et de percevoir par les sens » (Berque, 2000). Ces compétences qui combinent l’appréhension sensible et l’imagination s’exercent à travers l’expérience et le jugement esthétiques. Comment respecter la pluralité de nos territoires de vie, la richesse singulière de certains d’entre eux ? L’importance qu’ils revêtent pour ceux qui les habitent et les imaginent nous inspire du respect, mais cela ne suffit pas. Comment leur rendre pleinement justice et leur accorder une place dans les débats publics ? Ni les explications scientifiques, ni les mécanismes de l’intérêt général ne le peuvent. Neutralité axiologique, réductionnisme et justification vont saccager ces mondes fragiles et complexes, pétris d’imaginaire, de valeurs et d’affects dont pourtant la figuration artistique parvient à rendre compte. Pour mettre en politique ces interventions des habitants poussés par les atteintes à leurs territoires de vie, il faut se référer à l’esthétique. Les interventions des artistes dans l’espace public fournissent en effet un modèle d’action susceptible d’inspirer les mobilisations associatives. La théorie du jugement esthétique (Kant, 2000), tout particulièrement, permet à la fois de justifier l’intervention de l’amateur de paysage et de « fonder en raison » [5] l’importance de ces petits mondes singuliers.

L’esthétisation comme modalité de respiration de l’espace public

L’intervention des artistes dans l’espace public constitue une nouvelle modalité de respiration démocratique dans la mesure où elle contourne les règles et complète les normes habituelles qui sont politiques, économiques et scientifiques pour introduire de la fluidité, de l’innovation dans nos politiques institutionnalisées. Elle permet ainsi de réanimer la politique morte, institutionnalisée, pour lui restituer une dimension expérimentale et pragmatique. Cette modalité de fluidification s’appuie sur le modèle de l’artiste comme sujet créateur. Depuis 2004, j’étudie avec Nathalie Blanc, chercheur en géographie, les différentes modalités d’intervention des artistes dans l’espace public. Nous avons rencontré plusieurs artistes et collectifs d’artistes à Paris. Ainsi l’artiste paysagiste M. R. qui réalise des jardins éphémères dans des territoires urbains délaissés. Il nous a mis sur la piste de deux modalités de l’action artistique qui concourent à cette respiration.

La première, c’est transgresser : « Pour contourner la règle, il fallait changer de casquette. Impossible d’intervenir en tant que paysagiste, il fallait intervenir en tant qu’artiste [6]  ». Dans un espace urbain français, saturé d’institutions, de règlements, de culture politique française, l’artiste est autorisé à contourner la règle. La population admet cette transgression et la considère comme normale venant d’un artiste. Les politiques et les administrations lui délèguent ce pouvoir de transgresser partiellement les règles. L’émancipation n’est pas totale, la transgression est partielle, elle s’effectue dans des interstices (j’y reviendrai plus loin).

La seconde modalité, c’est potentialiser : « Nous intervenons dans des non-lieux, des espaces interstitiels pour révéler des potentialités inexploitées, inexplorées dans la ville [7]  ». Le lieu choisi pour implanter le Jardin sauvage, situé en contrebas de l’avenue du Président Wilson, encaissé et à l’ombre, est un lieu oublié, voire un non-lieu. Il était invisible avant la construction des passerelles d’accès au restaurant du Palais de Tokyo. Le résiduel, le rebut recèle des potentialités inexploitées. La potentialisation s’apparente ici au recyclage, voire à l’alchimie puisqu’elle permet de transformer des déchets en valeurs, comme on espérait changer le plomb, vil métal, en or.

La notion d’interstice constitue un troisième aspect révélé lors de l’entretien. La création se produit dans les interstices que les structures autorisent, rendent possibles, tolèrent. Pour quelques penseurs de l’art contemporain, l’oeuvre d’art représente un interstice social (Bourriaud, 2001 : 47) : « C’est un espace de relations humaines qui, tout en s’insérant plus ou moins harmonieusement et ouvertement dans le système global, suggère d’autres possibilités d’échanges que celles qui sont en vigueur dans ce système […]. L’oeuvre d’art se présente comme un interstice social à l’intérieur duquel ces expériences, ces nouvelles “possibilités de vie” s’avèrent possibles ».

Ainsi les possibilités créatrices mises en oeuvre dans les pratiques artistiques proposent un modèle de sujet actif sous ce registre et susceptible de revivifier le débat démocratique. Les associations pourront-elles bénéficier des apports de ce modèle ? Et sous quelles conditions ?

Introduire le jugement esthétique comme critère dans l’espace public

Les mobilisations esthétiques, notamment les conflits paysagers, cherchent, quant à elles, à introduire le jugement esthétique comme critère démocratique dans les débats publics. Un critère non expert se substituerait aux deux critères dominants, la preuve scientifique et la fabrication de l’intérêt général. Hannah Arendt propose une théorie de l’espace public inspirée par le jugement esthétique compatible avec ces visées. L’analyse part du principe de publicité kantien. Les pratiques des personnes privées rassemblées en un public et s’entretenant à propos d’oeuvres de culture offrent la base du principe de publicité : un modèle de communication sans contraintes entre personnes libres faisant un usage public de la raison. Dans ses conférences sur la philosophie politique de Kant, elle se réfère à la conception kantienne du jugement esthétique, c’est-à-dire la faculté de juger pour traiter du particulier – quand on ne dispose pas d’un universel (règle, principe, loi, norme) pour le subsumer – pour définir le jugement politique (Arendt, 1991). Selon Kant, le goût est un sens commun ; la condition de l’existence des beaux objets est la communicabilité qui procède du goût. Le jugement des spectateurs constitue l’espace public où apparaissent les beaux objets. L’idée d’Arendt d’étendre un tel argument à la capitalisation de la politique n’est pas sans pertinence. Les événements politiques sont publics, se dévoilent au regard du spectateur qui les appréhende, et constituent un domaine d’apparence propice à la réflexion. La théorie politique d’Hannah Arendt, et notamment ses réflexions sur l’espace public, évoque une prise en compte de l’esthétique, en particulier son insistance sur l’action, le monde commun, l’apparence, la durabilité, l’imprédictibilité, la passion pour la distinction (l’importance de se distinguer), le processus, la pluralité, la natalité et la confiance. Cette analyse permet de rendre compte des interventions contemporaines de certains artistes dans l’espace public urbain. Aujourd’hui, l’art tel qu’il s’énonce ressemble fort à la tentative de reformulation de l’espace public par Arendt, comme le montrent les nombreuses expériences d’art contextuel liant l’art à l’espace public (Ardenne, 2004). En effet, comme le souligne Spaid (2003 : 93), les travaux de nombreux artistes contemporains « incorporent le processus, la durabilité, la pluralité des spectateurs et l’imprédictibilité. En outre, parce qu’ils ne ressemblent pas à ce qui est considéré habituellement comme de l’art, un jugement réfléchissant est requis pour qu’ils retiennent l’attention et pour déterminer s’il s’agit d’art » (traduction de l’auteur). L’espace public ainsi reformulé par Arendt peut accorder une place centrale au jugement esthétique. L’usage de celui-ci permettrait de respecter la pluralité des mondes singuliers sur lesquels se fonde l’intervention des nouveaux sujets politiques que sont l’habitant riverain et l’amateur de paysage.

Ancrer le jugement dans l’expérience esthétique

Les récents mouvements associatifs poussent à renforcer la place du jugement esthétique dans les nouveaux espaces publics. Cependant, comme ils refusent également la réduction rationaliste abstraite qui caractérise les modalités usuelles de fabrication de l’intérêt général, il est difficile d’en rendre compte par la seule référence au jugement kantien dans la mesure où ce dernier a fait l’objet de critiques similaires. Pour restituer cette tension déjà signalée entre la singularité de l’expérience subjective et la visée d’intérêt général, le jugement doit s’ancrer dans l’expérience esthétique. La conception de l’expérience esthétique (Dewey, 1980) s’accorde avec le retour du sujet sous la forme de l’habitant qui caractérise les mouvements esthétiques. Elle présente trois caractéristiques (Schusterman, 1999) : elle est évaluative (elle est valorisée comme expérience précieuse et agréable), phénoménologique (les affects et l’intentionnalité en constituent des dimensions essentielles) et transformatrice (elle dépasse la seule catégorie des beaux-arts). L’expérience esthétique atténue les dualismes (matière/forme, sujet/objet, nature/société) ; elle est multi-sensorielle (le visuel n’y est pas privilégié) ; le sujet y est totalement immergé dans l’objet esthétique qui constitue son environnement ; elle privilégie la performance sur la contemplation du spectateur du tableau ; et, ce faisant, elle révèle l’existence et la force des attaches qui relient le sujet à ses petits territoires de vie.

Pour rendre compte des aspirations contradictoires des mouvements esthétiques, la problématique définie avec Nathalie Blanc articule le jugement et l’expérience esthétique. Le jugement esthétique peut justifier l’expérience esthétique car il autorise le pluralisme. Respectueux de l’objet esthétique, en l’occurrence des territoires de proximité, il peut mettre en valeur les attaches qui le caractérisent sans hiérarchie à priori. Par sa posture désintéressée, il permet la relativisation de la saisie conceptuelle et instrumentale et pourrait favoriser la tenue d’un débat public sur la pertinence des saisies par le sensible, l’imaginaire et l’émotion. Mais quels sont les critères qui pourraient permettre un passage politique entre l’individu et le collectif, entre ce qui est singulier et ce qui est susceptible de généralisation, entre l’expérience esthétique et le jugement esthétique ? Nous proposons de prendre comme critères des formes d’énonciation et de représentation commune qui puissent fournir des outils de compréhension et d’appréhension des politiques d’aménagement, donner des clés de lecture écologique incorporant le vécu des lieux et éclairer le passage de l’expérience esthétique au jugement esthétique. Ces critères sont au nombre de trois – paysage, récit et ambiance – dont les principales caractéristiques sont [8]  :

  • Paysage : très associé au visuel, il est déjà un outil de la négociation locale et esthétique.

  • Récit : il participe de la mémoire locale. Il peut être une forme de projection dans le temps et d’élaboration d’une métamorphose .

  • Ambiance : la description d’un vécu des lieux notamment urbains pour que les milieux de vie participent d’une politique des formes.

Conclusion

On peut considérer l’espace public comme un modèle réduit, un paradigme au sens grec antique, du monde commun. Les règles de fonctionnement de l’espace public renvoient aux règles de composition désirées du monde commun. Ainsi, les forums hybrides et les espaces publics esthétiques ont tous deux un rapport au cosmos, dont ils illustrent une signification différente. Les forums hybrides tentent de penser le retour problématique du cosmos, c’est-à-dire la nouvelle hétérogénéité du monde commun alimentée par les produits des sciences et des techniques. Puisque cette politique suppose la composition d’un monde commun avec les non-humains – les entités naturelles, les créations scientifiques, les dispositifs techniques –, elle connaît un élargissement ontologique. Elle devient cosmopolitique [9] (Stengers, 1996-1997 ; Latour, 1999), politique du monde dans laquelle le monde est considéré comme l’ensemble de tout ce qui existe sur terre, perçu par l’être humain et le plus souvent en opposition avec lui. La politique du monde concerne d’autres êtres que les humains. Sa dimension planétaire lui est conférée par la crise écologique qui pèse désormais sur l’ensemble de la planète (changements climatiques globaux, etc.). L’esthétisation de l’espace public traduit le désir d’un cosmos, un monde commun habitable parce que respectueux de la pluralité des mondes singuliers, un monde commun façonné par l’éthique, l’esthétique et l’habiter. Il s’agit d’une autre cosmopolitique qui reprend à son compte l’ensemble des significations attachées au nom du cosmos antique pour mieux faire entendre la richesse et le caractère intempestif des cosmopolitiques. Le cosmos est une variante du monde commun présentant trois caractéristiques principales. La composition ordonnée et harmonieuse [10] d’entités disparates (humains, choses, animaux, dieux) se situant hors de toute distinction moderne entre nature et société, entre sujet et objet. Le monde considéré comme une maison dans lequel les hommes trouvent leur place susceptible de conférer un sens à leur existence. Les correspondances entre l’homme, défini comme un microcosme, et l’univers, le macrocosme dont il constitue le modèle réduit. Ces réflexions cosmopolitiques feront l’objet d’un article (Blanc et Lolive, 2007) et d’un ouvrage collectif en cours de parution (Lolive et Soubeyran 2006).