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Introduction

« On peut aller de Gevrey à Nuits par la route nationale et l’on passe alors devant quelques-uns des plus fameux crus de France : Chambertin, Clos-Vougeot, Romanée, etc., noms glorieux qui font rêver les plus fins gourmets ! Mais pour le touriste épris de beautés naturelles, ce trajet est sans intérêt : s’il veut jouir des sites agrestes qu’offrent nos combes de la Côte-d’Or, c’est le chemin de l’arrière-côte qu’il faut prendre. » Telle est la vision d’un parcours touristique en Bourgogne, en 1911, véhiculée dans le Bulletin du Syndicat d’Initiative de Dijon et de Côte d’Or (p. 131). De manière symétrique, dans les guides nationaux et internationaux, toujours pour la route de Dijon à Chagny, le Manuel du voyageur de Karl Baedeker, en 1903, ne retient de la Côte viticole que Santenay pour ses sites antiques, la vue du haut de la colline, ses plantations de conifères et… son « petit établissement d’eau minérale » (p. 315-316) ! De même, le fameux Guide du voyageur en France d’Adolphe Joanne, en 1906, s’il mentionne également la route de Dijon à Chagny et cite alors les principales communes de la Côte viticole évoquant d’un mot l’existence de grands vins, il ne propose aucune excursion dans le vignoble, préférant s’arrêter sur les églises et monuments des villages viticoles et détaillant avec précision les monuments de Beaune, au premier rang desquels l’hôpital (p. 31-33).

Ainsi, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, le voyageur privilégie les monuments historiques et les sites naturels. Cette vision du tourisme s’exprime d’ailleurs clairement à travers les guides Sites et Monuments édités à cette époque par le Touring Club de France (Bertho-Lavenir, 1999 ; Harp, 2002). Ces ouvrages se targuent de faire « l’inventaire des beautés, richesses naturelles et archéologiques de la France ». Né de l’alpinisme et, plus généralement, de l’excursionnisme ou de la villégiature dans des stations de bord de mer, le mouvement touristique joue un rôle fondamental dans la sauvegarde des paysages français par le vote de la loi de 1906 sur la « Protection des Sites et Monuments naturels » (Luginbuhl et Sansot, 1989 : 231).

Dans ce cadre, le paysage touristique typique bourguignon ne saurait être la vigne, puisqu’il s’agit là d’un paysage non naturel mais agricole, moderne, une laideur productive, une banalité viticole. Ce sont alors prioritairement les monuments historiques des villes de Dijon, Beaune et, secondairement, Semur et Sens qui forment l’image de la Bourgogne. En témoignent encore, au début des années 1920, les affiches dessinées pour la promotion touristique de la Bourgogne par la compagnie des chemins de fer PLM, affiches qui ne représentent encore aucun paysage.

Vingt-six années après les recommandations du Syndicat d’Initiative de Dijon et de la Côte-d’Or, en 1937, la Route des Grands Crus de Bourgogne voit pourtant le jour. Cette route touristique dédiée à la vigne et au vin traverse le vignoble de Côte-d’Or, de Dijon à Chagny, et s’impose comme la première voie automobile de ce genre en France (une année auparavant, était née la toute première route des vins au monde, en Allemagne) (figure 1). Dans cette contribution, en s’appuyant sur les évolutions des registres touristiques nationaux, nous voudrions montrer comment, entre la fin du XIXe siècle et l’entre-deux-guerres, s’est opérée cette mutation qui fera passer la Bourgogne du statut de région de passage, parfois visitée pour ses sites naturels et monuments, à une région touristique dont l’axe principal sera la vigne. Il s’agira d’appréhender les stratégies qui, au début du XXe siècle, débouchent, d’une part, sur un basculement de l’image perçue de la Bourgogne et, d’autre part, sur le passage d’un paysage esthétique à un paysage commercial autour d’un nouveau lien entre le vin et le lieu.

La réalisation de cette route touristique vitivinicole s’inscrit ainsi dans un processus de construction historique impliquant de nombreux réseaux d’acteurs, inscrits dans des espaces pluriels, du national au local. Cette contribution s’appuie donc sur une analyse sociohistorique, dont les auteurs sont conscients des importants jeux d’échelle (Revel, 1996) en oeuvre dans l’évolution touristique décrite. Ce sont, dès lors, les archives des multiples réseaux d’acteurs inscrits dans ces jeux qui fournissent la base de l’analyse. Ainsi, notre propos s’appuie, au niveau local, autant sur la littérature folkloriste d’avant 1914, les fonds des chambres de commerce, les archives publiques des mairies et départements et les archives privées des propriétaires, négociants et groupements professionnels que sur la presse de la période étudiée. L’autre volet documentaire fait une plus large place aux jeux existant entre les niveaux régionaux et nationaux, en particulier autour de la presse spécialisée, des fonds juridiques de l’Institut national de l’origine et de la qualité (INAO) (anciennement l’Institut national des appellations d’origine) ou, dans les archives publiques des associations gastronomiques et touristiques.

Figure 1

Situation de la Route des Grands Crus sur une carte de France

Situation de la Route des Grands Crus sur une carte de France

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À partir de ces corpus et d’une étude sociohistorique et multispatiale des jeux d’acteurs impliqués dans ces mutations territoriales, nous évoquerons, dans un premier temps, les processus de construction et les caractéristiques du folklore et de la gastronomie régionale bourguignonne entre les dernières années du XIXe siècle et le début du XXe. Nous montrerons ensuite comment des réseaux d’acteurs économiques, politiques et culturels investissent ces nouveaux champs du régionalisme pour créer un cadre inédit d’intérêt touristique autour de la vigne et du vin. En parallèle à cette réflexion, il s’agira de ne pas perdre de vue la part prise, dans ces mutations, par l’intégration du nouveau système des appellations d’origine dans le vignoble, cadre juridique indispensable à la consécration de la vigne et du vin comme emblème touristique, voire patrimonial, de la Bourgogne.

Le folklore et la gastronomie, nouveau répertoire touristique de l’entre-deux-guerres

Création d’un folklore touristique en Bourgogne

Le mouvement touristique qui va s’instaurer au cours de l’entre-deux-guerres puise en premier lieu dans la production érudite de la tradition, très largement développée au XIXe siècle par les sociétés savantes (Chaline, 1995) et les groupes folkloriques locaux. Ainsi, fin XIXe siècle, la région connaît une importante activité érudite, particulièrement dans le sud de la Bourgogne (Laferté, 2009) marquée par plusieurs personnalités. Reprenant le principe du musée Arlaten d’Arles fondé par Frédéric Mistral (Martel, 1992) et celui du groupe costumé des arlésiennes, région provençale phare dans le mouvement folklorique et touristique, Perrin de Puycousin créé un musée et un groupe folklorique à Tournus, en 1886. Il écrit par ailleurs plusieurs articles dans les revues locales. De même, Gabriel Jeanton (Bletton-Ruget, 2002) est à la fois un auteur prolifique avec des centaines de publications dans les revues locales et nationales de folklore, dès 1910 jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, et un revivaliste convaincu. Il crée un groupe costumé à Mâcon, un Comité départemental des arts appliqués. Il implique son autorité intellectuelle à toute entreprise régionaliste, notamment au sein de l’Association bourguignonne pour le maintien et la renaissance des traditions et des fêtes populaires, unissant à la fin des années 1920 les mondes folkloristes érudits aux mondes touristiques plus entrepreneuriaux, puis, au sein de la Commission nationale des groupes folkloriques. Selon le mot de Gabriel Jeanton, un folkloriste est aussi un « traditionaliste convaincu ». Travailler sur le folklore, c’est alors partir à la recherche des origines de la culture et de « l’âme » locale, régionale ou nationale précédant la centralisation étatique et l’industrialisation. Les traditions paysannes seraient des vestiges fossilisés, héritées directement de l’Antiquité. Le folklore, cette pré-ethnologie de la France, est une archéologie sociale de la Nation. Si le folklore et le régionalisme rassemblent autant, avant et après guerre, c’est sans doute parce qu’ils reprennent ce consensus idéologique de la Nation française qui a émergé à la fin du XIXe siècle, autour de l’amour de la petite patrie comme fondement de l’amour de la grande avec comme acteur principal de la Nation, le peuple, les Gaulois devenant les ancêtres téléologiques des Français (Citron, 1987 ; Thiesse, 1991).

L’importance du mouvement folkloriste savant en Bourgogne

Le folklore est donc avant tout une activité culturelle s’enracinant dans l’idéologie nationale dominante, avec un volet savant – une recherche des prétendues origines régionales, nationales populaires, ancestrales, civilisation immuable en train de disparaître sous les coups de l’industrialisation et de la modernité depuis la moitié du XIXe siècle – et un volet action publique – faire revivre ces traditions dans le peuple en essayant de rediffuser ces pratiques localisées au sein des élites locales. C’est ce double programme qu’assigne Gabriel Jeanton à l’ensemble des sociétés savantes bourguignonnes en 1927 lors de leur congrès : « Les fêtes populaires locales ont disparu dans notre province ou sont en voie de disparition. Il en est de même du costume des différents pays de la Bourgogne. La bourgeoisie a beaucoup contribué à la suppression de ces fêtes, de ces costumes et de toutes les particularités ethniques de la province. Elle a pris, la première, la mode française, qui était surtout, la façon de faire de Paris. L’élite provinciale a tué la vie provinciale et éteint la vieille flamme ancestrale qui s’était transmise de génération en génération depuis les temps les plus reculés de la Gaule primitive […] La vieille sève des pays de France s’est tarie, nos populations se sont déracinées. » Il s’agit dès lors de

ressusciter l’âme de la province en revivifiant les traditions qui vont mourir. Dans cet ordre d’idée sont les Fêtes des Feux celtiques et les manifestations en quelque sorte sporadiques qui, un peu partout, de la Bresse au Morvan et du Mâconnais au Beaunois, ont eu pour résultat de faire reprendre à l’occasion de certains événements marquants l’ancien costume local à la jeunesse bourguignonne.

Bulletin de la Société historique et archéologique de Langres, n° 120, 1er juin 1927 : 174

Les premières initiatives touristiques sous le signe du folklore régionaliste

Bénéficiant de cette activité érudite et folkloriste riche, les entrepreneurs touristiques bourguignons jouent alors la carte du folklore pour capter une partie du flux touristique qui traverse la région le long de la nationale 6 menant de Paris à la Côte d’Azur. Le groupe des Brelaus de Chagny constitué en 1926 par Charles Brunot, originaire de Chagny, commune située sur la nationale 6, haut-fonctionnaire parisien à la retraite, fondateur du Syndicat d’Initiative de Chagny, membre de l’Académie de Mâcon, ami de Jean Charles-Brun, le fondateur de la Fédération régionaliste française en 1900 (Thiesse, 1991), en est la plus parfaite illustration. Pour mettre sur pied ce groupe folklorique, Charles Brunot se réfère directement aux travaux de Gabriel Jeanton pour les réadapter à des ambitions touristiques. Charles Brunot a le profil type du revivaliste, bourgeois, provincial qui a fait carrière à Paris, impliqué dans les cercles touristiques et régionalistes :

Le Syndicat d’Initiative a l’ambition d’annoncer aux touristes qui roulent sur la grande route nationale n° 6, les curiosités pittoresques ou intéressantes de notre région. J’entends les rieurs s’écrier : « Ce sera vite fait ; Chagny ne possède ni monuments, ni sites ; pas de lacs ; pas de cascades ; pas de grottes ; pas de sommets ; pas de rochers ou de forêts impressionnantes ; pas de glaciers ; pas même la mer ! » Et la moquerie (qui n’a d’ailleurs jamais rien créé), de s’esbaudir de nos ambitions dénuées de base. Eh bien, ce que le paysage et la nature morte ont refusé à la région de Chagny, notre syndicat s’efforce de le trouver dans la nature vivante et dans les manifestations de la vie sociale. Non ! La Bourgogne n’est point dépourvue de pittoresque, ni dans les moeurs, ni dans les anciennes coutumes ; et voilà pourquoi le S. I. de Chagny a tenté d’abord la résurrection de notre pittoresque Brelau d’autrefois.

Ibid. : 107

Cet extrait exprime bien le tournant du répertoire de figuration du territoire, opposant d’un côté un modèle artistique du paysage naturel en vogue au XIXe siècle et repris du genre artistique nature morte et, de l’autre, le modèle folklorique qualifié désormais de nature vivante.

Le folklore s’impose là où la géographie n’a pas encore donné de distinction touristique au territoire. Notons que Chagny est entouré de vignobles, mais l’entrepreneur touristique ne pense pas encore à la possible valorisation touristique de ces espaces agricoles. Il faut trouver un costume typique pour en faire, comme « le grand noeud noir de tradition sur les têtes alsaciennes, […] un symbole régional » et « l’arrêt à Chagny deviendra pour les grands touristes, aussi rituel, aussi consacré, que l’arrêt à Arles, à Avignon ou aux Baux » [lieux de musées folkloriques de la période] (Ibid. : 108). En Bourgogne comme en Bretagne (Young, 2007), ce folklore de syndicats d’initiative, moins respectueux d’une reproduction fidèle du passé que désireux de séduire le touriste, est bien une entreprise touristique à visée commerciale, promotionnelle.

Bien souvent partie prenante, ou du moins au fait de ces initiatives folkloriques, des entrepreneurs du territoire bourguignon vont également exceller dans la construction d’une gastronomie régionale, l’autre élément neuf du répertoire touristique du début de l’entre-deux-guerres. Il s’agit bien ici, tout comme le font quelques années auparavant les folkloristes, de définir les cadres particuliers d’une image régionale. En fixant les canons gastronomiques de la Bourgogne, la démarche s’inscrit encore plus clairement dans un programme dont les objectifs sont prioritairement commerciaux.

Le nouveau répertoire de la gastronomie régionale

L’initiative de Gaston Gérard, maire de Dijon

Le personnage central de cette initiative donnant naissance à la gastronomie régionale est le nouveau maire de Dijon, Gaston Gérard, élu en 1919. Dans le sillage du régionalisme économique de l’entre-deux-guerres (Veitl, 1992), l’objectif de sa municipalité est d’obtenir le soutien des milieux économiques et commerçants locaux pour « rendre à Dijon son ancien rang de capitale ». La mise en avant des trésors artistiques et architecturaux ou encore celle de l’histoire glorieuse des ducs et de la ville parlementaire (Poirrier, 1995) témoigne de cette priorité nouvelle. Dans cette configuration, la gastronomie est construite par la municipalité en marqueur territorial. La défense du territoire régional est connectée à l’essor économique de la ville. Le maire ne compte pas ses efforts : aux débuts des années 1920, Gaston Gérard donne plus de 600 conférences sur le vin, la Bourgogne et Dijon à travers 32 pays où il prend la défense de la première filière économique exportatrice de la Bourgogne. Cette promotion acharnée des vins bourguignons et les succès remportés dans la presse étrangère lui font un nom dans les milieux gastronomiques et alimentaires nationaux. Prolongeant cette territorialisation des images sociales de la ville, il crée en 1921 la Foire gastronomique de Dijon. L’objectif de la foire est de « faire revivre les vieilles traditions culinaires et gastronomiques de la Province de Bourgogne illustrée par ses vins fameux et la cuisine non moins célèbre de ses Ducs » [1].

Il faut lire dans ce programme gastronomique l’expression d’une thématique nouvelle que Gaston Gérard, président-fondateur de la Fédération des syndicats d’initiative de Bourgogne en 1921, connaît bien. Ce discours sur la gastronomie régionale, développé dans des clubs touristiques (Club des Cent, Club des Gastronomes, les Purs Cent) qui réunissent une élite nationale souvent modernisatrice (hommes politiques de premier rang, capitaines d’industries, hommes de presse, hauts fonctionnaires, artistes…) (Csergo, 1996 ; Ory, 1998 ; Harp, 2002 ; Laferté, 2006), vise à « adapter » l’offre des auberges provinciales aux exigences bourgeoises des nouveaux touristes automobilistes parisiens, urbains, en transformant la cuisine paysanne.

Les cadres structurels, culturels et politiques du renouveau gastronomique

L’entreprise se comprend comme une invention ex-nihilo d’une cuisine régionale faite de produits locaux, mais arrangés selon les canons hygiéniques et gustatifs bourgeois, urbains, adaptés à la sociologie du touriste automobiliste de l’époque. Grâce à ses relations dans les mondes journalistique et publicitaire issus de ces mêmes clubs gastronomiques, Gaston Gérard attire à Dijon l’ensemble de la presse gastronomique nationale, qui voit dans cette foire une réalisation pratique du discours qu’elle a façonné. Rapidement, la Foire gastronomique attire des centaines de milliers de visiteurs (600 000 en 1925) et garantit la bonne réputation de la municipalité dans les milieux commerçants dijonnais. S’exprimant devant le premier de ces clubs gastronomiques parisiens, le Club des Cent, Gaston Gérard, en sa qualité d’invité d’honneur, présente la gastronomie régionale et célèbre la force économique du territoire positionné sur le credo de la qualité des traditions locales :

Vous sentez, en effet, qu’au lendemain d’un bouleversement économique sans précédent [la Première Guerre mondiale], la France a besoin de reprendre conscience de l’éternité de ses destinées au contact de ses qualités traditionnelles. Elle perdrait son temps à vouloir être une grande puissance d’affaires. Elle n’a ni les moyens, ni le temps, ni la place de s’américaniser dans son négoce, dans ses bureaux, dans ses usines. Elle ne doit pas vouloir être le pays qui fait très grand. Elle doit rester le pays qui fait très bien. Elle le peut aisément. Elle a ses vins qui ne seront jamais imités parce que, pour les imiter, il faudrait prendre notre terre même et nous avons prouvé que ce n’était pas facile. Elle a tous les « harnais de bouche » chers à notre Brillat-Savarin. Elle a donc le devoir, en même temps que la possibilité, de fournir tous les gourmets du monde. C’est là tout un programme politique et économique… C’est celui du Club des Cent […]. Nous devons au Club des Cent cette innovation qui s’appelle tourisme gastronomique, ce merveilleux instrument qui nous libérera de la paresse, de la veulerie, de la saleté et de l’insurmontable horreur des cuisines internationales.

Discours de Gaston Gérard 1923, Archives du Club des Cent, tome 2

L’alimentaire représente ici une industrie de la bonne mesure, modernisatrice mais respectueuse des spécificités locales, des cultures régionales. En ce sens, elle « cadre bien » avec le fonds de commerce traditionnel du radicalisme, ce mouvement politique au centre de l’échiquier politique national auquel appartiennent Gaston Gérard et la plupart des animateurs du régionalisme économique, mouvement et parti politiques dominants de la période, qui ont joué un rôle pivot dans l’installation définitive de la République en France. Ce parti se veut le continuateur des valeurs de la Révolution française autour des libertés individuelles et de la défense de la laïcité contre, d’une part, les mouvements réactionnaires et, d’autre part, la montée de la gauche socialiste puis communiste. Le credo économique du radicalisme en France est la défense du petit propriétaire, de l’artisan maître de son outil de production, de l’indépendant libre, du petit entrepreneur, contre le capitalisme débridé et l’industrialisation uniforme, déterritorialisée. Dans cet immédiat après-guerre, la stratégie du radicalisme de territorialisation de la politique locale l’éloigne de la question sociale et des masses ouvrières et contribue ainsi à dépolitiser la scène politique municipale qui, avant la guerre, était de plus en plus tiraillée. En même temps, ce discours permet de réaffirmer la spécialisation accrue de la France sur l’économie du luxe à partir du régionalisme et de l’alimentation, thématiques qui seront au coeur de l’Exposition internationale de 1937.

Dès la première année (1921), la Chambre de commerce tenue par l’industrie alimentaire de la ville (biscuiterie Pernod, Lagoutte, Damidot, Philbée, Lanvin…), est coorganisatrice de la Foire gastronomique. Durant deux semaines, la foire réunit l’ensemble des producteurs régionaux à l’exception notoire des négociants de vins beaunois, craignant le pouvoir de Dijon sur le contrôle de l’économie viticole régionale. Par ailleurs, la Chambre de commerce et la municipalité stimulent le milieu des restaurateurs et hôteliers avec l’organisation d’un concours de cuisine bourguignonne. Pour marquer la spécificité régionale, les dénominations des plats adoptent une origine territoriale précise, soit pour désigner l’origine des produits (l’anguille de Seurre, les écrevisses de l’Ozerain, la poularde de Bresse, les escargots de Bourgogne), soit pour distinguer un mode de préparation spécifique, une sauce dijonnaise, bourguignonne, auxonnoise, châtillonnaise, ou du nom d’un grand cru bourguignon. Cette spécificité de la cuisine régionale est également signifiée par des grands noms historiques locaux, les ducs de Bourgogne, rappelant la place centrale de Dijon au coeur de la région, les fastes d’un temps où Dijon était capitale. L’utilisation des noms prestigieux des ducs permet à cette cuisine de s’attribuer une désignation aristocratique figurant l’excellence du plat. Les visiteurs de la Foire semblent manger autant de géographie et d’histoire que de poulets et d’écrevisses.

Cette patrimonialisation de la cuisine régionale rejoint donc les principales préoccupations de la figure renouvelée du touriste féru de gastronomie locale. La célèbre phrase de Curnonsky saluant la « Sainte alliance du tourisme et de la gastronomie » est alors reprise par un nouveau genre de guide touristique, le guide gastronomique. À l’instar du Guide Rouge Michelin qui, dès 1914, publie une carte de la France gastronomique destinée à lancer les voyageurs sur des routes jalonnées de mets régionaux, les Guides Bleus ou le Guide Joanne divulguent, à partir des années 1920, ces chemins gastronomiques auprès des touristes qui les lisent (Csergo, 2011). Dans ces circuits, concernés également par ce renouvellement d’image régionale, le vin et ses territoires de production prennent alors une place grandissante.

Le retournement du marché des vins au profit des propriétaires et la genèse des appellations d’origine vitivinicoles

La constitution de ces nouveaux répertoires de figuration des territoires, le folklore, la gastronomie, développant alors une image spécifique à la Bourgogne qui est l’une des toutes premières régions à se positionner sur la gastronomie régionale, va jouer un rôle déterminant pour l’économie viticole de la période. Progressivement, des propriétaires vont tirer profit de ce mouvement pour amorcer un changement marketing autour de la tradition et du vigneron comme garants de la qualité, se différenciant ainsi de l’image aristocratique des vins prioritairement créée par les négociants au XIXe siècle. La transformation des normes de production et de commercialisation des vins au profit d’un système d’appellations d’origine qui s’opère au même moment va entrer en résonnance avec ces mutations. Les délimitations géographiques fines des vignobles de Bourgogne contribuent ainsi avec force à l’édification de nouveaux notables propriétaires valorisant leur production vinicole par l’ancrage de chaque vin dans un lieu précis. Nous assistons ainsi, en parallèle, à une identification géographique fine et à une mise en représentation territorialisée du vignoble de Bourgogne.

Constitution d’une image aristocratique des vins au XIXe siècle

Tout au long du XIXe siècle, les maisons de négoce systématisent un répertoire aristocratique et familial pour valoriser leur production (Lucand, 2011). Elles revendiquent une forte longévité comme signe de bonne réputation, d’excellence transmise depuis le XVIIIe siècle. Le nom commercial reprend systématiquement un patronyme familial auquel s’ajoute souvent la mention « et fils », « aîné » ou « frères ». C’est un modèle de dynasties d’affaires où la famille est surtout une image de marque. Ces familles-marques de la Côte s’approprient des éléments canoniques d’une mise en scène aristocratique avec la construction au XIXe siècle de châteaux et manoirs, l’acquisition d’armoiries nobles par alliance ou par l’invention de toutes pièces de blasons. Bercée par le doux souhait d’accéder à l’aristocratie, la bourgeoisie affectionne un vin qu’elle imagine d’aristocrates (Daumard, 1991).

On retrouve cette stratégie commerciale pour la constitution du pavillon de la Bourgogne à l’Exposition universelle de 1900. Conscients de leur retard commercial, les négociants bourguignons s’inspirent de leurs concurrents qui ont réussi à la fin du XIXe siècle, notamment dans les expositions universelles, à rénover l’image du Champagne et du Bordeaux pour en faire des icônes du savoir-vivre à la française prisé dans les élites internationales (Guy, 2003 ; Wolikow, 2012). Pour se couler dans ce modèle aristocratique du luxe international, le projet de pavillon bourguignon de 1900 adopte une architecture néoclassique, faite de colonnes, de statuettes, de décorations évoquant un style de la mi-XIXe, un style international, de standing.

Cependant, ce premier projet est refusé par la direction générale de l’Exposition pour son manque de caractère régional. L’expression aristocratique des vins, qui était possible à l’Exposition universelle de 1889 pour la Champagne et le Bordelais, ne l’est plus pour la Bourgogne en 1900. Il s’agit bien d’un changement d’époque avec l’avènement du régionalisme devenu une doctrine fondatrice de l’expression nationale. Confirmant le modèle des monuments et sites naturels pour figurer les territoires, la direction de l’Exposition impose un bâtiment patchwork des monuments régionaux reconstitués fidèlement. Le pavillon se compose ainsi « d’extraits » d’édifices initialement situés à Mâcon, à Beaune (Hospices de Beaune), à Semur et, bien entendu, à Dijon (Palais des ducs, Puits de Moïse…), tous symboliques du patrimoine architectural régional (figure 2).

Figure 2

Les deux pavillons bourguignons de l'Exposition universelle de 1900

Les deux pavillons bourguignons de l'Exposition universelle de 1900
Archives personnelles des auteurs

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Cette volonté républicaine de mise en avant des régions évoque une mutation nationale. Elle ne suffit pourtant pas à expliquer la disqualification de l’image aristocratique des vins de Bourgogne. La mise en avant d’une production viticole territorialisée va aussi se jouer dans le cadre de la mise en place des appellations d’origine et dans le conflit que ce processus engendre entre une partie du négoce et les vignerons propriétaires de la région.

Le conflit propriétaires  / négociants sur les critères de qualification des vins

La législation sur les appellations d’origine face aux pratiques « hors-sol » du XIXe siècle

Pour bien comprendre le changement des images du vin dans l’entre-deux-guerres, il faut, en premier lieu, revenir sur les tensions qui travaillent l’économie viticole. À l’échelle nationale, une crise profonde de surproduction affecte le marché avec le contrecoup de la crise phylloxérique. Nombre de vins artificiels envahissent alors les marchés en prenant, sur l’étiquette, les noms connus et valorisés des vins naturels, et ce, au moment même où les vignobles de ces derniers sont reconstitués. Nous assistons un peu partout dans l’Hexagone à une crise de surproduction. Les viticulteurs ne peuvent plus écouler leurs raisins auprès d’un négoce qui s’est désormais détourné de ses approvisionnements locaux. Afin de répondre à ces dérèglements importants sur les marchés nationaux du vin, le législateur adopte avant-guerre une série de lois qui culmine avec la loi du 6 mai 1919, dite Loi sur les appellations d’origine (Jacquet, 2009). Le texte de cette loi entérine la domination politique de la propriété sur le négoce. En consacrant uniquement l’origine géographique de la vigne, avec la loi sur les appellations d’origine, le législateur donne la rente de la qualité des vins uniquement au sol, c’est-à-dire aux propriétaires, contre la technique d’élaboration des vins par assemblage, allant de la vinification au vieillissement, le travail du négociant (Jacquet, 2005).

Rappelons qu’avant cette fameuse loi du 6 mai 1919 sur les appellations d’origine, l’identification de la qualité des vins est double. Chaque fût ou bouteille comporte deux signes : d’une part, les noms de villages bourguignons ou de zones géographiques, certaines réputées depuis le Moyen-âge, d’autre part, le patronyme du négociant. Le négoce joue donc sur la réputation de quelques communes reconnues par les acheteurs et utilisées comme des standards de qualité – un vin de Gevrey-Chambertin n’est pas nécessairement issu de raisins récoltés à Gevrey-Chambertin. Il est possible, à ce moment-là, de produire le célèbre vin de Gevrey-Chambertin en utilisant des raisins émanant de terroirs extérieurs à la commune et considérés comme équivalents en termes de qualité. Ainsi, avant la délimitation du village en 1929, de nombreuses bouteilles de ce cru contiennent du raisin issu des communes voisines (Morey ou Brochon, par exemple), voire d’autres terroirs non bourguignons (Vallée du Rhône, par exemple). Ces zones d’équivalence ne sont donc pas objectivées avant 1919. Ainsi, des assemblages portant à la fois des noms géographiques réputés et la marque du négociant, qui garantit ce même savoir-faire, sont mis sur le marché [2]. Vinifiant et commercialisant le vin, c’est donc uniquement le négoce qui donne le nom au vin, jouant alors sur sa propre réputation en cas de surclassement du produit.

Consécration du lieu dans les normes de production et de commercialisation des vins

Pour tenter de réguler les pratiques sur le marché, les syndicats de vignerons entreprennent deux types d’action judiciaire : les procès contre les fraudeurs et les jugements propres à délimiter les territoires viticoles institués par la loi de 1919.

Ces jugements de délimitation opposent alors deux conceptions des appellations d’origine, l’une très restrictive, favorisant les grands propriétaires détenant les parcelles les plus centrales des appellations, l’autre plus extensive, plus favorable aux petits propriétaires. Selon la structure de leur propriété, les propriétaires mobilisent des preuves d’usages locaux, loyaux et constants contradictoires pour tenter d’imposer leur définition du territoire.

Cette invocation des usages locaux, loyaux et constants, preuve devant les tribunaux du bien fondé de telle ou telle demande d’appellation, joue un rôle sans doute déterminant dans l’identification spatiale des crus bourguignons. Devant les juges, pour prouver des usages historiques favorables à une définition restreinte des appellations, les propriétaires de crus reprennent systématiquement le plan de hiérarchisation des vignobles de la Côte de 1860, ce qui conduit à officialiser une représentation cohérente du vignoble (Laferté et Jacquet, 2005) (figure 3). Réalisée par le Comité d’agriculture et de viticulture de Beaune en vue de l’Exposition universelle de Bruxelles, en 1862, cette carte qui devient la preuve des délimitations du département de Côte-d’Or, répertorie, délimite et classe en plusieurs cuvées tous les crus situés entre Dijon et Santenay. Constamment convoquée, elle centre dès lors les regards sur les grands crus, fixant ainsi durablement le tracé qui les relie.

Figure 3

Extrait du parcours de la Route des Grands Crus de Bourgogne, de Dijon à Vosne-Romanée

Extrait du parcours de la Route des Grands Crus de Bourgogne, de Dijon à Vosne-Romanée

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Reste qu’il y a un véritable flottement dans l’application de la loi avec une jurisprudence souvent contradictoire d’un vignoble à l’autre, d’une année sur l’autre. Bien plus, les fraudes se multiplient face à de nouveaux comportements opportunistes : une partie des propriétaires déclarent des récoltes beaucoup plus importantes que leurs récoltes réelles et revendent au négoce des droits d’appellation d’origine de papier, dit des « acquits fictifs », permettant aux négociants de reprendre des assemblages avec des vins issus d’autres régions. Ces diverses fraudes conduisent à trouver deux ou trois fois plus de bourgognes sur le marché qu’il n’en serait produit. Les années 1920 sont alors des années noires pour le commerce des vins de Bourgogne, la diversité des techniques de dénomination des vins, la multiplication des fraudes rendues publiques, détériorent l’image des vins et discréditent toute une partie du négoce bourguignon.

Une poignée de grands propriétaires largement investis à la fois dans le monde des sociétés savantes et dans le monde touristique, également très proches de Gaston Gérard, donc très bien informés des discours folkloriques et gastronomiques de l’époque, vont comprendre tout l’intérêt de rénover l’image des vins de Bourgogne en la détachant du négociant à la réputation entachée pour faire du propriétaire, et plus spécifiquement du vigneron, le garant de la qualité du vin. Ces propriétaires sont alors des précurseurs, les premiers à se lancer dans la vente directe à la propriété, esquivant le négociant de la chaîne et cherchant de nouveaux marchés pour leur production. Ces initiatives inédites vont ainsi procurer aux mondes politique, économique et culturel, les ingrédients nécessaires à l’invention de la Route touristique des Grands Crus de Bourgogne.

La mise en folklore économique d’un vignoble de terroirs et la naissance de la Route des Grands Crus de Bourgogne

La folklorisation du vignoble par les propriétaires ou la constitution d’une image vigneronne des vins

La première initiative de folklorisation du vignoble a lieu à Meursault, avec la Paulée de Meursault (Laferté, 2002 et 2006 ; Whalen, 2007 a et b) . Celle-ci agrège alors l’ensemble des innovations en gestation. Il s’agit bien de la rénovation d’une tradition, la Paulée étant initialement un repas de fin de vendanges entre le propriétaire et les vendangeurs. Il s’agit désormais d’une mise en scène folklorique avec des chants en patois et des groupes folkloriques qui animent le repas. Le repas gastronomique reprend les plats élaborés lors de la Foire gastronomique. La présence de journalistes chargés de faire le plus large écho possible à ce vin de vignerons souligne le caractère promotionnel de la tradition. Le marketing des vins s’engage ici à rebours de l’image aristocratique, mettant en avant non plus une image internationale bourgeoise et déterritorialisée, mais une image régionaliste, bourguignonne, populaire.

Si la Paulée est indéniablement une très belle réussite, elle reste une initiative localisée autour des vins de Meursault. Elle va par contre servir de modèle pour une entreprise de plus large envergure, la création de la Confrérie des Chevaliers du Tastevin. En effet, au tournant des années 1930, la réouverture annoncée du marché américain avec la fin de la prohibition, en 1933, suscite beaucoup d’espoir :

Je suis certain qu’une propagande habile, faite par les vignerons de France, peut réussir aussi bien et même mieux que celle des marchands de tabacs anglais. Boire du vin français deviendra la chose à la mode, ce que tous les gens à la page ne peuvent [se] dispenser de faire. Dans les deux ans, je peux le dire sans crainte, ils doubleront ainsi la vente de leurs produits et plus haut les droits de douane et plus cher le vin, plus chic sera-t-il d’en boire. Nombre de particuliers, la clientèle bourgeoise américaine, cherchent à s’approvisionner directement chez les vignerons de France, afin d’être assurés de recevoir des vins d’origine authentique.

Bulletin du Syndicat viticole de la côte dijonnaise, n° 11, novembre 1933 : 329-330

Face à des négociants discrédités, il faut s’appuyer sur un autre personnage-clé du vignoble. Le vigneron est désormais construit comme le garant traditionnel de l’authenticité. Tout l’enjeu est alors de mener une propagande habile. La presse professionnelle de l’époque multiplie les conseils. Pour les produits de luxe, les publicistes s’accordent sur l’efficacité de la publicité rédactionnelle, c’est-à-dire l’achat de journalistes et de journaux pour que ces derniers publient des articles dans les informations générales vantant les mérites des vins de Bourgogne. La pratique est alors courante. Comme le souligne l’Union des syndicats de propriétaires et de négociants créée pour l’occasion en 1928, « il faut passer résolument à l’action. La publicité rédactionnelle, dans les journaux de France et de l’étranger, si brillamment utilisée en faveur des Cafés du Brésil, peut et doit faciliter l’écoulement des vins bourguignons » (Baudoin, 1928 : 5) [3]. Pour financer la caisse collective de propagande, le syndicat des négociants est chargé de prélever 1 pour 1000 du produit des ventes entre propriété et négoce et 1 pour 1000 du chiffre d’affaires des négociants, soit grossièrement 2 pour 1000 du volume d’affaires des membres de l’Union (Ibid.) [4]. Cette somme provoque alors la risée de la Revue du vin de France :

Les animateurs (de la propagande bourguignonne) deviennent vraiment amusants lorsqu’ils vous montrent la manière dont ils vont se procurer les ressources de ce budget. […] Si vous additionnez le total des transactions de toute la Bourgogne, vous constatez que toutes les ressources que vont se procurer les initiateurs suffiront tout juste à alimenter quelques contrats d’un an et d’une page dans deux ou trois confrères comme l’Illustration [5]. […] Actuellement, il est des négociants en vins qui possèdent individuellement des budgets de publicité supérieurs à celui que vont se procurer la masse des viticulteurs bourguignons. Le vin de Bourgogne est un produit de luxe, il faut le faire connaître comme tel.

Baudoin, 1928 : 3

Toute la difficulté est donc là, comment assurer une propagande adaptée à moindre frais pour les vins de Bourgogne ? Ne pouvant payer une campagne de publicité rédactionnelle, les négociants propriétaires de Nuits-Saint-Georges, emmenés par Georges Faiveley, diplômé de l’École Supérieure de Commerce de Dijon alors en pointe sur les techniques publicitaires, vont organiser une manifestation folklorique pour faire venir les journalistes.

La Confrérie des Chevaliers du Tastevin : la tradition comme garante de la qualité

En 1934, est créée la première confrérie vineuse, la Confrérie des Chevaliers du Tastevin rassemblant une vingtaine de grands propriétaires et propriétaires négociants de Nuits-Saint-Georges et de la Côte de Nuits à l’exclusion des négociants beaunois. Les membres de la confrérie se déguisent sous les traits de vignerons portant une robe rappelant les attributs du vin de Bourgogne et se présentant directement comme un collectif, les continuateurs des confréries du Moyen Âge et des sociétés de secours mutuels. Ils se réunissent lors de plusieurs chapitres annuels, répétant invariablement le même rituel humoristique devant un public de journalistes et de personnalités, notamment la presse internationale et surtout américaine.

Cette tradition inventée reprend, en les systématisant, les ingrédients en gestation à la Paulée. On retrouve la gastronomie régionale bourgeoise avec un restaurateur préparant des menus élaborés avec des produits régionaux aux noms de plats évoquant immanquablement la Bourgogne et ses villages viticoles. Le répertoire régionaliste est mobilisé avec l’embauche exclusive d’une troupe locale de cabaret, rebaptisée Les Cadets de Bourgogne. L’objectif officiel des Cadets de Bourgogne est « de rénover la bonne et vieille chanson française et de servir la cause de la Bourgogne par les chansons du terroir ». Cette image « terroir » du groupe est exprimée dans les costumes de scène des Cadets de Bourgogne, vêtus en tonneliers (tablier) et vignerons (instruments de travail à la ceinture, béret). De même, les Cadets sont accompagnés de leur pianiste en costume de layotte [6]. Aucun des Cadets n’est vigneron, mais c’est le rôle qu’ils jouent sur scène. Élargissant quelque peu le répertoire culturel de la Paulée grâce aux relations de certains propriétaires nuitons avec la troupe théâtrale d’avant-garde de Jacques Copeau – retrouvant une matrice bien connue de l’entre-deux-guerres, le goût des avant-gardes pour l’art populaire –, les grands négociants-propriétaires de la Côte de Nuits organisent une cérémonie humoristique de cette même troupe de cabaret en s’inspirant du Malade imaginaire de Molière. La cérémonie tout à la gloire du vin de Bourgogne commence par une entrée magistrale de la confrérie en robe. Suivent des mots humoristiques en latin macaronique du Grand Maître de la Confrérie puis les intronisations des journalistes de la presse nationale et internationale et des personnalités invitées. Cette cérémonie se déroule dans les caves, le caveau nuiton, ajoutant au rupestre décalé de la cérémonie. Le marketing traditionaliste se fait à la cave quand celui aristocratique se tenait au salon.

Conformément aux techniques de la publicité rédactionnelle de l’époque développées pour les marchés du luxe (Chessel, 1998), les journalistes de la presse gastronomique présents sont défrayés, subventionnés, stimulés par l’organisation de concours récompensant de bouteilles les articles les plus élogieux. Dans leurs articles, ils reprennent l’univers de sens de la gastronomie régionale qu’ils ont eux-mêmes constitué et qu’ils se félicitent de voir mis en scène par les propriétaires bourguignons. Ils développent avec emphase leur discours de l’authentique, du national, du rituel pour célébrer le vin de Bourgogne comme un vin éternel, un vin de vigneron. Le journal L’Illustration considère qu’en publiant son reportage sur les festivités bourguignonnes, il donne « ainsi la main à la paysannerie et à la vieille France, et cela, d’autant plus que ces fêtes se divisent comme un mystère du Moyen-Âge [sic] » (Article de P.-E. Cadhilac, 15 décembre 1934 : 554-555). De même, la revue Grands Crus et Vins de France titre « La fête des vignerons nuitons » (Janvier-février 1934 : 2-17). Dès 1935, soit un an après la création de la Confrérie, Le Jour parle déjà de « la traditionnelle réception des Chevaliers du Tastevin » (N° 23, novembre 1935). Selon P.-E. Cadhilac, « l’office est célébré par deux cents Bourguignons drus, au bec salé et quelques Parisiens indignes dont nous sommes ». Dans cette « foule de Bourguignons » un peu bourrus, à la « fine gueule », véritables gastronomes parce que véritables provinciaux d’une région gastronomique non perdue par l’urbanité et l’industrie dévastatrice, le Parisien est le ver dans le fruit, à la fois observateur dérangeant le cours du temps immuable et palais trop grossier, trop moderne, trop urbain, pour la finesse de la cuisine villageoise éternelle. Les journalistes « exotisent » les participants à l’assemblée pour en faire des « bourguignons », qualificatif qui désormais est synonyme de bon buveur et de fin gastronome. « On célèbre les vertus de notre race et de notre terroir et, en évoquant le passé, on prépare l’avenir. Le Tastevin grandira. Il franchira les limites de sa province, il essaimera par toute la France viticole et contribuera sans doute à fonder cette charte des vins qui défendra nos vignes et nos chais contre les malfaçons et la fraude » (Ibid.). La Confrérie est déjà perçue comme un modèle auquel se référer et sa réussite semble bien proposer une réunification de normes édictées dans les années 1920 : celle d’un bon goût et d’une mesure dans l’alcool, celle de la qualité garantie des vins par l’authenticité, la tradition et le propriétaire, celle d’une rénovation des traditions au fondement de la culture nationale. La Confrérie dépasse la rentabilité publicitaire espérée puisque, selon les mots de son fondateur, « aucune publicité commerciale, même à prix d’or, n’aurait obtenu ce résultat » (Rodier et Cadhilac, 1947).

La diffusion du modèle au paysage : la Route des Vins ou le paysage gastronomique

Le très large écho fait dans la presse nationale à ce folklore commercial, le soutien important de la presse gastronomique et touristique à ces initiatives comme la place importante de l’économie alimentaire dans le commerce régional vont définitivement stéréotyper l’image régionale bourguignonne autour de l’économie viticole et alimentaire.

Certaines régions de France paraissent rester sur le modèle du régionalisme ancien et érudit et semblent en peine pour honorer le programme de régionalisme moderne de l’Exposition internationale de 1937 – et de manière emblématique, une des régions les plus en difficulté est la Champagne, dont le produit phare est vendu sous un imaginaire aristocratique, dégusté au salon du pavillon (et non à la cave où est alors exposé le procédé de fabrication du champagne) aux larges fenêtres « à la française », cantonnant définitivement l’artisan régionaliste au musée (Moentmann, 2003 : 319). À l’inverse, les chambres de commerce de Bourgogne chargées de la réalisation du pavillon de leur région à l’Exposition de 1937 ont peu de mal à identifier un folklore moderne propre à relancer l’économie locale et à promouvoir l’idée d’une excellence française. Le clou du pavillon de la Bourgogne est alors une cave stylisée à l’image du caveau nuiton où se tiennent des chapitres de la Confrérie des Chevaliers du Tastevin et où l’on sert la production viticole bourguignonne (Laferté, 2006 ; Whalen, 2007b). Des chants traditionnels bourguignons sont alors à l’honneur ainsi que l’ensemble des outils du vigneron. Le premier étage du pavillon stylisant les formes canoniques de l’architecture régionale est un restaurant gastronomique servant les spécialités bourguignonnes. Les tableaux qui, désormais, ornent ce restaurant sont des scènes villageoises et populaires tranchant avec les paysages vides, ou parfois peuplés de voyageuses bourgeoises et romantiques, des affiches artistiques évoquées plus haut. Les saynètes locales de liesse renvoient alors à une idéalisation festive des mondes populaires, faisant de ces derniers les gardiens moraux de l’authentique, de la fraîcheur, de la simplicité. La nouvelle affiche de la Bourgogne de la Société nationale des chemins de fer, qui a pris la suite du PLM en 1939, prend alors acte des évolutions gastronomiques de l’entre-deux-guerres avec un verre de vin immense au milieu de l’affiche, laissant en second plan les mêmes monuments qu’au début du siècle (figure 4). Le premier intérêt touristique et le premier identifiant de la Bourgogne est bien son vin, qui s’impose comme le marqueur de l’ensemble de la région.

Figure

Affiche SNCF représentant la Bourgogne en 1939

Affiche SNCF représentant la Bourgogne en 1939

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La Bourgogne, région jusque-là sans paysage typique, peut alors décliner cette schématisation de l’image régionale sur tous les éléments du répertoire de figuration de l’image régionale. En 1937, une route des grands crus de Bourgogne est inaugurée, allant de Dijon à Santenay par la nationale 74, celle-là même que le Syndicat d’Initiative de Dijon déconseillait aux touristes en 1911 pour son manque d’intérêt touristique. Dans ce projet de 2,5 millions de francs, financé par la puissance publique – les services des Ponts et Chaussées et le Conseil général –, il s’agit également d’aménager les accès à partir de la route nationale aux villages viticoles de la Côte, communes portant des noms d’appellations d’origine suivant les principes du plan érigé en 1860 et réapproprié par les vignerons propriétaires lors des jugements de délimitation (Bulletin du Syndicat viticole de la côte dijonnaise, juillet 1937 : 165). Le vin est devenu l’incarnation de la Bourgogne [7], la vigne son paysage emblématique. Longtemps incapable de se définir une image paysagère face à l’absence de beautés naturelles marquantes, la Bourgogne a finalement trouvé son paysage moderne. Aujourd’hui, cette route est nommée « les Champs-Élysées de la Bourgogne » par les organisations touristiques régionales et on peut lire, sur la plaquette de présentation de la route : « Une route pour partir à la rencontre de la Bourgogne et du bourgogne. Car l’un ne peut aller sans l’autre. Venir en Bourgogne sans partir à la rencontre de ses vignobles reviendrait à visiter Rome sans se rendre au Capitole. » [8] Toute page touristique sur la Bourgogne, aujourd’hui, reprend ce paysage de vigne [9], symbole alors d’une histoire dite deux fois millénaire, d’un terroir béni des dieux, d’un vin d’histoire, d’un vin non falsifiable parce que produit du sol et de vignerons authentiques.

Conclusion

La littérature a largement rappelé le rôle central du paysage dans la formation des imaginaires nationaux (Thiesse, 1999 ; Walter, 2004). Emboîtant le pas à cette figuration politique de la Nation illustrée pour la France par la diversité de ses paysages régionaux, le paysage – comme tous les éléments du répertoire régionaliste, au premier rang desquels le patrimoine et le folklore – a également tenu un rôle économique de promotion des produits de luxe alimentaires, montrant alors concrètement les attributs du terroir, l’exceptionnalité de la terre, la spécificité de l’artisanat, l’unicité de la pierre.

La vigne comme paysage contemplatif est donc une création récente, de l’entre-deux-guerres. Avec les toits colorés et la pierre des monuments locaux, elle forme typiquement le paysage bourguignon en raison, à la fois, de l’absence d’autres registres paysagers nationalement et internationalement valorisables et du rôle précurseur de l’économie viticole bourguignonne dans la redéfinition vigneronne et traditionnelle de la qualité. Ce modèle traditionnel de la qualité s’est développé après la Deuxième Guerre mondiale pour la plupart des produits aspirant à la qualité alimentaire avec la multiplication de confréries, d’appellations d’origine contrôlées (Abdelmalek et Chauvigné, 2001 ; Garcia-Parpet, 2001) et de paysages agricoles gastronomiques. Ainsi, dès l’entre-deux-guerres, l’économie française a pleinement intégré le rôle de la publicité pour son développement (Chessel, 1998), ouvrant pour son économie alimentaire un chemin singulier autour d’une valorisation traditionaliste et régionaliste des produits. La spécialisation française dans l’économie du luxe est bien passée par des usages commerciaux de productions savantes, allant du folklore à la géographie et à l’histoire.

Apprécier la vigne comme paysage aujourd’hui en Bourgogne sur la Route des Grands Crus, c’est bien sûr s’émouvoir à la manière ancienne de l’artiste romantique du jeu des saisons et des couleurs sur la vigne. Mais les touristes qui prennent cette route cherchent assez peu des points de vue. La route des vins n’est pas aménagée de tables de signalisation comme le sont les combes, un peu plus haut sur la Côte et donnant des panoramas. Apprécier un paysage de vigne comme le font les milliers de touristes français et étrangers qui, chaque année, empruntent cette route la plus touristique de Bourgogne, c’est donc plus sûrement, à la manière du gastronome républicain, s’émouvoir du travail patient et artisanal du vigneron que les alignements des pieds de vigne et des piquets figurent ; c’est reconnaître un patronyme familial de propriétaires sur plusieurs générations ; c’est se figurer et sembler toucher, par les vieilles pierres, bâtisses et caves, l’histoire d’une terre que l’on sait travaillée pour la vigne depuis plusieurs siècles, voire millénaires ; c’est lire les panneaux de signalisation de villages mondialement connus dont le seul nom évoque des biens de luxe rares et convoités, ou de voir et toucher une terre dont le prix à l’hectare dépasse l’entendement, imaginant alors les fluctuations de prix selon l’inclinaison de la terre ou selon le bon ou mauvais côté d’une route, d’un chemin. Le plaisir de contemplation du paysage viticole suppose donc pour le visiteur une socialisation à l’histoire viticole idéalisée, patrimonialisée, qu’incarne la notion de terroir pour se figurer l’exceptionnalité du territoire parcouru. En ce sens, le paysage de la vigne est moins un paysage esthétique, renvoyant à des écoles artistiques comme c’est le cas pour le paysage provençal et ses petits villages accrochés aux collines et entourés de champs de tournesol, lavande ou oliviers dont l’esthétique a été magnifiée par les impressionnistes aux usages touristiques constamment renouvelés (Chamboredon, 1980 : 106), moins ce paysage esthétique, donc, qu’un paysage gastronomique, fait d’une connaissance des noms des villages-produits et d’une sensibilisation aux signes de la qualité viticole, le travail de la vigne, la mise en scène de l’histoire. Sur une route des vins, les tables d’orientation sont remplacées par des panneaux et une signalisation annonçant les limites de chaque cru, au mètre près. Ce touriste gastronome ému de reconnaître les signes de la qualité viticole est alors prêt pour succomber aux charmes de la vente directe auprès du propriétaire ou du vigneron d’un vin qu’il comprend d’exception, espérant simplement être à la hauteur, c’est-à-dire de disposer du minimum de culture oenophile, au moment de la dégustation. Le public d’un paysage viticole est sans doute proche de sa clientèle gastronomique. Il s’agit bien d’un paysage pour connaisseurs, amateurs de vins, épris d’un produit et de son « idéologie » vigneronne et folkloriste, l’idéologie du terroir (Rogers, 2014).

À la veille de la Deuxième Guerre mondiale, la Route des Grands Crus de Bourgogne impose donc auprès des producteurs, mais surtout auprès des consommateurs, une nouvelle approche économicotouristique du vignoble. En outre, elle fixe l’idée d’un continuum entre le lieu de production d’un vin et sa perception gustative par le consommateur, processus d’ailleurs largement repris dans les années 1970-1980 par l’Institut national des appellations d’origine, qui cherche à objectiver sa doctrine du « lien au terroir ». Cette route devient ainsi un des tout premiers modèles de l’oenotourisme repris, sous des formes similaires, dès les années 1950 dans toute l’Europe, et dès les années 1980-1990 dans les autres pays viticoles du monde.