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Pierre George est bien le promoteur de la géographie industrielle. C’est dans les années 1930 qu’il entre en recherche géographique. À ce moment règne en maîtresse une géographie régionale, très cloisonnée, que ses auteurs croient vouée à l’éternité, grâce à l’immobilisme dû à la grande crise économique. C’est pourtant dans cette période, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, que Pierre George écrit une Géographie économique et sociale de la France (1938). Pour lui, en effet, cette crise n’est pas un facteur de stabilisation de la géographie humaine de la France, mais au contraire l’indice de profondes transformations qui se révèleront pleinement au lendemain de la guerre, non par une stagnation économique, mais au contraire par une vigoureuse croissance industrielle, le début des fameuses Trente Glorieuses (1945-1975). La géographie humaine doit donc s’appuyer d’abord et avant tout sur l’étude des forces productives. Elle doit être l’étude de l’homme producteur et consommateur, avant d’être celle de l’homme habitant, chère à Maurice Le Lannou.

C’est là une véritable révolution que Pierre George introduit dans la géographie humaine. Elle me paraît inséparable de son adhésion au Parti communiste (il y restera jusqu’en 1960) et du même coup, au marxisme comme base de toute analyse scientifique de la vie des hommes à la surface du globe. Pour lui, le matérialisme dialectique, les rapports sociaux de production (encore qu’il n’emploie pas l’expression) gouvernent la géographie économique et humaine. C’est ce qui le conduit, par exemple, à ne pas étudier de la même façon la géographie humaine de l’URSS et des pays socialistes et celle des pays gouvernés par l’économie capitaliste.

Si la révolution industrielle du XIXe siècle commence à modifier le rôle de l’homme producteur (c’est de moins en moins un paysan et de plus en plus un ouvrier ou un ingénieur), c’est au XXe siècle et surtout après la Seconde Guerre mondiale que les bouleversements techniques (par exemple le recours croissant au pétrole, au gaz naturel et au nucléaire, au détriment du charbon) et dans l’organisation de la production (taylorisme, fordisme, mais aussi concentration, mondialisation en matière de gestion) transforment l’activité industrielle.

Le choix de Pierre George de publier Géographie industrielledu monde(1962) [1947] ne s’apparente donc nullement à cette floraison de géographies sectorielles qui, à partir des années 1950, reflète l’impasse à laquelle aboutit la géographie régionale de la première moitié du XXe siècle. Il répond au contraire à sa constatation révolutionnaire du fait que l’industrie est devenue l’activité principale de l’homme producteur et, du même coup, un élément essentiel de la transformation de la géographie humaine. Il écrit :

« L’industrie implique à la fois un système de relation et de solidarité et la dissociation dans l’espace et dans la forme même des activités, du travail et de la globalité de la production. Cette dissociation est accrue par la division du travail au niveau d’un même échelon de production, extraction de matières premières, élaboration des produits semi-ouvrés, montage, construction. Cette division spécifique du travail, à l’intérieur de l’entreprise, entre les entreprises, entre les pays, et l’isolement du producteur à l’égard d’une clientèle dispersée et diffuse, appellent le recours à des formes de travail qui n’existent pas dans l’économie rurale régionale ou locale préindustrielle, l’organisation des relations et de la distribution, qui s’est étendue à la vie économique et sociale tout entière du fait des spécialisations fonctionnelles et productives engendrées par la génération des formes de dissociation de la production et de la consommation ».

George [Sociologie… 1982], 1962 : 121

Il insiste sur « l’importance du développement industriel pour définir géographiquement un espace donné (État ou région) » (George, 1978 [Les méthodes…] : 92). Quant aux transformations récentes de l’industrie, elles n’ont fait que confirmer et même accentuer son impact géographique.

Depuis vingt ans, les pays industriels ont abordé une phase nouvelle de leur évolution technologique, qui donne une place de plus en plus importante aux productions de haute spécialité, impliquant des investissements considérables, le recours à un personnel de cadres d’un niveau souvent très élevé, ne requérant que d’assez faibles trafics pondéreux. En principe, les nouveaux établissements industriels ressortissant aux productions de cet ordre peuvent être localisés n’importe où, et les critères de localisation sont très différents de ceux qui ont déterminé le choix des emplacements industriels au XIXe siècle et au début du XXe siècle. Les industries modernes ont besoin de beaucoup de place, de services, de relations très efficaces et rapides, d’un cadre de travail et de vie échappant aux servitudes des grandes agglomérations, de facilités de recours aux centres de formation professionnelle et technique et aux centres de recherche, mais l’infrastructure en services des vieilles régions industrielles présente souvent bien des commodités, tant pour l’organisation technique du travail que pour l’aménagement de la vie du personnel. Il n’y a donc pas distorsion radicale des localisations de la première génération d’industries et de celles de la deuxième génération.

George [Sociologie… 1982], 1962 : 136

Or ces localisations sont essentiellement urbaines, qu’il s’agisse de la concentration géographique des fabrications, de la gestion commerciale et financière des entreprises industrielles, de la formation des techniciens et des cadres ou de la recherche. En outre, l’homme producteur est aussi consommateur et le citadin qu’il est, attire la production des biens industriels dont il a besoin, ou du moins leurs magasins de vente. Il en va de même pour les boutiques de produits alimentaires ou les hypermarchés, mais aussi pour les lieux culturels, librairies, cinémas, théâtres.

L’industrie n’est pas seulement le principal facteur de développement de la géographie urbaine; elle est aussi une source importante de la transformation des structures et des paysages urbains. Si elle s’est longtemps installée, sinon en plein centre, du moins à l’intérieur même des villes, cette localisation a disparu depuis quelques dizaines d’années, pour se concentrer dans des périphéries plus ou moins lointaines, afin de profiter d’un foncier moins coûteux. Elle a engendré, soit directement (les corons, par exemple), soit indirectement (les sinistres grands ensembles de banlieue) des types d’habitat jusque-là inconnus. C’est sans doute pourquoi Pierre George, au-delà de la géographie industrielle, a largement étendu ses recherches à la géographie urbaine.

Si Pierre George semble principalement préoccupé par les problèmes de localisation de l’industrie, c’est-à-dire par la géographie de l’industrie, il n’en est pas moins conscient que celle-ci dépend en grande partie des rapports sociaux dans la production industrielle. Par exemple, à propos des délocalisations, il écrit : « elles consistent à transférer des unités de production sur leurs propres marchés de vente et dans des économies où les facteurs des prix de productions sont sensiblement inférieurs à ceux qui sont en usage dans les pays industriels. Elles ont en même temps pour objet de réduire les tensions sur le marché du travail des pays industriels et, par voie de conséquence, de bloquer la croissance des coûts sociaux de production dans ces mêmes pays » (George, 1974 [L’ère…] : 134).

La connaissance des coûts sociaux implique évidemment celle des structures sociales, des rapports sociaux de production. « Le problème essentiel est donc celui de la collecte des données » et celle-ci « attire le géographe sur le terrain » (George [Les méthodes… 1978], 1970 : 7), qui est le document géographique de base. Mais de quel terrain s’agit-il ? Curieusement, Pierre George ne semble pas s’intéresser au terrain considéré à très grande échelle ou du moins la façon dont il appréhende cette question ne me paraît pas claire. Il cite bien, comme éléments d’enquête à cette échelle, l’interview directive, semi-directive ou non directive, la distribution de questionnaires (aux réponses d’ailleurs éventuellement douteuses, selon moi) ; quant à l’enquête auprès d’« institutions spécialisées ou de personnes spécialement informées » (Id. : 37), elle n’est certes pas à exclure, mais à prendre avec beaucoup de précautions. Il ne parle pas d’enquêtes auprès des principaux intéressés, par exemple des ouvriers dans le cas d’une recherche sur une usine. On objectera que c’est là le travail du sociologue et non du géographe. Mais quand l’étude sociologique n’a pas été faite (cas le plus fréquent), le géographe doit bien s’y mettre.

Ici, quelques considérations générales s’imposent pour justifier le seul type d’enquête qui soit, selon moi, scientifiquement valable.

Pour moi, l’objectivité scientifique n’existe pas dans les sciences sociales, que le chercheur le veuille ou non. Peu importe l’échelle, une situation géographique est toujours le produit d’une contradiction dialectique et de rapports de forces qui s’enchevêtrent ou se superposent et qui unissent et opposent un groupe dominant et un groupe dominé. Le chercheur qui, par souci d’objectivité, entend rester neutre au milieu de ces contradictions, est le jouet d’une illusion, car en fait, il s’engage du côté des dominants et respecte une neutralité, qui n’est que le reflet du discours officiel.

Cette neutralité, considérée comme garante de l’objectivité scientifique de son travail, l’a longtemps conduit à éliminer de son analyse toute considération politique, alors qu’il n’est pas de situation géographique (en géographie humaine, bien sûr) qui ne soit politique. On avait le droit de s’intéresser à la politique comme citoyen, mais pas comme chercheur. Depuis quelques années, la politique a droit de cité dans la géographie, mais à condition pour le géographe de rester au-dessus de la mêlée, de respecter cette neutralité qui finalement reste de rigueur.

Guglielmo, 1990 : 8

Et Pierre George adopte pleinement cette position, qui peut sembler étonnante pour un marxiste, ancien membre du Parti communisme.

Par ailleurs, il faut s’efforcer de rompre le rapport enquêteur dominant / enquêté dominé, ce qui n’est pas aussi facile qu’on pourrait le croire. Il y a un bon nombre d’années, un groupe d’étudiants et moi-même avons été reçus fort aimablement par les syndicalistes d’une usine languedocienne. Mais au beau milieu de la discussion, l’un de ceux-ci pose la question : « Mais que venez-vous faire ? Qu’est-ce que cela va nous rapporter ? » (…) « Parce que, si vous venez comme des touristes qui vont voir les singes au zoo, on n’en a rien à… faire ». Nous avions déterminé l’objet de notre visite sans consulter les enquêtés. Nous en avons conclu que ce n’était pas la bonne façon de procéder et que pour connaître la réalité d’une situation, objet de notre recherche, il fallait d’abord non seulement consulter préalablement nos interlocuteurs, mais aussi les considérer, non comme des enquêtés, mais comme des collaborateurs, ce qui impliquait de décider avec eux de l’objet de cette recherche. Nous pouvions ainsi les aider, très modestement certes, dans leur action, c’est-à-dire le plus souvent dans leur lutte. Il nous fallait donc prendre leur parti. C’était le seul moyen de nous approprier un savoir populaire, pour compléter et féconder notre savoir universitaire, tout à fait valable, mais partiel : nous voilà fort loin de la neutralité du chercheur et pourtant plus proche de cette objectivité que nous recherchons.

Je suis donc ici en désaccord avec mon maître Pierre George. Cela ne m’empêche pas de lui rendre un hommage total, car il m’a apporté une aide inestimable. Dans mes travaux de recherche, les explications que je donnais aux situations analysées me semblaient valables certes, mais ne me donnaient pourtant pas toujours entière satisfaction. C’est Pierre George qui, par des vues plus générales, leur donnait la cohérence qui leur manquait.