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Cowboys, clowns et toreros est d’abord un ouvrage ambitieux dans le champ des sciences sociales, mais c’est aussi un livre extrêmement plaisant à lire avec une véritable qualité d’écriture. Frédéric Saumade nous a habitués, dans ses précédentes publications sur le thème de la tauromachie, notamment dans Des sauvages en Occident ou plus récemment dans Maçatl, à cette écriture allègre qui conduit le lecteur sur les traces de l’anthropologue en action, sur son terrain de recherche.

Plus fondamentalement, ce travail est une pierre majeure à l’édifice d’une patiente construction conceptuelle, pleinement maîtrisée par les deux auteurs dans un exercice réussi d’interdisciplinarité. Cette recherche entre un anthropologue et un géographe, en l’occurrence Jean-Baptiste Maudet, également spécialisé dans les études sur les territoires de la tauromachie, auteur notamment de Terres de taureaux, nous démontre pleinement que la collaboration disciplinaire, dans le cadre d’un programme scientifique, peut être autre chose qu’un passage obligé pour obtenir des financements. La complicité entre les deux auteurs est franche, et pour qui découvrirait aujourd’hui leurs travaux, il serait bien difficile de deviner qui est l’auteur de tel ou tel chapitre.

L’idée d’associer pratiques tauromachiques et rodéos dans une grammaire comparative du jeu d’arène est un beau défi bien relevé. La figure de « l’artiste » torero et celle de l’« athlète » cowboy relève a priori d’univers séparés. Il y a pourtant de nombreuses similarités, étudiées avec précision au coeur même de la dualité constitutive du genre tauromachique, à savoir la course et le combat. Les différentes pratiques sont analysées pour notre plus grand plaisir, nous permettant au passage de découvrir l’originalité de la corrida bloodless, ou les liens de parenté complexes entre rodéos mexicains et étasuniens. La Californie apparaît à bien des égards comme le territoire de la diversité maximale des formes de jeux d’arène.

La dynamique de reproduction de la société nord-américaine par ses marges est au coeur de la problématique de l’ouvrage, dont la portée dépasse largement les pratiques tauromachiques elles-mêmes, aussi riches soient-elles dans leur interprétation anthropologique. Les relations entre communautés, selon l’origine géographique des migrants, se construisent par des échanges culturels et parfois par des tensions. Pour ne citer qu’un exemple, la communauté lusocalifornienne de la petite île de Terceira, dans les Açores, se trouve ponctuellement confrontée aux tentatives d’intrusion d’un groupe de danseurs aztèques en pleine fête religieuse. On découvre aussi les humiliations dont sont victimes les protagonistes de la charrerada mexicaine, dans un contexte de poussée des mouvements animalistes aux États-Unis. L’interdiction de l’épreuve de la mangana, pratique hautement symbolique du charro dans sa dimension culturelle et même sexuelle, est particulièrement mal vécue par la communauté mexicaine. Retenons enfin la magnifique synthèse autour du thème de la civilisation du sauvage, où se côtoient les figures d’inversion et de subversion, nous offrant une puissante analyse de la structure dialectique de la civilisation étasunienne. Au final, un beau livre qui permettra aux géographes de découvrir les nombreuses passerelles de leur discipline avec l’anthropologie.